© Peuples Noirs Peuples Africains no. 27 (1982) 45-56



L'OPPOSITION KAMERUNAISE

ET LES JEUNES GENERATIONS DE KAMERUNAIS

par
deux activistes de base du Manidem

La lecture des nos 24 et 25 de « Peuples Noirs-Peuples Africains », qui accordent une grande place à la crise politique kamerunaise, nous a suggéré quelques réflexions que nous voulons exposer ici.

La lecture dans le no 24 de l'article intitulé « Les oppositions africaines et nous » nous a en partie surpris. Mongo Beti, racontant sa mésaventure avec le C.R., cite deux noms d'opposants, Sosso et Mindja, qui ont eu un comportement perfide à son égard. La surprise, vous vous en doutez, n'est pas venue dû fond du problème exposé par Mongo Beti. Si les choses se sont passées au CDAPPC comme le rapporte Mongo Beti, non seulement il a eu raison de les dénoncer mais nous pensons qu'il est nécessaire d'attirer l'attention des sympathisants et membres de Manidem sur des buts réellement visés par certains dirigeants de cette organisation. La surprise vient de ce que Mongo Beti, dont on connaît avec quelle vigueur et constance il défend depuis 30 ans l'Homme noir, prend la responsabilité d'exposer deux opposants en révélant leurs noms. Mongo Beti n'a-t-il pas sur ce point laissé la passion l'emporter ? Quant à l'affaire Yves B. Ngapit – dont nous pensons aussi qu'il n'était pas nécessaire de souligner qu'il pourrait s'appeler Kassapu – nous partageons entièrement l'analyse de Mongo Beti et pensons effectivement que l'aventurisme et l'opportunisme sont les causes essentielles de l'échec de l'opposition [PAGE 46] kamerunaise depuis 20 ans. Il faut donc dénoncer ces tares, sans se lasser.

Il y a 20 ans que la lettre publiée dans le no 25 a été écrite par Ndeh Ntumasah et Kingué. Le ler donne ensuite une interview fort intéressante à Mongo Beti. On jugera comme on voudra l'initiative de Mongo Beti, mais quel authentique Kamerunais, quel progressiste africain ne comprend pas qu'un blocage réel empêche l'opposition populaire kamerunaise d'imposer le départ du sanguinaire Ahidjo ? Selon Mongo Beti, tout aurait commencé avec la formation en 1962 du C.R., deux ans après l'énigmatique assassinat du Président Moumié en 1960. Les Kamerunais de notre génération, ceux nés après 1950, ignorent tout ou presque de l'Histoire récente de notre pays. Au Kamerun, cette ignorance est imputée à l'obscurantisme qui caractérise la politique culturelle du dictateur Ahidjo. En France, pays où vivent la majorité des exilés et émigrés kamerunais, cette ignorance est entretenue par les versions contradictoires que les dirigeants des mouvements d'opposition donnent de l'Histoire récente de notre pays. Dans l'un ou l'autre cas, la conséquence, c'est la méfiance qu'éprouvent les jeunes Kamerunais à l'égard des mouvements et partis d'opposition. L'ignorance et la falsification de l'Histoire de leur pays ont installé le doute et la méfiance dans l'esprit des jeunes kamerunais. Nos parents, qui ont lutté les armes à la main, beaucoup perdant d'ailleurs leur vie, savaient pourquoi ils luttaient : ils voulaient être maîtres de leur pays et construire une société de progrès et de justice. Ils savaient aussi que leurs chefs étaient dignes de confiance : à aucun moment, Um Nyobé n'a été surpris dans des pratiques ou pensées qui n'aillent pas dans le sens du progrès de la cause nationale. En assassinant Um Nyobé, de Gaulle et ses agents n'imaginaient certainement pas l'ampleur de leur crime. Imagine-t-on un moment ce qui se serait passé si, en 1905 par exemple, la Révolution russe avait été privée de Lénine ? de même, que serait devenue, avant la victoire, la Révolution angolaise sans Néto ? On nous dit souvent qu'un homme seul ne fait pas l'Histoire. Cela est vrai; mais il est aussi vrai que certains hommes, par leur force intellectuelle et humaine, donnent une impulsion telle à l'Histoire, qu'ils finissent par la marquer. Um appartenait à cette [PAGE 47] catégorie d'hommes. Tout un peuple s'est confondu à son chef pour essayer d'imposer une vision progressiste de l'Histoire, pour rêver d'un monde meilleur, plus juste et plus épanouissant qu'ils construiraient ensemble. Même ceux qui ont combattu Um reconnaissent qu'il était un grand chef, alliant intelligence, souplesse, tactique et lucidité stratégique, et surtout digne de la confiance des millions de Kamerunais qui le soutenaient. Sa perte a porté un sérieux préjudice à la lutte de notre Peuple. Um parti, c'est l'incertitude qui allait s'installer à l'U.P.C., la paralysant progressivement. Moumié est assassiné en 1960, le C.R. constitué en 1962, Ossendé Afana est assassiné en 1966 et en 1971 c'est le coup de grâce, l'assassinat sur la place publique de Ouandié. Il s'agit en effet d'un coup de grâce puisque depuis 1971, aucun succès sensible de l'opposition n'a été enregistré au Kamerun.

LE C.R. : UNE ERREUR

Au contraire de leurs prédécesseurs, la nouvelle génération de nos leaders a été incapable de saisir le pouls de notre Peuple et surtout de notre génération. C'est que les leaders de la nouvelle génération ont voulu tricher avec les réalités. Croire qu'il suffit d'être passé par une université – encore faut-il qu'on y ait appris quelque chose de substantiel – pour s'ériger en dirigeant des masses, n'est-ce pas s'illusionner un peu trop facilement ? Réprimandant un de me petits-fils qui malgré ses longs séjours dans les écoles des Blancs, n'avait manifestement rien appris du savoir-vivre, mon grand-père tint un jour ces propos : « je suis de plus en plus convaincu, mon fils, que votre école, surtout la française, ne vous apprend pas grand chose de la vie; où a-t-on jamais vu un enfant rejeter avec tant de mépris les conseils de ses aînés ? » Mine de rien, cette remarque résume le drame de bon nombre d'Africains aujourd'hui. L'école nous donne de fausses assurances, l'illusion qu'on peut tout dominer parce qu'on peut résoudre une équation, c'est-à-dire quelque chose d'abstrait, ou qu'on peut prononcer quelques phrases dans une langue de Blancs, encore faut-il qu'on les prononce correctement. Malheureusement, la vie, la réalité sont un million de fois plus complexes et plus étendues [PAGE 48] que nos étroites connaissances scolaires. Avec ou sans l'accord de Ouandié, la création d'un C.R. truffé de jeunes intellectuels était une erreur fatale pour notre Révolution. On a cru se comporter avec le peuple Kamerunais comme devant un texte de français à étudier. Evidemment, on s'est trompé, les résultats aujourd'hui le montrent, mais surtout, on a permis à un médiocre et vulgaire assassin comme Ahidjo-le-Français de rester pendant de longues décennies à la tête de notre pays; et comme le souligne Mongo Beti, personne ne peut aujourd'hui dire quand le cauchemar de notre Peuple prendra fin. Pourquoi alors s'étonner qu'une raciste comme Sophie Bessis[1] présente le Pinochet kamerunais comme un président irremplaçable ? Nous ouvrons ici une parenthèse pour souligner que Sophie Bessis n'est malheureusement pas à son premier chef-d'œuvre de racisme. Ne l'a-t-on pas vue dernièrement s'en prendre violemment à Anta Diop dont le seul crime a été de dire, en termes vigoureux, que l'Occident blanc a falsifié l'histoire en essayant d'attribuer la Civilisation égyptienne tantôt à des Blancs, tantôt à des Arabes blancs, tantôt à des Blancs à peau et cheveux noirs ?

Quand on a compris que le rapport des forces se modifiait continuellement à l'avantage du Pinochet kamerunais, on a été saisi de panique; on s'est alors lancé dans des aventures du genre IIe Front ou candidature aux élections truquées d'Ahidjo-le-Français. Dans le même temps, d'autres leaders naissaient, brillants, quand il s'agissait de répéter Lénine[2] ou de dénigrer d'autres patriotes kamerunais et africains, mais totalement inconnus des masses. Cette tragi-comédie a eu pour conséquence de décourager et d'irriter les jeunes générations de Kamerunais qui découvraient à quel point leurs chefs étaient inconséquents. [PAGE 49] La démobilisation actuelle trouve ses causes dans cette inconséquence de nos chefs. On ne le dira jamais assez, il est toujours néfaste de tricher avec les réalités. On entend aujourd'hui des gens proches du C.R. déclarer que Kingué était un traître et qu'il faut l'oublier. Outre qu'aucune preuve convaincante de cette trahison n'a à ce jour été fournie, faut-il rappeler qu'aujourd'hui encore, dans l'Ouest et même dans la région de Douala, Kingué reste, pour des centaines de milliers de Kamerunais, le leader bien-aimé ? Comment peut-on espérer remobiliser ces Kamerunais dans la lutte contre le tyran francophile de Yaoundé en gommant, pour des raisons obscures, leur meilleure référence à cette lutte ? Une autre ineptie qui est souvent entendue dans les milieux proches du C.R. est qu'Ossendé Afana n'avait pas de troupes. Sans troupes, Ossendé Afana a pu néanmoins tenir un an dans le maquis contre les forces d'Ahidjo soutenues par la France. Par ailleurs, les troupes d'un leader ne sont pas constituées uniquement de son détachement armé. On oublie, trop facilement dans les milieux proches du C.R. qu'Ossendé Afana est le plus brillant des universitaires Kamerunais. Le professeur Tchundjang Pouémi a plusieurs fois rendu hommage à son regretté collègue. En Afrique comme en France, dans de nombreux milieux intellectuels de gauche, Ossendé Afana est non seulement connu mais respecté. Aujourd'hui, et il en sera toujours ainsi dans des régions aussi vastes que le Sud et le Centre du Kamerun et dans tous les milieux intellectuels kamerunais, on murmure le nom d'Ossendé, on le crierait si Ahidjo n'était pas au pouvoir. Dans quel sombre but certaines personnes proches du C.R. essaient-elles de se bander les yeux devant des réalités aussi crues ? Les solutions, en politique, ne sont-elles pas obtenues à la suite de l'analyse concrète des situations concrètes ? Fabriquer la Révolution dans sa chambre est une chose, la faire véhiculer dans les masses en est une autre. Nos premiers dirigeants, Um, Moumié, Kingué, Ossendé, Eyidi, etc. avaient la faculté de pénétrer les masses du message révolutionnaire et c'est bien pour cela que, même pour nous qui sommes nés après 1950 (surtout pour nous), ces chefs resteront nos meilleurs héros.

Si nous avons longuement parlé des nombreuses erreurs de l'U.P.C., [PAGE 50] ce n'est point pour acculer nos dirigeants actuels en leur faisant une querelle déloyale ni pour décourager les jeunes kamerunais (surtout pas ça); ce que nous croyons fermement, c'est que seule une analyse sans complaisance de nos erreurs et travers peut relancer la lutte contre l'homme des Français. Quoi qu'on dise, l'U.P.C. reste l'âme de la Révolution kamerunaise; son piétinement remet à plus tard le renversement du régime francophile d'Ahidjo; il apparaît de plus en plus que toute seule, elle ne pourra pas chasser l'homme des Français, mais il demeure certain que sans elle, rien ne peut se faire au Kamerun. L'U.P.C. occupe une place spéciale sur la scène politique kamerunaise non seulement du fait de son ancienneté (presque 40 ans de lutte) mais aussi par les très nombreux espoirs qu'elle a suscités et continue de susciter. Un tel parti n'a pas le droit de s'enliser. « L'homme intelligent, disait un grand chef révolutionnaire, c'est point celui qui ne fait pas d'erreurs. Cet homme n'existe pas et ne peut exister. L'homme intelligent, c'est celui qui fait des erreurs, pas très graves, mais qui réussit à en atténuer assez vite les effets néfastes ». Des erreurs, il y en a eu, et de graves, malheureusement. Sur ce plan, l'U.P.C. n'a malheureusement pas le monopole. L'O.C.L.D., un autre mouvement d'opposition kamerunais, a consacré le meilleur de son temps à des luttes de personnes; la conséquence ne s'est pas fait attendre, l'O.C.L.D. est morte et c'est le R.C.D. (Rassemblement des Camerounais pour la Démocratie) qui l'a remplacée. Souhaitons que le R.C.D. réponde mieux aux espérances de ses militants et sympathisants. Et l'O.K. (One Kamerun Movement) de Ndeh Ntumazah ? Où en est-il ? Ndeh s'est attardé sur les erreurs et trahisons vraies ou fausses des membres du C.R. de 1962; on pourrait lui poser, parmi d'autres, la question de la nature exacte de ses relations avec le commissaire Habib à Accra en 1962. Mais nous avons décidé de regarder plutôt devant nous. Et c'est pourquoi nous sommes surpris par l'inertie et le silence de Ntumazah qui durent depuis 1971. Depuis la mort de Ouandié, qu'a fait le compagnon de Kingué ? Kingué aurait-il laissé Ahidjo pavoiser pendant 10 ans ? Aurait-il permis à l'homme des Français de fêter[3] avec la plus grande insolence, [PAGE 51] le dixième anniversaire de l'annexion du Kamerun Occidental ? Ce n'est pourtant pas l'audience qui manque à Ntum. Nous savons tous combien Ntum est respecté dans la partie occidentale de notre pays et pas seulement là-bas. Ntum a le devoir d'agir et d'agir bien et vite. En vérité, nos actuels chefs ne sont pas déclassés, ils sont bloqués; par le passé d'une part et par un certain manque d'imagination de l'autre. C'est donc en éliminant les causes de ce blocage qu'ils pourront répondre à l'espérance de millions de Kamerunais et en particulier de ceux de notre génération. Nous avons la volonté, l'intelligence et la force de lutter au renversement du fascisme dans notre pays. Nous ne posons qu'une condition : qu'on nous assure que nos énergies ne seront pas détournées. Il est inadmissible que des dirigeants se disant révolutionnaires « mettent les bâtons dans les jambes » de patriotes qui se dévouent à la Révolution parce que ces patriotes sont regardés comme des rivaux potentiels. C'est le contraire que faisait Um et c'est pour cela que ça marchait. L'intimidation, les coups de poignard dans le dos finissent par irriter et agacer même les meilleures bonnes volontés. D'autre part, nous n'avons que faire des leçons de déontologie venues d'Occident. Ce dernier nous a fait tant de mal que nous ne pouvons plus lui faire confiance. Comment nos dirigeants peuvent-ils donc rappeler à l'ordre un patriote qui n'a eu pour tort que de dénoncer les centres de réflexion de la barbarie occidentale ? Faut-il laisser « Jeune Afrique », « Le Monde », diplomatique ou non et Radio France Internationale continuer à falsifier nos réalités, insulter nos vrais chefs et penseurs, faire l'éloge des assassins devenus présidents, cracher au visage révolté de notre jeunesse[4], [PAGE 52] traiter nos Peuples d'inférieurs, d'incapables d'organiser une vie démocratique, torturer nos âmes par la manipulation et le mensonge grossier ? Il faut éviter de tomber dans le piège de l'hypocrisie occidentale. L'Occident ne comprend que le langage direct, le tac au tac. On a vu comment la section française d'Amnesty international s'est résolue à s'intéresser aux dictatures francophiles d'Afrique. Ceci aurait-il été possible sans la vigoureuse campagne de « Peuples Noirs-Peuples Africains » ? Notons au passage que cette campagne a aussi précipité la chute d'un certain Bokassa dernier.

Combattre l'aventurisme et le sabotage

Nous voulons réfléchir par nous-mêmes parce que depuis 500 ans l'Occident réfléchit pour nous, et cela donne les résultats que tout un chacun connaît. Que nos dirigeants insistent sur la nécessité de la discipline dans nos rangs, nous le comprenons et l'approuvons. Mais à aucun moment, la discipline ne doit se confondre avec le robotisme et l'étouffement de la pensée constructive. C'est de la confrontation des idées, de celle des initiatives et des intelligences que sort le progrès et donc la vraie discipline. Si nous avons décidé de tout sacrifier, nos meilleures années, nos familles et même les joies les plus simples (comme cette joie si pure et si irrésistible consistant à se retrouver une fin de semaine, la nuit tombante, entre frères d'un même village bantu, autour d'une grand-mère qu'on taquine gentiment et qui, vous ayant offert un bon plat de poisson d'eau douce, vous tient en éveil de longues heures par de nombreux contes, improvisant au besoin) si nous avons sacrifié tout cela pour contribuer de jour comme de nuit, les simples jours comme les week-ends au renversement de la dictature francophile de la bande à Ahidjo, ce n'est pas pour nous retrouver dans un autre cadre oppresseur conduisant aux goulags, aux hôpitaux psychiatriques et aux conformismes. Nous dénonçons l'attitude de tous ceux qui, au C.R. et au Manidem, ont obligé les activistes du Manidem à interrompre l'achat et la lecture de « Peuples Noirs-Peuples Africains ». On sait que tous les « grands » du C.R. et du Manidem lisent tous les jours [PAGE 53] les journaux d'Ahidjo (ce qui n'a rien de mauvais) : « Cameroon Tribune », « Le Canard libéré », « Objectif » et d'autres publications respectables tels que « Jeune Afrique », « Jeune Afrique économie », « L'Equipe » etc. Veut-on nous faire croire que la paperasse ci-dessus est préférable à « P.N.-P.A. » ? Ou bien veut-on tout simplement contraindre les éditeurs de « P.N. » à abandonner la publication de la revue en lui créant un problème financier ? Triste manœuvre qui nous effraie tant elle est voisine des pratiques d'un certain « Ahmet Kéféro Jigalwl Birawandu » Ahidjo. Aujourd'hui, on voit des activistes du Manidem acheter et lire en cachette « P.N.-P.A. ». Voilà qui est plus inquiétant. Comment espérer gouverner demain le très surprenant mais très intelligent Peuple kamerunais avec des gens sans personnalité ou ayant adhéré au Mouvement révolutionnaire pour s'évader de leur médiocrité parisienne ? Nous entendons pour notre part conserver très jalousement notre liberté de pensée. Ceux de nos dirigeants qui veulent – et il y en a beaucoup – voir le Peuple kamerunais sortir de son long cauchemar doivent veiller à ce que l'aventurisme et de sabotage soient en permanence combattus dans nos rangs et donc en premier dans les équipes dirigeantes. Certains compatriotes, voyant la violence avec laquelle certains membres du C.R. combattent Kingué, Ossendé, Ntumazah, Njiawué, Fosso etc, se posent légitimement la question suivante : « Ces gens du Manidem ont-ils donc déjà renversé Ahidjo pour s'attaquer à des morts, les déterrant au besoin pour les ré-enterrer, et à des personnes qui, de toute façon, n'oppriment aucun Kamerunais ? » La priorité n'est-elle pas le renversement du régime francophile d'Ahidio-le-Français ?

Nous l'avons dit plus haut, l'homme des Français jouit d'un appui important en Occident, France en tête, mais aussi à l'Est de l'Europe et en Orient. Contre son régime, ce sont toutes les saines énergies kamerunaises qui doivent être mobilisés. C'est pour cela que l'appel de Ndeh Ntumazah doit être entendu. Une chance s'offre à l'opposition et au Peuple kamerunais : il faut s'asseoir sur une table et mettre au point une plate-forme de Front-Uni qui aille au-delà du programme minimum du Manidem; il ne fait aucun doute que si l'appel de Ntum était entendu on pourrait revivre, sur le plan de la mobilisation et de l'enthousiasme, les sensationnelles années 1950-1958. [PAGE 54] A nos dirigeants de prendre leurs responsabilités. Nous jugerons les dirigeants de l'opposition sur leur capacité à dépasser leurs égoïsmes trop étroits pour répondre à l'appel du camarade Ntumazah qui n'a posé qu'une condition : vouloir en finir avec le régime francophile d'Ahidjo. Ceux qui se démettraient de leurs responsabilités courent deux risques. Ils seront désavoués par leurs troupes quand ils en ont; et ils seront légitimement traités d'agents d'Ahidjo œuvrant à la perpétuation du régime francophile de la bande à Ahidjo.

Pour ce qui nous concerne, nous restons fidèles au C.R. et au Programme Général de Transition au Socialisme pour deux raisons. La première, fondamentale, est que nous avons toujours été proches des thèses marxistes. En d'autres termes, si la France ne nous avait pas imposé une dictature pinochetienne dirigée par Ahidjo, au grand intérêt (car c'est ce qui compte après tout) de la bourgeoisie et du prolétariat français pour une fois réconciliés, et donc si le Kamerun connaissait une vie politique démocratique, nous serions membres du Parti Communiste. La seconde raison est que, contrairement à ce que pense Mongo Beti, nous pensons que la majorité des membres du C.R. et du Manidem, ayant appris à leurs dépens les nombreuses leçons des échecs passés, travaillent dans le sens de la Révolution kamerunaise. Les aléas, il y en aura toujours, l'important, c'est de les affronter avec intelligence et résolution. Voilà pourquoi, tout en dénonçant les méthodes et erreurs scandaleuses de certains membres du C.R. et du Manidem ainsi que du C.R. dans l'ensemble, nous continuons d'apporter notre contribution active mais critique à l'U.P.C. du Grand Um Nyobé dirigée par le C.R. La stratégie mise au point par le Programme Général de Transition au Socialisme ouvre des perspectives heureuses à notre Peuple. L'idéal socialiste, voilà ce pourquoi nous combattons et nous restons convaincus que nous vaincrons.

Quant à la Ve République française, qui est d'une monotonie écœurante dans sa politique africaine, notre génération prend rendez-vous avec l'histoire. Au soir des élections législatives de juin 1981, Pierre Mauroy, commentant le succès de la Gauche française, déclarait : « Les Peuples du monde, TOUS les peuples du monde vont découvrir le vrai visage de la France : celui des droits de [PAGE 55] l'Homme, de champion des libertés ... »; huit mois après, cette déclaration se vérifie pour les Peuples d'Europe et d'Amérique latine mais en Afrique noire, c'est toujours l'attente d'un changement réel, de quelque chose de substantiellement différent de Giscard le négrier. F. Mitterrand a chanté à Cancun, avec un courage qui nous a plu, l'hymne de la liberté des Peuples latino-américains; il a décidé de prendre cause pour les Peuples nicaraguéen, salvadorien, guatemaltèque; il ne manque pas une occasion pour rappeler, avec raison, que la violence en Amérique latine est la conséquence de la misère et de l'oppression que subissent ces Peuples; il dénonce ouvertement la plupart des dictateurs de cette région du monde. De son côté, L. Jospin a appelé ses troupes à manifester contre l'instauration de la loi martiale en Pologne. Tout le monde en France s'est indigné de la privation des droits élémentaires de l'homme polonais. Marchais a lui aussi appelé ses troupes à manifester pour la libération des Turcs emprisonnés par le cruel dictateur Evren. Toutes ces manifs nous ont réjoui mais, souci de justice, nous avons regardé à deux reprises et nous nous sommes aperçus que pour nos Peuples, pour les Peuples Africains, c'était curieusement le silence. Kolingba comme Jaruzelski prend le pouvoir par la force, dans le but avoué de liquider toute opposition démocratique au Centrafrique. Aucune manif n'a lieu en France. Jospin et Marchais avaient-ils perdu leurs troupes ces jours-là ? Abdou Diouf annexe militairement la Gambie, aucune manif en France. Où étaient cachées les troupes de Jospin et Marchais ? Imagine-t-on ce qui se passera en France le jour où, fatigué de la répétition des Gdansks, Brejnev décidera d'annexer la Pologne pour fonder la confédération de Soviéto-Pologne ? Les étudiants et les enseignants manifestent à Abidjan, Libreville, Antananarivo et Kinshasa; on ferme les universités et on arrête plusieurs de ces écervelés. En France, aucune manif; manque soudain de troupes certainement. Et pour nous donner le coup de grâce, un pseudo coup d'état avorte à Bangui, Patassé, l'ami de Bokassa, se réfugie à l'Ambassade de France; Kolingba, l'autre ami de Bokassa, fait semblant de demander l'extradition de Patassé; la France accorde à ce dernier l'asile politique tout en cherchant à le déposer dans une dictature francophile d'Afrique, [PAGE 56] c'est du moins ce que nous raconte Radio France Internationale. Tout entre en ordre et M. Pierre Bérégovoy nous rassure : « Le gouvernement français entretient d'excellentes relations avec le gouvernement centrafricain. En particulier, M. le Président entretient de très bonnes relations avec le chef de l'Etat centratricain, le général Kolingba ». Déjà ! Est-ce que les bourgeois[5] disaient autre chose ? Et après cela, M. Raison s'étonne que certains de nos propos soient excessifs. Pour les Peuples d'Amérique latine et de l'Europe de l'Est, curieusement tous blancs et hors de la sphère d'influence française, on réclame et on exige le respect des droits de l'Homme, le droit au bien-être. Aux autres, Peuples noirs vivant sous les dictatures francophiles, on réclame... que réclame-t-on ? Rien. Ils sont bien comme ils sont; après tout, ne sont-ils pas nègres ? Ce que M. Raison appelle propos excessifs n'est somme toute que la transcription de la réalité réelle, celle des Africains habitant les ghettos ayant pour noms New-Bell, Nkomodo, Briquetterie, Kilomètre 5, Momboué, etc. Ce qui est excessif, ce ne sont pas nos propos – si nous ne pouvions même plus nous exprimer, que nous resterait-il encore ? – ce qui est excessif, c'est l'hypocrisie de la Ve République française qu'elle soit de droite ou de gauche, c'est l'indicible misère de nos Peuples du fait de l'exploitation capitaliste française, c'est l'incroyable censure à laquelle nos intellectuels sont soumis, c'est 5 siècles d'esclavage ouvert ou sournois. Voilà ce qui est excessif et pas la réplique d'un esprit lucide et révolté. Nous le répétons, nous prenons rendez-vous avec l'Histoire. Le jour où la Victoire sera nôtre, il se trouvera encore suffisamment de Nègres – il s'en trouvera toujours assez – pour raconter à d'autres Nègres, leurs enfants, l'incroyable cauchemar d'une race l'incroyable holocauste, le plus monstrueux des holocaustes, celui du Peuple Noir. Comme il sera beau ce jour !

2 Activistes de base du Manidem
le 2 Avril 1982


[1] Mato Maku écrit dans « P.N.-P.A. » no 25 que « Jeune Afrique » « est toujours en deçà de l'attente des lecteurs limités dans leur choix et déçoit trop souvent leur espoir ». Nous pensons pour notre part que « J-A. », expression de l'idéologie foccartiste, ne pourra jamais dépasser le stade de la médiocrité. C'est justement parce que nos intellectuels vivent sous des dictatures sanguinaires et obscurantistes qu'ils achètent « J.A. » Imagine-t-on une poubelle comme « J.A. » se vendant dans un Gabon démocratique débarrassé de Bongo, où une presse locale libre s'épanouirait alors indubitablement ?

[2] Nous ne citerons qu'un exemple : le no 9 des « Cahiers Upécistes », Janvier 1977.

[3] Parmi la cinquantaine de chefs d'Etat qui seront invités pour les festivités du 10 mai, on cite les noms de P. Mitterrand, Queen Elisabeth, Shehu Shagari, R. Reagan, L. Brejnev, Hassan II, Juan Carlos, Khaled, Deng Xiao Ping et d'autres très grands de ce monde. Nul doute que beaucoup d'entre ces grands s'empresseront d'aller à Yaoundé confirmer leur soutien au dictateur sanguinaire.

[4] Voir par exemple « Jeune Afrique » du 3 mars 1982. Racontant l'échec de la politique économique et sociale du régime ivoirien (en termes voilés bien sûr), Siradiou Diallo, la meilleur tête vide de « J.A. » invite ouvertement les jeunes, les chômeurs et tous les déshérités ivoiriens à se complaire dans la fatalité qui les frappe. Petit Diallo a-t-il peur que les troubles en Côte d'Ivoire ne fassent chuter les ventes de sa feuille de chou dans ce pays? Un peu de patience, Diallo.

[5] Le plus musclé en ce moment des représentants de la bourgeoisie française, Chirac Jacques, s'est étonné lors de l'émission « Le Grand Débat » en décembre 81 que la France socialiste achète du gaz soviétique alors que le Kamerun en possède d'énormes réserves. Imaginez, les conséquences heureuses sur le niveau de vie des Français, si ce conseil avait été suivi.