© Peuples Noirs Peuples Africains no. 27 (1982) 57-70



LE PHENOMENE
DES « LITTERATURES NATIONALES »
EN AFRIQUE

Guy Ossito MIDIOHOUAN

« C'est par un abus de langage, qu'il est convenu de parler sans nuance de « littérature africaine ». On oublie ainsi les profondes dissemblances qui caractérisent les thèmes et les techniques d'écriture des auteurs africains »
Locha MATESO (1980)

Les « possessions » de la France en Afrique se regroupaient pour l'essentiel en deux grands ensembles : l'A.O.F. et l'A.E.F. auxquelles des décrets successifs achevèrent de donner leur contour définitif. L'A.O.F.[1] regroupait la Côte-d'Ivoire, le Dahomey, la Guinée Française, la Haute-Volta, la Mauritanie, le Niger, le Sénégal, le Soudan Français. En tout huit colonies formant un territoire neuf fois plus grand que la France, avec un Gouverneur Général, une administration centralisée, une capitale (Dakar), une assemblée fédérale regroupant des représentants des huit colonies (Grand Conseil), un budget fédéral. Cet ensemble prit son contour définitif dès 1904 et vécut jusqu'aux approches de l'autonomie et de l'indépendance [PAGE 58] quand le gouvernement français choisit de le démanteler, ce qui fut l'objet de « La Loi-Cadre de 1956 ». Plus d'un demi-siècle d'existence donc, pendant lequel les Africains de huit territoires se reconnaissaient comme participant du même ensemble géographique, relevant de la même autorité politique et administrative avec tout ce que cette situation de fait pouvait entraîner comme conséquence pour la conscience collective.

Lorsque les indépendances apparurent inéluctables, la France choisit donc de faire éclater ce cadre, cette autorité, cette conscience. Il fallait faire échec à tout ce qui pouvait contribuer concrètement au renforcement de l'unité africaine et renforcer l'assujettissement des territoires à la métropole en les reliant individuellement et directement à celle-ci et en empêchant la formation de tout intermédiaire susceptible de s'affirmer face à la France.

Les Africains comprirent qu'il fallait réagir contre cette tentative de « balkanisation » : le 4 avril 1959 naissait difficilement des décombres de ce qui fut l'A.O.F., une fédération africaine baptisée « Fédération du Mali ».[2] Pas pour longtemps, car c'était compter sans la vigilance cynique du colonisateur. Celui-ci redoubla d'offensives, manipulant résolument, utilisant certains responsables politiques tout à sa dévotion : « La Fédération du Mali » éclata dans la nuit du 19 au 20 août 1960. Le puissant courant unitaire favorable à la reconstitution de l'A.O.F., si fort dans l'opinion africaine, trébucha sous les coups de boutoir de l'impérialisme français.

Quant à l'A.E.F. qui regroupait le Congo, le Gabon, l'Oubangui-Chari et le Tchad[3], elle fut constituée plus difficilement mais a suivi après la guerre une évolution politique synchrone de celle de l'A.O.F. avec toutefois une ampleur de la propagande et de l'organisation politique moindre, en partie en raison du manque de cadres dû à un retard de l'enseignement secondaire, à une asthénie politique savamment entretenue dans les masses par le colonisateur. Boganda qui symbolisait le courant unitaire [PAGE 59] et qui rêvait de conserver le cadre politique de l'A.E.F. en l'élargissant au Cameroun et au Rwanda-Burundi, mourut dans un accident d'avion.

L'éclatement de l'A.O.F. et de l'A.E.F. entraîna de graves conséquences pour l'évolution ultérieure de l'Afrique.

L'histoire bascula à ce moment précis et l'immense espoir des masses africaines devant l'aube naissante s'anéantit.

Nous ne nous étendrons pas sur les conséquences politiques de ce drame : elles s'imposent à nous quotidiennement, tantôt cocasses à nous faire pleurer de rire, tantôt tragiques à nous plonger dans un abattement insondable. Elles nous poursuivent comme une malédiction...

Ce qui nous intéresse ce sont les conséquences psychologiques qui devaient découler de cette balkanisation de l'Afrique : résurgence du tribalisme pogromatique; micro-nationalisme xénophobe et spoliateur cultivant la différence; patriotisme mesquin et carnavalesque de tirailleur inculte et analphabète promu Chef d'Etat, et pour qui toute opposition intérieure est nécessairement téléguidée de l'extérieur par « l'étranger jaloux du bonheur de notre peuple », pour qui toute pensée dissidente désigne « l'ennemi infiltré dans nos rangs ». La littérature négro-africaine allait s'en ressentir.[*]

Pendant longtemps et jusque dans les années 70, toutes les productions littéraires des Africains noirs constituaient indifféremment le corpus de « La littérature négro-africaine ». Qu'il fût Camerounais, Congolais, Sénégalais ou Ivoirien, l'écrivain africain se reconnaissait dans « La Littérature négro-africaine ». Il se réclamait d'elle, la proclamait, cherchait à la promouvoir en tant que telle. Mongo Béti s'opposa dans les années 50 à Camara Laye non point en tant qu'un Camerounais à un Guinéen, mais comme un écrivain africain à un autre écrivain africain. C'est la preuve que les auteurs négro-africains avaient conscience de participer du même ensemble, à la même entreprise; d'être investis de la même responsabilité à l'égard du monde négro-africain. Etait-ce parce qu'ils s'adressaient d'abord à un public européen pour qui ils étaient (et continuent d'être) « nègres » ou « africains » avant d'être ivoiriens ou dahoméens (aujourd'hui béninois) ? [PAGE 60]

Toujours est-il que vers la fin des années 70 commence à s'esquisser un changement de situation qui lentement se précise : conformément aux limites (souvent controversées d'ailleurs et contestées par les populations) du « Territoire National », chaque Etat érige des frontières littéraires. Chacun fait le compte de ses écrivains, finance la publication d'ouvrages sur sa littérature. Aussi commença-t-on à parler de « la littérature gabonaise » (où naturellement Bongo et sa femme Joséphine font figure de premiers écrivains), de « la littérature camerounaise », de « la littérature sénégalaise », de « la littérature béninoise », de « la littérature togolaise », etc. Chaque Etat investit la littérature d'une nouvelle mission : affirmer sa différence et sa spécificité chaque Etat cherche à faire de sa littérature la caution de son « intégrité territoriale ». Et chacun publie son anthologie. Nul ne veut être de reste : il y va de l'honneur national ! Et hourra pour les instituteurs sclérosés et présomptueux ! Hourra pour les fonctionnaires cauteleux et arides ! Et youp pour les jeunes du Parti qui manœuvrent, les yeux fermés, dans les créneaux de la dictature ! Voici que s'institue une littérature d'agents permanents de l'Etat dont les auteurs, unanimement, rendent « Hommage à la Sûreté Nationale » :

    ...
    En semant la terreur, la police aux aguets
    Est encor prête à opérer avec succès;
    ...
    Bravo la Sûreté! Bravo les Commissaires[4] !

Dans le même temps, on bannit les indésirables, les mal-pensants, les dissidents. On les élimine; on les contraint à l'exil lorsqu'ils ne croupissent pas dans les prisons, livrés aux affres d'une vérité que l'on cherche à cacher à tout prix pour sauvegarder l'authenticité de « la littérature nationale ». La flicaille envahit les librairies et bouffe des agoutis grillés à l'autodafé de livres qu'un prochain décret du Guide, garant suprême de l'authenticité, interdira « sur toute l'étendue du territoire national ». [PAGE 61]

Il arrive que le Timonier-Père-Bien-aimé-de-la-Nation aille plus loin : il demande par les voies appropriées aux autorités du pays où se réfugie l'écrivain inauthentique de lui livrer celui-ci. Opération délicate; d'autant plus délicate que les autorités sollicitées savent quelles contribueraient ainsi à envoyer un écrivain de renom sous la latérite. Mais il faut nécessairement faire quelque chose pour éviter que la déception de « l'Ami africain » ne soit totale. Alors on opte pour l'intimidation et les tracasseries policières. L'exilé, qui, pour assurer sa sécurité et assumer pleinement sa fonction d'écrivain, s'est fait citoyen du pays hôte, fait valoir ses droits. Le Timonier saisit l'occasion pour annoncer, serein et grave, à la nation ébaubie qu'il a cessé d'être le fils de son père, l'enfant de son peuple! Il n'est donc pas un écrivain national.

La défense de l'authenticité nationale en littérature dans l'Afrique d'aujourd'hui est loin d'être l'apanage des Etats. Dans l'avant-propos de son Anthologie de la littérature congolaise d'expression française, Jean-Baptiste Tati-Loutard écrit : « Nous ne connaissons pas d'ouvrage à caractère littéraire publié par un congolais avant Cœur d'Aryenne et La Légende de M'Pfoumou Ma Mazono de Jean Malonga, parus aux Editions africaines en 1954. Ngando, l'intéressante nouvelle, située à la frontière du conte et primée en 1948 à la Foire Internationale de Bruxelles, appartient plutôt à la littérature de l'autre rive du fleuve Congo par le cadre et par l'origine de son auteur, Paul Lomani Tshibamba, bien que celui-ci ait des parents en République Populaire du Congo et bien qu'il ait participé activement depuis Brazzaville à la renaissance culturelle de l'ex-A.E.F. » [5] De cela Roger et Arlette Chemain se font l'écho dans leur Panorama critique de la littérature Congolaise contemporaine : « Nous avons été amenés à parler de P.L. Tchibamba, directeur de la revue Liaison : à ce titre, il a joué un rôle important dans la vie intellectuelle congolaise. Il est également l'auteur d'un récit édité séparément. Toutefois nous n'analyserons pas ici l'intéressante nouvelle (sic) NGANDO, [PAGE 62] qui fut primée lors du Concours littéraire en langue française réservé aux « indigènes » du Congo Belge et du Rwanda-Burundi, organisé par le Comité de Foire Coloniale de Bruxelles de 1948. »[6] Le lecteur vigilant a compris : en tant que directeur de la revue Liaison, Paul Lomani Tshibamba fait partie de « la littérature congolaise » mais en tant qu'auteur de NGANDO, « récit édité séparément » (sic) – c'est-à-dire non publié dans Liaison – il ne peut être intégré à « la littérature congolaise » ! Tout cela n'est pas bien convaincant, mais les Chemain s'expliquent : « s'il est effectivement né sur le territoire de la République Populaire du Congo de parents originaires de l'ancien Congo-Belge, l'auteur de Ngando est citoyen Zaïrois. Aussi, pour reprendre les termes de J.B. Tati-Loutard « son œuvre appartient plutôt à la littérature de l'autre rive du fleuve Congo par son cadre et par l'origine de son auteur. »[7] (sic). En clair : « Ce n'est pas nous qui excluons Paul Lomani Tshibamba de la littérature congolaise, c'est les Congolais eux-mêmes, les Congolais authentiques. » Voilà à quel prix l'on devient « spécialistes de la littérature congolaise » ! ...

Les Chemain affirment que pour pouvoir parler d'une « littérature nationale » trois conditions doivent être nécessairement réunies :

D'abord, un nombre d'écrivains et un corpus d'œuvres publiées suffisant.

Ensuite, une certaine continuité : « enracinement dans le passé et vitalité suffisante, manifestée par le rayonnement de certains auteurs hors des frontières, la montée de jeunes écrivains et les projets de réalisation des auteurs confirmés, qui garantissent que la floraison actuelle ne sera pas qu'un feu de paille sans lendemain ». Décomposons : ce second critère de spécificité nationale comporte trois aspects : l'enracinement dans le passé et une vitalité suffisante, l'audience hors des frontières, les projets de réalisation des auteurs confirmés. On peut aisément juger de la pertinence des deux derniers aspects.

La troisième condition que proposent Roger et Arlette Chemain pour qu'il y ait « littérature nationale » [PAGE 63] est l'existence de « certains traits communs à l'ensemble des œuvres, découlant de traditions culturelles et d'une expérience historique communes ». « La littérature congolaise » remplit-elle aussi cette dernière condition ? Oui, répondent les critiques : une poésie lyrique, une littérature romanesque engagée, un théâtre militant et enfin la convergence de positions critiques des intellectuels congolais qui s'est illustrée par la condamnation quasi unanime de la négritude, tels sont, selon Roger et Arlette Chemain, les traits communs et spécifiques de « la littérature congolaise » qui la distinguent par conséquent « des autres littératures africaines » ! – Locha Mateso commente : « c'est par un abus de langage qu'il est convenu de parler sans nuance de « littérature africaine ». On oublie ainsi les profondes dissemblances qui caractérisent les thèmes et les techniques d'écriture[8] des auteurs africains. Robert et Arlette Chemain ont eu l'heureuse idée d'en saisir certaines particularités. – Cela dit, leur œuvre nous inspire une réserve : la thèse de « littérature nationale » ne nous paraît pas suffisamment étayée. Nous n'en voulons pour preuve que l'embarras des auteurs du Panorama à situer l'auteur de NGANDO, Paul Lomani Tshibamba.[9] Moi, j'affirme qu'on est critique littéraire ou diplomate mais pas l'un et l'autre à la fois : les deux métiers s'avèrent souvent incompatibles : c'est justement « l'embarras des auteurs du Panorama à situer l'auteur de Ngando, Paul Lomani-Tshibamba » qui devrait nous permettre de pousser la réflexion afin d'appréhender les vrais critères de la « nationalité littéraire » dans ce Panorama. Pour un peu Roger et Arlette Chemain nous auraient parlé des origines tribales de Lomani-Tshibamba; ils seraient remontés à son village, car – et c'est là le nœud du problème – le village est le seul critère pertinent de la « nationalité littéraire » telle qu'on nous la présente. Avant même que de chercher à aborder une œuvre, à savoir ce que pense son auteur, ce en quoi il croit, quelles idées il défend, ce à quoi il est attaché, le critique « nationaliste » cherchera d'abord à établir de quelle tribu, de quel village, de quelle région il vient. [PAGE 64] Celui-ci a beau passer toute sa vie en ville ou hors de son pays, n'avoir jamais séjourné dans un village, on remontera à l'origine de ses ancêtres. Et puisque la tribu peut se retrouver de part et d'autre d'une frontière, c'est le village qui devient l'élément déterminant. C'est du reste l'unique critère valable de toute nationalité en Afrique. C'est pourquoi nous affirmons qu'à l'instar de l'idéologie de « l'authenticité africaine » et d'un certain africanisme européen, « la critique nationaliste négro-africaine » trouve son premier fondement dans le déterminisme tribal et villageois auquel l'homme africain serait soumis et par lequel on explique « sa vision du monde » et sa personnalité littéraire.

Mais Mukala Kadima Nzuji se fait plus nuancé : « Le concept de « nation » est difficilement applicable aux Etats africains dont les conditions d'émergence et l'existence sont connues de tous. Reconnaissons néanmoins que celui de « littérature nationale », tel qu'il est défini par Roger et Arlette Chemain et appliqué au Congo, ne manque pas d'intérêt. Il pourrait même, dans le domaine de la critique littéraire négro-africaine, être fécond. A condition de distinguer deux périodes lorsqu'il s'agit de la littérature congolaise. Avant 1970, on ne peut pas encore parler de « littérature nationale » au Congo. Bien qu'il existât déjà quelques fortes personnalités (Malonga, Tchicaya U Tam'si, Guy Menga, Tati-Loutard), la littérature du Congo s'inscrivait dans le mouvement culturel de l'ancienne Afrique Occidentale, avec Dakar comme pôle d'attraction (?). C'est seulement après 1970, avec la publication des auteurs comme Sylvain Bemba, Antoine Letembet-Ambilly, Patrice Lhoni, Henri Lopès, J.P. Makouta-Mboukou, Maxime Ndébéka, Sony Labou Tansi, Tchichéllé Tchivéla, etc., qu'émerge et s'affirme une littérature congolaise spécifique, à la fois diverse et enracinée dans l'humus national »[10]. Nous verrons un peu plus loin ce qu'il en est exactement de cette « spécificité de la littérature congolaise ».

Mais, comme on a déjà pu le constater, nombreux sont les critiques et les écrivains qui défendent, soutiennent et prônent cette nouvelle orientation, pour des raisons [PAGE 65] (pseudo-littéraires) dont les fondements sont à rechercher dans l'impatience des uns à se faire une place, dans l'habileté des autres à se réserver un domaine, dans le souci de tous de réaliser des ambitions personnelles. Car, en définitive, qu'est-ce qui fonde l'originalité et la spécificité de « la littérature béninoise » et la distingue de « la littérature togolaise » ? Un Béninois fait une thèse pour démontrer la béninité de Félix Couchoro. Un Togolais lui répond dans une autre, plus volumineuse, où il fournit les preuves de sa nationalité togolaise. Cornevin, amusé, soutient tantôt le premier tantôt le second (selon son humeur et son auditoire) et déclare par ailleurs, à la grande déception de tous[11], que Félix Couchoro est « le premier romancier régionaliste africain »[12].

Maryse Condé affirme : « Il existe un style romanesque sénégalais qui ne ressemble à aucun autre en Afrique. ( ... ) Ainsi le charme du roman sénégalais et son mérite ne tiennent-ils pas à l'invention ou à l'originalité de la forme mais à la vivacité de la peinture »[13]. Oui, la « vivacité de la peinture », voilà ce qui fait la spécificité de « la littérature sénégalaise » ! Mais, pourquoi donc cette recherche systématique et forcenée de la différence ? Est-ce qu'elle est motivée par l'originalité réelle des « littératures nationales » abordées ou par le désir des critiques de donner à lire des analyses fines et à tout prix novatrices qui « fassent la différence » et les distinguent parmi tous ? Qu'une œuvre littéraire fasse corps avec un contexte précis qui la suscite et l'informe, voilà qui est incontestable. Que Soyinka soit nigérian, Senghor sénégalais et Dadié ivoirien, c'est l'évidence. Mais pourquoi tout d'un coup semble-t-on se désintéresser de ce qui unit ces écrivains pour privilégier ce qui les divise ? Cette critique qui découvre à qui mieux mieux des « nationalités littéraires » en Afrique en arrivera à établir l'irréductibilité de chaque « littérature nationale » de la même façon que les pouvoirs politiques délimitent les frontières et jurent, la main sur le cœur, de « défendre à tout prix l'intégrité du territoire national ». Ce que nous contestons c'est [PAGE 66] cette critique de désencastration qui analyse un ensemble d'auteurs et d'œuvres négro-africains non point dans les rapports métonymiques que ceux-ci entretiennent avec la littérature négro-africaine dans son ensemble, mais dans l'optique complaisante d'une « spécificité nationale ». Car, dans cette optique, Les Soleils des Indépendances ou tout autre roman pris au hasard ne serait pas négro-africain, mais xais, yais, zéen... Le malinké qui irrigue le récit chez Kourouma, il est d'où ? Du Mali ? De la Guinée ? Du Nord de la Côte d'Ivoire ? Parmi ces Soleils, lequel est ivoirien ? Lequel est malien ?... Et puis enfin, l'histoire de Fama, n'est-elle peut-être pas aussi l'histoire d'un Ajavon du Togo, d'un Agboton du Bénin ou d'un Fall du Sénégal ? Est-on si convaincu qu'aucun paysan, ni du Cameroun, ni du Congo, ne s'y retrouve ? Nous nous voyons en droit de nous interroger sur le sort réel que nos nouveaux critiques font au texte littéraire. Qu'est-ce qui, dans Le jeune homme de sable de William Sassine peut permettre de « nationaliser » ce roman ? L'origine de l'auteur ? ou le cadre du récit ? Qui donc est mon prochain ?[14] du togolais Francis Sydol est-il un roman togolais (par l'origine de son auteur) ou Guinéen (par son cadre) ? Ces écrivains congolais, ivoiriens, togolais, etc., ne cultivent-ils pas tous l'anonymat des lieux, des personnages et des actions romanesques ? On nous dira que c'est essentiellement pour échapper à la censure et à ses foudres. Mais la première démarche de cette censure n'est-elle pas justement « la nationalisation » ? Qui connaît « la Katamalasie » du Congolais Sony Lab'ou Tansi dans La vie et demie[15] « La République de Songa » du Sénégalais Ibrahima Signaté dans Une aube si fragile ?[16]; « La République de Tongwétani » du Congolais Tchichellé Tchivéla dans Longue est la Nuit[17]; « L'Eborzel » du Camerounais Bernard Nanga dans Les chauves-souris[18]; Wosso-Wosso », « Ouya-Ouya » et « Sapiaville » de l'Ivoirien Denis Ousso-Essui dans Les saisons sèches[19] ? Voici [PAGE 67] du reste ce que déclare Tchichellé Tchivéla interrogé par Mukala Kadiama-Nzuji (que nous savons déjà favorable au concept de « littérature nationale », selon lui, « fécond » pour la critique littéraire négro-africaine) : « Longue est la nuit est un livre imaginaire qui parle de l'Afrique en général. Ce n'est pas un livre à clés. Les situations développées ne sont l'apanage d'aucun pays africain en particulier. Et ce n'est pas parce que je suis congolais qu'il faudrait en inférer que j'ai voulu décrire des « scènes de la vie congolaise ». Si les noms des lieux et des personnages autorisent à le penser, c'est que l'écrivain négro-africain a plutôt tendance à forger son pseudonyme et à nommer ses créatures de fiction par référence à son propre contexte culturel qui est souvent ethnique. ( ... ) Je ne serais pas étonné qu'après l'avoir lu des gens collent à la « République de Tongwétani » le nom d'un pays africain autre que le Congo. Evidemment, ce serait encore une erreur d'interprétation »[20].

Ce que la critique « nationaliste » retiendra de tout cela, c'est l'importance du déterminisme ethnique ou, parce que fatalement plus pertinente, nous l'avons démontré, l'importance du village. C'est à croire que le village de l'Africain est inscrit dans ses gênes.

Qui oserait affirmer qu'Aguié (Les saisons sèches) est typiquement ivoirien; que Bilanga (Les chauves-souris) est typiquement camerounais; que Kotoko (Une aube si fragile) est un intellectuel typiquement sénégalais ?

Et cet échec, cette détresse physique ou morale, cette solitude qui impose sa loi aux personnages des Chroniques et des Nouvelles chroniques congolaises[21], sont-ils réellement propres aux Congolais et à eux seuls comme semble l'insinuer J.B. Tati-Loutard, ce défenseur farouche de la pureté et de la spécificité littéraires de la République Populaire du Congo ?

Dans sa « comédie-farce-sinistre », Le destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku Prince qu'on sort[22], Tchicaya U Tam'si (un nom bien tribal !) décrit l'ascension [PAGE 68] d'un caporal sans instruction ni envergure vers les hautes sphères du pouvoir : le caporal Nnikon Nniku, ancien cureur de latrines à l'Hôpital Général, devenu Maréchal aux pleins pouvoirs, s'installe sur le trône laissé par Ebolobo. Pour consolider son pouvoir contre les assauts d'une opposition constituée de civils dont les leaders sont Lheki et Nniyra, le caporal-maréchal Nnikon Nniku s'entoure de sorciers. Son programme d'action politique est le suivant : « priorité à l'agriculture, priorité à la discipline, incorporer tout le peuple dans l'armée pour apprendre la discipline » (p. 36). Par ailleurs, il décide d'éborgner ses ministres et généraux afin de les éloigner du pouvoir. Mais pour prévenir la colère qu'une telle résolution ne manquerait pas de provoquer, il devra prendre, suivant les conseils du sorcier, un bain public de bave de limace. Le drame se déroule dans la République « régressiste de Mutulufwa » où, aux termes de la Constitution, le travail est supprimé pour éviter qu'il ne crée des prolétaires. Mais la Constitution, c'est avant tout Nnikon Nniku lui-même. Aussi décide-t-il de faire un meeting pour expliquer « que ce pays n'est pas totalitaire, que les usines vont rouvrir. Nous admettrons qu'il y ait des chômeurs, mais pas de grèves. Nous serons libéraux à notre manière, d'une manière adaptée à notre régressivité » (p. 85).

Le jour de meeting la tribune où se tenait le Guide éclairé s'écroule sous l'explosion d'une bombe. Naturellement, on arrête des suspects dont Lheki, accusé d'être d'intelligence avec une ambassade étrangère. Il est torturé et jeté en prison. Mais la révolte se généralise et le peuple se déchaîne. Nnikon Nniku est renversé. Shese, un soldat, également ancien cureur de latrines à l'Hôpital Général, s'empare du pouvoir. Il devient à son tour « Chef de l'Etat, Président de la République, Président du Conseil des Ministres, Président du Comité Militaire Révolutionnaire »...

Alors, congolais tout ça ? Sûrement le nom de l'auteur, les noms des personnages. Mais sont-ils déterminés par leur village ou leur origine tribale ? Ou par leurs ambitions, leurs rêves, leurs idées, leurs convictions, la réalité objective à laquelle ils sont confrontés ? Ce n'est ni le lieu de naissance de l'écrivain, ni sa filiation, ni sa tribu, ni son village, ni son passeport, ni le pays [PAGE 69] dans lequel il a vécu ou dans lequel il vit, ni la langue dans laquelle il écrit qui détermine sa nationalité littéraire; c'est la conscience d'appartenance qu'il manifeste dans son œuvre et qui constitue l'horizon où les particularités identifiables de celle-ci acquièrent leur pleine signification.

On pourra discuter de l'influence de la forêt sur le style, de celle de la savane sur la description ou encore de l'influence de « l'esprit national » sur l'écriture. Quoi que prétende une certaine critique, ce qui importe aujourd'hui ce n'est pas l'hypothétique fossé qui séparerait Mongo Béti de Sembène Ousmane. Sénégalais ou Camerounais, l'écrivain négro-africain qui, hier, était aux prises avec le système colonial, ses injustices, ses mensonges et son aliénation, se trouve confronté aujourd'hui à l'ordre néo-colonial, ses aberrations, sa déraison, ses carcans. C'est sur ce terrain, et sur ce terrain seul, c'est dans ce seul cadre que son œuvre prend sa véritable signification. Les « nationalismes » et autres « nationalisations littéraires » ne sont que pure diversion, déjà dangereuse par nature, mais qui pourrait se révéler plus dangereuse encore lorsqu'on commencera à distinguer en Afrique « les nations littérairement supérieures » des « nations littérairement inférieures », qu'on expliquera la vie littéraire au sein de tel Etat à partir de son « génie national » et qu'on cherchera les raisons de la léthargie de certaines contrées, non point où elles devraient être recherchées, mais dans quelque « faculté nationale spécifique ». C'est alors que la diversion atteindra à sa pleine efficacité et produira tous ses effets : elle se révélera source de conflits... et de guerres. Je n'exagère rien : on peut déjà déceler cette tendance dans le Panorama critique de la littérature congolaise contemporaine de Roger et Arlette Chemain. « La République Populaire du Congo, écrivent-ils, compte une vingtaine d'écrivains pour un peu plus de un million d'habitants, ce qui est une proportion tout à fait remarquable; si elle se retrouvait partout en Afrique, la Côte-d'Ivoire compterait une centaine d'auteurs, le Nigéria plus d'un millier! »[23] Le Congo se voit ainsi décerner la palme d'or de la littérature en Afrique. C'est véritablement une compétition qu'on est en train d'ouvrir [PAGE 70] sous nos yeux. Roger et Arlette Chemain en sont deux des plus éminents arbitres internationaux. Si l'on n'arrête pas au plus tôt ce match diabolique, au coup de sifflet final, la ferveur unitaire de la littérature négro-africaine des années 60 ne sera plus qu'un vague souvenir dans la hargne sanglante des « littératures nationales » rivales. Ainsi se présente à nos yeux le phénomène nouveau et inquiétant des littératures nationales en Afrique.

Guy Ossito MIDIOHOUAN


[*] Quelques coquilles s'étant glissées dans la saisie des textes du no 27 de PNPA, l'auteur a demandé de faire les rectifications voulues - voir ci-dessous la lettre publiée dans le no 29, pp.154-155. Le texte ci-dessus a été rectifié:
Mon cher ami,
Je viens de recevoir le no 27 de la Revue où figurent deux de mes articles. Merci.
Mais j'ai constaté que mes textes ont été mal reproduits. Dans le premier, Le phénomène des littératures nationales en Afrique, je lis p. 59 (paragraphe du milieu de la page) :
« Ce qui nous intéresse, ce sont les conséquences psychologiques qui devaient découler de cette balkanisation de l'Afrique : résurgence du tribalisme pogromatique; micro-nationalisme xénophobe et spoliateur cultivant la différence; patriotisme mesquin et carnavalesque de tirailleur inculte et analphabète promu Chef d'Etat, et pour qui toute opposition intérieure est nécessairement téléguidée de l'extérieur par « l'étranger jaloux du bonheur infiltré dans nos rangs ». La littérature négro-africaine allait s'en ressentir. »
Il fallait écrire :
« Ce qui nous intéresse ce sont les conséquences psychologiques qui devaient découler de cette balkanisation de l'Afrique : résurgence du tribalisme pogromatique; micro-nationalisme xénophobe et spoliateur cultivant la différence; patriotisme mesquin et carnavalesque de tirailleur inculte et analphabète promu Chef d'Etat, et pour qui toute opposition intérieure est nécessairement téléguidée de l'extérieur par « l'étranger jaloux du bonheur de notre peuple », pour qui toute pensée dissidente désigne « l'ennemi infiltré dans nos rangs ». La littérature négro-africaine allait s'en ressentir. »
Je te prie de bien vouloir faire rectifier ces erreurs dans le prochain numéro.
Fraternellement.
Guy Ossito MIDIOHOUAN

[1] Pour ce qui va suivre on eut consulter l'ouvrage de Joseph-Roger de Benoist, La balkanisation de l'Afrique Occidentale française, NEA, 1979, 283 p

[2] Cf. Odimi Sôsolô, « La naissance de la Fédération du Mali », Peuples Noirs Peuples Africains no 21 Mai-juin 1981, pp. 41-49.

[3] Tous ces territoires furent confondus un moment en une seule colonie.

[4] Typamm (A.P.), « Hommage à la Sûreté Nationale » in Rythmes et Cadences Editions Akpagnon, 1981.

[5] Tati-Loutard (J.-B.), Anthologie de la littérature congolaise d'expression française, Yaoundé, CLE, 2e édition, 1977, p. 5 (c'est nous qui soulignons - G.O.M.).

[6] C'est nous qui soulignons - G.O.M.

[7] Chemain-Degrange (R. et A.). Panorama critique de la littérature congolaise d'expression française, Paris, Présence Africaine, 1979. p. 37.

[8] C'est nous qui soulignons - (G.O.M.). Mateso semble ne pas se référer aux mêmes critères que les Chemain.

[9] Locha Mateso in « Naissance de la critique, » Notre Librairie, no 53, mai-juin 1980, p. 87.

[10] Mukala Kadima Nzuji in Recherche Pédagogique et Culturelle, no 49, Sept-Oct. 1980 pp. 84-85.

[11] Voir l'article d'Olympe Bhely-Quenum, « La littérature du pays profond » Le Mois en Afrique, nos 190-191, oct-nov. 1981, pp. 140-149.

[12] Cf., France-Eurafrique, no 196, 1968, pp. 35-36.

[13] Cf., Patrimoine culturel et création contemporaine en Afrique et dans le monde arabe (ouvrage collectif), Dakar, N.E.A., 1977, pp. 30-31.

[14] Promotion et Editions, 1966, 192 p.

[15] Paris, Seuil, 1979

[16] N.E.A., 1977, 190 p.

[17] Hatier, Coll. Monde Noir Poche, 1980, 127 p.

[18] Présence Africaine, 1980.

[19] Paris, L'Harmattan, 1979.

[20] « Entretien avec Tchichellé Tchivéla » in Recherche, Pédagogique et Culture, no 51, Mars-Avril 1981, pp. 45-47.

[21] J.B. Tati-Loutard, Chroniques congolaises, 1974. Nouvelles chroniques congolaises, Paris, Présence Africaine, 1980, 190 p.

[22] Paris, Présence Africaine, 1979, 108 p.

[23] Op. cit, pp. 13-14.


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