© Peuples Noirs Peuples Africains no. 27 (1982) 1-4



AFRIQUE « FRANCOPHONE » :

SOLENNELLE MISE EN GARDE
A FRANÇOIS MITTERRAND

P.N.-P.A.

François Mitterrand a donc lui aussi sacrifié à la tradition la plus éloquemment impérialiste de la Cinquième : à peine élu le président français a couru récolter les applaudissements faciles du continent noir. L'ancien ministre des Colonies de la Quatrième devait éprouver plus de scepticisme que personne devant ces foules trop joyeuses, ces notables trop disciplinés, ces dirigeants trop approbateurs. Il ne pouvait ignorer les techniques de ces succès rituels.

Il a pourtant mis un point d'honneur à arborer le même visage qu'un vulgaire Giscard, faisant mine de défaillir à force d'émotion, déroulant une phraséologie aussi éculée qu'entortillée sur les thèmes risibles de la présence qui n'est pas ingérence, du développement inséparable le la sécurité, de la fidélité aux engagements de la France – et autres alibis trop connus du vieux colonialisme français en Afrique noire.

Une chose au moins est désormais établie : le nouveau locataire de l'Elysée est un lecteur aussi assidu qu'admiratif de ses prédécesseurs de droite. Il s'est révélé comme la nouvelle et d'ailleurs peu surprenante incarnation de l'éternelle gauche caméléon de l'histoire coloniale [PAGE 2] de la France – teintée de rose tant qu'elle est dans l'opposition, couleur de la plus sinistre réaction dès qu'elle accède à la gestion d'un Etat par essence colonialiste.

Quelle parole a-t-il proférée, quel geste a-t-il eu, auxquels ne nous eût déjà habitués un Giscard d'Estaing ? D'ailleurs, quelques heures seulement après le retour d'Afrique du président socialiste, M. Lecanuet, pourtant très critique à l'égard de la nouvelle majorité, se laissait aller en approuvant les positions africaines de François Mitterrand.

Sur ce continent livré aux plus cruelles dictatures, le président « socialiste » avait oublié ses envolées habituelles sur les droits de l'homme. Au milieu des populations les plus scandaleusement exploitées de la planète, il n'a parlé du nouvel ordre économique que du bout des lèvres. S'il n'a pu éviter la mention attendue de la dégradation des termes de l'échange, Albin Chalandon, son commis, négociait au même moment le pétrole du Gabon, du Congo et du Cameroun à sept dollars le baril, au lieu des trente-quatre du marché mondial. Tandis qu'il exaltait l'amitié et la fraternité, son ministre de l'Intérieur peaufinait des décrets dont l'effet sera de réduire encore davantage s'il se peut, les Africains résidant en France au rang de parias de l'immigration.

Restait du moins un écueil-test des rapports de la France avec l'Afrique « francophone », devant lequel les Africains avertis attendaient le président « socialiste » : l'information. Or tout s'est passé très exactement comme sous Giscard d'Estaing, le « parent » de Bokassa, un homme qui ne fut rien moins que socialiste. Qui prétendra en effet qu'à l'occasion du voyage de François Mitterrand les média français aient plus qu'à l'accoutumée appliqué la loi du pluralisme de l'Afrique ? Les protestations des opposants sénégalais, ivoiriens, nigériens ont-elles connu une meilleure diffusion que sous Giscard, Pompidou ou de Gaulle ? Le tabou a-t-il été levé sur les chiffres effarants du pillage de nos matières premières par les firmes françaises ? Tout comme Galley naguère, Jean-Pierre Cot, dont le père fut non seulement ministre du Front Populaire mais encore un homme de cœur qui n'hésita pas à se compromettre pour aider les Républicains espagnols, s'obstine à se prendre pour une sorte d'Abbé Pierre [PAGE 3] des peuplades africaines clochardisées par la malédiction de Cham, apportant la plus bourgeoise des cautions aux négriers des multinationales vilipendées par le Parti socialiste quand elles sévissent en Amérique latine à l'enseigne de l'oncle Sam.

Bref, si les médias français nous ont appris quelque chose à l'occasion du récent voyage de François Mitterrand, c'est que, en Afrique francophone du moins, le changement est en marche arrière et que plus rien ne l'arrêtera. Le fait est que dans « Le Monde » du 27 mai, M. Philippe Decraene, l'ayatollah de la francophonie pure et dure, annonce sans complexe que le prochain sommet annuel franco-africain se tiendra à Kinshasa, c'est-à-dire dans le fief du féal Mobutu Sese Seko, l'opprobre du continent noir.

C'est ici le lieu d'adresser au président de la République française la plus solennelle mise en garde. François Mitterrand ne peut pas aller à Kinshasa. Ce serait pire qu'un crime, un défi aux populations africaines qui commencent à se lasser de voir leurs plus cruels bourreaux recevoir des hommages toujours plus empressés de dirigeants français qui, ailleurs, se donnent pour les défenseurs des droits de l'homme.

Passe encore que le président « socialiste » dépose comme un hochet désormais dérisoire le masque d'humanité qu'il a mis si longtemps à sculpter, pour se faire le commis-voyageur des multinationales françaises qui se dissimulent derrière les dictatures noires : c'était en quelque sorte dans l'ordre des choses.

Passe encore que François Mitterrand semble avoir à cœur de ridiculiser les nombreux Africains qui avaient eu l'imprudence de saluer son élection comme la promesse d'une ère radieuse en Afrique : ils n'auront qu'à apprendre l'histoire, ces ballots.

Passe encore que François Mitterrand s'ingénie à ôter toute crédibilité aux militants et dirigeants de son parti qui, par leur dévouement et leur éloquence, s'étaient fait une réputation d'anti-impérialisme sincère : les différentes tendances du Parti socialiste n'auront qu'à régler leurs comptes entre elles.

Mais le successeur « socialiste » de Giscard d'Estaing peut-il délibérément se mettre dans la position de blanchir un homme en qui l'opinion internationale unanime dénonce [PAGE 4] le symbole même de la tyrannie, de l'irresponsabilité, de la corruption, de l'aliénation au grand capital apatride ? Quelle outrageante manière de nous cracher le mépris mérité par notre impuissance : aboyez toujours, roquets, la caravane triomphante de l'Occident n'en passera pas moins.

M. Philippe Decraene a beau annoncer le voyage à Kinshasa du président de la République française, nous n'en croyons rien. Fidèle à son personnage, l'ayatollah du « Monde » a, encore une fois, pris ses désirs pour des réalités, à moins qu'il n'ait tenté d'exercer une pression inconvenante sur le président de la République française.

Non, il n'est pas concevable que François Mitterrand aille à Kinshasa.

P.N.-P.A.