© Peuples Noirs Peuples Africains no. 31 (1983) 11-19



L'ECONOMIE MAROCAINE

Aziz LAHLOU

L'économie marocaine est celle d'un pays capitaliste sous-développé, situation qui ne doit rien à une quelconque malédiction naturelle ou humaine.

On remarque immédiatement une prépondérance du secteur agricole, une faiblesse des industries d'équipement par rapport aux industries extractives, un secteur tertiaire disproportionné, ce qui s'explique par l'importance du sous-emploi. La production et les échanges se présentent sous deux aspects : traditionnel avec l'agriculture non modernisée, l'artisanat, le petit commerce; moderne avec l'agriculture d'exportation, l'industrie des phosphates, les grandes banques. Le premier l'emporte en nombre de travailleurs, le second en valeur.

Cela se traduit par des déséquilibres graves : la croissance démographique est supérieure à la croissance économique, ce qui a pour effet de diminuer les richesses de chacun, d'autant plus que la minorité privilégiée en accapare une grande partie.

Le dernier trait de cette économie marocaine est d'être dépendante. L'établissement du Protectorat en 1912 livra le pays aux trusts français, surtout à la Banque de Paris et des Pays-Bas. L'indépendance politique de 1956 laissa à la finance étrangère une bonne partie du patrimoine national marocain, même si l'on a pu parler plus tard de « marocanisation ». Cependant, les avantages matériels de la « marocanisation » se révèlent vite illusoires. La petite bourgeoisie voit son pouvoir d'achat s'éroder au fil des ans à cause de l'inflation. Pour les masses populaires, c'est un accroissement de la misère, dont les chiffres peuvent donner une indication. [PAGE 12]

Pour une population active d'environ 5 millions de personnes, les chômeurs sont 731 000 selon les chiffres officiels. Mais ils sont bien plus nombreux selon les syndicats qui avancent des chiffres variant entre 1,2 million et 2 millions.

Les inégalités sociales, déjà aberrantes au Maroc, se sont encore accentuées au cours des dernières années. Les bénéfices accumulés par la grande bourgeoisie lui permettent, en cette période de profonde dépression, de se livrer au jeu rémunérateur de la spéculation dans d'innombrables domaines. C'est ainsi que, après l'interdiction, en 1978, d'importer certains biens d'origine étrangère, il s'est créé un marché parallèle où l'on peut trouver de tout, mais à des prix allant jusqu'au triple de la valeur initiale. La spéculation foncière va tout aussi bon train. Sans parler du marché noir de devises ou, tout simplement, de la fuite des capitaux vers des lieux plus sûrs et plus accueillants. Tout cela, bien évidemment, se fait au détriment de l'économie du pays.

Mais l'action inégale de la « nécessité » économique n'est pas le seul facteur de différenciation : des revenus inégaux autorisant une adaptation plus ou moins réussie à une économie définie par la prévisibilité et la calculabilité, des aptitudes à adopter librement et consciemment les modèles importés qui varient selon le niveau d'instruction, autant de facteurs favorables à la diversification des conduites et des attitudes en même temps qu'à l'élaboration d'idéologies.

Ce que l'on méconnaît souvent, en étudiant la politique de la main-d'œuvre au Maroc, c'est la nature essentiellement arbitraire de certaines des hypothèses et des définitions sur la base desquelles les concepts ont été élaborés tout d'abord, ainsi que la mesure dans laquelle les responsables ont été amenés, de ce fait, à se concentrer sur une étroite série d'objectifs fréquemment incohérents. Avec le passage à la notion de population active, on avait fait entrer, dans la définition de l'emploi et du chômage, des critères relatifs au marché : appartenait à la population active celui ou celle qui était employé ou cherchait du travail, pourvu qu'il s'agisse d'un emploi rémunéré ou, tout au moins, d'une activité facile à exprimer en termes monétaires. Quiconque ne répondait pas à ces critères restait « hors de la population active » et donc, [PAGE 13] dans une grande mesure, hors d'atteinte pour la politique de la main-d'œuvre.

Parallèlement, le « chômage » est lui aussi défini par référence à des critères arbitraires : on est ou non chômeur selon qu'on fait des démarches bien définies pour trouver du travail, de sorte que ceux qui estiment maigres leurs chances de trouver un emploi approprié et cessent donc d'en chercher un sont classés comme n'entrant pas dans la population active et restent donc également hors du champ d'application de la politique de la main-d'œuvre.

Nous rappelons que les économistes s'accordent entre eux et avec l'opinion publique pour reconnaître que les problèmes de l'emploi et du chômage sont parmi les plus importants auxquels l'économie marocaine se trouve à l'heure actuelle confrontée. La presse, les débats politiques, de même que les études savantes en montrent toute la gravité et les difficultés.

S'il existe donc un domaine dans lequel la prévision va revêtir un intérêt tout particulier, c'est bien celui de l'emploi dans une économie en voie de développement, comme celle du Maroc.

La connaissance qualitative de la sous-utilisation de la main-d'œuvre est tout aussi fragmentaire. On connaît peu de choses sur les caractéristiques des chômeurs et des sous-employés. Généralement, les données qualitatives sur le chômage ne sont disponibles que pour les grands centres urbains, et proviennent essentiellement d'enquêtes spécifiques espacées. Mais il faut insister avec force sur le fait que les renseignements indiqués proviennent de données fragmentaires, limitées par des difficultés conceptuelles et statistiques évidentes.

Enserrée dans le carcan de définitions aussi étroites de l'« emploi » et du « chômage », la politique de la main-d'œuvre au Maroc a visé surtout des objectifs quantitatifs qui n'ont guère de rapport avec une véritable amélioration du bien-être des travailleurs marocains. Cet état de choses s'explique largement par le fait que, dans l'expression de cette éthique du travail qui est à la base de la plupart des sociétés, on a assimilé « travail » à « emploi rémunéré »; partant de cette interprétation limitée, on a choisi pour but d'accroître au maximum nombre de ces [PAGE 14] emplois rémunérés, tout en réduisant le plus possible celui des personnes qui cherchent en vain un poste.

Pour élaborer une politique en fonction des besoins du travailleur marocain, il faut commencer par se rendre compte de leur ampleur et de leur complexité dans le domaine du travail, de leur caractère qualitatif et du fait qu'ils risquent d'être rebelles à un simple effort de spécification, car ils ne se manifestent pas nécessairement par le comportement, lequel est déterminé dans une grande mesure par les chances de pouvoir exercer une activité et progresser sur le plan professionnel, telles que les intéressés les perçoivent. Force est donc d'élargir la portée de la politique de la main-d'œuvre et de l'orienter plus efficacement vers la satisfaction des besoins individuels. Il faut voir plus loin que l'emploi rémunéré et admettre qu'il y a toute une série d'activités, rétribuées ou non, qui apportent quelque chose à la société marocaine tout en engendrant des satisfactions d'ordre personnel.

Une fois les objectifs clairement formulés, la mise en place d'une politique marocaine de la main-d'œuvre orientée vers la satisfaction des besoins peut s'opérer systématiquement. Les besoins en matière de revenu et de consommation offriraient un bon point de départ. A l'heure actuelle, ils sont couverts en partie par des transferts de revenus, plus ou moins rattachés aux nécessités personnelles ou familiales, mais ils le sont surtout grâce aux gains provenant de l'emploi.

Nous pensons que les discussions sur le choix des techniques appropriées à l'économie marocaine, tendent souvent à faire apparaître une polarisation des opinions entre, d'une part, les partisans des techniques à forte densité de capital, et, d'autre part, les partisans des techniques à forte densité de main-d'œuvre. Ne faudrait-il pas cependant poser le problème en des termes quelque peu différents ? La question qui se présente réellement est de décider du type de croissance à adopter. Si l'on adopte une stratégie des besoins essentiels, il est nécessaire, avant tout, de combiner de façon équilibrée un type de croissance comportant une forte densité de main-d'œuvre (ou d'emploi) et le recours, le cas échéant à des techniques à forte densité de capital dans certains secteurs de l'économie nationale. [PAGE 15]

La pire faiblesse de la politique de la main-d'œuvre, telle que la pratique la politique économique marocaine, c'est – répétons-le – qu'elle n'est pas conçue de façon à répondre efficacement aux besoins de la population, qu'il s'agisse du revenu ou de la participation à une activité productive. Elle cherche encore au premier chef à atteindre des objectifs quantitatifs, alors que les besoins sont surtout qualitatifs, et ces objectifs sont fixés dans l'optique de l'emploi, concept dont la définition est pourtant arbitraire dans son essence.

Certes, il est indispensable de savoir si le travail produit un revenu pour la personne qui le réalise. En d'autres termes, est-ce que le revenu reçu par un individu est conditionné par son activité ? A cet égard il est possible de dériver un concept de revenu adéquat (moyens d'existence) qui soit un sous-produit du cadre analytique recherché.

Celui-ci reste le critère essentiel pour déterminer si un individu a une occupation, et si le revenu qu'il obtient est conditionné par cette activité. De même il est possible dans ce contexte de dériver un concept d'emploi adéquat. Enfin, l'analyse doit être en termes de désir de travail additionnel. Ce critère peut fournir pour différents groupes socio-économiques des informations intéressantes sur la volonté d'utiliser la force de travail au sein de la famille.

L'un des facteurs affectant la structure des plans de développement au Maroc est le manque d'information statistique satisfaisante sur la situation actuelle de l'emploi comme sur l'étendue de la pauvreté et l'évolution réelle des revenus. Toutefois, cette remarque n'excuse nullement les stratégies conventionnelles, puisque tout système statistique, à un instant donné, résulte lui-même en partie des objectifs des politiques économiques passées. Il est important de reconnaître que la mise en œuvre de modèles orientés vers la production ont eu dans le passé un impact substantiel sur le type de données qui ont été collectées et qui sont à présent disponibles pour les modèles futurs.

Nous savons que l'efficacité des politiques dépend en partie de leur influence sur les unités économiques qui décident, qu'il s'agisse des individus, des ménages, des chômeurs, des associations d'exploitants. [PAGE 16]

Pour concevoir des politiques effectives, il est opportun d'identifier les variables par rapport auxquelles les unités de décision réagissent, et la manière dont leur comportement s'altère lorsque ces variables se modifient.

Une meilleure compréhension de ces unités de décision, particulièrement dans les secteurs traditionnels, est indispensable pour concevoir des politiques de développement effectives.

Jusqu'à présent, on a soutenu que ceux ni avaient de hauts revenus en épargnaient une plus grande proportion. De ce fait, une distribution plus inégalitaire du revenu accroît l'épargne agrégée. Un argument plus décisif est que l'épargne des classes riches s'emploie surtout à l'extérieur ou est investie sous forme improductive, tandis que l'épargne des groupes à faibles revenus est normalement investie sur place, habituellement pour améliorer les exploitations ou entreprises de dimension réduite. Ceci tend à la distribuer plus largement et plus efficacement d'un bout à l'autre du Maroc.

Toute analyse de niveaux de vie opère dans un contexte où s'articulent un état ou des virtualités de ressources, un outillage technique, une structure économique et sociale, une mentalité, l'ensemble étant aménagé et finalisé par l'instance politique centrale ou dominante. Il ne peut donc y avoir d'autre analyse que de type concret, située et datée par conséquent. Les lignes directrices restent malgré tout repérables : elles conduisent du macro-économique au micro-économique, par intégration progressive des facteurs et des caractères spécifiques ou spéciaux propres aux situations réelles.

Nous rappelons qu'au Maroc les concepts de sous-emploi possèdent deux caractéristiques essentielles. Ils sont avant tout applicables dans les zones rurales des économies traditionnelles, d'une part, et leur formalisation ne reflète pas directement un problème de l'emploi, ni une partie de la théorie de l'emploi, d'autre part. Au contraire, ils sont incorporés dans une théorie du développement économique, et considérés comme un trait dominant du problème général du développement. A cet égard, il est surprenant de constater l'absence du revenu comme critère au sous-emploi.

Le concept de population économiquement active de par sa difficulté d'appréhension statistique et son instabilité [PAGE 17] tant quantitative que qualitative reste difficilement applicable à l'économie du travail marocain.

Le problème principal lié à la notion de taux de participation dans l'économie du travail marocaine est la prédominance d'exploitations individuelles et de l'emploi salarié. Une partie substantielle du travail dans ces exploitations est habituellement fournie par les membres de la famille. Lorsque la demande de travail fluctue saisonnièrement, les membres du groupe participent à l'activité économique ou se cantonnent dans des travaux ménagers.

Les méthodes traditionnelles de mesure du sous-emploi au Maroc peuvent être classées comme suit : 1) les méthodes positives et 2) les méthodes normatives. Les méthodes positives cherchent à identifier la relation actuelle entre le travail utilisé et le travail disponible. Les résultats obtenus sont le reflet d'un examen des faits. Les méthodes normatives cherchent à déterminer quelle devrait être l'ampleur de la sous-utilisation du travail, si une norme de travail était appliquée.

Nous pensons qu'au Maroc les objectifs d'emploi agrégés et sectoriels, contenus dans les différents plans de développement, ont été avant tout dérivés d'objectifs de production et d'investissement aux niveaux global et sectoriel, en utilisant des coefficients technologiques disponibles.

La croissance du P.N.B. mesurée en termes conventionnels n'est pas neutre à l'égard de la distribution des revenus. Au contraire, elle accepte et souscrit à la répartition actuelle des revenus.

De ce fait, il est nécessaire de mettre l'accent sur la croissance des revenus des groupes les plus pauvres de la population. Si la croissance du P.N.B. est retenue comme objectif de développement au Maroc elle doit être ajustée de telle manière que l'on attribue aux plus pauvres une pondération au moins égale à celle des riches.

S'agissant de l'agriculture, on affirme en général que la petite exploitation familiale, à laquelle on attribue les moyens financiers et techniques nécessaires, fournit un bon niveau de décision de gestion et les incitations indispensables pour une pleine utilisation des ressources de la terre.

Le système des grands propriétaires est peu efficace à [PAGE 18] la fois du point de vue de l'emploi et de l'utilisation efficiente de la terre. Les rentes élevées altèrent les incitations des cultivateurs quant aux innovations et à l'emploi.

La plupart des politiques du gouvernement marocain liées au développement améliorent la situation économique de quelques membres de la société aux dépens de certains. Ces modifications d'avantages relatifs sont soit directes et évidentes – par exemple la réforme agraire –, soit indirectes et peu claires – par exemple l'accroissement des impôts sur le revenu.

D'une manière similaire, des efforts pour réduire le problème de l'emploi au Maroc généreront des conflits d'intérêts entre les pauvres et les riches, les employés et les chômeurs, les autorités centrales et locales, les ruraux et les urbains, l'industrie et l'agriculture, etc.

Le dualisme structurel prononcé qui caractérise l'économie du travail marocaine, renforcé par les conséquences économiques et sociales des premières phases du développement économique, domine et conditionne la formation et l'évolution des revenus pour les travailleurs agricoles de ce pays. Il explique et le faible niveau en valeur absolue du revenu par habitant pour la très grande majorité des ruraux, et l'étendue de l'inégalité des revenus entre les travailleurs de l'agriculture et la plupart des autres catégories socio-professionnelles.

Les moyennes des revenus par habitant dans le secteur agricole sont notablement inférieures aux moyennes nationales et une très forte proportion des pauvres sont des paysans. Encore les données relatives à la répartition du revenu sous-estiment-elles, sur le plan du bien-être, le fossé qui sépare le prolétaire des campagnes de celui des villes généralement moins démuni, car elles ne tiennent pas compte de la rareté, dans les régions rurales, des services publics gratuits – enseignement, santé publique et services sanitaires – partout disponibles dans les villes.

Au Maroc, où la population agricole représente plus de la moitié de la population totale, l'ampleur du chômage et du sous-prolétariat des travailleurs ruraux interdit la création de nouveaux emplois dans le secteur agricole, le secteur productif de l'agriculture n'étant pas en mesure d'absorber une charge supplémentaire de main-d'œuvre.

Si l'on peut observer un large éventail des revenus des exploitants, les hauts revenus ne concernent qu'une infime [PAGE 19] minorité de chefs d'exploitation. Pour la grande masse des petits exploitants, l'insuffisance des revenus est telle qu'il serait peut-être plus exact de parler de niveau de survie que de niveau de revenu.

Aziz LAHLOU