© Peuples Noirs Peuples Africains no. 28 (1982) 65-70



DE MARSEILLE NOUS ARRIVENT
LE MEILLEUR ET LE PIRE

Laurent GOBLOT

Un grand chef indien, sentant venir une disette hivernale, s'adressa à son peuple en ces termes :

« J'ai deux nouvelles à vous annoncer, une bonne et une mauvaise. Commençons par la mauvaise : cet hiver, nous n'aurons que de la merde à manger. Et voici la bonne : en contre-partie, il y en aura pour tout le monde. »

Un mot chocolat

Imitons-le. Ce qui nous vient de pire de Marseille, je l'ai lu dans la revue « Geo », (avril 1982) sous la plume de l'épouse du maire de Marseille, personnalité de la majorité socialiste.

Dans « Peuples Noirs-Peuples Africains » (no 25), M. Mato Maku parlait de certains mots :

« L'information politique comporte des mots qui, souvent, méritent d'être examinés à la loupe, des mots pièges, dont il faudrait se métier, pour la simple raison qu'ils véhiculent tout un ensemble organisé d'idées, qui, grâce à eux, pénètrent en nous par effraction indolore, mais qu'autrement nous rejetterions. Des mots-chocolats, [PAGE 66] dont en enrobe les intentions les plus viles, les décisions les plus injustes, les démissions les plus honteuses. »

Après une description de Marseille, digne du journal « Minute », Mme Edmonde Charles-Roux s'est servie d'un de ces « mots-chocolats », que j'entends relever, sous une forme versifiée, pour lui donner plus de relief, selon mes modestes moyens.

Le seuil de tolérance

Le « seuil de tolérance » est un mot bien utile
Pour parler d'une idée qu'on ne peut plus nommer
Décemment aujourd'hui. Amie, te souvient-il
Du « numérus clausus », expression oubliée ?

Cela fait « scientifique », un seuil de tolérance.
On cite un numéro, selon sa bonne humeur,
On cite un sociologue, pour invoquer la science,
Sans jamais dir le nom : ce serait une erreur.

Et puis on continue, et vogue la galère !
On parle de boubous, et d'hommes en djellabah,
On parle « d'invasions », de correligionnaires,
De souks et de couffins, on parle de casbah...

L'idée est très ancienne. Elle est inséparable
De l'utilisation, lorsque les temps sont durs,
Par les pouvoirs régnants, d'un bon pseudo-coupable,
D'un bouc émissaire, que l'on déclare impur...

Et puis, que dire ? Il n'y a pas si longtemps, Sans Frontière titrait : Merci Gaston ! Cela dura quelques semaines. Puis, la mairie de Marseille retourna, toute seule, à l'ancien régime. Toute seule ? Ce serait optimiste, hélas, et cette idée de seuil de tolérance, de numéros clausus (expression vichyssoise, qui n'a plus cours, depuis qu'on l'a appliquée contre les Juifs), séduit actuellement beaucoup de gens dotés d'un pouvoir municipal.

Un dernier mot – du petit-fils d'une huguenote – qui s'adresse au maire de Marseille : n'a-t-on jamais parlé de numérus clausus, dans ce pays, contre les protestants, sous le Roi-Soleil ? [PAGE 67]

*
*  *

Mais heureusement, après cet article sinistre, où la gauche donne la main au pire, j'ai une bonne nouvelle, tout de même plus consistante que celle du chef indien.

A Marseille, la Goutte d'Or s'appelle les Quartiers Nord. Les enseignants, les enfants du quartier Nord ont tenté avec succès de donner un contenu à une véritable coexistence, dans le respect des différences entre les diverses communautés, qui vivent dans cette ville.

A partir d'un travail d'enseignants aux motivations personnelles et généreuses, et alors qu'aucune aide ne leur est apportée, un travail de création théâtrale et musicale m'est parvenu sous forme de disque, que pour cette raison, il faudrait aider à éditer.

Les enfants des quartiers nord

Nous sommes les enfants des quartiers Nord,
Et à pied ça fait loin jusqu'au Vieux Port.
Il y avait des vaches et des cochons
A l'endroit où se trouvent nos maisons.

On dit qu'c'est un quartier « mal fréquenté »,
C'est rempli d'ouvriers et d'immigrés.
Les immigrés travaillent sur les chantiers
Et construisent des maisons pour les Français.

Les flics nous font monter dans leurs fourgons
Et nous font ressortir à coups de bâton.
Si ton ballon s'égare dans un jardin,
Il ressort tout troué par le voisin...

    Paroles : élèves du collège A.-Camus.
    Musique : MEDHI (6 ans)

On peut souscrire un disque (50 F et 10 F port et emballage) auprès de la Coopérative Scolaire, Lycée Albert-Camus, 54, boulevard Alphonse-Allais, 13014 Marseille.

Des enfants qui ont quelque chose à dire, des enseignants qui les aident à le dire, des talents musicaux issus des cultures originales, valorisées par l'école, dans des classes C.P.P.N., dans un enseignement et dans un quartier [PAGE 68] objets de ségrégation, nous montrent quelles richesses artistiques l'Europe pourrait accueillir, si elle faisait preuve de tolérance.

Témoin cette poésie, dont chaque couplet renvoie avec talent au dernier vers du refrain :

J'suis qu'un enfant
(Classes 4e E et F C.P.P.N.) 1981-1982.

Mon prof de maths m'a dit :
    Seize au carré,
    Treize puissance trois,
    Plus vite que ça !
    Trois-quarts de cinq,
J'suis qu'un enfant, moi, m'sieur
J'suis qu'un enfant,
Pas une machine.

Le surveillant m'a dit :
    Mets-toi debout,
    Ramasse les craies,
    Jette les papiers,
    Et range les chaises.
J'suis qu'un enfant, moi, m'sieur,
J'suis qu'un enfant,
Pas un pigeon.

Mon prof d'histoire m'a dit :
    1515 ?
    L'Edit de Nantes ?
    732 ?
    Traité de Rome ?
J'suis qu'un enfant, moi, m'sieur,
J'suis qu'un enfant,
Pas un cerveau.

L'prof d'atelier m'a dit :
    Tap' du maillet,
    Prend le réglet,
    Pose la tenaille,
    Coupe la planche.
J'suis qu'un enfant, moi, m'sieur, [PAGE 69]
J'suis qu'un enfant,
Pas un robot.

L'prof de musique m'a dit :
    Chante en mesure
    La partition,
    Apprends l'piano,
    Fais un' chanson.
J'suis qu'un enfant, moi, m'sieur,
J'suis qu'un enfant,
Pas un artiste.

Le directeur m'a dit :
    que feras-tu
    dis, fainéant,
    dans quelque temps,
    à dix-huit ans ?
J'suis qu'un enfant, moi, m'sieur,
J'suis qu'un enfant,
Pas le Bon Dieu...

Des Gitans apportent leur génie musical, et les textes ci-dessus ne doivent pas faire croire que, seuls, les thèmes revendicatifs sont abordés. Des sujets particuliers – La chanson de ma grand-mère, Le mauvais œil, L'alarme, Je suis « pachucho », etc. – nous apportent le parfum des différences, et nous apprennent à les apprécier et aimer.

Vraiment, il faut voir ce qui se fait au groupe scolaire des Flamands, à la Bibliothèque du quartier de Merlan, à l'école maternelle de Saint-Menet, au lycée Albert-Camus. Mme Edmonde Charles-Roux devrait prendre modèle sur ces enfants des C.P.P.N., ces Classes Pré-Professionnelles de Niveau, et non créer des difficultés par ses articles à l'action de ces gens de bonne volonté.

Je ne saurais mieux conclure que M. Claude Lanelle, responsable du C.E.F.I.S.E.M. :

« Ce n'est pas très original de dire que nous vivons dans une société multiraciale. Ou on essaie de faire quelque chose, et de faire avec – ou on fait comme si elle n'était pas multiraciale, et on va au devant de difficultés considérables. Si on se dit qu'il y a là tant de richesses, et pas seulement tant de difficultés, on va vers [PAGE 70] quelque chose de tout à fait exemplaire, et qui serait la construction d'une société interraciale. Mais nos moyens sont ridicules : centre spécialisé pour populations marginalisées, nous avons vécu jusqu'ici de façon complètement marginale. Tant qu'on nous laisse faire des expériences dans notre petit coin, ça ne gêne personne. A partir du moment où cette expérience peut prendre de l'ampleur – ça correspond à ce qu'on a pu lire dans les ouvrages de Louis Legrand – il va être intéressant de voir comment vont réagir les institutions, les syndicats, les syndicats ouvriers ou enseignants. »

Laurent GOBLOT
(dont un ancêtre a quitté la France après la Révocation de l'Edit de Nantes par Louis XIV.)