© Peuples Noirs Peuples Africains no. 30 (1982) 85-91



CHEIK ANTA DIOP, L'HÉRÉTIQUE

Odile TOBNER

Plus que n'importe quel autre fait, plus même que la longue série des chiffres qui exprimeraient éloquemment la spoliation, si on traduisait en chiffres les réalités africaines, l'hostilité et l'indifférence qui ont toujours répondu à l'expression des idées de Cheikh Anta Diop sont le signe évident de l'asservissement hors duquel aucune pensée africaine ne peut s'exprimer; l'obstination et la confiance avec lesquelles l'intellectuel noir le plus brillant de sa génération a édifié, dans la solitude et la dérision, une œuvre féconde et nourricière, vivifiante et fondatrice de la renaissance du monde noir, sont le signe de l'échec inéluctable de toute entreprise d'asservissement de l'esprit.

En 1954, lorsque éclate la parole du jeune chercheur en sciences humaines, c'est le saisissement dans les rangs magistraux, immédiatement suivi d'un puissant ressaisissement du vigoureux instinct de conservation d'un ordre figé. Alors que des centaines de milliers de pages de thèses qui ne contiennent que des verbiages prétentieux impuissants à masquer le vide ou la petitesse de la pensée s'accumulent chaque année sur les rayons des bibliothèques avec la bénédiction des autorités intellectuelles et le label élogieux de leur satisfaction, le travail de C.A. Diop est puni d'un refus infamant, son contenu taxé d'extravagance. Il faut noter que C.A. Diop fait montre cependant, dès ses premiers essais, de qualités très prisées par l'institution, qui ornent trop rarement les mérites laborieux qu'elle distingue, l'étendue de l'information, la richesse de la culture, l'élégance et la vivacité de l'expression. [PAGE 86]

Mais il exprime en outre, et c'est son crime, une de ces idées neuves comme il ne s'en trouve que quelques-unes en un siècle. Une de ces trouvailles qui marquent tout à coup une avancée fulgurante de la pensée en des terres inconnues, une de ces géniales intuitions qui ouvrent lumineusement à la réflexion et au raisonnement des voies inexplorées. Bien sûr, quasi tous les inventeurs d'idées, en tous cas tous les plus importants dans l'histoire de la pensée, se sont heurtés à la méfiance des autorités en place, ont connu l'ostracisme, tout particulièrement dans le domaine des sciences humaines où les dogmatismes sont d'autant plus intolérants qu'ils reposent sur des postulats plus fragiles, où les idées, fécondes à leur naissance se rétrécissent jusqu'à la caricature au fur et à mesure qu'elles s'installent dans l'autorité. Ainsi Freud fut-il rejeté par une communauté scientifique momifiée dans un rationalisme aussi borné qu'arrogant; ainsi Deleuze est-il marginalisé par un freudisme réduit à de triomphants stéréotypes. Mais ces novateurs, s'ils provoquent dans l'institution des allergies et des réactions de défense qui peuvent paraître violentes, ne s'attaquent cependant qu'à ce que cette institution a de plus épidermique et provisoire. Ils vont trop profondément en effet dans le sens de son progrès, pour ne pas susciter, dans les couches où se recrute le renouvellement du corps, un engouement qui bouscule bientôt les réticences des couches sclérosées.

Pour C.A. Diop il n'en va pas du tout de même. Avec une parfaite innocence, en usant de la faculté qu'il a de penser, il va se penser objectivement lui-même, il va regarder l'Afrique avec tous les yeux du savoir utilisable, débarrassés de la taie du préjugé qui les aveuglait. On ne lui pardonnera jamais ce regard savant et naïf impossible à fuir désormais. Il vient en effet de miner un immense territoire. Il ne s'agit pas de la querelle de succession des fils contre les pères, mais bien de la remise en cause de la dynastie régnante. Si C.A. Diop est écouté et suivi, c'en est fait de l'africanisme tel qu'il a été édifié pour expliquer et justifier l'idée que se font de l'Afrique ceux qui l'ont conquise et entendent bien en pérenniser le profitable assujettissement. Instinctivement l'institution universitaire a reconnu en C.A. Diop, non pas l'auteur d'une thèse bizarre et farfelue, comme elle s'acharnera à l'affirmer, car elle sait très bien que les thèses bizarres et [PAGE 87] farfelues naissent et meurent par centaines et elle nourrit à leur égard la plus grande indulgence, quand elle ne les suscite pas pour animer tant soit peu les cours où l'on périt d'ennui, mais bien un redoutable hérétique dont l'audacieuse inconvenance atteint, au-delà de l'université elle- même, l'ensemble des rapports culturels et politiques établis avec l'Afrique. Ce qui est menacé, ce n'est pas l'autorité d'une génération de potentats de la science, mais bien le substrat culturel sur lequel se fondent des pans entiers des sciences humaines. La pensée européenne ne pouvait faire autre chose que marginaliser C.A. Diop, le dévaluer obstinément, le réduire à l'anecdotique, au curieux.

L'idée simple, inconvenante et insupportable de C.A. Diop fut de considérer le continent africain dans son unité culturelle d'origine. De même qu'il y a la civilisation européenne, la civilisation extrême-orientale, la civilisation amérindienne, il y a la civilisation africaine. La comparaison avec les études menées sur les différentes civilisations, notamment la civilisation européenne étudiée par elle-même, montre l'importance de ce point de vue le plus global pour mesurer la fécondité et la richesse d'une civilisation. Autant le point de vue ponctuel sur une civilisation est appauvrissant et réducteur, autant en s'élevant aux grands ensembles on en découvre les lignes de force, on en comprend l'esprit. Quelle monographie ethnologique un Martien débarquant en Auvergne il y a cinquante ans encore aurait-il pu écrire sur le primitivisme des habitants de cette région ? A partir de faits exacts on imagine les stupides conclusions scientifiques qui peuvent être tirées par un observateur myope qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez à la fois dans le temps et dans l'espace. C'est pourtant sur des démarches de ce genre que l'africanisme s'est fondé pour conclure que l'Afrique avait certes d'intéressantes « coutumes locales » mais n'avait pas de « civilisation » puisque, bien évidemment, les tribus primitives n'avaient rien produit qui ressemble à l'idée qu'on se fait d'une civilisation. Aussi lorsque C.A. Diop se contenta de constater en regardant un peu plus loin que le bout de son nez que la civilisation africaine s'était manifestée par la production du plus brillant ensemble culturel de la haute antiquité en Egypte, on lui rit au nez. Quel rapport, je vous le demande, l'Egyte pouvait-elle bien avoir avec l'Afrique ? Mettre [PAGE 88] dans le même sac Toutânkhammon et le manieur de houe du fond de la brousse, quelle risible prétention! Les mêmes autorités scientifiques qui s'esclaffaient bruyamment se gardaient simplement de dire que leurs propres ancêtres immédiats étaient les hordes de reitres et les troupeaux de serfs de l'Europe médiévale, lesquels n'avaient apparemment pas le moindre rapport avec la frange brillante de la civilisation méditerranéenne, grecque, latine et... égyptienne complaisamment présentée comme « la » civilisation européenne.

On peut se demander pourquoi l'application à l'Afrique d'une vision des grands ensembles historiques et géographiques, si banale dans les études sur la formation de l'Europe, fit scandale. Devant l'accueil fait à C.A. Diop s'ouvre l'ère du soupçon. Pourquoi les Européens sont-ils si férus d'histoire en ce qui concerne la connaissance qu'ils ont d'eux-mêmes, et si hostiles à l'histoire quand il agit de la connaissance qu'ils se font des autres ? Si l'on considère d'ailleurs l'étymologie du mot, l'histoire et la connaissance ne font qu'un. Toute connaissance qui n'est pas historique est dénuée de validité. On constaterait alors que la connaissance de soi est seule valorisée et qu'elle s'étaye assez bien sur la méconnaissance d'autrui. La conscience de soi a tellement besoin de s'enraciner dans l'histoire, au-delà même de tout passé vérifiable, que l'Europe s'est inventée une origine avec l'hypothèse indo-européenne. Lorsque Dumézil extrait des structures identiques des mythes religieux hindous et des épopées nordiques pour en inférer des conclusions sur la formation des sociétés dans l'ensemble d'un continent et leur unité culturelle, même si leur devenir a laissé les unes dans la « barbarie », a vu s'épanouir chez les autres, par l'écriture, le témoignage d'une culture dont, contrairement à une vue sommaire, ils n'avaient pas le monopole, il ne vient à l'idée de personne de s'esclaffer. Bien au contraire, Dumézil, après avoir eu, dans sa vie, une seule idée, mais tellement séduisante par la fécondité des interprétations qu'elle permettait, est devenu la coqueluche des sciences humaines au fur et à mesure qu'elles se renouvelaient. Il est un de ceux dont la pensée brille hors des cercles étroits de l'Université et connaît la notoriété de la vulgarisation. Ce n'est pas que ses idées soient si radicalement indiscutables, et elles ont déchaîné bien des discussions, mais elles sont si « éclairantes » qu'elles [PAGE 89] s'imposent par une évidence globale qui balaie les chicaneries de détail.

Le parallèle avec les idées de C.A. Diop et le sort qui leur a été réservé dans le monde savant est saisissant. La démarche de C.A. Diop est aussi puissante et aussi dominatrice pour l'ensemble des sciences humaines, son intuition de base aussi lumineuse et féconde. La mise en évidence d'un foyer de civilisation dans la haute vallée du Nil, d'où partent les vagues migratoires successives qui se dirigent vers le sud et l'ouest africain, d'où naît d'autre part, en descendant vers la Méditerranée, le miracle égyptien, vient donner à l'ensemble des sciences humaines qui ont à connaître de l'Afrique une orientation et des perspectives d'une extrême richesse. Oui, mais, en réintégrant l'ensemble culturel africain dans l'histoire des civilisations, en le créditant de la production, dans l'Egypte antique, de signes, de sciences, d'arts, de mythes, qui ont profondément influencé le monde méditerranéen et toutes les cultures qui en sont sorties, on lui donnait un prestige proprement impensable. Qui plus est, un grand nombre de travaux fondamentaux sur lesquels s'était édifiée la science que l'Occident se faisait de l'Afrique risquaient de devenir ou caducs ou franchement ridicules. La suite est facile à comprendre. C.A. Diop suscita une authentique névrose dans le petit monde scientifico-politique préposé à l'Afrique. Tout, plutôt qu'admettre que des Africains avaient pu enseigner la géométrie à l'Europe, vous n'y pensez pas, puisqu'en effet une pareille hypothèse est, on vous le dit, impensable. Le ton, le style et le niveau intellectuel des répliques à C.A. Diop furent toujours de l'ordre de la réflexion d'un certain gouverneur des colonies qui affirmait, dans les années vingt, qu'il croirait les Noirs intelligents quand il en verrait un capable d'apprendre le grec (ce critère curieux lui venant sans doute du souvenir d'efforts personnels aussi douloureux que vains), S'il se trouva quelque scribouillard pour s'emberlificoter à donner un tour « scientifique » à ses objections, la plupart des critiques comprirent parfaitement que le seul ton qui convenait était celui de la dérision. on s'esclaffa donc[1]. [PAGE 90]

Curieux destin que celui qu'ont connu les idées de C.A. Diop. La thèse refusée fut publiée par « Présence Africaine » sous le titre de Nations nègres et culture[2]. Ce grand livre, gros de tous les chemins qu'il ouvre à l'archéologie, à la linguistique, à la sociologie, à l'histoire africaines, connaît le plus étrange de tous les succès parce que c'est un succès entièrement souterrain, irrésistible et continu, en dehors de tout l'arsenal bruyant des hommages publics. Alors que ses idées n'ont connu aucune publicité, sinon négative, que son nom est souvent « oublié » par les ouvrages et les instances savantes de l'africanisme, qui font un sort à de navrants balbutiements, C.A. Diop s'impose comme celui dont on ne peut pas ne pas écouter ce qu'il a à dire. Devant l'effacement dont a été victime cette pensée majeure, on ne peut s'empêcher de remarquer que les fanfares qui ont accompagné l'exhibition de Senghor et de sa négritude dans toutes les foires aux idées de la planète semblent bien destinées à couvrir et à étouffer une voix qui paraissait bien redoutable, celle d'une Afrique lucide, critique, revendiquant son passé volé, organisant en une synthèse originale la connaissance d'elle-même, arrachée aux caricatures commodes des regards étrangers. Que dire d'autre en effet sinon qu'il suffit de se plonger dans la lecture de C.A. Diop, de se laisser guider, sans jamais éprouver d'ennui sur les chemins réputés arides d'une prodigieuse érudition soulevée par l'enthousiasme et transcendée par l'intuition, pour perdre à jamais le goût de tous les « muntu » et autres hochets idéologiques, dont tant de pages au verbe clinquant ont ressassé la pauvreté intellectuelle, condamnée à se répéter indéfiniment, sans perspective, d'un passé infantile à un avenir sénile. Cruelle et scandaleuse comparaison en effet entre ce qui a été encensé et ce que proposait C.A. Diop, la découverte de la maturité d'un passé où toute une égyptologie à faire promettait la révélation des secrets de la culture de tout un continent, mais aussi le point d'appui d'une renaissance pour construire l'avenir le plus neuf.

Car une fois de plus il convient de regarder l'Europe et de la traiter comme on devrait faire de tous les maîtres, [PAGE 91] c'est-à-dire observer ce qu'elle est et ce qu'elle fait, oublier ce qu'elle dit et ce qu'elle conseille. Un beau jour tous les Wisigoths qui la peuplaient, après avoir passé des siècles à se trucider et à s'assommer de village à village, avec un armement qui datait de l'âge de bronze, découvrirent que leurs arrière-grands-oncles avaient jadis su lire et écrire, ils se mirent à vénérer ces reliques et trouvèrent dans ces grimoires de quoi ne plus passer pour des sauvages. Devinez donc ce qu'ils firent lorsque C.A. Diop remarqua que le peuple des hiéroglyphes et des pyramides avait l'air vraiment nègre ? Ils décrétèrent qu'il était fou à lier. Les jeunes générations africaines feraient bien de lire Civilisation ou barbarie[3], où C.A. Diop a établi le bilan de ses recherches, pour pouvoir en juger en connaissance de cause.

Odile TOBNER


[1] Voir, par exemple, ce que dit de C.A. Diop. J. Chevrier dans Littérature nègre.

[2] Nations nègres et culture, 2 vol., Paris, Présence Africaine, rééd. 1979.

[3] Civilisation au barbarie, Présence Africaine, 1981.