© Peuples Noirs Peuples Africains no. 28 (1982) 71-76



LA REPRESENTATION DU VODOU HAITIEN DANS LE ROMAN FRANÇAIS

DE VICTOR HUGO A PHILIPPE SOUPAULT

Abiola SOWOLE

La littérature française qui s'est inspirée dès le siècle dernier du vodou, réfléchit une image de la société haïtiano-africaine; mais la représentation se produit dans une subjectivité occidentale qui ne permet pas d'inscrire les œuvres dans le système littéraire du Réalisme haïtien. Ce dernier point ressort d'une analyse des trois courants principaux de cette littérature occidentale : un romantisme dont Victor Hugo fournit la meilleure expression, le roman colonial et le Surréalisme.

Pour faire ressortir le subjectivisme de la conception du vodou adoptée par le Romantisme français, prenons le roman Bug-Jargal, que publia Hugo en 1826 et qui traite de la lutte pour l'indépendance menée par les Noirs de Saint-Domingue en 1791[1]. Dans cette œuvre, l'intérêt porté à la culture des Noirs semble relever moins d'une préoccupation réelle pour le modèle extérieur que d'un désir de circonscrire un « moi » occidental. Hugo s'éloigne d'une réalité plus « objective » pour faire de la religion haïtienne l'un des termes d'une contradiction personnelle déterminée par la situation historico-politique [PAGE 72] particulière de la France. Le narrateur/sujet, celui qui désigne les objets dont on parle, et notamment le vodou, est un jeune capitaine français, Léopold d'Auverney. Ce personnage a le sentiment d'avoir un esprit manichéen qui correspond à deux traits de caractère inconciliables. Ce conflit intérieur semble être, à son tour, le reflet de deux idéologies contraires qui s'affrontaient dans la France contemporaine et qu'adoptaient les camps antagonistes de la population coloniale de Saint-Domingue : d'une part le libéralisme inspiré par la pensée des philosophes qui revêtent de prestige le Noir « sauvage » et reconnaissent ses droits de citoyen; d'autre part le conservatisme des royalistes soucieux de maintenir l'esclavage et la structure sociale hiérarchisée. Le caractère relationnel des contradictions est mis en évidence par deux personnages qui incarnent pour le sujet les termes correspondants des conflits : Habibrah, bouffon et prêtre du vodou, et Bug-Jargal ou Pierrot, chef des insurgés, plus fidèle au christianisme et à d'Auverney qu'au vodou et aux siens[2]. Explicitement les deux hommes représentent les deux termes de la contradiction que vit le héros[3]. Le processus d'identification aux idéologies politiques repose sur les rapports fraternels ou inamicaux qu'entretient d'Auverney avec les personnages. Or, dans le mécanisme d'identification de la double contradiction, le négatif est représenté par le bouffon vodouïssant. La conception du vodou semble à la fois partir du « moi » et revenir au « moi » par une perception ethnocentrique [PAGE 73] du dehors qui ne permet pas de saisir l'objet étranger dans sa « réalité autonome ».

On trouve un ethnocentrisme plus prononcé encore dans une littérature coloniale qui s'inspire du positivisme de Comte et, plus tard, de Lévy-Bruhl, et de l'esprit colonialiste répandu en France dès la Troisième République[4].

Une analyse de l'ouvrage de Paul Morand, Magie Noire, dont une partie est consacrée à l'histoire d'un personnage fictif, un avocat haïtien nommé Occide, nous permettrait de serrer ce phénomène de plus près[5]. Le récit de Morand appartient à une deuxième catégorie de la littérature coloniale et appuie un point de vue intégralement ethnocentrique. Dans les œuvres de la première catégorie, le rapport de l'Européen à la culture indigène est encore romantique et apparemment moins conflictuel. Ce premier genre est dominé tendanciellement par le besoin, après la défaite de 1870, d'une renaissance spirituelle et d'une affirmation de la vaillance militaire de la France[6]. Au merveilleux de l'Afrique on accorde une beauté poétique, bien qu'un certain mépris frappe toujours implicitement les cultures africaines que l'on voit encore comme puériles et inférieures à la civilisation occidentale. Au personnage européen[7] est assigné le rôle idéalisé du conquérant chevaleresque, de celui qui applique [PAGE 74] les vertus viriles du courage et de l'action à l'accomplissement d'une mission civilisatrice et humaniste[8]. L'idéal se trouve ainsi, dans une certaine mesure, à l'extérieur, dans l'être de « l'autre » et dans l'activité de l'Occident en faveur de « l'autre ». Le roman de Paul Morand, par contre, présente un idéal intériorisé : l'auteur adopte une attitude purement négative vis-à-vis de la culture de « l'ailleurs » haïtien; et seul le monde occidental est revêtu de qualités positives. Les deux positions adverses, qu'incarnent respectivement le prêtre et homme politique de Hugo, cohabitent chez un seul et même personnage, l'avocat-chef d'Etat, Occide. Si nous suivons l'itinéraire d'Occide, nous voyons que le vodouïssant devient progressivement l'auxiliaire de l'intellectuel /homme politique. Au début du roman, le « héros » de Morand intègre en lui les deux termes de la contradiction, culture indigène/civilisation occidentale, contradiction qui lui vient d'une éducation française. Cette incohérence personnelle reflète un conflit politique qui existe dans le monde extérieur et qui est présenté comme l'effet de la présence en Haïti de 1915 jusqu'en 1935 d'une puissance occidentale, les Etats-Unis. A mesure que l'histoire se déroule, la raison d'être d'Occide devient la résolution en tant qu'intellectuel et homme politique de cette double contradiction. Il assume son rôle existentiel en faisant sauter le Club Américain : acte qui apparaît comme le symbole à la fois de la libération politique d'Haïti et de l'unification du « moi ». Cependant, en résolvant la situation conflictuelle, Occide fait subsister le seul terme de la contradiction revêtu par l'auteur de valeurs négatives. [PAGE 75] L'assimilation dans le milieu du peuple haïtien vodouïssant est vue comme la diminution de la conscience de l'intellectuel. Et la politique que mène Occide, devenu chef de l'Etat, conjointement avec les prêtres du vodou, légitime la tyrannie, l'immoralisme, la promiscuité et la confusion, bref, la terreur. En abolissant la contradiction, Occide réduit donc une vision relativement complexe de l'indigène qui apparaît par conséquent comme un être purement démoniaque. La présence d'un troisième phénomène culturel, le communisme marxiste-léniniste de la Russie des années 20, ne reproduit nullement la complexité de la représentation romantique. Car le communisme soviétique perd chez Occide et en Haïti son caractère originel et fait intégralement partie de la culture indigène. Ainsi, par un rapport inégal à une Haïti dégradée, l'autorité militaire américaine occupante, indice de l'Occident, est vue comme entièrement salutaire.

Ce système de valeurs est totalement renversé dans les années 20 par les Surréalistes pour qui le vodou, comme le rêve, l'inconscient, l'imaginaire, et le mystique en général, est le ferment d'une nouvelle civilisation, supérieure à celle de l'occident, que l'on juge épuisé après 1918. Par opposition à Hugo et aux romanciers coloniaux, les Surréalistes voient donc les valeurs idéales inconditionnellement au dehors, dans les sociétés non-européennes. Dans les littératures précédentes, le vodou représente une idéologie entièrement négative, opposée aux idées incarnées par l'indigène occidentalisé ou le personnage européen. Chez les Surréalistes cette altérité des cultures est abolie en faveur d'une unité toute à l'avantage de l'Africano-américain : l'Europe est rejetée en faveur d'une civilisation exotique qu'elle doit assimiler. Ce projet idéologique révolutionnaire est explicite dans le roman de Philippe Soupault, Le Nègre, paru en 1927[9]. Soupault fait de son héros noir, Edgar Manning, l'écho de ses révoltes contre l'Occident et la projection de ses aspirations d'Européen à la civilisation africaine. Manning fait un triple voyage spirituel. Nous le voyons au début du roman à la fois intégré et en marge de la société occidentale dont il s'approprie les valeurs matérialistes. A mesure que l'histoire se déroule, il rejette l'Europe, [PAGE 76] personnifiée par une commerçante prostituée qu'il assassine. Cet acte semble désigner à la fois la décadence de l'Europe et la libération de Manning jusqu'alors assujetti à l'Occident. Libéré de l'Europe, notre héros se dirige vers l'Afrique, négation de l'Occident, une Afrique mythique naissante vers laquelle il entraîne aussi spirituellement ceux qui lui sont liés, le narrateur, intellectuel libéral, et l'ouvrier, Charles. Le regard nouveau porté sur l'Afrique est donc révolutionnaire; il présuppose la formation d'une nouvelle idéologie culturelle et socio-politique. Pour être radicale, cette conception de l'Afrique n'en est pas moins dérivée d'une perception subjectiviste occidentale. La culture africaine n'a pas d'existence autonome. Elle est simplement la projection de l'état d'âme du Surréaliste à qui elle procure un moyen de liquider dans l'imaginaire les problèmes qui préoccupaient l'intellectuel européen dans l'Europe d'après 1918.

Par rapport au Romantisme, à la littérature coloniale et au Surréalisme, le Réalisme haïtien expose une vision de la culture indigène complexe. Les romanciers réalistes haïtiens dépassent le négativisme de Hugo et de Morand d'une part, et d'autre part, l'enthousiasme a-scientifique de Soupault et adoptent une position à la fois intelligente et critique[10]. Ils produisent, par là même, une littérature plus « réaliste »[11] que le roman français qui s'est inspiré des principes de la civilisation haïtiano-africaine.

Abiola SOWOLE
University of Ife,
Nigeria.


[1] Nous avons consulté une édition postérieure (Paris, Charpentier, 1845)

[2] L'amour qu'éprouve Bug-Jargal pour la fille de son maître, Marie, dont le nom a des connotations bibliques évidentes, semble être le symbole de sa fidélité à la civilisation chrétienne. Il est à noter que ce dévouement inspire à notre héros des actes nobles et vertueux.

[3] Voir Victor Hugo, Bug-Jargal, loc. cit., p. 183 :

« Cette scène produisait sur moi un effet singulier. Seul de mon espèce dans cette caverne humide et noire, environné de ces nègres pareils à des démons, balancé en quelque sorte au penchant de cet abîme sans fond, tour à tour menacé par ce nain hideux, par ce sorcier difforme, dont un jour pâle laissait à peine entrevoir le vêtement bariolé et la mitre pointue, et protégé par le grand noir, qui m'apparaissait au seul point d'où l'on peut voir le ciel, il me semblait être aux portes de l'enfer, attendre la perte ou le salut de mon âme; et assister à une lutte opiniâtre entre mon bon ange et mon mauvais génie. »

[4] Leo Frobenius et Jean Hess ont exercé une influence moins évidente sur cette littérature coloniale. Tout en approuvant implicitement l'expansionnisme impérialiste et les prétentions européennes aux ressources de l'Afrique, ces ethnologues tentent de mettre en valeur la civilisation africaine. Nous voyons dans leurs œuvres le modèle idéologique du premier genre de littérature coloniale, celui qu'ont produit, par exemple, les frères Tharaud et qui s'inspire d'une vision plus large de la société indigène et d'une conception relativiste des cultures. (Voir L. Frobenius, The voice of Africa, vol. I et II, traduit de l'allemand par Rudolf Blind, New York et London, Benjamin Blom, Inc., 1968; Idem, Histoire de la Civilisation Africaine, traduit de l'allemand par H. Back et D. Ermont, Paris, Gallimard, 1936; J. Hess, L'Ame Nègre, Paris, Calman Lévy, 1898; Jérôme et Jean Tharaud, La Randonnée de Samba Diouf, Paris, Arthème Fayard et Cie, 1926).

[5] P. Morand, Magie Noire, Paris, J. Frernczi et Fils, 1930.

[6] Voir M.-L. Leblond, Après l'Exotisme de Loti, le Roman Colonial, Paris, Vald. Rasmussen, 1926.

[7] Souvent le colonial est absent du roman, mais il subsiste, de façon tendancielle, dans le regard ou le point de vue omniprésent du narrateur.

[8] Maurice Delafosse démontre clairement, s'il est encore besoin, que l'on ne saurait accorder à ce rôle assigné au colonial la valeur de la réalité. Dans son étude sociologique, Les Etats d'Ame d'un Colonial, il fait remarquer, au sujet de son personnage. Broussard, qui représente le colonial typique : « il recommence en un mot son métier de colonial, de « bon à tout », et se fait l'éducateur universel de ces primitifs, dont nous voulons, par un égoïsme utilitaire décoré dut nom de production et de consommation : en style officiel, cela s'appelle « civiliser », et, après tout, le terme est juste, puisque la chose sert à accroître le degré de prospérité de notre civilisation. » (Voir M. Delafosse, Les Etats d'Ame d'un Colonial, Paris, Publication du Comité de l'Afrique Française, 1909, p. 49.)

[9] Voir P. Soupault, Le Nègre, Paris, Simon Kra, 1927.

[10] Nous appelons « réalistes » non seulement Frédéric Marcellin et son école, mais aussi les romanciers indigénistes, notamment Jacques Roumain et Jacques-Stéphen Alexis. Nous employons le terme « intelligente » dans le sens du mot allemand, « Einfühlung », ou de l'expression anglaise, « empathy ».

[11] En nous servant du terme « réaliste » nous ne prétendons nullement résoudre la vieille problématique de la représentation du réel dans le texte littéraire. Toute perception d'un objet par un sujet est certes subjective. Dans un récit cependant où le monde créé par l'auteur se réfère à une société explicitement désignée, et tantôt condamnée, tantôt approuvée d'après l'image transposée, il est permis de juger que la fiction vaut par sa transposition plus ou moins adéquate et que cette transposition est rendue plus valable à son tour par la complexité.