© Peuples Noirs Peuples Africains no. 28 (1982) 96-126



LES DEUX MERES DE GUILLAUME ISMAEL DZEWATANA

(suite)

Mongo BETI

Malgré la répudiation de sa mère, Guillaume Ismaël, un petit Africain est sans rancune contre la nouvelle épouse de son père, une Française.

Celle-ci est arrivée sans rien connaître de l'Afrique, exception faite des étudiants noirs côtoyés à la faculté des lettres de Lyon au début des années soixante.

Contre toute attente, une vive amitié se noue entre l'adolescent noir et la jeune femme blanche, déjà mère d'un nourrisson mulâtre.

Mais l'Afrique, ou du moins une certaine Afrique semble jouer à tourmenter la nouvelle venue en lui dévoilant avec une sadique lenteur ses plaies purulentes, l'une après l'autre. L'affection le plus souvent muette de Guillaume Ismaël ne sauve pas sa belle-mère de la certitude d'être lentement mais irréversiblement rejetée. Nous voici parvenus à l'épisode crucial du roman.

Le hasard décide de raviver du moins la passion de Marie-Pierre pour son mari, un haut magistrat africain qui lui a paru jusqu'ici bien falot, bien pleutre : un coup de théâtre lui révèle le vrai visage d'un homme qui, accablé comme toute sa génération par mille rigueurs de l'Histoire, n'a pas hésité à défier le fatum. [PAGE 97]

*
*  *

Le dernier propos d'El Malek rendit insoutenable une atmosphère qui, par sa faute, n'avait cessé de s'alourdir. Monsieur Makouta déployait en vain des trésors d'imagination pour sauver sa fête. Sa finesse, pour une fois, n'avait cessé de faire merveille. En ouvrant la soirée, il avait esquivé toute mention du conflit qui opposait ses deux amis, se bornant à déclarer à la nombreuse assistance qu'elle était réunie pour célébrer l'achèvement des travaux qui, sous la direction de Marie-Pierre, une femme remarquable par son énergie, son intelligence, son dévouement, avaient transformé la villa Dzewatama en une demeure digne de l'un des hommes les plus éminents de la jeune République.

Il s'était courageusement ingénié non sans succès à couvrir les déclarations épouvantables d'El Malek en débitant des histoires désopilantes qu'il adressait à la cantonade, en actionnant l'amplificateur d'un tourne-disque dont il s'était réservé l'accès de façon à assourdir l'assemblée des cuivres des biguines, sa musique préférée, ou en précipitant le défilé des artistes primitivement programmés jusqu'à l'heure du couvre-feu. Mais rien ne put endiguer les fulminations d'El Malek : sur le fond des conversations rendues aussi convulsives que le rire amer de la mer par l'alternance dramatique de la jubilation et de l'effroi, elles explosaient à intervalles inégaux.

– Il aurait suffi à un Blanc, claironnait maintenant la voix goguenarde de l'intellectuel illuminé, il aurait suffi à un Blanc de mettre à son actif le seul solo de trompette de Tight like this pour être proclamé l'unique génie de ce siècle, pour être fêté avec raison comme un dieu, pour engranger dans un coffre-fort de sa banque autant de milliards que le merveilleux Picasso. Mais observez bien l'état de fortune respectif de ces deux géants au moment où ils disparaissent à deux années seulement d'intervalle...

Durant quelques secondes la société fut ravie jusqu'au mutisme par l'insolente pertinence et la nouveauté de cette vue. Bientôt cependant, sous le fouet inlassable de monsieur Makouta, le bourdonnement des conversations s'élança de nouveau, s'enfla, puis se cabra tout à coup, car El Malek le diabolique venait d'aborder un sujet dont l'effronterie stupéfia quelques invités, mais glaça le plus grand nombre. [PAGE 98]

– Et n'allez surtout pas me parler des grands experts blancs à la mode, ah non! Imposture, tartuferie et compagnie, ouais ! N'avez-vous pas fait l'observation suivante : quand le célèbre auteur de « L'Afrique est mal partie », René Dumont, évoque la situation d'un pays de l'Afrique dite francophone, le gourou n'excelle-t-il pas surtout dans l'évasif, le réticent et même le circonspect ? Mais quelle précision, mes agneaux, quelle véhémence robespierrienne, quelle verve pour décrire les malheurs d'un pays africain non francophone ! Imaginons donc un instant le grand Ho Chi Minh recevant du maître la veille de Cao-Bang ou de Dien-Bien-Phu une leçon d'agronomie appliquée. Hein, imaginez un peu cette scène-là, mes enfants. Quelle énormité l'oncle Ho n'aurait-il pas dû subir à propos de la priorité absolue de l'agriculture, sur la désuétude des luttes armées comme moyen d'assouvir la famine des populations. Heureusement pour le peuple vietnamien, le vieux Ho ne sollicita aucune leçon auprès du gourou omniscient. Les Vietnamiens crèveraient toujours de faim aujourd'hui. Il n'en est rien, mes agneaux, quoi que disent nos gourous à sinécures. Nous avons bien tort de nous laisser intimider, je devrais dire terroriser par ces gens-là. Nous sommes d'ailleurs sans exemple dans ce domaine. Tous les peuples autrefois colonisés ont renvoyé les gourous blancs à leurs chères études, parfois à coups de pied au cul. Nous seuls, Senghor en tête, nous entêtons à leur complaire, à gaver ces fainéants de gratifications...

Guillaume et Marie-Pierre remarquèrent alors que le divisionnaire Alexandre Tientchou, assis non loin d'eux, grommelait à mi-voix selon sa coutume, peut-être depuis longtemps, un soliloque hiératique d'où fulgurait de temps à autre une formule à la Fouquier-Tinville. Le policier parlait d'égarés acharnés à saper l'autorité des dirigeants nationaux et qui trouvaient malheureusement une audience regrettable auprès de certains étrangers, d'ailleurs acquis d'avance à la cause de la subversion. Ses propos traduisaient une colère sourde, de moins en moins retenue à mesure que le temps passait et que se poursuivait la diatribe du diabolique El Malek.

L'évocation de René Dumont sonna le signal de l'éclat. Le divisionnaire, qui s'était levé avec une lenteur cérémonieuse, parut un instant se raidir dans l'attitude du [PAGE 99] bourgeois outragé qui s'apprête à flétrir les mauvaises manières d'un garnement, puis, comme se ravisant, il demanda son chapeau dont il n'hésita pas à se couvrir malgré l'heure avant de quitter le salon d'un pas éloquent, aussitôt suivi par un premier groupe d'invités, qui l'imitèrent sans hâte, comme des automates plaisants réglés d'avance par un mécanisme d'horlogerie.

Ce fut enfin la débandade, le tout venant des invités ayant apparemment soudain pris conscience de la situation. Marie-Pierre se souvint de la soirée au cours de laquelle la prestation d'un jeune imitateur avait semé la panique qui lui sembla alors inexplicable; elle eut le cœur serré. En quelques minutes la maison se vida de ses hôtes et la malheureuse famille se retrouva seule au milieu des décombres d'un dîner écroulé comme un château de cartes...

Les dignitaires du régime et les hauts fonctionnaires cessèrent du jour au lendemain de paraître chez les Dzewatama. Jean-François avait certes beaucoup changé, mais à l'idée de s'enfermer dans le ghetto conjugal, il éprouvait une étrange angoisse et même de l'humiliation, comme s'il eût été menacé d'être abandonné sur la touche de la vraie vie. Il en vint peu à peu à renouer avec les originaires de son ethnie, grâce à Emile qui n'en avait jamais été coupé. Leurs traditions de solidarité les avaient regroupés en une colonie habitant tout un quartier de Niagara. Il se garda toujours d'y amener Marie-Pierre, sans doute pour ne pas mettre son frère et sa femme face à face. Le nouveau cours des événements allait durer deux années. La nouvelle société de Marie-Pierre était une population jeune, mais fruste et primesautière de petits employés du commerce et de l'administration d'Etat, souvent accompagnés de leurs épouses endimanchées et ahuries, toujours en goguette quand leur foule submergeait la villa. Marie-Pierre dut se mettre à l'école de nouvelles mœurs sinon d'une nouvelle vision du monde. On l'embrassait à pleine poitrine, mais jamais sur la joue. On pompait du cognac comme de la limonade. On urinait joyeusement le long des plates-bandes.

Certains l'appelaient « ma chère sœur », d'autres « ma mère vénérée », d'autres encore « ma fille bien-aimée ». Il arrivait qu'elle se montre surprise de ces désignations alors on avait recours à Guillaume dont le talent [PAGE 100] de traducteur polyvalent ne cessait de s'affirmer. Et de dérouler à l'intention de Marie-Pierre, et par le truchement de l'adolescent, toujours de bonne volonté, le prodigieux lacis de parentages dont on disait que la jeune femme se trouvait désormais prisonnière pour avoir épousé Jean-François. C'était d'ailleurs là l'unique sujet de leur conversation et pour comprendre ce qui étriquait leur confidence, Marie-Pierre hésitait entre la timidité naturelle devant une étrangère, la difficulté de communiquer au moyen de la langue française qu'ils parlaient très mal ou le parti pris de s'en tenir aux sujets les plus anodins par crainte des mouchards.

Elle commençait à soupçonner qu'au fond c'étaient de braves gens qui avaient eu le malheur de naître dans un pays absurde, à une époque maudite de l'histoire de l'humanité, comme d'autres braves gens, ni plus méritants ni plus intelligents, avaient eu la chance de naître en Provence, en Californie, en Ecosse ou au Schleswig-Holstein. Imaginant leurs homologues de Marseille, de Los Angeles, d'Edimbourg ou de Lübeck, elle se prenait insensiblement d'affection pour eux, comme elle s'était prise d'amitié, dès le premier jour, pour Guillaume. Dans son idée, c'étaient autant de Guillaume devenus adultes. Il aurait suffi de si peu pour qu'elle se sentît des leurs, qu'elle découvrît enfin le creux de l'oreiller que sa quête inconsciente, pareille à l'agitation de l'insomniaque, ne lui avait toujours pas offert.

Ce trop bref intermède de bonheur prit subitement fin. Revenue du collège à la fin d'un après-midi de décembre, Marie-Pierre trouva des représentants des Zombo-Nanga, l'ethnie de Jean-François, installés dans son salon et sirotant sereinement de la bière prise dans son réfrigérateur. Ils désiraient s'entretenir avec le Procureur d'un problème d'une extrême gravité. D'ailleurs ils consentirent presque aussitôt à en livrer les éléments essentiels à Marie-Pierre, puisqu'elle était maintenant des leurs. On menaçait de chasser de la fonction publique tous les ressortissants des Zombo-Nanga, à moins que Jean-François, leur chef de file, ne se décidât à signer.

– Signer quoi ? demanda à plusieurs reprises Marie-Pierre en s'impatientant chaque fois davantage.

– Nous n'en savons rien, nous, lui répondait-on invariablement : mais Jean-Francois le sait certainement, lui. [PAGE 101] Où est-il ? Nous devons lui parler de toute urgence. Demain il sera trop tard, peut-être.

Entre les visites de ses élèves jeunes-filles et les incursions incessantes des Zombo-Nanga, Marie-Pierre n'avait accordé qu'une attention distraite aux absences, devenues depuis quelques jours fréquentes et prolongées, non seulement de Jean-François mais même de Guillaume. En vacances depuis environ le 20 décembre, l'enfant ne paraissait guère à la villa où il ne devait revenir que très tard le soir pour dormir. Quant à Jean-François, il semblait de nouveau en proie à ses vieux démons. Mis en quarantaine au Palais de Justice où on ne lui confiait plus aucun dossier, il quittait pourtant sa maison à peine levé et n'y revenait qu'à des heures très tardives, le plus souvent à minuit passé.

– C'est extrêmement urgent, déclarèrent une dernière fois les visiteurs. Il faut retrouver Jean-François avant demain et lui soumettre notre cas. Il y va de la survie de nos familles. Que mangeraient nos femmes et nos enfants si nous étions privés de notre salaire ?

Sur ce, les représentants des Zombo-Nanga quittèrent la villa en promettant de revenir le lendemain matin.

– Où trouver mon mari ? demanda Marie-Pierre d'une voix suppliante à Véronique, une de ses élèves entrée peu avant que les visiteurs s'en aillent. Aide-moi, ma fille. Il est déjà six heures, la nuit va tomber dans quelques instants. Dans mon pays, j'irais frapper à la porte des hommes importants qui ont été ses amis. Ils savent peut-être où le retrouver à cette heure. Oui, mais ils ne sont certainement pas chez eux non plus.

– Oh si, madame, fit Véronique avec vivacité.

Elle exposa que, traditionnellement, il était interdit d'organiser des réunions au mois de décembre, à moins que ce ne fût en famille.

– Tiens, fit Marie-Pierre, je l'ignorais, celle-là. Pourquoi en décembre ?

La jeune fille expliqua, après bien des hésitations, que c'était pour empêcher les gens de commémorer de quelque manière la mort du plus grand patriote national, assassiné en décembre 1959. La plupart des hauts fonctionnaires obéissaient à cette interdiction et restaient chez eux pendant la deuxième quinzaine de décembre. On [PAGE 102] était donc assuré de les trouver dans leurs villas pendant les fêtes de Noël.

– C'est pourtant un haut fonctionnaire aussi, mon mari ! fit Marie-Pierre.

– Mais lui, il n'obéit plus.

– Ah oui ? s'étonna naïvement Marie-Pierre. Et depuis quand n'obéit-il plus ?

– Je ne sais pas, madame, fit l'adolescente, consciente tout à coup d'en avoir trop dit.

– Voyons, ma petite Véronique, comment sais-tu qu'il n'obéit plus ou gouvernement ? C'est Sœur Dorothée qui vous a raconté cela, pas vrai ?

– Madame, tout le monde sait ça même, répartit la jeune fille.

– Peu importe, écoute, ma fille, viens avec moi, je t'en supplie. Que vais-je devenir si tu m'abandonnes ? J'irai d'abord voir chez ses anciens camarades hauts fonctionnaires. S'il est absent d'ici, où peut-il bien se trouver sinon là-bas, bien qu'ils l'aient mis en quarantaine ? Mon Dieu, que c'est compliqué.

Chez monsieur Makouta où les deux femmes commencèrent leur enquête, des gardes du corps armés jusqu'aux dents, mais nullement menaçants, les laissèrent entrer sans difficulté, comme des habitués; du même coup ils dédaignèrent de leur indiquer comment se guider à travers la petite propriété entourée d'un véritable mur d'enceinte, et chargée de dépendances. Il sembla à Marie-Pierre, qui ne s'était jamais séparée de son mari dans une telle circonstance et qui découvrait à la lettre ces réalités, qu'elle venait de pénétrer, non pas dans la propriété urbaine d'un haut fonctionnaire, mais dans un village africain. Des femmes portant un enfant dans le dos pilaient le mil en cadence à l'entrée d'un petit pavillon, éclairées par la lueur jaune d'une lampe rustique. Non loin de là, des jeunes filles aux seins nus exécutaient une danse gracieuse, stimulées par des xylophones qu'on appelait ici balafons. Des tam-tams résonnaient quelque part, sans doute dans la cour symétrique, de l'autre côté de la maison du maître, une imposante villa, vers le perron de laquelle Véronique se dirigeait sans émotion apparente, comme familiarisée de longue date avec les lieux.

Marie-Pierre suivait ce guide providentiel, un peu hébétée [PAGE 103] par le vacarme des rythmes nègres, la cacophonie des musiques et des chants, les cris des enfants se poursuivant dans la pénombre orageuse, le brouhaha des voix impétueuses d'hommes un peu gais.

Marie-Pierre était presque dans un état second en gravissant les dernières marches du perron, sur les talons de Véronique. Les deux femmes aperçurent le maître des lieux installé dans un vaste canapé de son salon, au milieu d'une assemblée qu'agitaient les mouvements désordonnés mais nonchalants d'une communauté sans souci. Portant un pagne drapé par-dessus un boubou, à la manière de Kwamé Nkrumah, il était entouré de vieillards dont les regards gonflés de gratitude dévoraient une plantureuse matrone donnant le sein à un nourrisson aussi placide que l'allaiteuse.

Monsieur Makouta se précipita au-devant des deux femmes, avec sa fougue, sa chaleur et sa spontanéité coutumières, comme s'il eût accueilli des invitées impatiemment attendues. Sa jovialité communicative émut Marie-Pierre enchantée de surprendre dans l'intimité un homme égal au personnage public. Il l'entraîna dans la foule qui se pressait dans les salles, dans les couloirs, dans les cours, dans les dépendances, aux endroits les plus insolites, et qu'il appelait sa famille.

Aussi comédien que dans les salons mondains, il s'approcha d'une vieille Africaine ridée, au regard triste, dont il caressa un instant la joue avant de déclamer

– Voici la femme qui m'a donné le jour.

Un autre trait de son humour acheva de séduire Marie-Pierre : ayant fait venir plusieurs femmes auprès de l'allaiteuse placide, il déclara en désignant successivement chaque membre de ce groupe attendrissant :

– Voici ma première moitié celle-là, c'est la deuxième; cette autre, la troisième...

Marie-Pierre rit aux larmes, à la grande joie de l'assemblée, ravie de voir cette belle Européenne se mêler librement, quoique seule, à une foule noire et y prendre plaisir.

Les dernières réserves de Marie-Pierre s'étaient évanouies; à l'invitation de monsieur Makouta, elle s'assit sans façon sur le canapé entre le haut fonctionnaire et Véronique.

– Un célèbre humoriste, dit-elle, recommandait un [PAGE 104] jour de construire les villes à la campagne. Cher ami, je vois que tu as découvert un secret à l'inverse de cette formule fameuse : en somme, avec ton monde, tu as transporté la campagne à la ville, et, en quelque sorte, le passé au présent, ou inversement.

– Eh oui, Marie-Pierre, pourquoi pas ? répondit vivement monsieur Makouta. Nous autres, Africains, nous n'avons pas cessé de vous étonner.

Comme toujours autour de cet homme étonnant, whiskies, champagnes, cognacs, vins fins s'épandaient. Marie-Pierre s'aperçut pourtant que lui-même ne buvait que du jus de fruit; elle s'avisa tout à coup qu'elle ne l'avait jamais surpris en flagrant délit d'ébriété, au contraire de la plupart de ses pairs; qu'à dire vrai elle ne l'avait jamais vu boire à proprement parler; qu'il était l'un des rares camarades de son mari à ne jamais empester l'alcool. Etait-ce bien le noceur qu'elle avait si longtemps cru voir en lui ? Et pourquoi pas un homme de cœur acharné à semer le bonheur autour de lui, à sa manière, dût-il se trouver acculé à concilier les inconciliables ? Pourquoi pas une espèce de sage après tout ? Pourquoi chaque société ne sécréterait-elle pas une forme de saint selon son génie particulier? Si Jean-François avait été un sage à la manière de monsieur Makouta, quelle n'eût pas été la chance de bonheur de leur couple?

– Il y a longtemps que je n'ai pas rencontré Jean-François, exposa monsieur Makouta en réponse à la question de Marie-Pierre. Vous vous ressemblez bien, ton mari et toi. Si, si, si, Marie-Pierre; d'autres s'y tromperaient peut-être, pas moi. A Lyon, j'ai tout de suite compris ce qui vous rapprochait. Tu veux le savoir ? Vous êtes deux âmes tourmentées, à la recherche de l'absolu. Si je me souviens bien du cours de mon professeur de Première, c'est le propre des personnages romantiques : par exemple Julie et Saint-Preux dans la « Nouvelle Héloïse ». J'en sais des choses en littérature. Tu ne l'aurais pas cru, hein, Marie-Pierre, avoue ? Tu dois nous prendre tous pour des ignares.

– C'est une calomnie, qui est devenue une légende, cher ami. Et je suis affreusement humiliée de voir un homme de ta qualité reprendre cette méprisable sornette à son compte.

– Bref, vous ne savez pas prendre la vie comme elle [PAGE 105] vient, ton mari et toi. Au lieu de jouir d'aujourd'hui vous en êtes déjà à demain ou à après-demain. Vous vous avancez au rythme ailé du rêve, au lieu d'emboîter le pas au réel. Est-ce que j'ai raison, Marie-Pierre ?

– Peut-être, fit tristement Marie-Pierre.

– Jean-François a l'air d'un homme tranquille comme ça, un peu poète bien sûr. En réalité, et ce n'est pas toi qui me démentirais, Marie-Pierre, c'est un garçon un peu fou qui invente projet sur projet. Et quels projets, oh là là. Non, tu ne devrais pas le rechercher. Il ne faut jamais courir après son homme. Si tu étais une Africaine, tu saurais que les hommes sont comme des chats, et tu attendrais tranquillement chez toi que ton mari te revienne.

Chez le commissaire divisionnaire Alexandre Tinetcheu, véritablement retranché dans sa villa comme dans un bunker, le décor était certes comparable, mais l'accueil ne rappela en rien l'affabilité affectueuse du chef du protocole. Les deux femmes ne furent autorisées à entrer qu'après d'interminables conciliabules des gardes, sans doute obligés d'en référer à plusieurs reprises à leur patron. Précédée de Véronique, Marie-Pierre longea des parterres où régnaient le silence et les ténèbres. Le policier confinait apparemment sa tribu dans les contraintes de la discrétion glacée et de la respectabilité, ce qui ne surprenait point de la part de cet homme d'ordre.

Le maître des lieux était en bretelles quand il vint rencontrer les deux femmes sur le seuil, et c'est là que se déroula tout l'entretien. Son maintien parut aussi emberlificoté, aussi raide que s'il avait avalé un manche à balai; ses propos furent empreints à la fois de dépit, de dédain et d'une étrange aura de menace. Jamais on ne put dire plus justement d'un homme qu'il se montrait aussi aimable qu'une porte de prison. Sitôt loin de ce monstre, Marie-Pierre ne put retenir des réflexions amères :

– Et dire que naguère il avait pratiquement élu domicile chez moi, puisant sans façon dans mon frigo. Il aurait pu au moins nous proposer de nous abriter chez lui contre l'orage imminent.

Marie-Pierre réalisa alors qu'elle venait de faire le tour de ses relations. A six mille kilomètres des siens, deux hauts fonctionnaires noirs, deux individus dont [PAGE 106] l'un ne lui avait pas caché son animosité malgré sa détresse, étaient ses deux seuls espoirs d'appui, dans une capitale où elle vivait depuis bientôt trois ans. Quant à El Malek, voilà de longs mois qu'il avait disparu.

– Eh bien, il ne nous reste plus qu'à rentrer, ma petite Véronique, fit-elle d'un ton qui se voulait enjoué.

– N'irez-vous pas aussi chez l'évêque, madame ? suggéra Véronique; il sait beaucoup de choses, celui-là.

– Ah oui ? et tu crois que nous avons quelque chance de le trouver chez lui ?

– Pourquoi pas ? Il est comme les hauts fonctionnaires, il obéit au gouvernement.

Voilà décidément une enfant précieuse, songea Marie-Pierre; diable ! c'est qu'elle est au courant de tout.

L'évêché resplendissait de lumières électriques et grouillait, malgré l'heure, de fidèles et de parents du prélat, dont les ardeurs éclectiques s'exprimaient par des chants tour à tour liturgiques ou païens. Le visiteur retirait du spectacle une fâcheuse impression d'hédonisme et de triomphalisme bien éloignés de la solitude désolée et du dénuement où naquit le Messie selon le Nouveau Testament.

Les deux femmes durent attendre une éternité avant que paraisse le prélat, habillé de vêtements laïques à n'en pas douter hâtivement rajustés, donnant des signes d'un incompréhensible affolement.

Il avait perdu l'engageante suavité qu'il avait coutume d'étaler dans le monde et ses narines frémissantes évoquaient le naseau fumant d'un pur sang au terme d'un violent effort. Ses lèvres humides luisaient à l'image d'un fauve surpris dans son immonde ripaille. L'expression de son visage, tour à tour agressive et mortifiée, faisait penser à un personnage écartelé entre deux tentations contradictoires, au notable d'une honnêteté universellement reconnue qui convoite un porte-feuille jeté sur le trottoir d'une rue passante.

Il parut un homme mystérieusement traqué à Marie-Pierre, bien éloignée de se douter que ce pantin sournois était en effet tourmenté par le plus extravagant désir.

Il tenta de séparer les deux femmes et d'attirer Marie-Pierre seule dans un cabinet. Elle se déroba instinctivement en faisant valoir qu'elle ne pouvait se permettre de perdre de vue une adolescente qu'elle retenait loin de [PAGE 107] ses parents à une heure si malencontreusement tardive. L'ecclésiastique libidineux dut renoncer instantanément à sa folie; car il se lança un peu plus tard au sujet de Jean-François dans un discours insensé mêlant un moralisme borné au fanatisme partisan. Le pays était une jeune nation avide d'ordre et de paix, qui exigeait avec raison la loyauté la plus rigoureuse de tous ses enfants, et plus particulièrement de ceux qui s'étaient engagés en toute liberté à le servir dans un parfait désintéressement. C'était la tradition et le devoir de l'Eglise catholique de prêcher le dévouement absolu à la personne de celui que la Providence avait placé à la tête de la communauté nationale.

– Vous m'en direz tant ! répliqua Marie-Pierre piquée au vif, sans trop savoir pourquoi. La Providence, voilà le nom hypocrite que vous donnez aux grandes puissances impérialistes, n'est-ce pas, monsieur ? Oh pardon, mon père, ou plutôt monseigneur... comment faut-il donc vous appeler ?

Marie-Pierre prenait déjà congé tout en prononçant ces dernières paroles.

– Ernest ! il faut m'appeler Ernest, et pourquoi ne pas nous tutoyer au fait ? déclarait l'ecclésiastique.

Les deux femmes, en s'éloignant, le virent écarter du haut du perron deux bras grotesques dans un geste qui se voulait de réconciliation.

Dès qu'elles furent dans leur voiture, Véronique pouffa et chuchota :

– Laissez venir à moi les petits enfants.

– Qu'est-ce que ça signifie ? demanda Marie-Pierre, troublée.

– Cet homme-là est amoureux de vous, madame, déclara Véronique.

– Veux-tu bien ne pas dire de bêtises plus grosses que toi, ma petite fille ? coupa sèchement Marie-Pierre.

De retour chez elle, la jeune femme monta s'assurer de la bonne santé de Jean-Paul et de la diligence de sa nourrice.

– Puisque nous avons fait chou blanc, dit-elle en redescendant à Véronique, pourquoi ne pas nous consoler en buvant, ma fille ? Et en buvant quoi ? Je te le donne en mille. Du whisky, berg ! comme de vilains mâles. En vérité, je n'ai rien d'autre dans mon frigo. Tu [PAGE 108] aimes bien le whisky, toi ? Est-ce qu'il t'est arrivé d'en boire ?

– Pourquoi pas ? fit Véronique en pouffant, selon son habitude, de temps en temps ça fait du bien.

– Très juste, ma fille, très juste.

Elle eurent bientôt chacune à la main un verre de l'horrible breuvage. Elles s'apprêtaient à trinquer lorsque Marie-Pierre, se ravisant, alla placer un disque sur le plateau du tourne-disque.

– Fais bien attention à ce que tu vas entendre, dit-elle d'un air pénétré en choquant son verre contre celui de l'adolescente; c'est prodigieux. Ecoute ça : le type qui joue de la trompette, c'est Louis Armstrong, il va aussi chanter et ça s'appelle Ain't Misbehavin. Tu connais ? Non ? écoute ça quand même; ça te plaît ?

Pour toute réponse, Véronique, à peine moins élancée que son professeur, lui saisit la main, l'attira brusquement vers elle, la repoussa d'une secousse, et, après avoir cabriolé et virevolté en cadence, la fit pirouetter au rythme de la musique américaine. Marie-Pierre riait comme une folle, et se laissait ballotter par l'adolescente, émerveillée par la virtuosité et l'autorité quasi viriles de Véronique. Leurs jupes trop légères s'envolaient, se gonflaient, balayaient l'air de leurs bariolages, s'enroulaient autour de leurs jambes.

Danseuse médiocre, Marie-Pierre s'essouffla bientôt et alla s'effondrer sur une chaise de la salle à manger. C'est alors seulement qu'elle aperçut le sachet de photos que Sarka, chargé d'aller les retirer chez l'homme de l'art, avait laissé en évidence sur la table avant de s'éclipser, sa journée terminée.

– Les voilà, les photos de la classe de seconde! s'écria la jeune femme en répandant les vues sur le formica; je n'y pensais plus; et toi, Véronique ? A cause d'une histoire d'homme, nous avons oublié le motif principal de notre rendez-vous cet après-midi, c'est un comble. Voyons ces images que l'histoire retiendra. Oh, mais ce n'est pas si mal. Certes, il y aurait beaucoup à dire sur la couleur. Et puis il n'y a pas que les bobines du Christ-Roi, il y a aussi la famille. Brave Sarka, mon fidèle et diligent majordome !

– Tiens, Scariote avec son éternel ballon de football, [PAGE 109] lança Véronique après avoir pouffé, en contemplant une photo qui montrait Guillaume en footballeur.

– Scariote? fit Marie-Pierre étonnée, tu connais donc Guillaume ? Tu n'étais pourtant jamais venue ici auparavant. Et pourquoi l'appelles-tu de ce nom bizarre ?

– Lui ? tout le monde le connaît, madame, et chacun l'appelle d'un nom différent. C'est Zam pour son ami Raoul, le mulâtre; c'est Scariote pour les méchants garçons de Niagara; c'est Guillaume ou Ismaël pour ses deux mères.

– Ses deux mères ? comment ça ses deux mères ?

– Mais vous, madame, et l'autre, la vraie, Agathe, qu'il vient voir souvent à Niagara, dans un quartier proche du mien.

– La vraie mère de Guillaume ? fit Marie-Pierre songeuse, elle est morte en mettant l'enfant au monde.

– Pas du tout ! je les ai vus ensemble hier...

La jeune fille comprit tout à coup qu'en s'abandonnant imprudemment à l'exaltation de l'alcool et de la musique elle venait de commettre une sorte de crime : elle venait de violer l'un des rares tabous tacites les plus religieusement observés dans la cité africaine voisine et pourtant si lointaine. Elle prit une expression sournoise à mi-chemin entre la sympathie ardente et la désinvolture compassée, mais elle dissimula d'autant plus mal la souffrance de sa gêne qu'elle s'obstinait dans un mutisme coupable.

En atteignant à l'exaspération, l'impatience de Marie-Pierre lui inspira enfin les mots qu'elle cherchait en vain :

– Ainsi, tu ne veux décidément rien me dire, fit-elle à l'adolescente. Parfait. J'avoue que je ne te connaissais pas bien; c'est d'ailleurs ta première visite chez moi. N'empêche, je t'aimais bien, moi. Alors, qui es-tu au juste, toi ? la petite sœur affectueuse qui me faisait danser si drôlement tout à l'heure ou la petite garce hypocrite qui n'hésite pas à lâcher ses amis dans les moments difficiles ?

Voilà comment, par l'effet d'un enchaînement de circonstances somme tout fortuit, Marie-Pierre découvrit enfin la vie cachée de son mari et de Guillaume Ismaël, car en entendant la déclaration de son professeur, Véronique craqua tout à coup. Pressée de questions, elle [PAGE 110] avoua à Marie-Pierre que chacun savait tout à Niagara, et peut-être même dans cette capitale sans véritable presse écrite ni parlée, où pourtant la foule famélique et humiliée se gorgeait de l'intimité des personnages en vue, bourreaux, gangsters ou prostituées, comme d'une pâture ou d'une drogue indispensable.

– Crois-tu que Sœur Dorothée savait aussi ? demanda Marie-Pierre, plus pensive que rageuse.

– Oh oui, madame, Sœur Dorothée est très curieuse, elle sait tout, tout, tout, tout, tout, tout, tout, tout...

– Et elle ne me disait rien, la salope ! je lui ferai la peau, à cette vieille sorcière québécoise. Mais alors pourquoi mon mari ne serait-il pas là-bas, dans cette maison de Niagara ?

– Lui n'y vient plus souvent depuis quelques mois, fit observer la jeune fille, sinon j'y aurais pensé, madame.

– Et d'ailleurs il n'obéit plus au gouvernement, n'est-ce pas ? C'est toi qui me l'as appris aujourd'hui, ma précieuse amie. Allons quand même y voir de près : pourquoi l'instinct grégaire ne l'aurait-il pas ramené lui aussi près de sa tribu en cette avant-veille de Noël ? En route, ma petite mère.

– Vous entendez l'orage, madame ?

– L'orage, ce n'est rien, Véronique. Sers-moi plutôt de guide, sois gentille; il ne me reste plus que toi dans ce foutu pays, comme le whisky tout à l'heure dans mon frigo. Alors, qui que tu sois, il faut bien que je t'aime. En fait, tu es un ange adorable.

Sitôt dans les rues de la ville, la canonnade ininterrompue de l'orage équatorial engloutit le grêle ténor de la mini-Morris. L'éclairage électrique se raréfiait à mesure qu'on s'éloignait de la ville européenne. Les ténèbres s'assemblèrent d'abord en îlots dispersés, puis en bloc de plus en plus vastes, de plus en plus épais. Sous les éclairs intermittents, le spectacle de la ville africaine tournait à l'hallucination pour Marie-Pierre.

La vie semblait déferler en vagues houleuses, plus assourdissantes que le tonnerre du ciel. Véronique guida avec habileté la jeune femme à travers le dédale de Niagara, au milieu du tintamarre, des scènes insolites, des querelles de ménage débordant sur la place publique, des poursuites entre gendarmes et voleurs, des algarades [PAGE 111] d'ivrognes, des cortèges tintinnabulant dans l'obscurité, des appels, des rires, des larmes, des musiques.

– Nous sommes arrivées, chuchota enfin l'adolescente, sans pouffer cette fois, ralentissez, madame, tournez à gauche maintenant; avancez encore un peu. C'est ici, il faut descendre maintenant...

Elles se trouvaient devant une étrange bicoque, tout en longueur, accroupie sur un terre-plein, le devant s'ornant d'une rangée de colonnes carrées et courtaudes où la peinture s'en allait en lambeaux ou s'écaillait en grosses cloques.

Comme Marie-Pierre éteignait les lumières, l'orage creva, déversant sur la ville un déluge où tout parut s'abîmer. Il fallait traverser à pied une sorte de cour, ou plutôt un petit terrain vague semé d'immondices. Les deux femmes coururent en se donnant la main pour se soutenir mutuellement contre le brutal matraquage de l'averse.

Arrivées sur la terrasse, elle s'arrêtèrent pour souffler et s'ébrouer en secouant leurs cheveux trempés : l'eau ruisselait sur ceux de Véronique, mais plaquait plaisamment les longues mèches de Marie-Pierre. Nulle garde le long de la colonnade. Des portes et des fenêtres grandes ouvertes invitaient le passant à entrer sans façon. Les occupants de la maison, assemblés comme partout ce soir-là, regardaient avec indifférence ces deux inconnues qui, sans doute guidées par le hasard, venaient s'abriter temporairement contre l'orage.

Bientôt pourtant les deux silhouettes s'encadrèrent en même temps dans la vaste entrée, affrontant côte à côte la nombreuse assistance sous la lumière crue d'une lampe sans abat-jour. Seule Véronique observa l'ébahissement, la stupeur et la confusion qui se peignirent universellement sur les visages. C'est que chacun ici connaissait Marie-Pierre, l'ayant guettée pour l'observer au moins une fois, mais presque toujours de loin. Seule une Africaine très âgée, veuve depuis deux mois, tassée sur son siège et étrangère à tout, lançait sur les deux inconnues des regards de chouette attendant le lever du jour sans émotion. Pendant des années ce personnage avait hanté les songes enfantins de Marie-Pierre comme la figure inaccessible d'une légende appartenant à une époque à jamais révolue. Mais la jeune femme ne fit pas la [PAGE 112] connaissance de la vieille Africaine, sa belle-mère. Le seul homme qui aurait pu servir de ministre à cette épiphanie, Jean-François, s'était enfermé dans un silence mystérieux, et regardait fixement devant lui.

Néanmoins Marie-Pierre était en proie aux transports de l'émerveillement : monsieur Makouta avait donc eu raison, lui qui voyait en Jean-François une espèce de poète, un homme un peu fou. C'est vrai qu'il aurait pu se barricader dans le bunker artificiel du confort et de l'allégeance grossière ou élégante. Pour l'heure, il était en bras de chemise, assis au haut bout de la table communautaire; il évoquait un brave employé passant la soirée au milieu d'une famille un peu trop nombreuse, aux apparences extrêmement désuètes.

Dans ce tableau digne des peintres qu'admira Diderot, tout respirait à la fois l'indigence et la fidélité aux vertus ancestrales : les jeunes mères avaient des poitrines plates et le visage de l'abnégation, les enfants des joues creuses et le maintien soumis, les hommes des vêtements en loques, mais des gestes sereins et protecteurs annonçant les patriarches de demain.

La longue table passablement crasseuse qui occupait une grande partie de la salle était encombrée d'une vaisselle de bazar à la limite de la misère, dans laquelle on venait de dîner fort pauvrement. L'orage s'étant tu, le silence de l'assemblée impressionnait Marie-Pierre sans pourtant l'intimider. Une mutation s'opérait en elle dont elle était la première surprise.

Tiens, outre celui de Jean-François, certains visages lui étaient connus. Cette femme qui se tenait à la gauche de Jean-François, dans l'attitude de la paysanne qui vient de servir son seigneur et maître, eh bien, mais oui ! c'était elle! C'était la vraie mère de Guillaume. C'est elle qui venait à la villa soi-disant pour rendre visite à son pupille.

Où donc était Guillaume, au fait ? Là-bas, derrière une vieille Africaine tatouée, au regard de chouette flegmatique. Il était assis en tailleur dans un antique fauteuil de rotin aux accoudoirs rongés par l'humidité et l'usure, au fond duquel il se faisait tout petit. Les yeux de la jeune femme s'attardèrent longuement sur le visage d'Emile, le frère aîné de Jean-François; elle en était [PAGE 113] troublée et se persuada de l'avoir aperçu quelque part, sans pouvoir y mettre un nom.

Dans l'arrière-cour et les baraques servant de dépendances, la rumeur de la présence des deux nouvelles venues s'était peut-être répandue comme un événement singulier. Dans le grondement revenu des conversations et l'agitation dont les foules sont coutumières, des gens entraient dans la vaste salle et se figeaient, la bouche entrouverte. Dehors on échangeait des appels dramatiques dans une langue malheureusement incompréhensible pour Marie-Pierre.

Tout à coup, la paysanne debout à la gauche de Jean-François se dégagea de la stupeur commune : avec une autorité inattendue, elle glapit des paroles où Marie-Pierre crut distinguer à plusieurs reprises le nom de Guillaume précédé de l'interjection insolite ah !. Guillaume se leva aussitôt et s'approcha de Marie-Pierre, portant à bout de bras son vieux fauteuil de rotin qu'il posa sur le sol, tandis que son attitude de soumission éloquente invitait la jeune femme à s'y asseoir. Comme l'enfant allait s'éloigner de l'Européenne, sa mère proféra un nouveau glapissement et Guillaume revint prestement se figer derrière le dossier du fauteuil où Marie-Pierre venait finalement de s'installer. Tout près d'elle, des gens avaient spontanément dégagé un bout de leur banquette en se serrant à l'intention de Véronique.

La paysanne dégourdie, la vraie mère de Guillaume, discourait à nouveau, d'une voix plus mélodieuse cette fois, un rien incantatoire, qui s'adressait apparemment à Guillaume et aux nouvelles venues réunis. Puis il sembla à Marie-Pierre que, derrière elle, Guillaume tentait de lui parler en français, mais les mots s'étranglaient sans cesse dans sa bouche.

– Qu'est-ce qui se passe ? chuchota-t-elle à Véronique comme leurs regards se croisaient.

– La mère de Guillaume a fait un discours de bienvenue pour vous, madame, murmura Véronique en se penchant à l'oreille de son professeur, et elle a ordonné à son fils de traduire, mais c'est difficile, très difficile.

– Ne peux-tu traduire, toi ? fit Marie-Pierre en l'encourageant du regard. Essaie donc.

– Elle a dit, commença Véronique en renonçant au chuchotement pour élever courageusement la voix, elle a [PAGE 114] dit : « Respectable madame, ne soyez pas étonnée de notre silence soudain, et de notre gêne de vous voir pénétrer sans peur ni colère dans cette maison. D'abord nous avons cru que vous alliez ressortir précipitamment et détaler à toutes jambes, puis, comme vous n'en faisiez rien, nous avons cherché dans votre main le revolver qui allait nous exterminer pour assouvir votre colère... » Vous suivez, madame ?

– Oui, oui, continue.

– Elle a dit ensuite : « Nous ne sommes que de pauvres Noirs et, dans ce pays, les Noirs sont d'un côté et les Blancs de l'autre. Entre les deux camps, il n'est pas d'usage de s'aventurer. » Elle a dit encore : « Pourtant vous vous êtes montrée une vraie mère pour Ismaël, et aujourd'hui tout Niagara sait qu'Ismaël est votre fils pour toujours... » Elle a encore dit, attendez, qu'est-ce qu'elle a dit ? ah oui, elle a encore dit : « Et tout à coup, vous voilà parmi nous, comme personne des vôtres n'avait jamais osé faire auparavant. Alors puisque vous avez voulu être des nôtres, eh bien soyez le... »

– Elle a dit cela ?

– Oui, madame, ce n'est pas fini, vous savez, ce n'est pas du tout facile. Elle a encore dit : « Dieu veuille que que vous dési-rez..., c'est ça ? non, dé-si ri-ez, Dieu veuille que vous désiriez toujours être des nôtres, quand vous saurez toute la vérité. » Voilà, madame, c'est fini cette fois. Ouf !

– Eh bien, c'est vraiment gentil de me dire tout cela, dont je suis tellement émue, répondit Marie-Pierre, mais quelle est cette vérité ? de quoi s'agit-il ?

Comme un fait exprès, il se produisit à ce moment-là un événement malencontreux qui, en interrompant la scène, réduisit aussi l'échange à néant : on vit entrer avec quelque solennité des inconnus assez bien habillés, un peu à l'imitation des hauts fonctionnaires; mais leurs visages graves, leur apparence soignée bien que sans coquetterie ni gaspillage, leur attitude modeste et leur air de disponibilité tranchaient à la fois sur le style de l'élite locale tour à tour arrogante et pleutre, et sur celui de la plèbe africaine trop souvent dépenaillée, résignée d'avance, prête à toutes les abdications.

– Bonsoir, chère madame, dit l'un des inconnus en s'inclinant devant Marie-Pierre et s'exprimant dans un [PAGE 115] français caricaturalement snob; souffrez un instant que je me présente : Dieudonné Eboulazo, le père de Raoul, cet odieux garnement auquel vous avez eu l'extrême faiblesse de prodiguer votre amitié et vos soins. Je suis aussi, accessoirement, le camarade et le vieil ami de Jean-François, votre mari ici présent, pour vous servir, naturellement.

« Messieurs, poursuivit l'orateur en s'adressant à ses compagnons, j'ai le grand honneur de vous présenter la merveilleuse Marie-Pierre Dzewatama, un visage que vous n'oublierez plus après l'avoir contemplé, mais aussi une personnalité hors du commun.

C'était comme une farce surréaliste; stupéfaite d'abord puis amusée et souriante, Marie-Pierre laissait dire. Sans plus tenir compte de la fraction populaire de l'assistance que si elle n'eût jamais existé, les nouveaux venus, assis ou debout autour de la jeune femme, procédèrent à un déploiement de mondanités qui eût mieux convenu à un salon de Saint-Germain-des-Prés, dans l'entourage tiers-mondiste d'un chef de rubrique du « Monde » ou du « Nouvel observateur ». Ils commentèrent en virtuoses le dernier dîner-surprise du Président Giscard d'Estaing dans une famille populaire de la banlieue de Paris, la situation délicate du clan des Kennedy plusieurs années après le malheureux accident de Chappaquiddick, les difficultés prévisibles de la succession du maréchal Tito à Belgrade, la victoire sans panache d'un crack anglo-français aux dernières courses de Maisons-Laffitte, sans oublier le prochain mariage d'une speakerine-vedette d'Antenne 2.

Mais aucun piège ne pouvait désormais détourner Marie-Pierre des vrais problèmes de sa vie. Selon les idées reçues dans les livres et les usages, une femme dans sa situation devait être remplie de dégoût et de révolte. Elle n'était affectée par aucun de ces sentiments, quant a elle. Son mari lui avait été infidèle ? Sur ce sujet, elle éprouvait une immense curiosité, mais peu ou point de colère.

La foule s'était tout à coup transformée en cohue dans la salle, dans les pièces attenantes, dans les cours, dans les bicoques annexes. Les gens témoignaient une exaltation tantôt crispée, tantôt béate que ne justifiait nullement la proximité de Noël. C'est alors que Jean-François, [PAGE 116] qui avait discrètement déserté sa place au haut bout de la table, pour se fondre bravement dans la presse, fit parvenir à Marie-Pierre un petit billet où elle put lire ces mots grotesques : « Rentre à la maison tout de suite, car de graves événements peuvent survenir. Je te rejoins dans une petite heure. Je t'expliquerai tout. Tu comprendras et tu sauras combien je t'aime. »

Les deux femmes se trouvèrent de nouveau dans la petite voiture, assises côte à côte, bravant les ténèbres et les imprévus de Niagara. Marie-Pierre n'en faisait désormais qu'à sa tête : elle s'arrêtait longuement aux carrefours, tournoyait dans les zones les plus mystérieuses, abordait sans hésiter les attroupements, s'enquérait du couvre-feu auprès d'escogriffes patibulaires et recueillait avec une patience provocante leurs appréciations toujours plaisantes et débitées de surcroît dans un français extravagant.

– La mère de Guillaume a douté que je veuille encore être des vôtres quand je saurai la vérité, dit-elle enfin à l'adresse de Véronique. Quelle vérité, à ton avis ?

– Je ne sais pas, madame, répondit la jeune fille sur un ton qui disait assez sa désapprobation générale.

– Si, Véronique, tu sais, mais tu ne veux rien me dire. C'est comme à propos de Guillaume : tu savais tout, mais tu ne me disais rien. Tous mes élèves savaient et se taisaient. Il est vrai que les Blancs du collège aussi savaient, et qu'ils se taisaient. C'est affreux. Je t'en supplie, ma Véronique, dis-moi tout : de quelle vérité s'agit-il ?

– La mère de Guillaume a dit la vérité même, madame. Elle a dit : les Noirs sont les Noirs et les Blancs sont les Blancs.

– Oui, mais, Véronique, ça c'est l'évidence; mais après ?

– Après ? Après, rien, madame. Après, c'est tout, c'est comme ça. Dieu a voulu comme ça, c'est la vérité même.

– Ah oui ! alors c'est Dieu qui l'a voulu. Elle est bonne, celle-là. Alors, comme ça, Dieu l'a voulu selon toi ?

– Oui, madame, c'est la vérité même.

– Dieu l'a voulu, hein ? c'est la meilleure, celle-là !

– C'est la vérité même, madame.

– Oh, écrase, flûte! La vérité même, la vérité même... [PAGE 117]

– Oh, pardon, ma petite Véronique, ne t'offusque pas de mes jurons. Je t'aime bien, tu sais ? Mais dis-moi, qu'est-ce que je suis pour toi ? Une femme blanche ou une amie ? Cette fois, dis-moi la vérité même : qu'est-ce que je suis pour toi en définitive ?

– Une fois la femme blanche, une fois l'amie.

– Et cela dépend de quoi ?

– Je ne sais pas, madame.

– Essaie de savoir. Cela dépend de quoi ?

– Une fois j'oublie tout, une fois je me rappelle de tout,

– Tu te rappelles quoi, ma fille ?

– Je ne sais pas, madame.

– Essaie de savoir : qu'est-ce que tu te rappelles ?

– Je ne sais pas, madame, je ne peux pas vous expliquer, c'est trop difficile. Véronique est seulement une petite fille, même si elle est très grande de taille comme madame. Véronique ne peut pas vous expliquer ces choses-là, c'est trop, trop difficile pour la petite Véronique. Vous savez bien que la petite Véronique a du mal en français : vous-même vous l'avez écrit sur le bulletin trimestriel de la petite Véronique. Quand la petite Véronique sera très grande, quand elle saura s'exprimer très bien en français, peut-être la petite Véronique pourra vous expliquer. Mais maintenant, c'est trop, trop, trop difficile pour la pauvre petite Véronique. Alors, s'il vous plaît, madame, laissez la pauvre Véronique tranquille...

La jeune fille éclata subitement en sanglots tandis que des torrents de larmes baignaient instantanément ses joues. D'un brusque mouvement des reins, elle tourna le dos à Marie-Pierre pour enfouir son visage dans l'angle de la portière et du siège.

– Merde, merde, merde! pesta Marie-Pierre, mais qu'est-ce que j'ai fait au Bon Dieu ? Il ne manquait plus que ça. Allons, allons, calme-toi, ma biche. Voyons, sois raisonnable.

Dans le garage, elle dut la cajoler longuement et même la câliner avant qu'elle se ressaisisse enfin. Quelques instants plus tard, Véronique avait recouvré la plus grande partie de son entrain et elle aida Marie-Pierre à préparer le dîner qu'elles prirent en compagnie de la nourrice. Marie-Pierre consultait sans cesse sa montre-bracelet, obsédée par le couvre-feu. [PAGE 118]

– Ne vous inquiétez pas, madame, dit Véronique comme Marie-Pierre venait une nouvelle fois de regarder l'heure, il n'est pas minuit et le couvre-feu a été retardé jusqu'à deux heures du matin pour les trois jours qui précèdent Noël. Mais, pour l'amour de Dieu, ne sortez plus cette nuit; c'est trop dangereux pour vous. Demeurez chez vous, madame, s'il vous plaît.

– Qu'est-ce que tu vas encore chercher, Véronique! persifla sèchement Marie-Pierre en haussant les épaules. Tu ferais mieux de boire ton café, va, ça te remontera.

– C'est la vérité même, madame. Ne sortez plus cette nuit, c'est trop dangereux pour vous.

– Alors, reste avec nous, toi.

– Non, madame, ma mère deviendrait folle, elle ignore que je suis avec vous et je lui ai dit que j'allais rentrer avant la nuit.

– Tu ne peux pas la toucher ? Il n'y a même pas un seul téléphone dans ton quartier ?

– Oh non, madame.

– Alors je te ramène, moi, pas d'histoire. Mais tu as raison, le plus tôt sera le mieux. Alors, dès que tu auras fini de boire ton café, en route, ma biche. Oh là là, quelle journée! Il est bu, ton café ? ça y est ? Eh bien, on part.

Comme Marie-Pierre roulait sans hâte, l'impatience et l'angoisse de Véronique s'exacerbèrent de seconde en seconde.

– Vite, madame, vite, s'il vous plaît, commença-t-elle par répéter.

Bientôt, n'en pouvant plus, elle prétendit descendre de la voiture et gagner à pied le domicile de ses parents.

– Rentrez chez vous, madame, pour l'amour du Ciel, gémissait-elle au bord des larmes, je suis presque arrivée, moi : laissez-moi faire le reste du chemin à pied. Rentrez chez vous, je vous en supplie.

– Oh, écrase!...

La voiture, qui venait de gravir un raidillon, se trouvait nez à nez avec un attroupement de gens serrés les uns contre les autres, délibérément immobiles pour former un barrage.

– Ils ne me feront pas de mal à moi, chuchota précipitamment Véronique, ce sont des frères; mais vous... je ne sais pas. Alors, tournez vite, madame, et partez à toute vitesse. [PAGE 119]

Tandis que Marie-Pierre était bien forcée de stopper la mini Morris, Véronique poussait la portière sans plus attendre et se dressait sur la chaussée.

– Bon sang de bon sang ! jura la jeune femme folle d'impuissance en voyant sur sa droite son élève se diriger avec une témérité de candidate au suicide vers ceux qui, à ses yeux, symbolisaient le loup.

– Bonsoir, madame, fit joyeusement la voix d'une ombre vivement détachée du groupe de loups et qui se penchait à la portière gauche de la mini Morris.

La jeune femme sursauta, mais instantanément elle sentit son cœur bondir de joie.

– Raoul! s'écria-t-elle, soulagée d'un seul coup, mais qu'est-ce que tu fiches là à cette heure ? Qu'est-ce que vous faites là tous ?

– Rien, madame, on regarde, on n'a pas le droit ?

– Vous regardez quoi ? la nuit ?

– Tout juste : les ténèbres, les étoiles, le petit Jésus qui va bientôt traverser le ciel en spoutnik, vous comprenez ?

– Très drôle. Raoul, regarde bien cette jeune fille là-bas, une de mes élèves, en train de se fondre parmi tes amis... c'est bien des amis à toi ?

– Oh oui, ça...

– Ils ne lui feront pas de mal ?

– Oh, madame, vous êtes mère d'un enfant noir comme moi, et vous aussi vous nous prenez pour des cannibales. Ma mère à moi n'aurait pas pensé ça.

– Ne dis donc pas de bêtise! Il y a de par le monde des centaines de milliers de gens connus pour violer et dépecer de petites filles et qui ne passent pas pour des cannibales.

– Justement nous on ne viole personne, on ne dépèce personne, et on passe quand même pour des cannibales. C'est ça qui ne colle pas. Pour vous rassurer, sachez que Véronique est un vieille copine à nous. Vous voilà bien attrapée, hein ? Baissez votre glace, madame, je voudrais vous causer en confidence. Voilà : vous ne risquez rien avec nous, mais il n'y a pas que nous dans la nuit en ce moment. Vous comprenez ?

– Et qu'y a-t-il donc encore ?

– Eh, parlez plus bas. Il y a un tas de monde; il y a même ce soir les commandos d'éclaireurs de l'ambassade [PAGE 120] américaine, les dollar-boys comme on les appelle. Et ceux-là, ils n'hésitent pas à violer et à dépecer. Et ce ne sont pas tous des Noirs, vous pouvez me croire. Alors partez vite et même très vite. A demain. Bye-bye. Veillez bien sur Zam; c'est un futur champion.

A son retour chez elle, Marie-Pierre trouva Jean-François vautré sur un canapé, une bouteille de whisky trônant à sa portée et, à la main, un verre rempli à ras bord.

– Eh bien, on ne s'embête pas, lui dit-elle d'une voix parfaitement exempte de hargne, plutôt affectueuse et même encourageante.

Il s'était bardé contre la rigueur du justicier pour le réprouvé. Au lieu de quoi, Marie-Pierre semblait lui dire, comme à un enfant devenu adulte du jour au lendemain par la vertu de l'état-civil : « Tu es un grand maintenant. Fais désormais ce que tu veux de ta vie. » A ses yeux, tant d'indifférence établissait que tout était déjà perdu sans recours.

– Marie-Pierre! cria d'une voix pâteuse cet homme pour une fois blessé et désespéré, Marie-Pierre, tu ne me reproches pas mon ébriété ? Tu ne m'arraches pas la bouteille de whisky, ce recours des lâches ? J'ai tellement bu que j'ai tous les courages ce soir, Marie-Pierre. Alors interroge-moi : que veux-tu savoir ? C'est aujourd'hui la grande scène d'explications avant le dénouement. Allez, vas-y, accable-moi, insulte-moi. Ces Africains, hein ? tous les mêmes ! La polygamie chevillée au corps, ah, ah... Je te signale toutefois que, quand nous nous sommes mariés, je me suis bien gardé de t'interroger, moi, de fouiller dans ta vie en me pinçant le nez comme devant une poubelle. Avoue que j'aurais pu, c'est tellement facile, tu sais ? Tellement facile. Et d'abord combien d'hommes m'ont précédé auprès de toi, par exemple ? Pourquoi ne t'ont-ils pas épousée ? Et d'ailleurs, quand tu étais jeune fille, comme on dit chez toi, te serais-tu laissé séduire par un Noir ? Tu te figures peut-être que ces aspects du problème m'ont échappé ? Pourquoi me suis-je toujours abstenu de te questionner là-dessus ? Parce que je suis un Africain, donc un crétin ? Alors, je t'écoute. Que veux-tu savoir ?

– Où est Guillaumue ? fit Marie-Pierre avec un détachement superbe et en dénouant ses cheveux, comme chaque soir avant de se coucher. [PAGE 121]

– Guillaume ? Ah oui, Ismaël! Eh bien dans sa chambre, je suppose, en train de dormir comme chaque soir à cette heure.

– Je vais m'en assurer, tu permets ?

Guillaume n'était pas dans sa chambre et Jean-François poursuivait imperturbablement sa plaidoirie quand sa femme revint dans le salon.

– Regarde donc un peu Guillaume Ismaël, proclamait-il, c'est facile de faire les calculs.

Tout cela précédait de très loin leur rencontre. Allait-on lui tenir éternellement rigueur d'avoir eu quelque existence avant de connaître celle qui allait être son épouse ? C'est en 1962 qu'il était revenu en vacances ici pour la première et la dernière fois. La famille lui avait alors collé une petite fille; il n'était encore lui-même qu'un enfant. Il n'avait pas eu le courage de dire non. En Afrique les enfants ne disent jamais non à leur famille.

– Jusqu'à quel âge ? interrogea Marie-Pierre sur le ton parfaitement neutre de l'enquête scientifique.

– Jusqu'à quel âge! Voilà bien une question d'ethnologue blanc sans cœur. II n'y a pas d'âge en Afrique : on est un enfant tant qu'on a des parents vivants. C'était comme ça à Rome; tu devrais le savoir, toi qui est historienne.

– Exact, mon chéri. Un point pour toi.

Il avait regagné Lyon après ses vacances africaines et appris en mai de l'année suivante qu'il lui était né un fils prénommé Guillaume par la mission catholique où fréquentaient les grands-parents paternels, mais Ismaël dans la mission protestante dont relevaient les grands-parents maternels. C'est cette même année qu'il fut élu président de l'Union Nationale des Etudiants. Ce n'était pas le bon moment, car le dictateur avait décidé d'en finir avec toutes les formes d'opposition et l'U.N.E. était alors cataloguée dans l'opposition intransigeante.

Le potentat était conseillé par le machiavélique Foccart, il bénéficiait de la complicité de la police française, il était assuré de la complaisance de l'establishment français et du silence de ses media. Face à une telle coalition, comment le petit millier d'étudiants regroupés au sein de l'U.N.E. eût-il pu faire le poids ? Vexations, pressions, à commencer par la suppression des bourses, agressions et expulsions s'étaient multipliées à l'encontre des dirigeants [PAGE 122] de l'organisation. On n'avait pas tardé à s'en prendre à sa famille, aux cités habitées par son ethnie : on était allé jusqu'à molester son vieux père, qui venait de décéder, et même sa jeune femme bien qu'elle eût un bébé au sein.

Il avait été ainsi contraint, pour la première fois depuis son arrivée en France, de chercher un emploi salarié pour financer ses études. Il avait finalement été embauché comme gardien de nuit dans une usine. C'est à cette époque-là que Marie-Pierre et lui s'étaient rencontrés au cours d'un concert des Jazz Messengers d'Art Blakey de passage à Lyon, où elle était venue en compagnie d'El Malek. C'est vrai qu'il lui avait caché bien des choses; c'est qu'il se croyait coupé à jamais des siens et qu'il désirait plus que n'importe quoi au monde oublier ce passé de souffrance et de déboire.

– En somme, commenta Marie-Pierre avec une indulgence plus désabusée que jamais, il te fallait une femme qui pût t'aider à terminer tes études : n'importe laquelle faisait l'affaire pourvu qu'elle remplisse cette condition, n'est-ce pas ?

– Certainement, et ces ballots d'Africains sont si cruches qu'ils ne savent même pas se débarrasser d'une dinde devenue inutile et encombrante. Et voilà pourquoi nous sommes toujours collés l'un à l'autre, toi et moi. Tu devrais te faire embaucher par Paris-Match, Marie-Pierre, comme reporter spécialisé dans l'exotisme vache.

– J'y songe, mon ami, j'y songe.

– Je t'en prie, laisse-moi pour une fois et sans doute la dernière parler sérieusement de choses sérieuses. C'est ce que tu voulais, oui ou non ? Il faudrait savoir à la fin.

Que Marie-Pierre se rappelle donc qu'à partir de 1968 il avait été l'objet, comme tous ses compatriotes résidant en France, d'une offensive de charme du dictateur. Son ambassade parisienne avait tout à coup offert diverses facilités à ces mêmes étudiants tenus la veille encore pour des ennemis mortels. Jean-François s'était donc rabiboché avec le régime, comme tout le monde, malgré son scepticisme, car il brûlait au moins de revoir ses vieux parents avant qu'ils ne disparaissent.

– Non, je n'étais pas vraiment dupe, bien sûr, dit Jean-François, répondant à une objection imaginaire de sa femme. Chaque système politique est une machine [PAGE 123] fonctionnant dans un but déterminé d'avance : c'est ce qu'on appelle sa logique. La logique de celui-ci est d'exterminer les intellectuels ou de les décerveler. Nous l'avons compris dès le début, figure-toi. Crois-moi si tu veux, nous ne sommes pas plus bêtes que d'autres. Mais, on ne peut rien te cacher, je cherchais comme toujours, c'est vrai, l'alibi d'une lâcheté. Tu t'es beaucoup occupée des exilés hongrois et sud-américains : connais-tu beaucoup d'exilés qui se refuseraient à un sacrifice idéologique ou éthique pour revoir de vieux parents peut-être au bord de la tombe ? Vous avez bien de la chance, vous autres, Français : l'occupation allemande chez vous n'a duré que quatre ans. Ici, ça fait bientôt vingt ans que nous vivons un enfer semblable.

Avocat trop méthodique, il reprenait un à un les griefs énoncés dans un réquisitoire imaginaire par un procureur fantôme sans originalité. S'il avait renoué des relations sexuelles à son retour avec la mère de Guillaume ?

– Pas ça! proclama-t-il cyniquement en frottant son pouce contre une dent.

Sa double vie ? Il y avait été acculé par le fanatisme des uns et des autres. Si Marie-Pierre savait seulement quelles épouvantables exclusives ses vieux parents paysans et superstitieux avaient lancées contre elle avant même qu'elle ne prenne l'avion pour venir en Afrique. Quel crève-cœur pour un homme qui, coupé si longtemps de son pays, avait pris la mauvaise habitude de le rêver en l'idéalisant! Quant à elle, sans qu'elle l'eût jamais exprimé, il n'était pas difficile d'imaginer son dégoût de la promiscuité africaine, du communisme tribal, du retour à l'innocence primitive. Cette horreur instinctive était celle de tous les Blancs, même et surtout quand ils se disaient de gauche.

– Et en plus tu es bourré de préjugés! s'écria plaisamment la jeune femme.

– Quoi ? Tu ne vas pas me dire que tu aurais accepté de vivre dans cette maison de Niagara où tu as été reçue ce soir ?

– Eh, tu ne me l'as jamais proposé, gros ballot! Alors parle pour toi, mon cher vieux. Elle est très bien, cette maison!

– C'est celle où j'aurais dû habiter avec toi dès le début si j'avais eu un peu de courage. C'est la seule qui [PAGE 124] m'appartienne vraiment. Au moins elle est entièrement payée, elle, j'ai même un titre de propriété.

– C'est merveilleux, mon chéri.

– Personne ne viendrait m'en expulser. Chérie, avoue que tu n'aurais pas accepté d'y habiter.

– Mais si, mais si, mais si! je proteste : ne décide pas pour moi, je t'en prie. Pourquoi n'aurais-je pas pu vivre dans cette sympathique maison ? Nous y aurions fait les mêmes aménagements que dans celle-ci, c'est tout. Au fait, puisqu'elle nous appartient, celle-là, allons y vivre tout de suite.

– Tu ne crois pas si bien dire, mon chou, fit Jean-François qui était aux aguets depuis quelque temps.

Il se dressa tout à coup et s'approcha vivement d'une fenêtre pour se mettre à l'écoute de la nuit. Un ondoyant et sourd grondement se déployait quasi imperceptiblement sur la capitale; il se doubla bientôt d'un fracas caractéristique de ferraille et de moteurs diesel dévalant à vive allure l'avenue qui séparait la ville européenne de Niagara.

Marie-Pierre avait mis la pause à profit pour monter s'assurer que le bébé et sa nourrice dormaient, avant d'aller se déshabiller dans la chambre conjugale.

Redescendant en pyjama, elle trouva Jean-François en proie à une agitation que ne justifiait pas son état.

– Qu'est-ce qui se passe ? lui demanda-t-elle.

Pour toute réponse, Jean-François qui avait posé l'index de sa main gauche sur ses lèvres, agita frénétiquement la main droit pour lui faire comprendre qu'elle n'avait qu'à écouter les bruits de la nuit pour être édifiée.

– Eh bien, c'est l'orage, opina Marie-Pierre, le front plissé, la bouche entrouverte, après avoir longuement tendu l'oreille.

– Mais non, ce sont les chars et les transports de troupes.

– Les chars! fit la jeune femme dans un cri qu'elle ne put retenir, les chars! Mais oui, bien sûr, les chars! C'est ça que Véronique et Raoul essayaient vainement de m'expliquer. Quelle grande gourde j'ai été tout de même. Jean-François, dis-moi la vérité : tu as fait une bêtise, une grosse bêtise.

– Eh oui! et apparemment, c'est le désastre. Baba [PAGE 125] Soulé et ses conseillers occidentaux ont été plus astucieux que nous, encore une fois.

Des clameurs intermittentes s'élevaient au loin; on percevait une sorte de pétarade dispersée qui pouvait être le fait de tirs au fusil automatique, mais ce n'était nullement certain.

– Je crois comprendre, murmura Marie-Pierre : vous, les exclus de la haute administration, vous vous êtes associés pour tenter l'aventure d'un coup d'Etat, n'est-ce pas ?

Jean-François fit signe de la tête que c'était bien cela.

– Viens près de moi, mon pauvre chéri, supplia Marie-Pierre en s'affalant sur le canapé, assois-toi là tout contre moi. Mets la tête sur mes genoux comme tu en as l'habitude. Comme tu es fiévreux, mon pauvre chou. Et maintenant ils vont venir te prendre, ils t'emmèneront Dieu sait où pour te faire subir Dieu sait quoi. Si tu m'avais vraiment aimée, tu m'aurais mise dans la confidence. Et je t'aurais expliqué pourquoi on ne peut pas faire une révolution par esprit de vengeance. Tu sais bien que je suis historienne. La mémoire de l'humanité, ça a du bon, crois-moi. Oh! si j'avais su que tu avais des problèmes !

– Il y avait donc un traître parmi nous, marmonna Jean-François; qui cela pouvait-il bien être ? Marie-Pierre, je préférerais que tu retournes à Lyon; je te vois mal aux prises ici avec toutes les difficultés qui vont t'assaillir.

– Encore! Laisse-moi donc enfin décider moi-même, et toute seule, comme une grande, de la meilleure manière de conduire ma vie. Qu'ai-je fait d'autre d'ailleurs depuis trois ans ? Tu étais pourtant là, mais tu ne te préoccupais pas de moi.

Guillaume entra juste à ce moment-là. A sa vue, Marie-Pierre changea tout à coup de ton :

– Je te demande pardon, Jean-François, dit-elle en éclatant en sanglots, je te demande pardon de tout, d'avoir été une pouffiasse hargneuse, une harengère...

– Pas vrai, répondit Jean-François, nous deux c'était une belle histoire d'amour. Du moins on a fait ce qu'on a pu. Mais que pouvions-nous ? Je suis sûr que tu te débrouilleras très bien toute seule, Marie-Pierre, laisse-moi t'expliquer quand même. Dès que j'aurai été arrêté, on viendra t'expulser d'ici. Inutile d'essayer de résister. Tu [PAGE 126] n'auras la protection ni même la sympathie d'aucun personnage influent, ayant toujours refusé d'aller faire acte d'allégeance auprès de l'ambassadeur de ton pays. Tu pourras ainsi aller habiter dans la maison de Niagara, au moins provisoirement. Si un décret d'expulsion est pris contre toi et que ton consulat, ainsi qu'il est d'usage, t'offre un billet d'avion, ne dis donc pas forcément non, et songe qu'il te faudra en acheter un pour Guillaume, dont je vais te confier définitivement la garde en bonne et due forme. Ce sera un orphelin si tu l'abandonnes, ou presque, car sa mère n'est plus sa mère.

– Comment ça ? demanda Marie-Pierre, éberluée.

– Elle a eu un enfant récemment, mais de mon frère. Je ne t'avais pas dit ?

– Mais non, tu ne me l'avais pas dit, tu ne m'as jamais rien dit. Si tu m'avais dit, oh ! si seulement tu m'avais dit. Toutes ces cachotteries...

– Il y avait donc un traître, un vrai Judas parmi nous. A ton idée, Guillaume, qui cela pouvait-il bien être ?

– Nous le retrouverons, Raoul et moi, déclara l'enfant d'une voix claironnante.

*
*  *

Ainsi se termine l'histoire de l'enfance pathétique et cahoteuse de Guillaume Ismaël Dzewatama.

Celle de la jeunesse de notre héros, intitulée « La revanche de Guillaume Ismaël Dzewatama » commencera à paraître dans Peuples noirs-Peuples africains à l'automne de 1983.

Mongo BETI


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