© Peuples Noirs Peuples Africains no. 30 (1982) 1-12



CAMEROUN :
LE PINOCHET NOIR PREMIERE VICTIME
DU NATIONAL-TIERS-MONDISME

Mongo BETI

La prétendue démission d'Ahidjo le Pinochet noir a été pour le lobby néo-colonial de Paris une nouvelle occasion de faire étalage de sa force et de démontrer, encore une fois, que la déroute de l'opposition camerounaise est depuis longtemps sinon définitivement consommée. Ses spécialistes de la propagande, Bourges en tête, avaient très bien fait peut-être trop bien fait les choses : la cavalerie blindée de leurs slogans a roulé à travers les medias sans rencontrer la moindre résistance, les salles de rédaction ayant été arrosées avec la générosité spécifique des pétrodollars occultes venus du Golfe de Guinée. L'unanimité des journaux, radios et télévisions francophones dans le commentaire élogieux n'a eu d'égal que le trop traditionnel concert d'approbations complaisantes de la presse soviétique toujours au garde-à-vous devant le Kremlin.

On a pu lire les « analyses » les plus sottement colonialistes jusque dans les feuilles se disant progressistes, comme Afrique-Asie, ou même dans des journaux d'immigrés comme Sans Frontière. A trop négliger de lire attentivement Peuples noirs-Peuples africains, Sans Frontière, disons-le par parenthèse, risque de perdre sa crédibilité auprès des immigrés d'Afrique noire, qui savent tous maintenant que l'autocrate déchu détournait régulièrement à son profit personnel la majeure partie des revenus du pétrole camerounais, ce que Sans Frontière semble ignorer. Sinon comment aurait-il accepté de « tirer un coup de chapeau » à ce qu'il appelle sans rire la bonne gestion du personnage qui vient d'être envoyé à la trappe par François Mitterrand ? [PAGE 2] Afrique-Asie, autre grand magazine progressiste tiers-mondiste, n'a pas manqué de sacrifier à cette flagornerie en saluant lui aussi la bonne gestion du dictateur déchu, sans cependant éviter le paradoxe consistant à signaler à la fin l'incroyable dégradation de l'équipement sanitaire du pays, un légendaire délabrement du réseau routier ainsi que la quasi disparition de tout véritable système scolaire national. Mais le magazine a surtout brillé par une analyse de la situation politique camerounaise qui ne prenait en compte que le seul jeu des ethnies – celle de l'ancien président étant bien entendu majoritaire. C'est à se demander pourquoi la signature du triste Philippe Decraene ne figurait pas au bas de ce petit chef-d'œuvre de turpitude.

Quelle activité l'opposition camerounaise déployait-elle pendant ce temps sur le front des medias ? Aucune. Résignée comme d'habitude, elle avait abandonné à l'ennemi, sans coup férir, ce fabuleux champ de bataille. Evanouis les O.C.L.D., C.R. et autres manidems. Le néant en somme. Peuples noirs-Peuples africains est donc le premier (et sans doute le seul) à faire entendre un discours authentiquement africain, en même temps qu'il publie un communiqué de l'opposition camerounaise[1] sur l'affaire dont le laboratoire de la violence néo-coloniale en Afrique noire vient d'être le théâtre. C'est une nouvelle preuve, s'il en fallait encore, du caractère indispensable de cette publication.

Qu'est-ce à dire sinon qu'à force de bavardages inconsidérés et d'inefficacité et à défaut d'une publication qui serait sa propriété ou celle d'une fraction, ni l'opposition camerounaise prise collectivement, ni une de ses nombreuses factions, ni un leader à titre individuel n'est plus suffisamment crédible pour imposer à un journal la publication d'un communiqué concernant un événement aussi grave. Ce n'est certainement pas du temps de Ruben Um Nyobé ou de Félix-Roland Moumié qu'il en serait allé ainsi.

Une telle carence fait justice a posteriori de toute tartarinade qui voudrait présenter le retrait du Pinochet noir comme l'aboutissement d'une pression souterraine de l'opposition. Un constat s'impose ainsi à l'observateur [PAGE 3] ennemi du bluff : vingt quatre ans après la disparition de Ruben Um Nyobé, il n'y a plus d'opposition camerounaise organisée. Quoi que prétende tel Lénine de carnaval, l'unique type d'opposition organisée susceptible d'être pris au sérieux par l'opinion internationale, s'agissant d'un pays sous-développé écrasé par une dictature aux ordres de l'étranger, c'est celle-là seule qui mène sur le terrain des actions incontestables, suivies ou sporadiques, politiques ou militaires, ouvertes ou clandestines. Tout le reste n'est que rodomontade.

Depuis le procès et l'exécution d'Ernest Ouandié, c'est-à-dire depuis douze longues années, seules des émeutes de populations désespérées par l'arbitraire et la surexploitation ont été signalées ici et là au Cameroun. C'est dire qu'aucun groupe d'opposition, à l'intérieur ou à l'extérieur, ne peut honnêtement se vanter d'exercer une quelconque emprise sur les masses. Il serait d'une élémentaire loyauté que l'U.P.C., toutes factions confondues, le reconnaisse enfin publiquement. Ce serait un acte de courage politique qui aurait de plus l'avantage de libérer des énergies qui s'étaient respectueusement mises en veilleuse et de déculpabiliser des initiatives hésitantes. Contredisant certaines analyses qui eurent surtout cours au début des années soixante, et que j'ai longtemps partagées moi-même, le mouvement fondé par Ruben Um Nyobé n'a pas pu trouver en lui-même suffisamment de réserves morales et psychologiques, après les coups terribles que lui infligea le fascisme néo-colonial, pour se ressaisir et repartir à l'assaut des oppresseurs du peuple camerounais. Sur ce point, la victoire de l'impérialisme et de ses instruments indigènes a été totale, leur pari gagnant de bout en bout.

A force de s'entre-excommunier et de s'entre-anathématiser, les principales factions du mouvement sont tombées dans un discrédit qui n'a pas manqué d'encourager l'émiettement groupusculaire. On en est à un point tel qu'une nouvelle fraction apparaît tous les quatre ou six mois[2]. [PAGE 4]

Non seulement personne ne croira que l'ex-dictateur ait été renversé par l'opposition révolutionnaire ou progressiste, mais encore il convient d'affirmer que, à en juger par l'état actuel de l'opposition et particulièrement par la virulence des doutes qui la rongent et davantage encore par son penchant pour la fuite en avant, la révolution camerounaise n'est pas pour demain. Là où il faudrait tout reprendre à zéro et s'armer de patience, on ne sait quelle fascination du pouvoir pousse les uns après les autres les candidats au leadership à bricoler hâtivement des stratégies qui, toujours, se résument en l'affrontement du ver de terre contre le mammouth. Car le propre des chefs réels ou potentiels du progressisme camerounais est de n'avoir jamais vraiment pris la mesure de la détermination de l'adversaire impérialiste et de s'être figuré [PAGE 5] qu'ils pouvaient en venir à bout avec de petites ruses de collégiens. Et pourtant cette erreur de jugement leur a été constamment fatale depuis plus de vingt ans. Ahidjo avait donc encore de beaux jours devant lui.

Le Pinochet de Yaoundé a-t-il pour autant volontairement abandonné le pouvoir, comme le prétendent à qui mieux mieux les medias corrompus ou néo-colonialistes ?

Cette fable ne trompera aucun Africain un tant soit peu averti. En près de vingt-cinq ans de pouvoir, jamais l'autocrate n'avait été capable de manœuvrer de façon à se mettre en position de quitter brusquement la scène politique sans dommage au moins pour le symbole dont il a été la plus éclatante incarnation, sans parler des intérêts immédiats de sa clientèle et de ses coreligionnaires. J'en vois une preuve, entre autres, dans le somptueux palais, au coût estimé de plusieurs centaines de milliards de francs C.F.A., qu'il édifiait amoureusement. Qui renonce, avant de conclure, à une jolie femme longtemps courtisée, à moins d'être frappé d'une subite impuissance ? Laissons de côté tant de projets élaborés sous la férule de conseillers techniques pervers, qui n'avaient d'autre signification que la recherche fanatique du prestige personnel ou la frénésie tribaliste et qu'aucun successeur sudiste, eût-il grandi dans le sérail, ne reprendra jamais à son compte sans s'exposer à une incompréhension grosse de périls. Comment imaginer par exemple le maintien des exorbitants privilèges universitaires, économiques et sociaux octroyés par l'ex-dictateur à ses coreligionnaires ?

Si l'on considère la stratégie de l'impérialisme, qui peut affirmer qu'Ahidjo a accompli la mission qui lui avait été impartie d'anéantir le nationalisme camerounais ? Il a massacré d'innombrables citoyens, dont la plupart étaient d'ailleurs des innocents; il a assassiné l'un après l'autre la plupart des leaders qui avaient mené la lutte contre le colonisateur; il a sans doute étouffé définitivement l'U.P.C. sans cependant réussir à extirper réellement ses idéaux malgré une fureur de décervelage jamais démentie.

Mais il n'a jamais entamé, si peu que ce soit, le bastion de la résistance intellectuelle, terreur du lobby colonial de Paris. Celui-ci venait justement de durcir son forcing par une énième campagne psychologique visant à contraindre l'intelligentsia exilée à regagner son pays, c'est-à-dire à se rallier au dictateur. Il suffit d'observer la haine qui nous [PAGE 6] est vouée et les frayeurs que nous suscitons dans les hautes sphères de la maffia foccartiste pour comprendre qu'aux yeux des inspirateurs étrangers du fascisme camerounais rien n'est gagné tant que ces voix ne se sont pas tues. Mais toutes ces campagnes se sont montrées vaines jusqu'ici, et il n'y a aucun espoir raisonnable qu'il en aille autrement dans un avenir prévisible. Et c'est sur cet échec que l'homme qui avait servi de caution miraculeusement inconditionnelle au lobby s'efface, le laissant piteusement en plan. Et l'on veut nous taire croire qu'il part volontairement, au moment même où les personnalités les plus éminentes de l'intelligentsia poursuivent avec plus de détermination que jamais leur travail de sape, par une vigoureuse dénonciation dont la réussite, si elle n'est pas spectaculaire, se révèle cependant inexorable. C'est un intellectuel camerounais qui, ici même, parla de défi pour qualifier le voyage de M. François Mitterrand au Zaïre[3]. Nous savons que l'épithète fit grand bruit dans les milieux dirigeants français. Toujours est-il que, pendant le voyage qu'il se prépare à faire au Cameroun, M. F. Mitterrand donnera l'accolade publique, non pas au Pinochet noir, mais à un certain Paul Biya, illustre inconnu, certes, mais ayant du moins l'avantage de n'avoir pas encore été stigmatisé comme assassin patenté. Qui peut démontrer [PAGE 7] que notre dénonciation n'est pour rien dans ces habiletés ?

Aux grands leaders révolutionnaires assassinés, se sont donc substitués, par la force des choses et les singularités de la situation historique, les intellectuels éminents devenus bon gré mal gré les seuls phares de la conscience nationale, et, corollairement, les hommes à abattre, mais toujours debout au moment où s'efface le dictateur[4].

Là réside le paradoxe fondamental du long règne du Pinochet noir : succès total dans la répression, certes, mais incapacité foncière de transformer cette victoire sanglante en triomphe politique. Ahidjo part après vingt-quatre années d'un pouvoir illimité, mais sans avoir jamais été accepté par la majorité des Camerounais, profondément résignés sans doute, mais jamais conquis.

Alors le Pinochet noir a-t-il pris la fuite ?

Pas exactement : comme nous venons de le montrer, il pouvait encore durer de longues années.

En revanche, il y a tout lieu de croire que le petit derviche a purement et simplement été destitué par les nationaux-tiers-mondistes au pouvoir à Paris depuis le 10 mai 1981. Voici quelques indices qui ne trompent pas : c'est à Paris que la déclaration de « démission » a été rédigée et enregistrée sur une bande qui fut transportée à Yaoundé pour être diffusée par la radio, L'ex-dictateur n'a pas participé, comme il aurait convenu, à la passation des pouvoirs, et pour cause ! Il n'a toujours pas quitté la France où il était arrivé peu avant l'annonce de son retrait.

Ces « révélations » n'étonneront que les faux connaisseurs de l'Afrique francophone. Les Africains, eux, savaient que, de tous les dictateurs africains liés à Paris, l'autocrate de Yaoundé était, de loin, le plus dépendant à [PAGE 8] l'égard de la « coopération franco-africaine ». Après avoir installé Ahidjo au pouvoir et lui avoir envoyé un petit corps expéditionnaire au début des années soixante pour l'arracher à l'étreinte de l'U.P.C., la France n'eut cure ensuite de consentir la moindre liberté de manœuvre au fantoche, malgré ses airs de mystère et son quant-à-soi distant.

On dira que ce fut un chef-d'œuvre de contrôle par l'étranger d'une dictature du tiers-monde; mais on oublie d'ajouter qu'une condition, jamais remplie ailleurs à ce degré dans une Afrique qui est cependant l'enfer de la censure, a favorisé cette réussite : le Cameroun étant l'un des pays les plus à l'écart des grands axes de la communication planétaire, l'occultation systématique de l'information pouvait y entraîner de redoutables effets de marginalisation et d'amnésie internationale. C'est à quoi le protecteur s'employa toujours, y voyant la meilleure arme pour venir à bout de la résistance nationale. Pari réussi là aussi de bout en bout, comme nous l'avons dit plus haut.

Un autre paradoxe de la situation camerounaise était donc le suivant : alors que la capitale du Cameroun c'est l'Elysée, le royaume du Pinochet noir, par une habileté' des spécialistes des medias au service de la maffia, était en même temps présenté dans la presse comme un pays jaloux de son indépendance, ayant à sa tête des dirigeants au patriotisme intraitable. Cette rhétorique réfutait d'avance toute dénonciation du pillage du pays par les firmes coloniales françaises et par toutes sortes de multinationales. L'opposition camerounaise n'a pas seulement été impuissante devant cette propagande; à la vérité, elle n'en a jamais deviné les effets pernicieux.

Depuis le 10 mai 1981 la crédibilité tiers-mondiste de François Mitterrand avait été mise à rude épreuve principalement au Gabon et au Zaïre, pays dont les dictateurs possédaient des appareils policiers indépendants de Paris, à qui ils pouvaient donc résister. La police de Bongo, par exemple, est entre les mains de spécialistes français recrutés par le dictateur gabonais lui-même, grâce aux conseils de ses amis du S.A.C., exclusivement au sein de l'extrême droite de l'hexagone.

Il n'en va pas du tout ainsi au Cameroun, dirigé, lui, par un état-major d'assistants techniques français ès qualité, spécialistes civils et militaires férus des techniques [PAGE 9] de la domination tous azimuts et des stratégies contre-révolutionnaires, réunissant dans leurs mains seules la totalité des données à chaque conjoncture en même temps qu'ils monopolisent dans la coulisse le contrôle des leviers de commande.

Pour qui n'appartient pas à cet aréopage, le paysage politique camerounais tend à se présenter comme un puzzle inextricable. Les plus hauts « responsables » nationaux reconnaissent volontiers, quand ils peuvent se confier à des témoins sûrs, qu'ils ne savent rien, n'ont prise sur rien, en somme qu'ils sont des potiches. Rien donc n'était plus vulnérable que l'ex-dictateur – rien de plus vulnérable aussi que son successeur.

Le désir de redorer leur blason tiers-mondiste n'a pas dû être la raison principale ayant poussé les socialistes au pouvoir en France à se débarrasser d'un personnage peu présentable en frappant un protégé à leur merci. Bien plus grave a dû leur paraître l'affaire du pétrole qui, en même temps qu'elle illustrait scandaleusement l'impuissance des dirigeants nationaux, révélait les périls impliqués par la nature spécifique d'une telle situation, d'autant que les grands intellectuels camerounais en faisaient progressivement le cheval de bataille de leur dénonciation. Passe encore que l'ex-dictateur ait toujours détourné à son unique profit les revenus du pétrole, quitte il est vrai à en céder des parts difficiles à apprécier à ses amis et à ses complices; passe que le peuple camerounais ignore encore aujourd'hui que son sous-sol recèle du pétrole et qu'on l'exploite depuis de longues années : même dans la louche de François Mitterrand, le nouvel ordre économique n'est qu'un slogan, c'est-à-dire une ruse qui permet d'éluder les interrogations.

En revanche, dans un climat extravagant dominé par l'arbitraire, la possession de tant de centaines de milliards par des gens qui ne répondaient de rien devant personne avait fait jaillir un tourbillon de jouissance, un geyser de corruption amassant une montagne de boue qui, en s'écroulant, pouvait éclabousser l'hexagone, provoquer une nouvelle affaire plus retentissante que les diamants centrafricains. Quand un ministricule africain peut se permettre de déposer un milliard de francs C.F.A. à son compte dans une banque de Paris, on est au-delà même de la « coopération machiavélique » dénoncée par les intellectuels exilés; il est plus juste d'évoquer l'empire [PAGE 10] romain à la fin de la décadence. Ce sont les risques d'un dérapage fracassant que François Mitterrand et ses nationaux-tiers-mondistes ont voulu conjurer en écartant l'ex-dictateur. Toute autre spéculation n'est que vaine littérature.

Que va-t-il se passer maintenant ? François Mitterrand peut-il faire autre chose au Cameroun que de procéder à une normalisation à la sauce parisienne ?

Il est malheureusement naturel que l'apparition d'un nouveau personnage, même obscurci par l'ombre du tyran déchu, incite à rêver. Très vite on a entendu des gens faire état de ce qu'ils appelaient une chance de libéralisation, si modeste soit-elle. Fidèles à la tradition de modération envers les dictateurs, qu'on les a vus cultiver sans complexe en Amérique latine, et sans doute encouragés par le P.C.F. auquel ils sont trop étroitement liés pour ne pas souscrire à la diplomatie bâtarde des nationaux-tiers-mondistes, les staliniens n'ont pas tardé à réclamer des postes dans un gouvernement de l'après-ahidjoïsme[5].

Les vrais Camerounais auraient bien tort de tomber dans le piège de l'attente désarmée que les nationaux-tiers-mondistes leur tendent. Qui croira que les nationaux-tiers-mondistes, qui n'ont pas plus de marge de manœuvre face aux multinationales françaises telles que Elf-Aquitaine, Péchiney, la B.N.P., C.F.A.O., etc. que le Pinochet noir n'en eut lui-même face à Paris, toléreront qu'on touche à la nature même du système fondé sur l'alliance, inégalement fructueuse d'ailleurs, de deux des trois principales ethnies (pour le moment les Peuhls et les Betis) au détriment des vraies aspirations des masses à la modernisation, à la liberté, au bien-être, au respect de la souveraineté nationale ? Qui peut imaginer sérieusement que Paris, même avec un gouvernement de gauche, puisse aller plus loin que la simple toilette de la façade sur l'édifice néo-colonial ?

On parle ici et là d'élections libres. Qui garantira leur [PAGE 11] loyauté et leur honnêteté alors que l'appareil de la dictature demeure omniprésent et omnipotent jusque dans le district rural le plus éloigné de la capitale ? Quelle campagne électorale imaginer dans un climat que n'auront pas assaini les éclaircissements attendus à propos des assassinats des grands leaders nationalistes, des massacres collectifs poursuivis tout au long du règne du tyran déchu, sur les camps de concentration et les milliers de disparus – ni le châtiment de tous les coupables ? En un mot quelles assurances de démocratisation entend prodiguer un système conçu tout entier pour la plus grande prospérité des firmes coloniales et des multinationales, autant dire au grand détriment des populations africaines ?

Sitôt les illusions recréées, le système résisterait-il à ses vieux démons ? Tapis dans l'ombre des nationaux-tiers-mondistes, les habituels tireurs de marionnettes, agents du lobby colonial, baroudeurs perdus de l'aventure exotique, petits ratés blancs qui ont choisi l'Afrique pour leur champ de défoulements divers, attendront vraisemblablement leur heure pour manigancer un coup tordu – c'est leur propre langue. Et quand l'intelligentsia exilée ayant eu la faiblesse de se laisser séduire par la papelardise des propositions de désarmement moral aura réintégré le bercail, vite on refermera la nasse; ce beau monde fera sortir de sa manche un prétorien alcoolique casseur d'idéologues, une sorte d'ostrogoth genre Jean-Bedel Bokassa, qui s'empressera de jeter tous les subversifs dans un camp dit d'internement. Et le tour sera joué. Le lobby tiendrait enfin cette victoire totale après laquelle il court sans succès depuis vingt ans.

On peut compter sur les natimos[6] pour élever quelques molles protestations de pure forme, et même pour actionner un peu la Section française d'Amnesty International, si constamment docile aux vœux du pouvoir quel qu'il soit. N'est-ce pas ainsi que cela s'est passé pour Abel Ngoumba, notre camarade, qui n'avait pourtant accepté de revenir en Centrafrique que sur les conseils pressants de ses « amis » socialistes ? Ne dirait-on pas que, dans l'affaire Ngoumba, les natimos se sont surtout préoccupés de fournir d'abord une élégante caution au petit kapo de [PAGE 12] Bangui, à charge pour lui de se saisir, le moment venu, du premier prétexte pour précipiter l'intellectuel trop crédule dans le cul de basse fosse où il croupit toujours ?

N'est-ce pas là ce qui attend les grands intellectuels de la diaspora camerounaise si l'idée leur vient jamais de se rallier au nommé Biya, le nouveau fantoche francophile – un homme que n'a mandaté aucun Camerounais pour la simple raison que, avant d'être intronisé par le fantôme de son maître déchu, personne, au Cameroun, n'avait entendu parler de ce personnage.

Rappelons enfin solennellement aux nationaux-tiers-mondistes au pouvoir à Paris ce sempiternel lieu commun de leurs homélies : la première condition de la paix, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur des Etats, c'est que chaque peuple exerce le plus librement son droit de disposer de lui-même et de ses propres affaires; et la libre disposition des peuples par eux-mêmes, cela signifie d'abord la renonciation publique, sans ambiguïté, des puissances en position de domination sur d'autres peuples, comme la France en Afrique, à s'ingérer, quoi qu'il arrive, dans les affaires des Etats, si faibles, si démunis, si misérables soient-ils.

François Mitterrand est-il enfin disposé à conformer sa politique africaine à ce principe élémentaire de morale, de justice, de crédibilité tiers-mondiste ? Est-il prêt à proclamer que, sous son septennat, la France s'abstiendra de toute immixtion dans les affaires intérieures des Etats africains, à commencer par ceux de l'Afrique centrale, le Cameroun, saigné par des décennies d'interventionnisme français, se présentant comme la première occasion de tester ces bonnes résolutions ?

Mongo BETI


[1] Ci-dessous, après l'éditorial.

[2] Le processus, toujours le même, a quelque chose de follement folklorique, typique de ce que les racistes blancs appellent l'inefficacité indécrottable des Africains. Perché sur son doctorat de troisième cycle comme sur un nouveau Manifeste du Parti communiste. un ex-enfant prodige auquel le sorcier de son village a prédit un miraculeux avenir (cette caractéristique peut d'ailleurs désigner n'importe quel intellectuel africain de plus de trente ans) s'érige du jour au lendemain en épigone de Marx, Lénine, Lumumba et Um Nyobé réunis. Autour de lui se groupent non sans hésitation une demi-douzaine d'acolytes, plus joyeux lurons qu'ascétiques militants. Assemblées générales, proclamations, distributions de libelles, agapes se succèdent. Au bout de quelques mois la bande constate qu'elle a suscité plus de scepticisme gouailleur que d'adhésion enthousiaste; car elle n'a pas tardé à s'enliser dans le même marécage de bluff, d'intrigues, de ruses à la petite semaine que ses prédécesseurs, contribuant à l'enrichissement ininterrompu d'une curieuse tradition d'intellectualisme combinard et cyniquement calculateur aux antipodes du souffle de messianisme nègre apporté par les fondateurs de la révolution camerounaise.

De plus, par un étrange aveuglement qui dissimule mal une réelle démission, toutes ces factions ont choisi pour unique champ de bataille pour s'affronter la diaspora camerounaise d'Europe, et plus particulièrement les campus français, soit quelques milliers de diplômés ou de futurs diplômés, c'est-à-dire une catégorie en cours d'accession au statut tant rêvé de membre à part entière de la bourgeoisie bureaucratique, terreau des dictatures fascisantes d'Afrique francophone. Voilà bien l'avant-garde idéale d'une révolution des masses !

A ce ghetto, s'ajoute celui du patriotisme kamerünais, un particularisme qui semble les avoir éloignés à jamais des autres mouvements révolutionnaires africains et des gouvernements progressistes du continent noir, avec lesquels les opposants camerounais n'entretiennent, à notre connaissance, aucun lien. Le Manidem, la plus structurée des factions camerounaises se disant révolutionnaires, parle, certes, souvent d'internationalisme prolétarien : mais ce verbiage relève plutôt de la langue de bois stalinienne que d'une véritable profession de foi marxiste.

[3] G.O. Midiohouan raconte plus loin dans ce numéro que des universitaires français appartenant aux milieux néocolonialistes font courir la rumeur, controuvée comme de juste (mais cela ne fait ni chaud ni froid à l'intéressé, convaincu qu'aucune puissance au monde, fût-elle d'essence divine, ne peut lui ôter sa camerounité, ni encore moins son africanité qui lui est encore plus chère, sans compter sa négricité), que le gouvernement a déchu Mongo, Beti de sa nationalité camerounaise et qu'il n'en faut pas plus pour décourager même les thèses en cours sur cet auteur. Le profane distingue mal le lien entre ces deux réalités; mais le jeune chercheur noir comprend très vite qu'à trop marquer sa préférence pour Mongo Beti, il risque de devenir suspect de subversion et de connaître le chômage une fois de retour dans son pays; car, outre l'appréciation officielle, chaque thèse est l'objet d'un rapport occulte adressé aussitôt aux autorités universitaires du pays du candidat (c'est-à-dire, en définitive, aux assistants techniques français), comme on l'a vu avec l'affaire Traoré Biny en Haute-Volta (cf. Peuples noirs - Peuples africains, no 10, juin-juillet 1979), et décisif pour son avenir. Même en France, les jeunes intellectuels africains ne sont donc pas à l'abri de la terreur rampante.

[4] En 1960, le colonisateur ne fit semblant de se résigner à accorder l'indépendance aux Camerounais que pour ôter aux grands leaders indépendantistes le prestige que leur valait leur combat auprès des masses. En 1982, tout se passe comme si, pour désamorcer et récupérer le prestige des intellectuels de la diaspora, le néo-colonisateur se voyait obligé d'ériger en chef d'Etat, au lieu du féodal attendu et annoncé, un diplômé, c'est-à-dire un pseudo-intellectuel. Belle occasion pour Hervé Bourges d'apprendre enfin ce qui distingue un intellectuel d'un diplômé, lui qui n'est ni l'un ni l'autre, mais s'efforce sans succès de passer pour les deux à la fois.

[5] Autre grande nouvelle : un « congrès » de l'U.P.C. s'est tenu récemment sous l'égide du C.R. Manidem. Enculage de mouches ? Coup d'épée dans l'eau ? Tempête dans un verre d'eau ? Chacun en jugera. Mais surtout facteur supplémentaire de confusion et de palabres; et nouvelle occasion manquée de sortir enfin du bourbier. Comment en effet prendre un tel « congrès » au sérieux ?

[6] Abréviation pour nationaux-tiers-mondistes.