© Peuples Noirs Peuples Africains no. 29 (1982) 137-159



NOUS AVONS LU

Contrairement à ce que pourraient croire de mauvais esprits, nous n'avons pas voulu mettre deux critiques en concurrence; le doublon qui suit est tout simplement le résultat d'une mauvaise coordination entre nos collaborateurs et nous. Aussi leur demandons-nous de nous informer désormais de leurs projets de comptes-rendus et des titres concernés, et d'éviter de nous mettre devant le fait accompli pour ne pas s'exposer à l'inconvénient dont nous donnons ci-dessous une illustration éloquente.

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JAZZ ET VIN DE PALME
de E.B. Dongala

Th. Mpoyi-Buatu

Depuis un peu plus d'un an, Hatier a mis en chantier une collection « Monde Noir-Poche », placée sous la responsabilité de Jacques Chevrier, enseignant à Paris III (Sorbonne Nouvelle) et à Paris XII (Val-de-Marne) et spécialiste, s'il en est, de la littérature dite africaine. A propos de cette expression, il est intéressant de noter, de la part de J. Chevrier, une certaine évolution dans la [PAGE 138] terminologie : de la « Littérature nègre »[1], il est passé à l'« Anthologie africaine »[2]. On ne peut pas dire que le terme « africaine » soit moins étendu en compréhension que le terme « nègre » parce que dans l'« Anthologie africaine », on trouve des gens comme R. Maran qui, bien que « nègre » et ex-fonctionnaire colonial, ne s'était certainement pas considéré comme « africain ». Par ailleurs, que veut dire « africain » ?

En préface à son ouvrage, J. Chevrier affirme que certains Africains, réagissant contre « l'image bucolique et, il faut bien l'avouer, parfois un peu idéalisée des sociétés précoloniales et des grands empires du moyen-âge », s'en étaient pris à « cette vision unanimiste d'une Afrique uniforme et identique du Nord au Sud et de l'Est à l'Ouest ». Et il ajoute :

« ... et l'Histoire a largement confirmé leurs analyses ». Mais si l'Afrique cesse d'être « uniforme et identique », on assiste « à une véritable balkanisation du continent ». Donc une « anthologie africaine » saisit mieux l'unité profonde de l'Afrique dans sa littérature qui, du coup, aura cessé d'être « nègre ». Aussi est-ce la raison pour laquelle J. Chevrier ne voit pas encore dans ces littératures, des « littératures nationales »[3]. Mais auparavant, il nous aura prévenu :

« A lire bon nombre d'auteurs contemporains, on se rend compte, en effet, que l'espace littéraire de l'écrivain africain est devenu problématique et que l'écriture doit désormais prendre en charge un double désir d'universalisme et d'enracinement dans un terroir aux contours bien délimités ». Il va sans dire que les « contours bien délimités » dont il est question ici n'ont probablement pas de rapport direct ou indirect avec la « nationalité » des auteurs.

En tout cas, quelqu'opinion qu'il puisse avoir de la littérature dite africaine, J. Chevrier n'en déploie pas moins un effort fort louable en publiant des auteurs africains.

Contrairement à N. Nwankwo dont il va être question plus loin, Emmanuel Boundzéki Dongala est assez [PAGE 139] connu dans la sphère dite francophone : il est Congolais, il a fait des études scientifiques aux Etats-Unis et en France, il enseigne la chimie à l'université de Brazza. Il est surtout l'auteur d'un premier roman intitulé « Un fusil dans la main, un poème dans la poche », publié chez Albin Michel en 1973 et qui lui a valu un prix en 1974 : le prix Ladislas-Dormandi. Mais les prix littéraires, d'une façon générale, ne veulent rien dire, sinon qu'ils assurent la gestion d'une certaine conception de la littérature. L'honneur pour un auteur, c'est d'être lu. La grâce étant d'être compris. Mais ne rêvons pas trop ! Ce qui était déjà intéressant dans le premier roman de Dongala, c'est, outre une qualité littéraire indéniable, l'attention toute particulière qu'il accordait au destin de la communauté négro-africaine.

En effet, on voit dans le roman, autour du personnage de Mayela, futur président d'un état africain, dont on retrace sous nos yeux l'itinéraire devant le conduire à cette haute charge, se retrouver dans le maquis de l'Afrique australe, Meeks, Afro-américain, Morabi, originaire de Soweto, Hondo, Camerounais. Tous ces personnages connaîtront une fin tragique pour avoir cru à un amour « presque physique » de l'Afrique. On comprend en lisant ce roman que Dongala est fasciné par l'avènement d'une modernité non factice (c'est-à-dire non importée) de l'Afrique, dans le sens où l'entend un Alioune Diop, par exemple[4].

Nous retrouvons l'obsession de l'avènement de cette modernité dans la presque dizaine de nouvelles rassemblées ici sous le titre général de « Jazz et vin de palme ».

Avant cela, rappelons au passage que Dongala est connu des lecteurs de PNPA pour y avoir écrit quelques articles[5]. L'un des premiers parlait de l'intervention française au Shaba en mai-juin 78 comme de « l'une des plus grandes manipulations politiques jamais organisées par la France (et l'Occident) depuis les indépendances des années 60... » et le second fustigeait l'Amérique de Reagan ainsi que sa « totale incompréhension de l'Afrique ».

« Jazz et vin de palme » se compose de huit nouvelles assez inégales parce que la plus courte comprend cinq [PAGE 140] pages tandis que la plus longue en comprend trente-deux.

A première vue, les thèmes qu'abordent ces nouvelles ont l'air disparates. Cependant, un fil ténu les relie de façon souterraine et sûre et l'on pourrait les appeler les « mystères de l'Afrique ».

En effet, dès la première nouvelle intitulée « L'étonnante et dialectique déchéance du camarade Kali Tchikati », on voit, comme l'annonce le titre, le retournement d'un personnage qui avait jusque-là cru à la toute puissance du marxisme-léninisme, comme la seule forme de science possible. La toute puissance étant érigée en norme et même en dogme, toute autre connaissance, tout autre savoir sera banni. C'est ainsi qu'au cours d'un séminaire intitulé « Croyances religieuses et animisme : freins au développement et à la lutte anti-impérialiste, toutes les écoles, tous les hôpitaux et cliniques aux mains des diverses confessions furent nationalisées pour montrer de façon spectaculaire la radicalisation de notre combat idéologique ». Mais ce « combat idéologique » fondra comme neige au soleil le jour où le personnage, après certains faits inhabituels qui feront s'envoler son « éducation chrétienne » puis son « matérialisme marxiste », s'apercevra que « l'Afrique est là qui surgit, inattendue, par effraction presque, là où nous croyons l'avoir efficacement enterrée ». Cette expérience vécue par lui l'amènera à se poser des questions sur ce que doit croire une société. Peu importe la nature de la croyance d'une société, finira-t-il par décider, « l'essentiel était que cette croyance se traduise par une réalité sociale, psychologique, culturelle ». C'est justement ce que proscrit la réalité marxiste-léniniste. Aussi est-ce la raison pour laquelle elle va s'effondrer au fur et à mesure que se déroulent les nouvelles. Elle sera verrouillée par une bureaucratie léthargique (« Une journée dans la vie d'A. Amaya »). Elle lancera des procès contre les pratiques « fétichistes » dans lesquelles elle croira traquer l'irrationnel et pour lesquelles elle ne parvient qu'à lever le masque sur son propre penchant à l'irrationnel. Par ailleurs, il nous est montré dans les moindres détails la façon dont le dogme marxiste-léniniste se protège grâce à son langage de bois, comment il instaure un système de privilèges et se reproduit suivant le même principe [PAGE 141] des préférences ethniques que partout ailleurs, et non pas seulement en Afrique...

Avec minutie, et pour la première fois à ma connaissance, Dongala nous fait voir de l'intérieur la froide mécanique verrouillée d'un pays dit socialiste en Afrique, grâce à des scènes à la limite de la bouffonnerie, mais d'une bouffonnerie tragique.

Les mystères de l'Afrique, c'est tout simplement sa profondeur qui, pour accéder à sa propre modernité, a besoin de certains aménagements. Nous retrouvons ici le sens de l'exergue : « Le jour ne les sauvera pas. Et la nuit nous appartient ». Ce n'est pas un hasard si tout le recueil de nouvelles est placé sous le patronage d'Imamu Baraka (ex-Le Roi Jones).

Le jour, ce serait cette modernité d'emprunt et la nuit, cette modernité venue des profondeurs d'Afrique. C'est peut-être pour cette raison que la nouvelle qui donne son titre à l'ensemble du recueil « Jazz et vin de palme » est significative de l'intention générale de celui-ci.

Sous une forme de science ou de politique-fiction, la nouvelle dit nettement que l'adoption par l'univers entier du jazz (grâce aux sonorités de John Coltrane) provoque un tel bouleversement que tous les habitants de la Terre succombent à l'euphorie (sous l'action conjuguée du jazz et du vin de palme), sauf, bien entendu, les Blancs d'Afrique du Sud. La nouvelle associe très étroitement donc une certaine forme aboutie de la musique noire dans son versant « moderne » (jazz) et une certaine forme d'ingéniosité dans la fabrication artisanale d'une boisson (vin de palme), produit du terroir africain. Le détour du côté de la diaspora a été nécessaire.

Outre cette nouvelle-là, une autre (« A love suprême ») constitue un hommage émouvant aux sonorités et à la vie de John Coltrane que Dongala a connu, à ce qu'il semble. Coltrane aura cherché toute sa vie à atteindre l'absolu par la musique, par sa musique. Il ne se souciait guère de ceux qui se contentaient d'un jour artificiel en ignorant sa nuit profonde. Ceux qui s'emparent de la musique d'un Coltrane, d'un Gillepsie ou de quelqu'un d'autre dans le domaine du jazz sont ceux-là mêmes qui oublient ou simplement ignorent que la nuit de ces hommes véhicule, comme M. Roach le disait de la musique de [PAGE 142] Gillepsie, « la forme d'intelligence qui se manifeste dans la psyché noire »[6].

Que ce soit en Afrique ou en diaspora, c'est la méconnaissance de la profondeur de l'Afrique qui continuera à faire vivre les Africains ou les Afro-américains dans un jour artificiel.

Grâce à son écriture en verve, Dongala nous permet de prendre conscience de cette réalité qui sans cesse nous poursuit.

Th. Mpoyi-Buatu

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« MA MERCEDES EST PLUS GROSSE QUE LA TIENNE »
de Nkem Nwankwo

Th. Mpoyi-Buatu

N. Nwankwo est Nigérian, comme Achebe, comme Soyinka. Et l'on sait que la littérature nigérienne est l'une des plus florissantes et l'une des plus riches en Afrique. Il y a les auteurs déjà cités, mais il y en a d'autres comme Munonye, Aniebo, Nwapa, etc...

N. Nwankwo est l'auteur à ce jour de deux romans: « Danda » (1964) et « Ma Mercedes est plus grosse que la tienne » (Paris, 1982 pour la traduction française). La « Mercedes... » est, à ma connaissance, le premier roman de l'auteur publié en traduction française.

L'ambition de Nwankwo n'est pas celle d'un Achebe ni celle d'un Soyinka. Il ne s'embarque pas dans de grandes fresques sociales et anthropologiques, à visée implicitement ou explicitement métaphysique. Il s'attache plutôt à décrire une certaine forme de fantasme sur fond social et politique.

Le texte a comme sous-titre, « roman ». Mais il ressemble davantage à une longue nouvelle plutôt qu'à un roman, comme la plupart des textes que publie la collection « Monde Noir-Poche ».

Il se subdivise en trois parties d'inégale longueur, portant chacune un titre : « En prise directe sur les racines » (1re partie), « La cité irréelle » (2e partie), « Chaos d'images » (3e partie). Cette structure tripartite correspond à peu près à l'évolution en trois étapes du personnage principal qui s'appelle Onuma. Cette évolution [PAGE 143] est liée à un objet qui peu à peu va prendre des proportions telles qu'il va se muer en symbole : la voiture. Aux yeux d'Onuma, la voiture représente à la fois la femme la beauté), la puissance et l'intelligence, les trois vertus sans lesquelles selon lui, aucune vie n'est possible.

C'est ainsi que dès la première phrase du récit, l'objet-symbole est déjà en place :

« Il était une fois un jeune homme qui savourait les joies d'une voiture neuve. Vraiment, se disait-il, il y a des fois où une automobile semble avancer quasiment toute seule ». Et tout de suite un peu plus loin : « ... elle semblait flotter en douceur sur la crête d'une vague immatérielle. C'était comme posséder une femme ».

Et l'on retrouve l'image d'une automobile qui roule dans la troisième partie : « Et il continua de rouler, rouler sans but. Jamais il ne s'arrêterait, jamais ».

Entre ces deux moments, il se sera passé tant de choses, mais commençons par le commencement.

Après 15 ans d'absence, Onuma revient passer ses vacances à Aniocha, son village natal, tout auréolé de la puissance que lui confère sa « Jaguar dorée ». Il retrouve Udemezue Okudo, son père et patriarche du village, qui a cinq femmes dont la première, Oliaku, est sa mère. Peu à peu, il reprend contact avec la vie du village et se retrempe dans une réalité qui lui était devenue de plus en plus lointaine (notamment la réalité sociale). Il entend parler d'umunna (famille), d'obi (case de chef), d'ozo (titre de chef), de buba (pagne de femme), termes dont il n'avait plus l'habitude depuis qu'il s'était installé à Lagos. Le texte multiplie les oppositions entre le village et la ville. Au village, non seulement les gens se couchent tôt, mais l'obscurité y est triste. Onuma n'arrête pas de penser à sa bonne ville de Lagos, à sa maison neuve à toit de tôle... Sa Jaguar, il la doit à sa situation de chargé des relations publiques dans une société européenne ayant son siège à Lagos. Et « son travail consistait surtout à faciliter les rapports entre les politiciens et les fonctionnaires nigérians corrompus, et les hommes d'affaires européens qui les corrompaient ».

Pour lui, les villageois ont « un aspect lugubre et famélique ». Dans un bal, il rencontre une fille à qui il propose une virée dans sa voiture. C'est au cours de cette randonnée qu'il laissera la voiture dans un ravin. Pour la [PAGE 144] faire tirer de là, il lui faut un service spécialisé. Mais comme il n'a plus assez de sous sur lui, il est obligé de retourner à Lagos pour un prêt de sa banque qui le lui refuse. Ayant fait un saut jusqu'à la société qui l'emploie, il cherchera à rouler son patron sur une opération d'achat de devises au marché noir car « acheter des devises au marché noir, pour les ramener en Grande-Bretagne, était un procédé courant des sociétés européennes installées au Nigéria pour frauder le fisc ». A la suite de cet acte, jugé « indélicat » par la direction de la société, il perdra et son poste et sa voiture, et il retournera se consoler au village.

Il en tombe malade et fait connaissance avec des procédés de soin « occultes », œuvre d'un dibia (sorcier), qu'il rejettera.

Bien qu'estimant qu'il n'y avait ni beauté ni puissance ni intelligence dans la religion (catholique), il l'adoptera quand même, par désespoir. Il apprendra ainsi qu'il faut payer une amende lorsque l'on arrive en retard à la messe. Il risquera même d'aller en prison. De justesse, il fait la connaissance de l'Eze (roi), qui avait autorité sur dix villes, « un des premiers à deviner les avantages d'une alliance entre les politiciens et la royauté authentique ou fabriquée ». A l'occasion d'une campagne électorale, l'Eze demande à Onuma de faire partie de ses hommes et d'adhérer à l'UPN (Union du Peuple Nigérian), parti unique. L'adhésion lui vaudra de posséder une Volkswagen. En même temps, Onuma est au service d'Ikpa, son cousin et adversaire de l'Eze. L'adversité se mesure aussi par la possession agressive d'une Mercedes que l'on voudrait plus somptueuse que celle de son ennemi (d'où le titre du roman). Quand chez Onuma, on apprend qu'il collabore avec l'Eze, on estime qu'il est tombé en alu (qu'il a transgressé un tabou) pour avoir fait alliance avec l'ennemi de son cousin. A sa mère qui lui en fait le reproche, Onuma aura cette réponse : « C'est vrai, mère, il faut que je gagne ma vie ». S'estimant trahi, lkpa exigera de son cousin qu'il célèbre l'igbandu, cérémonie rituelle ibo au cours de laquelle parents ou amis se jurent fidélité. Entre-temps, à l'instar des mafiosi, l'Eze et Ikpa se seront livré une guerre au cours de laquelle Ikpa aura laissé quelques Mercedes.

Et Onuma se dit de plus en plus qu'il n'est pas fait [PAGE 145] pour vivre au village. Les coutumes villageoises, il les trouve « bizarres », les enfants au ventre ballonné, il n'en supporte pas le spectacle. De toute façon, il estime qu'on ne peut rien y faire. Et l'igbandu n'était qu'un stratagème pour Ikpa parce qu'il ne signifiait rien pour lui.

« Ikpa ne croyait pas à l'igbandu, mais espérait qu'Onuma y croirait et qu'ainsi il aurait barre sur lui. Onuma n'était qu'un pion dans sa partie contre l'Eze ».

Mis au courant qu'Onuma était au service d'Ikpa, l'Eze le chassera mais, se ravisant, il le reprend pour lui confier l'espionnage de son cousin Ikpa. Mais l'émissaire de l'Eze venu annoncer la bonne nouvelle à Onuma aura eu le tort de s'être rendu chez ce dernier en Mercedes. Il y laissera la vie et Onuma retrouvera enfin une voiture. Et avec elle ses fantasmes : « Il roula, roula, la forçant aux prouesses les plus érotiques, la berçant, la courbant, la léchant. Des larmes de joie et de reconnaissance ruisselaient sur son visage. Et il continua de rouler, rouler, sans but. Jamais il ne s'arrêterait, jamais ».

On pourra peut-être estimer que prendre la voiture pour un symbole sexuel n'est pas d'une grande originalité. De la même manière, il est tout à fait « bateau » d'en faire une métaphore de la puissance. Ici comme ailleurs, il s'agit de savoir ce qu'on fait d'un thème fort usé.

Nwankwo en fait une idée fixe liée à un problème d'identité. Par exemple, en perdant sa voiture, Onuma perd en même temps tout équilibre psychique. Et en tant que métaphore sexuelle, la voiture apparaît comme le substitut d'un manque affectif, Onuma n'ayant pas de vie sentimentale réelle. Sa décadence coïncide avec son retour au village. Ça n'est pas un hasard si Nwankwo lie les deux faits. Le retour au village dévoile l'artifice de la vie d'Onuma. Il ne comprend plus le langage d'une culture qui l'a forgé. C'est un langage qui est devenu pour lui abscons, « occulte ». En même temps, Nwankwo, sans complaisance, montre que le langage culturel des villageois s'est tellement vicié qu'eux-mêmes n'y croient plus. Du moins ceux qui représentent les villageois. Leur langage s'est vidé de toute signification. Ils ne pensent plus qu'en termes de stratégie électorale et n'invoquent certains aspects de leur culture que comme un moyen efficace pour parvenir à leur dessein. [PAGE 146]

Onuma peut se trouver dans un camp comme dans l'autre, son but sera toujours le même : gagner sa vie. Il n'a aucune vision politique quelconque, pas de conscience politique. Confronté au problème de la faim en voyant les enfants au ventre ballonné, il l'évacue d'une main en constatant son impuissance.

Bien entendu, il a un sursaut moral, qu'explicite en ces termes le narrateur : « Au lieu d'investir dans des valeurs durables, il l'avait fait dans des valeurs éphémères ». Mais ce sursaut mourra aussi vite qu'il était apparu. Il se dira : » Fais aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'ils te fassent ». Et allant encore plus loin, il dit : « Fais-le avant qu'ils ne te le fassent ». Si bien que ce petit livre, sans avoir l'air d'y toucher, scrute (dans un style clair et précis, saluons au passage la bonne traduction du texte de Nwankwo) la mentalité d'une certaine couche sociale africaine et montre de quelle manière elle s'approprie une fausse modernité en croyant naïvement que le langage culturel de la communauté d'où elle est issue n'est pas capable d'engendrer sa propre modernité. Dans ce type de livre, on trouve plus de raisons de s'en prendre aux impérialismes de tout bord que dans n'importe quel manifeste politique.

Th. Mpoyi-Buatu

NKEM NWANKWO :
MA MERCEDES EST PLUS GROSSE QUE LA TIENNE
[7]

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Nkem Nwankwo est un auteur nigérian inconnu dans le monde des Lettres africaines d'expression française. Son premier roman, Danda, remonte à 1964. My Mercedes is bigger than yours est le titre original de son second roman dont la traduction française due à Josette Mane vient de paraître chez Hatier.

Ma Mercedes est plus grosse que la tienne est l'histoire de l'ascension et de la déchéance d'Onuma, fils du patriarche Udemezue Okudo, Ozo[8] d'Aniocha, un village délabré situé en pays ibo, à quelques heures de Lagos qui, pour [PAGE 147] les villageois, semble pourtant se trouver au delà du bout du monde.

Après un séjour de quinze ans à Lagos, Onuma réussit à acquérir au prix d'un endettement inconsidéré une superbe Jaguar dorée, parachevant ainsi « l'élaboration d'une personnalité narcissique et romanesque » et décida de retourner au village pour célébrer l'événement et démontrer en quelque sorte qu'il était « en prise directe sur les racines » (titre de la première partie du roman).

Son retour à Aniocha fut l'occasion d'un grand rassemblement et de grandes réjouissances au cours desquels chaque membre de la collectivité familiale vint exprimer sa fierté d'accueillir et de voir un fils de la famille enfin « arrivé ». Le chef Udemezue Okudo profita du retour triomphal de son fils pour établir définitivement aux yeux de tout le village son importance et réaffirmer sa fonction et son statut d'Ozo. Il poussa le scrupule jusqu'à accompagner en Jaguar Onuma à la messe, lui qui « n'était pas encore devenu chrétien » et qui avait toujours traité les nombreux efforts faits par diverses sectes pour le convertir avec un profond mépris, arborant tous ses attributs carnavalesques d'Ozo « qu'il n'avait pas porté depuis un certain temps ».

Bien entendu, pour Onuma, c'était le triomphe. Même s'il était incapable de dire aux villageois ce qu'il faisait exactement à Lagos, la Jaguar était là, éclatant symbole de sa réussite, donc de son importance et de sa richesse, et il en imposait à tout le monde avec beaucoup de panache et de condescendance. Il ne voyait les autres qu'à travers la Jaguar dorée. Les autres ne le percevaient qu'à travers la Jaguar dorée. Toute communication et toute relation passaient par la médiatisation inévitable et souveraine de la Jaguar dorée.

Mais voilà qu'au sortir d'un bal auquel Onuma avait assisté pour « couronner les réjouissances », la Jaguar tomba dans un ravin laissant à ses occupants juste le temps d'échapper au désastre. Onuma fut précipité dans un désespoir insondable et, au lever du jour, la nouvelle de l'accident frappa la famille de consternation. On apprend bientôt que par miracle la voiture ne s'était pas écrasée, qu'elle était intacte – à part le pare-brise qui avait volé en éclats – dans le ravin, « légèrement enfouie dans la vase » où elle semblait plus indestructible que [PAGE 148] jamais et d'où il suffisait de la tirer pour que de nouveau elle procurât à son propriétaire « des moments divins » en le portant « en douceur sur la crête d'une vague immatérielle ». Toute la famille rendit grâce à Dieu et la mère de s'écrier : « Dieu est juste. J'étais sûre qu'il n'allait pas nous reprendre la seule chose que nous avons acquise, la seule chose de sûre dans ce monde mauvais et incertain. »

Dans la deuxième partie du roman, le héros dont nul ne soupçonnait l'impécuniosité, part en quête de l'argent nécessaire à la location d'une grue qui seule pouvait remonter la voiture jusqu'à la route. Car la Jaguar dorée était sans assurance. Celle-ci avait expiré le mois précédent. L'agent avait écrit à Onuma « pour lui proposer un nouveau contrat extravagant. C'était au moment où il cherchait des fonds pour aller offrir une fête au village. Il avait jeté la lettre et oublié de se réassurer ».

Il retourna donc précipitamment à Lagos comme on retourne à son milieu naturel pour rechercher la solution à son drame et l'auteur en une succession d'eaux-fortes où l'humour se joint à un sens de l'observation extrêmement poussé nous donne à voir, à entendre et surtout à sentir cette « cité irréelle » (titre de la deuxième partie) où l'argent, la misère, le sexe, le snobisme, la confusion et l'anarchie se conjuguent pour former « un monde démentiel » régi par la loi du sauve-qui-peut.

Après bien des déconvenues, Onuma parvint grâce à un concours de circonstances particulièrement heureux à se retrouver avec trois cents livres en poche. Que pouvait bien lui refuser Lagos ? N'était-ce pas sa ville ? Il accourut vers l'objet de son rêve avec une dépanneuse et un mécanicien mais ne retrouva que le squelette dépouillé de la Jaguar sur le bord de la route ! Il en fut si affecté qu'il devint fou. Cependant ses facultés mentales ne furent annihilées que pour un temps et il reprit fort heureusement ses esprits après quelques jours de dérèglement. Mais ce fait ne devait rien changer au reste de son existence pitoyable.

La déchéance d'Onuma devint irréversible, et dans la troisième partie du roman le « héros » perd complètement le contrôle des événements qui, désormais, le charrient, homme de rien parmi d'autres gens de rien. [PAGE 149]

Cette dernière partie est un « chaos d'images »[9] sur fond de misère, de rivalités villageoises et de campagne électorale où le « héros » n'est plus que l'ombre de lui-même, un fétu malmené par des vents contraires, un vulgaire instrument au service de politiciens véreux dont l'attachement ostentatoire à la « tradition » ne s'explique que par les calculs les plus vils et dont le programme politique consiste en des démonstrations sanglantes de force et en étalage de leur richesse. Onuma, coincé à Aniocha, devenu refuge obligé, chercha donc à exploiter cette situation pour se refaire une image. Il réussit à se faire attribuer pour les besoins de la campagne électorale une Volkswagen par l'un des deux candidats en lice. Mais sa duplicité fut découverte et il dut rendre les clés avant de subir une sévère correction. Magic, son irréductible rival qu'il méprisait du temps où il conduisait sa Jaguar, le remplaça à la tâche et se vit attribuer une Mercedes. C'était trop : Onuma, sous l'impulsion mystérieuse de son rêve déçu, abattit Magic au pistolet, « se précipita (ensuite) sur lui, lui arracha les clés puis courut à la voiture et s'installa au volant. Il actionna le démarreur. Le moteur répondit. Tout à coup (son) corps vibra dans un gigantesque orgasme; sa peau se hérissa de volupté. Il jouissait mentalement au contact des flancs et du pubis de cette belle maîtresse. Puis quand il prit possession d'elle, elle se mit à avancer avec une grâce charmante, une soumission adorable, avec un doux gémissement, lui donnant tout, ne lui refusant rien. Il roula, la forçant aux prouesses les plus érotiques, la berçant, la courbant, la léchant. Des larmes de joie et de reconnaissance ruisselaient sur son visage. Et il continua de rouler, rouler sans but. Jamais il ne s'arrêterait, jamais ».

Ainsi prend fin cette hallucinante tragi-comédie que l'auteur choisit d'ouvrir d'une manière significative par cette phrase : « Il était une fois un jeune homme qui savourait les joies d'une voiture neuve », suggérant ainsi au lecteur, à l'instar du conte, l'univers mystérieux et fantasmatique dans lequel évoluent aussi bien le « héros » que tous les autres personnages dont la mentalité se structure autour d'une seule et unique valeur cardinale : l'argent.

Cette mentalité s'exprime par le désir incoercible [PAGE 150] d'étonner qui se manifeste dans la parade, les dépenses ostentatoires seules censées garantir le prestige et commander le respect; et elle aboutit souvent au délire des grandeurs, délire narcissique s'il en est, le narcissisme étant ici compris dans son acception structurale qui, selon la conception énergétique qui reconnaît la permanence d'un investissement libidinal du moi, est une stase de la libido qu'aucun investissement d'objet ne permet de dépasser complètement.

L'obsession de l'argent se double souvent dans le roman d'une autre, celle du sexe, entraînant une autre forme de psychopathie pouvant aller de la simple névrose à des cas graves de psychose dont le « héros » est l'une des illustrations les plus tragiques. Pour Onuma posséder une voiture, c'est comme posséder une femme – en même temps que la voiture lui sert de moyen privilégié pour séduire les femmes dont il raffole et envers lesquelles il affiche une condescendance toute phallocratique. Il y a entre lui et sa voiture une « entente physique » vécue avec une intensité qui débouche sur l'autisme et fait de lui un schizophrène. Il s'agit là d'une forme de psychose fonctionnelle que le vocabulaire de la psychanalyse désigne sous le terme de « formation substitutive » (Ersatzbildung) qui s'applique aux symptômes ou à des formations équivalentes comme les actes manqués, les traits d'esprit, etc., « en tant qu'ils remplacent les contenus inconscients ».

« Cette substitution doit être prise dans une double acception : économique, le symptôme apportant une satisfaction de remplacement au désir inconscient; symbolique, le contenu inconscient étant remplacé par un autre selon certaines lignes associatives »[10]. (Laplanche et Pontalis.)

Dans le cadre de la théorie économique de la libido, il s'agit du remplacement d'une satisfaction, liée à une réduction des tensions, par une autre. Mais à part cet aspect quantitatif, « la psychanalyse montre qu'il existe des liaisons associatives entre le symptôme et ce à quoi il se substitue : Ersatz prend alors le sens de substitution symbolique, produit du déplacement et de la condensation [PAGE 151] qui déterminent le symptôme dans sa singularité ».

Mais Ma Mercedes est plus grosse que la tienne est loin d'être l'aventure psychologique d'un individu en proie à ses propres fantasmes. Ce roman est, comme l'indique son titre, un roman de mœurs, un roman social, le drame pathétique d'une société africaine profondément aliénée et terriblement misérable qui évolue de façon anarchique et s'oriente au hasard et où toute la vie se résume en la poursuite de valeurs dérisoires. C'est avec un humour perspicace que Nkem Nwankwo nous fait pénétrer dans un monde déroutant et burlesque avec une œuvre où la pantalonnade la plus amusante masque difficilement un profond pessimisme et nous plonge dans le sentiment de l'absurde.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

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E. B. DONGALA :
JAZZ ET VIN DE PALME
[11]

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Jazz et vin de palme est un recueil de huit nouvelles dont l'auteur, Emmanuel Boundzéki Dongala, est déjà connu pour son roman, Un fusil dans la main, un poème dans la poche[12], qui lui valut en 1974 le prix Ladislas-Dormandi. Ce premier roman de Dongala retrace l'épopée tragique d'un intellectuel africain (Mayéla) qui, après une altercation avec son directeur de thèse raciste, décide de renoncer à la préparation de son doctorat et s'engage dans la lutte de libération en Afrique australe avant de regagner son pays, la République d'Anzéka dont il finit par devenir le Président et où il instaure un régime révolutionnaire et anti-impélialiste qui sera balayé par un coup d'Etat militaire. Mayéla est arrêté, condamné à mort et exécuté.

Le même pessimisme devant l'évolution historique de l'Afrique se retrouve dans Jazz et vin de Palme. Mais ici, l'auteur ne privilégie plus le personnage de l'intellectuel aux prises avec un idéal révolutionnaire dans un pays imaginaire – quoique facilement localisable – d'Afrique, [PAGE 152] et il nous présente tour à tour des types représentant les différentes couches sociales impliquées dans une « révolution » concrète se réalisant dans un pays africain nommément désigné, la République Populaire du Congo.

« L'étonnante et dialectique déchéance du camarade Kali Tchikati » qui ouvre le recueil nous montre l'intellectuel en proie à ses propres contradictions ainsi qu'à celles d'un système politique à l'instauration duquel il contribue avec un empressement et un dévouement sans borne et dont la logique mécanique – je veux dire aveugle – absurde et totalitaire finit par l'atteindre dans toutes les dimensions de sa personne en semant le désarroi dans ses croyances et ses certitudes, la détresse dans sa conscience et dans sa vie.

« Une journée dans la vie d'Augustine Amaya » raconte les tribulations d'une petite revendeuse d'un quartier populaire de Brazzaville à la recherche d'une carte d'identité indispensable à son commerce, unique source de revenus dont elle dispose pour faire face avec ses six gosses à sa vie d'épouse abandonné et de femme seule. Depuis Le Mandat de Sembène Ousmane, nous sommes familiarisés (hélas!) avec ce drame qui s'observe dans tous nos pays, drame auquel « le développement impétueux et ascendant » de la Révolution au Congo n'a rien changé.

« Le procès du Père Likibi » nous transporte dans le monde paysan, un monde confronté aux affres d'une sécheresse implacable, acculé au désespoir... et qui se situe en marge de la logique, de l'idéologie et du « processus » révolutionnaire que développe un système qui, au demeurant, ne correspond à rien que son esprit puisse appréhender, ne répond à aucune de ses préoccupations quotidiennes, ne s'inspire de nul aspect de son expérience concrète et ne tient pas le moindre compte de ses traditions séculaires. Le paysan assiste tantôt amusé, tantôt indifférent, parfois hébété et désarmé à des événements dont les conséquences se révèlent désastreuses pour sa vie.

Cette même tragédie se retrouve – sur un autre mode – dans la couche des gagne-petit qui font montre d'un militantisme flamboyant et grand-guignolesque, suppléant l'ignorance par un zèle ardent, souvent cocasse, mais toujours calculé dans le seul dessein d'améliorer [PAGE 153] leurs conditions de vie, et qui ne trouvent à la fin, au lieu de la réalisation de leurs ambitions (elles-mêmes suscitées par la Révolution) que la plus amère désillusion. C'est cela que nous révèle « la cérémonie », cinquième nouvelle d'un recueil dont l'auteur semble s'être donné pour but de nous présenter « L'homme » (titre de la quatrième nouvelle) victime d'un système absurde et effroyable, « " L'homme ", espoir d'une nation et d'un peuple qui dit NON, et qui veille... (p. 84) » Dans la souffrance et la détresse.

Les cinq premières nouvelles sont donc le diagnostic d'un mal devant lequel l'auteur se montre (lui aussi) désarmé. Car les trois dernières, tout en nous apparaissant comme la recherche d'un remède, se révèlent une fuite vers un ailleurs imaginaire, idéal et lointain, une quête de dérivatifs et en définitive un aveu d'impuissance qui ne va pas sans une certaine amertume.

La nouvelle qui donne son titre au recueil nous introduit dans le monde merveilleux de la politique-fiction qui permet à l'auteur de donner avec humour libre cours à ses désirs et fantasmes, et d'où il lance des traits acérés d'une ironie amère contre ce monde-ci qu'il récuse manifestement. Cette nouvelle prélude à l'évocation hallucinée du séjour de l'auteur à New York[13] dans « Mon métro fantôme » et de sa rencontre avec le saxophoniste John Coltrane (1926-1967) qui consacra sa vie à la poursuite solitaire et tenace de l'absolu et dont l'idéal semble l'attirer irrésistiblement. « Il y a trop de faux dans ce monde, s'écrie J.C., trop de frelaté. Les relations entre les hommes sont si fausses, l'argent gâche tout, la sincérité n'est pas conseillée pour qui veut devenir riche ou puissant; alors il nous reste, du moins à moi, il me reste l'art, la musique. C'est la seule chose qui compte pour moi. Luttons au moins pour qu'elle reste pure (pp. 141-142) ». Cette nouvelle, « A love Supreme », qui clôt le recueil semble donc apporter à l'auteur le remède à son impuissance sous la forme d'une nouvelle philosophie, c'est-à-dire d'un nouvel art de vivre et d'exister. « J'ai vu, affirme Dongala, les meilleurs camarades de ma génération aller au sacrifice, se faire massacrer pour des [PAGE 154] idées auxquelles ils tenaient : crois-moi, J.C., ta musique soutenait leur foi. C'est là le triomphe de l'artiste sur les militants politiques, il ne cherche pas à persuader ni à faire le bonheur des gens, parfois même contre eux; il laisse à chaque individu le plaisir de se découvrir et découvrir en même temps que lui ces choses merveilleuses et extraordinaires qui doivent exister quelque part dans l'univers... (p. 152) » Est-ce vraiment là, le remède au mal ?

Des critiques se sont entendues pour relever doctement et déplorer le « style pompier », les invraisemblances d'ordre polémologique liées à l'insuffisance de la documentation, « l'exotisme de la guérilla », le manque de « réalisme », l'effet d'accumulation... qui « empêchent » le premier roman de Dongala jugé « intéressant » « d'être pleinement réussi ». On a affirmé par ailleurs avec force références à la France et aux grands romanciers français que « quelques mois d'un travail supplémentaire d'élagage avant de le remettre à l'éditeur eussent sans doute permis à ce premier roman d'Emmanuel Dongala d'être aussi un grand roman ». Faut-il croire que depuis Dongala s'est corrigé et amélioré ? Car Jazz et vin de Palmes nous fait découvrir aussi le talent exquis d'un écrivain confirmé qui maîtrise admirablement son art et qui, par le biais d'une manipulation astucieuse du mot, force l'idée et nous ouvre ainsi la voie vers la compréhension d'une réalité qui nous écrase et dont l'opacité est par elle-même une cause de désarroi.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

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RECTIFICATION

A Mongo Béti

Mon cher ami,

Je viens de recevoir le no 27 de la Revue où figurent deux de mes articles. Merci.

Mais j'ai constaté que mes textes ont été mal reproduits.

– Dans le premier, Le phénomène des littératures nationales en Afrique, je lis p. 59 (paragraphe du milieu de la page) :

« Ce qui nous intéresse, ce sont les conséquences psychologiques [PAGE 155] qui devaient découler de cette balkanisation de l'Afrique : résurgence du tribalisme pogromatique; micro-nationalisme xénophobe et spoliateur cultivant la différence; patriotisme mesquin et carnavalesque de tirailleur inculte et analphabète promu Chef d'Etat, et pour qui toute opposition intérieure est nécessairement téléguidée de l'extérieur par « l'étranger jaloux du bonheur infiltré dans nos rangs ». La littérature négro-africaine allait s'en ressentir. »

Il fallait écrire :

« Ce qui nous intéresse ce sont les conséquences psychologiques qui devaient découler de cette balkanisation de l'Afrique : résurgence du tribalisme pogromatique; micro-nationalisme xénophobe et spoliateur cultivant la différence; patriotisme mesquin et carnavalesque de tirailleur inculte et analphabète promu Chef d'Etat, et pour qui toute opposition intérieure est nécessairement téléguidée de l'extérieur par « l'étranger jaloux du bonheur de notre peuple », pour qui toute pensée dissidente désigne « l'ennemi infiltré dans nos rangs ». La littérature négro-africaine allait s'en ressentir. »

– Quant au second texte, Le leader charismatique dans la dramaturgie de Aimé Césaire, il se termine à la page 159 par une phrase incomplète à laquelle on a mis un point. La dernière partie du texte n'a donc pas été reproduite, et l'article finit d'une manière bien bizarre.

L'article devrait se terminer ainsi :

« ... Ce dernier, être surhumain, évolue dans la fiction théâtrale et pose des actes dans lesquels sont transposés des événements historiques réels ou souhaités ou encore volontairement rendus énigmatiques pour suggérer l'inextricable complexité et la richesse du personnage. Le leader charismatique devient un héros mythique à l'autre bout de la création artistique.

« C'est que l'artiste à l'œuvre ne peut faire le vide en lui. Dominé par une conviction profonde, il projette dans le choix des thèmes et des personnages certains complexes individuels qui enveloppent et conditionnent la facture de l'œuvre ».

Je te prie de bien vouloir faire rectifier ces erreurs dans le prochain numéro.

Fraternellement.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

[PAGE 156]

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EPOUSE, MERE ET FOLLE, PLAIDOYER POUR MOI-MEME
(Asile de Jacksonville, 1860)
par Elizabeth Packard (Payot)

Laurent GOBLOT

Née en 1816, on ne sait que peu de choses d'elle jusqu'en 1860 : mère de six enfants, mariée à un Calviniste, demeurant à Manteno, village de l'Illinois.

En mai 1860, elle affirme des opinions différentes de celles de son mari. Celui-ci, avec l'aide du père d'Elizabeth et de ses deux frères, la fait enfermer, après avoir répandu le bruit qu'elle est folle.

Par l'écriture de ce livre, elle plaide pour sa liberté, gagne le procès qui la reconnaît saine d'esprit en janvier 1864. Son livre a suffisamment de succès pour lui assurer l'aisance.

L'intérêt de ce livre aujourd'hui ? 1863 : Lincoln proclame l'émancipation des esclaves. 1865 : le 13e amendement abolit l'esclavage, et le Nord triomphe.

Ces opinions qui la séparent de son mari, ne sont pas seulement religieuses. Féministe, elle n'admet plus le sort de son sexe; et, dans le cadre de la Guerre de Sécession, elle compare le sort des femmes à celui des Noirs.

Elle revendique une existence individuelle, mentale, juridique, constitutionnelle, pour les femmes comme pour les « Nègres ».

Le chapitre « Rébellion dans la famille, rébellion dans le pays » compare, en 33 articles, sa situation et celle des Noirs :

« Mon mari est conservateur, j'ai des idées avancées; il est calviniste, je suis chrétienne. De même, le Sud et le Nord ont évolué différemment, l'un vers l'esclavage et l'oppression, l'autre vers la liberté et les droits de l'homme. »

Elle compare les moyens qu'elle utilise pour sortir son livre de l'asile avec le « chemin de fer souterrain », réseau de relais-cachettes, qui permettait aux Noirs de gagner le Nord.

Son livre est aussi actuel par un autre côté : cette [PAGE 157] personne qui dit : « Je suis une prisonnière qui avance de vingt ans sur mes contemporains », est enfermée parce qu'elle n'accepte pas le monde où elle est, dans un asile de fous, comme on le fait, ici et là, encore aujourd'hui.

Elle identifie sa situation de femme mariée, propriété de son mari et sans existence devant la loi, à celle des esclaves noirs : « Car, de même que les Sudistes ne consentiront jamais à la disparition de leur pratique domestique sans leur agrément, mon mari n'acceptera pas que le gouvernement me sépare de lui, contre sa volonté ».

UN ASILE, PAS UNE PRISON

Dans un entretien avec un écrivain nigérian, Mongo Béti dit que « le refuge naturel des colonisés est la satire et l'ironie ». Mme Packard, dans ce plaidoyer pour elle-même, sait, elle aussi, se servir de cette arme, et je ne résiste pas au plaisir d'en faire une citation, qui concerne son geôlier :

    « Le Dr McFarland n'aime pas que je parle de cet établissement comme d'une prison – il dit que ce n'est pas vrai.

    S'il lui arrive un jour d'être emprisonné, il pourra déclarer tant qu'il voudra qu'il est en « villégiature ». Ce n'est pas moi qui lui dicterai son livre, si jamais il en écrit un.

    Pourtant, s'il contemplait le monde extérieur à travers de solides barreaux de fer, et s'il lui prenait la fantaisie d'aller faire un tour, et qu'il soit obligé de demander à son gardien : « Voudriez-vous m'ouvrir la porte, j'aimerais sortir un peu, pour cueillir cette fleur, par exemple ». Si, étant sorti, il devait demander qu'on lui ouvre la porte pour rentrer, et si alors il prétendait encore être « en villégiature », libre à lui.

    Quant à moi, j'en suis tout à fait incapable. Je ne suis pas venue non plus pour faire sa connaissance, quoi qu'il en pense, puisque j'ignorais jusqu'à son existence, quand Calvin incarné nous a présentés l'un à l'autre. Il est bel homme, c'est certain, mais je vous jure que je ne [PAGE 158] lui aurais jamais fait une aussi longue visite, si j'avais pu m'en dispenser!

    C'est lui qui a obéi à Calvin (son mari), prenant toujours plus son parti; aussi ne faudrait-il pas qu'il se lamente aujourd'hui, d'avoir été forcé de me garder trop longtemps !

    J'ai l'impression qu'il est en train de fomenter quelque chose, car Théophilus, mon fils aîné, m'a dit le mois dernier, que son père lui avait écrit, depuis sa dernière visite ici « qu'il avait peur qu'on ne puisse garder sa femme plus longtemps à l'asile ». Cela lui fait-il vraiment peur ? Qu'il se rassure : il n'est pas en danger. Mrs Packard croit le monde suffisamment vaste pour qu'elle et son mari y vivent sans jamais se rencontrer.

    A la vérité, j'ai souvent pensé que le docteur et mon mari étaient capables de s'entendre, afin que ma visite ici dure aussi longtemps que ma vie ! Mais ne faudrait-il pas alors que le docteur me fasse, pour ainsi dire, une sorte de demande en mariage ? Ne suis-je pas une des parties en cause ?

    Je l'observe avec attention ces temps-ci pour tâcher de deviner ce qui se trame. S'il me laissait toute liberté pour écrire mon livre, il courrait évidemment le risque de voir ma gratitude grandir, et se transformer en un sentiment plus violent ! Car pour moi, femme américaine, penser, dire et écrire ce que je veux serait si nouveau que je serais capable de tout pour celui qui m'offrirait une telle liberté! Je me demande même si je n'irais pas jusqu'à proposer à cet homme étonnant de devenir le protecteur de mes enfants sans défense!

    Toutefois, je suis restée ici uniquement parce que je ne pouvais fuir, et qu'il faut bien supporter ce qui est sans remède. Il y a bien longtemps que je supporte le Dr McFarland, et je ne sais quel est le remède qui m'en guérirait...

    Il y a un dicton – j'ignore s'il est fondé – qui dit que nous subissons le méchant avant de le plaindre, et qu'à la fin, nous l'embrassons. J'ai enduré et plaint le Dr McFarland; mais que je l'embrasse un jour dépend entièrement des circonstances ! Pour l'instant, la liberté d'esprit qu'il m'offre ressemble fort à un miroir aux alouettes ! »

[PAGE 159]

Cette arme de l'ironie fut efficace, puisqu'elle put sortir, grâce à son livre, de l'asile, malgré son mari, son père, ses deux frères, qui témoignaient contre elle.

Au fond, c'est parce qu'elle est femme, enfermée parce qu'elle ose penser, qu'elle est amenée, dans ce plaidoyer, à élargir aux autres, à se chercher des alliés pour son combat, à comparer son oppression à celle de l'esclave, dans le climat du temps, citant d'autres femmes saines d'esprit, emprisonnées comme elle.

Elle n'est pas abandonnée par ses enfants – sauf un – qui viennent la voir, ses enfants dont on la sépare (comme on séparait les Noirs de leurs enfants), et qui l'aident :

« Mon fils Isaac, un très intelligent garçon de 16 ans, parle de son père : il ressemble, dit-il, à un homme engagé dans une lutte à mort avec un énorme volcan, craignant affreusement sa violente explosion ».

Sa fille de dix ans, peu avant son incarcération, lui avait dit :

« Maman, si tu devais être forcée de nous quitter, je n'oublierais jamais ton exemple, et j'affronterais mes malheurs comme tu affrontes les tiens. »

Mme Annie Kriegel parle d'une solidarité entre Juifs et Noirs, « de période en période ». Il existe aussi une solidarité entre Noirs et femmes, de période en période : l'une de ces périodes est la Guerre de Sécession, Elizabeth Packard en donne un témoignage; la réédition de son plaidoyer indique que notre époque est aussi une de ces périodes.

Laurent GOBLOT


[1] Voir à ce sujet la subtile analyse d'O. Tobner, in PNPA, no 11.

[2] Hatier, 1981, 1er vol. de la coll. « Monde Noir Poche ».

[3] Au sujet des littératures nationales, cf. G.O. Midiohouan : « Le phénomène des littératures nationales en Afrique », in PNPA, no 27 (mai-juin 82).

[4] « Pour une modernité africaine », Présence africaine, no 116, 4e trim. 1980.

[5] PNPA, no 25, janv.-févr. 82.

[6] « Le Monde » du 15 juillet 82.

[7] Paris, Hatier, Collection Monde Noir Poche, 1982, 160 p.

[8] Titre de chef.

[9] C'est le titre de la troisième partie.

[10] Cf. J. Laplanche et J.B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967.

[11] Paris, Hatier, Collection Monde Noir Poche, 1982, 156 p.

[12] Paris, Albin Michel, 1973, 284 p.

[13] Emmanuel Bondzéki Dongala qui est professeur de chimie à l'Université de Brazzaville a fait une partie de ses études aux Etats-Unis.