© Peuples Noirs Peuples Africains no. 26 (1982) 136-58



LES DEUX MERES DE GUILLAUME ISMAEL DZEWATAMA

(suite)

Mongo BETI

Sa vraie mère ayant été répudiée, Guillaume Ismaël, un petit Africain arraché à sa communauté paysanne d'origine, apprend à vivre avec sa nouvelle mère, l'épouse française que son père a ramenée d'Europe où il était allé étudier.

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Retenir Guillaume dans le sentier de la respectabilité bourgeoise est un travail de Romain; Marie-Pierre ignore qu'elle n'aura jamais assez de loisir pour l'accomplir. A peine réussit-elle à prodiguer à son propre fils le minimum d'affection conseillé par Régine Pernoud dans son célèbre « J'élève mon enfant », ce chef-d'œuvre de la frivolité parisienne. La jeune femme est constamment mobilisée pour paraître dans les innombrables réceptions couronnant les festivités nationales, les présentations des nouveaux ambassadeurs, les manifestations diverses des organismes annexes de l'O.N.U. Dans l'esprit de Jean-François, la présence de sa femme à ses côtés va alors de soi. Elle doit en être ravie et honorée. A moins d'une perversion cachée, elle a nécessairement rêvé de côtoyer les ministres bouffis de graisse dont les costumes de lainage baignent dans des torrents de sueur. Elle ne peut manquer de s'embraser d'admiration devant les hauts [PAGE 137] fonctionnaires roulant en Mercedes et qui se damneraient pour être propriétaires d'un F6 dans le seizième arrondissement de Paris. Elle doit évidemment se fondre parmi leurs maîtresses qui empestent les parfums des parvenus. Elle découvre déjà qu'il lui faudrait mieux que l'éloquence de ses remontrances pour amener son époux à remettre en cause son adhésion à une philosophie de la vie pour laquelle, à Lyon, il ne se montrait pourtant pas un adepte fervent.

Déjà il lui arrive de concevoir quelque soupçon quant à la loyauté de Jean-François. Il prétend faire des pieds et des mains pour lui obtenir ce poste au lycée, qu'on lui promet sans cesse de tous côtés, mais pour lequel sa nomination ne vient jamais. Sans obligations professionnelles propres, comment se dégager de toutes ces mondanités ?

Marie-Pierre ignore qu'en l'exhibant ainsi Jean-François lui donne le plus assuré témoignage d'amour. Les autres maris s'ingénient à tenir leurs épouses à distance, même au plus fort d'une lune de miel. L'éternel garçon est le rôle public qu'ils affectionnent entre tous. Héros modernes d'Homère, ils guerroyent à des milliers de kilomètres d'Ithaque, assurés que Pénélope les attend, la fidélité blottie à ses pieds, abîmée dans une besogne de tapisserie quotidiennement recommencée, sourde aux élans des prétendants. Mais l'existence des maris africains semble une odyssée sans retour, et leurs enfants naissent sans doute des miracles de la télépathie.

Tant qu'à aller dans le monde, Marie-Pierre préférerait les réceptions où dignitaires, hauts fonctionnaires et intellectuels nationaux se donnent rendez-vous entre eux. Leur contenance respire alors une franchise qui fait plaisir à voir; leurs propos et leur tenue sont exempts d'apprêt. Ils goûtent à se retrouver ainsi une joie qui devrait être source d'élévation des sentiments et des échanges. Pourtant une mystérieuse malédiction détourne chaque fois les âmes et les esprits vers les démonstrations bouffonnes ou la plus vile chamaillerie. Tout est cependant prétexte à ces soirées dont l'occasion, jamais concertée, naît au hasard d'une annonce de fiançailles ou de baptême, d'un retour de voyage, d'un deuil, d'une promotion.

Quelques rares visages pâles presque toujours les mêmes, [PAGE 138] semblent des habitués de ces réunions passablement improvisées. Puisque leur présence ne surprend personne, Marie-Pierre ne s'inquiète pas de savoir si leur place est bien là. L'un d'eux cependant l'intrigue sourdement. Où donc ai-je vu ce visage-là ? se dit la jeune femme chaque fois que son regard, guidé par le hasard, se pose sur cette figure blême et chafouine, dont l'œil froid et acéré l'examine distraitement. C'est Hergé Xourbes, un personnage dans l'ensemble trop falot pour que la jeune curiosité de Marie-Pierre pour les mœurs africaines ne l'écarte pas aussitôt de sa mémoire encore frivole.

Un jour, Jean-François qui avait tenu à ce qu'elle soit plus belle que jamais, l'emmena dans une sorte de party entre compatriotes dont très peu étaient accompagnés de leurs épouses et où l'assistance et la gaieté à la fois débridée et cependant contenue lui rappelèrent son accueil dans la ville. Un élève de Terminale d'un lycée célèbre de la capitale, dont le jeune talent exaltait déjà les commentaires, imita le secrétaire général du parti unique, un homme qui avait une belle réputation de gaffeur et d'incapable. Admiratrice de Tissot et de Thierry le Luron dans leurs œuvres, Marie-Pierre classa la prestation du jeune lycéen dans la catégorie très médiocre, sans se laisser influencer par l'enthousiasme des Africains dont elle ne connaissait que trop la facilité et le chauvinisme. Elle n'en était pas moins surprise, comme chaque fois, de leurs débordements d'hilarité. En groupes se dissimulant derrière un meuble ou agglutinés dans une encoignure, ils s'étouffaient de rires réprimés sous le nez les uns des autres en d'interminables ondes de gaieté. Des Européennes, amies ou épouses d'importantes personnalités africaines, s'esclaffaient aussi, excepté une grande femme brune d'un certain âge, le chignon parsemé de fils argentés, dont l'attitude de dignité lointaine, mais sans hauteur, indiquait assez à Marie-Pierre, à qui cette personne avait souvent adressé un regard maternel pendant la soirée, combien l'allégresse de leurs sœurs communes était forcée.

La jeune femme mit à profit une interruption pour s'approcher de l'artiste et lui demander d'imiter un nouveau personnage. L'autre, avec une lueur de malice dans le regard, répondit qu'il avait plus d'une flèche dans son carquois. [[PAGE 139] Marie-Pierre prit alors sur elle de frapper dans ses mains et, quand se fit le silence d'annoncer que l'artiste consentait à étaler la palette de ses dons en régalant l'assistance des ridicules d'un nouveau personnage auquel le parodiste s'en prenait ce soir pour la première fois.

Elle avait parlé de chic, croyant dire n'importe quoi; car la confidence du lycéen avait été trop imprécise. Inspirée par l'irritante banalité qu'elle voyait émerger peu à peu dans une nouvelle existence dont son imprudence et le goût puéril du rêve s'étaient beaucoup promis autrefois, elle n'eût pas mieux défini l'événement qui allait se produire que si elle avait reçu la confession de l'artiste.

Le jeune lycéen entama un exercice d'éloquence politique d'un burlesque propre à laisser Marie-Pierre perplexe; car la facilité s'y mêlait à un exotisme dont le piment, certes deviné, échappait néanmoins à sa perspicacité. Il était question de victoire définitive et totale, ne vérité véridique sur les forces nuisibles du mal, de troisième voie inédite et inconnue jusque-là entre la lutte des classes, l'harmonie sociale et le capitalisme destructeur des valeurs traditionnelles africaines. La ponctuation extravagante, aggravée par les liaisons grotesques et les janotismes, accentuait l'absurdité de la harangue. L'orateur parodié éprouvait de grandes difficultés à prononcer certaines voyelles, notamment le u; il n'articulait certaines combinaisons phonétiques qu'à condition de s'y reprendre à deux ou trois fois; il allongeait indéfiniment la syllabe finale de chaque phrase, fût-elle muette.

D'abord surprise, l'assistance s'animait, des éclats de voix retentissaient, des rires résonnaient. Bientôt les applaudissements crépitèrent en salve, suivis d'un délire de joie, de larmes, de clameurs d'approbation. On vit monsieur Makouta fébrile s'approcher successivement de plusieurs personnalités dont Jean-François qui s'était éloigné de son épouse, se pencher pour demander à chacune de le suivre. De fait leur procession se déversa dans un couloir obscur où elles durent tenir conseil. Bientôt un homme extrêmement robuste, du genre de ceux qu'à Lyon, dans les bals populaires, on nommait videurs, vint se saisir de l'artiste et l'emmena sans ménagement hors de la salle. [PAGE 140] Dans la stupeur et le brouhaha qui suivirent, Marie-Pierre s'entendit articuler à mi-voix :

– Qu'est-ce qui se passe donc ? Qu'est-ce qu'il a fait, ce pauvre garçon ?

– Ne t'inquiète donc pas, lui chuchota Jean-François revenu auprès d'elle, on ne lui fera pas de mal. Chérie, rentrons à la maison.

– Déjà ? mais pourquoi ?

Ce fut en effet la fin de la soirée; on se quittait avec une précipitation confinant à la panique, comme si le feu menaçait. Des gens qui, quelques minutes auparavant, conversaient dans la sérénité des compagnonnages éprouvés, oubliaient de se serrer la main. La grande Européenne, attristée et lointaine qui venait d'échanger des propos apparemment vifs avec l'inévitable Hergé Xourbes, se trouva par hasard près de Marie-Pierre et lui dit en soupirant :

– L'artiste a osé parodier le président de la République. Puisse-t-il ne pas lui arriver malheur.

– C'est grave ? lui demanda Marie-Pierre.

– Très grave.

Elle avait une voix presque virile. Elle s'éloigna après maints soupirs.

– Je te jure qu'il ne lui arrivera rien, ne cessa de déclarer Jean-François à sa femme tandis qu'ils s'en revenaient chez eux, et même une fois qu'ils furent dans leur maison.

– Pourtant cette grande dame m'a dit que c'est très grave.

– Eh bien, cette grande dame brune, tu sais qui c'est ? C'est Michèle.

– Et alors ? Explique-toi. Je ne connais pas cette Michèle, moi.

– Michèle est le type de l'Européen qui est toujours en train de nous faire la leçon. Tu vois, elle est bien gentille, Michèle, mais elle s'occupe un peu trop de ce qui ne la regarde pas. Oui, son mari a disparu dans des conditions inexplicables, mais ce n'est pas une raison pour nous culpabiliser tous.

Le dimanche suivant Marie-Pierre prétexta une cruelle migraine pour se dispenser d'accompagner son mari invité par l'ambassade d'un pays réputé pour la tristesse et le caractère terne de ses habitants – le Canada peut-être, [PAGE 141] ou la Suisse ou un Etat proche de l'Union Soviétique, elle ne s'en souvenait pas très bien. Calée dans un fauteuil, un roman du plus célèbre écrivain national à la main, elle s'était d'abord assoupie. Elle fut angoissée à son réveil par le silence qui s'était installé autour de sa villa et dans les environs. Hormis le babil de Jean-Paul, montant du jardin où sa nurse, toujours muette, l'emmenait les après-midi de beau temps, on n'entendait ni les voix des passants ni le tonnerre des véhicules à moteur ni les cris venus des terrains vagues. Marie-Pierre ignorait encore que, le dimanche, le stade de football aspirait l'essentiel de la vie de la cité; ce qui restait se réfugiait dans les bouges de Niagara, quartier réservé où tous les plaisirs se vendaient à vil prix, ou dans les salons lambrissés des ambassades et de la présidence de la République.

Marie-Pierre tendait en vain l'oreille, se demandant pourquoi Guillaume, selon son habitude, ne jouait pas au camionneur en imitant la plainte d'un moteur de poids lourd aux prises avec une pente abrupte. L'enfant, qui semblait informé de tout, avait promis de lui donner des nouvelles de l'artiste coupable d'avoir parodié le président de la République.

Le téléphone, que Jean-François, vigoureusement appuyé par monsieur Makouta, venait d'obtenir, sonna. La voix autoritaire d'un Africain parlant avec un accent qui rendait son français presque inintelligible, ordonna à la jeune femme de se présenter immédiatement au commissariat de police du stade, pour affaire très grave la concernant. Elle répondit qu'elle ignorait comment y aller, étant étrangère. L'Africain, en détachant les mots, lui fit un exposé très technique et parfaitement clair de l'itinéraire à suivre.

– Vous ne pouvez pas vous tromper, trancha l'homme qui ne semblait s'exprimer que par des formules toutes faites.

Au commissariat de police où l'on était assourdi par les clameurs du stade, Marie-Pierre fut accueillie par un petit homme au teint de charbon, habillé d'une sorte de saharienne d'où pendaient de maigres bras musculeux, parlant sur un ton de commandement qui l'avait déjà frappée au téléphone. Près de lui se tenait un Guillaume méconnaissable, le visage tuméfié, les joues sillonnées [PAGE 142] par les traces laissées par les larmes, sanglotant et reniflant.

– Guillaume, mon petit Guillaume! s'écria-t-elle en se jetant au cou de l'écolier.

L'officier lui demanda si elle reconnaissait cet enfant.

– Si je le reconnais ! s'exclama Marie-Pierre, que lui est-il donc arrivé ? Quelles sont les brutes qui ont infligé ce traitement à un enfant innocent ? C'est une honte indigne d'un pays civilisé. Je suis révoltée, monsieur. Qui que vous soyez, monsieur, regardez-moi bien : ce que vous voyez, monsieur, c'est une mère au paroxysme de la colère. J'en appellerai à vos supérieurs hiérarchiques.

– C'est parfait, madame, répondit mécaniquement le fonctionnaire en saharienne. Je retiens donc que vous reconnaissez ce jeune délinquant pour votre fils. Pour le reste, je vous rappelle que vous êtes la femme de monsieur le Procureur de la République. Ne l'oubliez pas et modérez vos injures à l'égard de la police, auxiliaire de la justice dont la mission requiert le concours des braves gens. Je vous autorise à ramener cet enfant, mais apprenez-lui à ne pas se mêler aux voyous qui ont l'audace de harceler nos hommes.

– Qu'est-ce qu'il a fait ?

– Il vous le dira lui-même. Je vous autorise aussi par une faveur personnelle à emmener son ami, aux mêmes conditions. C'est un plaisir de faire votre connaissance, chère madame. J'avais déjà beaucoup entendu parler de vous. Merci pour votre coopération. J'espère vous rencontrer dans d'autres circonstances. Transmettez mes respects à monsieur le Procureur, votre mari. Au revoir, madame.

Pendant que braillait l'officier, un géant en uniforme avait poussé Raoul le mulâtre tout près de Guillaume.

– Ah, les flics, quelle malédiction!

Telles furent les seules paroles prononcées par Marie-Pierre sur le chemin du retour. Il est vrai que, les rues étant vides, la mini Morris, menée rageusement, avala en deux ou trois minutes les quelque cinq kilomètres du trajet. Effondrés sur la banquette arrière, les deux jeunes délinquants imitaient piteusement le silence de la jeune femme.

Chez elle, Marie-Pierre ordonna aux deux amis de s'attabler [PAGE 143] et leur servit un repas composé de laitages, de riz et de corned-beef. Les jeunes gens, le regard fuyant, mangèrent de fort bon appétit, mais sans un soupçon de voracité, déployant des gestes pleins de dignité, un rien solennels.

– Ah, vous êtes jolis, tous les deux, fit enfin Marie-Pierre qui les observait. Alors comme ça, si J'ai bien compris, on s'organise en bande pour aller se mesurer avec les flics. De vrais voyous, quoi. Où est-ce que tu as encore été te fourrer, hein, Guillaume ? Je t'avais prévenu, mon petit père. Allons, racontez-moi : qu'est-ce qui s'est passé exactement ?

– Rien de grave, madame, répondit Raoul dont le français était la langue maternelle

– Comment ça rien de grave ?

– C'est toujours la même chose. Vous comprenez, comme on ne paie pas, les miliciens essayent de nous coincer, ils font leur travail, quoi. Alors, pendant tout le match, c'est la course des miliciens après les jeunes. Ils finissent toujours par en choper trois ou quatre, alors ils les tabassent. Question de pot, vous comprenez ? Aujourd'hui, c'était notre tour; ils nous sont tombés dessus avant qu'on ait pu se retourner. Dimanche prochain, ça sera d'autre. C'est tout, vous comprenez 7

– C'est tout, c'est tout, c'est vite dit. Et vos yeux pochés ? Et vos pommettes éclatées, hein ? C'est tout, c'est tout. Tu en as de bonnes, toi.

– Ce n'est rien, madame; demain ça ne se verra plus. Nous avons l'habitude, vous comprenez ?

– Mais je ne comprends rien du tout, moi. Et d'abord pourquoi ne payez-vous pas l'entrée ? Vous n'avez pas d'argent ? C'est ça, Guillaume ? Pourquoi ne m'as-tu pas demandé de l'argent ?

– Tous les jeunes font comme nous madame, dit Raoul;, personne ne paie. C'est idiot de payer, vous comprenez ? Même quand on a de l'argent ?

– Ben voyons !

Comme Marie-Pierre s'étonnait qu'il parle si bien le français Raoul lui confia sans émotion que sa mère était française, mais que ses parents étaient divorcés.

Son père, ancien haut fonctionnaire dans un ministère, avait été révoqué pour avoir frappé un supérieur.

– Et quel métier fait-il maintenant ? demanda Marie-Pierre. [PAGE 144]

– Aucun.

– Tu veux dire qu'il est au chômage?

– Oui, madame.

– C'est pour cela que tu portes des guenilles ?

– Je porte des guenilles, moi ? protesta l'adolescent en s'examinant.

– Des vêtements rapiécés à tous les bouts, tu trouves que c'est joli, joli ? Et tes pompes, tu as vu dans quel état elles sont ?

– Je suis habillé comme tout le monde! déclara Raoul.

– Ce coup-ci, mon gars, t'as raison, pour une fois. Et ta maman ?

– Elle est repartie chez elle. J'aimerais bien avoir de ses nouvelles. Si elle voyait combien j'ai grandi, c'est ça qui lui ferait un choc. Mais papa ne veut pas que j'aille là-bas. Il faudrait payer le voyage aussi, vous comprenez ?

Raoul refusa la proposition de Marie-Pierre de le ramener en voiture : en coupant à travers la vallée, il lui faudrait infiniment moins de temps qu'en faisant le grand tour, expliqua-t-il.

– Eh bien, mon Guillaume, tu as là un ami qui cause, lui! dit Marie-Pierre à Guillaume, quand ils furent seuls; ce n'est pas comme toi, patate. Vous ne parlez pas français entre vous ? Non ? Votre langue alors ? Et il la parle aussi bien ? Il est dégourdi.

Elle lui fit alors un long sermon qu'elle conclut ainsi :

– La prochaine fois que tu voudras aller voir un match, demande-moi de l'argent pour payer l'entrée, tu comprends ? C'est pas beau de resquiller. Je t'interdis de te faufiler désormais. Va te coucher maintenant, et ne te montre pas trop demain à ton oncle.

Elle eut en effet la faiblesse de ne pas raconter l'affaire à son mari. Jean-François ne s'aperçut de rien, ne devina rien. Toujours dans les nuages, il traversait en somnambule la forêt de problèmes soulevés par la direction de son propre ménage. Ses heures de départ et de retour devenaient de plus en plus capricieuses, ses prétendus horaires de travail tout à fait incohérents. Il offrait à ses proches le visage tourmenté de l'artiste en quête d'absolu, mais inadapté à la vie courante, ou d'un malfaiteur secrètement traqué par une bande concurrente. [PAGE 145]

Il ne parlait jamais à Guillaume, ne lui prodiguait aucun témoignage d'affection. A peine lui arrivait-il de laisser deviner qu'il l'avait aperçu. Pourtant une complicité tacite et mystérieuse unissait le père et le fils par des nœuds si raides que, même à distance, il leur arrivait de se plonger tout à coup dans une rêverie extasiée en songeant l'un à l'autre. Si Marie-Pierre j'avait su, elle aurait peut-être moins souvent raillé cette plaisante illusion qui faisait croire aux Africains qu'ils faisaient les choses autrement qu'en France, comme s'il y avait deux vies différentes, celle qu'on mène en Afrique, et l'autre qui ne se conçoit qu'ailleurs.

La passion muette que se vouaient Jean-François et Guillaume était telle que, quelques jours plus tard, l'enfant accueillit sans étonnement, comme s'ils avaient été tout naturels, ces propos de son père :

– Quand Marie-Pierre te verra en compagnie d'Agathe, ne lui révèle surtout pas que c'est ta mère. C'est seulement ta nourrice, une femme qui s'est occupée de toi quand tu étais tout petit. Tu es le fils de ma sœur morte en couches : c'est ça que tu dois dire si Marie-Pierre te pose des questions. Sinon quelles complications nous attendent! Tu comprendras quand tu seras plus grand. Agathe viendra justement demain ou après-demain ou dans trois jours, peu importe. Elle voudra t'emmener au pays pour la durée de tes vacances. Tu es libre de partir ou de rester avec nous. A ta place, je resterais là. Ici au moins, tu as le foot et tes amis de Niagara. Peut-on appeler vie l'existence que les gens mènent au pays, englués dans leurs préjugés d'un autre monde ? Ne dis rien non plus à Marie-Pierre de la maison de Niagara de façon que ta grand-mère puisse y venir de temps en temps; tu sais. en effet qu'elle ne veut pas entendre parler de Marie-Pierre. Quelle sottise! Bon Dieu, comment concilier tout ça ?

Agathe vint dès le premier jour des vacances de Pâques dans la capitale. Elle eut une rencontre avec son fils discrètement informé par Sarka dans la maison de Niagara dont Marie-Pierre ignorait l'existence. Agathe fut stupéfiée en découvrant, sur la foi du témoignage même de Guillaume que, loin de transformer son petit garçon en domestique, la nouvelle venue en avait fait une sorte de petit prince.

– Mais elle t'aime, mon petit Ismaël. s'écria-t-elle en [PAGE 146] entendant le récit de Guillaume, elle t'aime. C'est vrai que tu es le plus beau Guillaume du monde. J'espère que tu es aussi obéissant avec elle qu'avec moi-même, et surtout que tu ne lui manques jamais de respect, ah Guillaume. Après tout, c'est ta mère maintenant.

Elle tint à revenir dans son ancienne maison pour vérifier de visu les transformations que Guillaume lui avait décrites. Elle arriva tôt, à une heure où les visiteurs sont rares. Marie-Pierre était d'ailleurs sortie. Devant chaque meuble, devant chaque appareil ménager, elle s'exclamait avec un mélange de consternation incrédule, d'admiration et de jalousie.

– Ce n'est pas vrai, mon Guillaume, claironnait-elle, sans se soucier de la présence de Sarka, dont le regard malicieux exprimait clairement l'encouragement et la connivence amusée, ce n'est pas vrai, elle n'a pas pu elle-même effectuer ces installations. Tu te trompes, Ismaël, tu n'as peut-être pas tout vu; forcément, certains détails ont dû t'échapper, tu es toute la journée à l'école.

Elle palpa les rideaux l'un après l'autre.

– Ainsi, elle n'a pas pu poser les rideaux elle-même, toute seule, Ismaël.

Guillaume expliqua patiemment que Marie-Pierre les avait même confectionnés sur sa machine à coudre, qu'on actionnait, non pas avec une manivelle, mais en appuyant du pied sur un bouton électrique. Et de donner aussitôt un aperçu de cette merveille à sa mère paysanne.

On entendit la portière d'une voiture claquer et Agathe s'approcha vivement d'un canapé où elle se percha sournoisement comme un oiseau effarouché. Marie-Pierre lui adressa des paroles amicales après lui avoir serré la main, informée sans doute déjà de la visite de cette Africaine. Elle était très grande, même dans des chaussures à talon plat; son teint, ses cheveux, ses vêtements lavés, amidonnés, repassés, tout en elle resplendissait comme sur un astre. Elle parlait avec volubilité, sans se demander si elle était comprise. Ratatinée dans sa robe de cotonnade étriquée et terne, le regard évitant celui de son interlocutrice, la vraie mère de Guillaume balbutiait de temps en temps un oui ou un non, ayant comme sous l'effet d'un sort oublié tout son français dont l'enfant admirait naguère l'aisance.

Comme Marie-Pierre se préparait à lui offrir un rafraîchissement, Agathe au bord des larmes contraignit brusquement [PAGE 147] on fils à prendre congé en son nom.

Ils se retrouvèrent au milieu de l'après-midi dans la maison de Niagara.

– Ismaël, je viendrai te voir souvent, dit la mère à son fils. Tu as raison de passer tes vacances là, auprès de cette femme qui t'aime comme une mère. Ces gens-là sont les meilleurs en tout, même en amour. C'est Dieu lui-même qui l'a voulu ainsi. Ne reviens jamais au pays sans nécessité. La vie que nous menons, nous autres, crois-moi, Ismaël, cela ne vaut pas la peine; cela manque de générosité, c'est tellement mesquin.

Le même jour, Marie-Pierre et Guillaume passèrent la soirée en tête à tête, attendant en vain le retour de Jean-François.

– Alors, c'est décidé, tu passes tes vacances avec nous, Guillaume ? C'est gentil, ça, ma patate. Tu ne vas pas en profiter pour t'échapper, filer au stade et assister aux matches sans payer ? Tu te rappelles que je t'interdis de resquiller désormais, Guillaume ?

Guillaume écoute placidement, mais il n'en pense pas moins. S'il faut payer, se dit-il, où est le plaisir? Et puis de quoi aurais-je l'air ? D'un qui paie, tu parles! Autant ne plus y aller. C'est ça, je n'irai plus au stade. Pour ce qu'on s'y amuse finalement, avec toutes ces brutes aux fesses sans répit, merci !

– Eh bien. C'est formidable, mon Guillaume, poursuivait Marie-Pierre, nous allons mettre tes vacances à profit pour transformer cette fichue baraque. L'après-midi tu feras ce que tu voudras, mais le matin jusqu'à midi ou une heure, tu seras mon homme, d'accord ? Nous commencerons par les tapisseries, tu verras. La fosse septique, ce sera pour plus tard.

Le lendemain matin à l'heure de la grande affluence, la mini Morris où Marie-Pierre et Guillaume étaient assis côte à côte sur la banquette avant s'arrêta devant la quincaillerie Lévêque.

– Flûte! pestait Marie-Pierre, au lieu de ce ridicule gadget, si nous avions une bonne deux-chevaux des familles, ça serait-y pas mieux, Guillaume ?

Dans la foule qui ne comptait qu'un très petit nombre de clients réels, Guillaume reconnaissait à chaque instant quelques célébrités de Niagara venues ici en badauds comme chaque jour de beau temps, et qui le regardaient [PAGE 148] en écarquillant les yeux; car Marie-Pierre, plus resplendissante que jamais, l'avait pris par la main comme on fait avec son meilleur ami.

Guidée par Guillaume, Marie-Pierre aborda le maître des lieux, un Européen âgé, manifestement blanchi sous le harnais, grand mais voûté, le teint hâlé, un mégot au coin de la bouche, l'œil droit fermé. Elle lui dit quelle venait pour du papier peint et lui tendit aussitôt une recommandation signée de Jean-François. L'Européen au visage brûlé par le soleil lut le papier sans se presser, puis le rendit à Marie-Pierre en déclarant tout à trac :

– Vous êtes la femme du Procureur de la République, m'dame ? Je vous présente mes hommages et me réjouis de vous compter parmi mes clients. Seulement, m'dame, il faut que je vous dise : je ne fais plus crédit aux Africains, quel que soit leur grade, ni, malheureusement, à leurs épouses européennes, si charmantes soient-elles. J'ai eu trop de déconvenues, comprenez-moi. C'est que je l'achète, moi, ma marchandise, elle ne me tombe pas du ciel gratis pro Deo comme une alouette; il faut donc aussi qu'on me la règle, sinon comment voulez-vous que je m'en sorte, m'dame, expliquez-moi un peu ? Moi je ne suis subventionné ni par les Américains, ni par les Russes, ni par les Cubains...

– Oh la la la la la la, s'écria Marie-Pierre en faisant mine de se boucher les oreilles, mon Dieu! qu'est-ce qu'ils viennent faire là-dedans, les malheureux Cubains ?

– Oui, non, mais c'est pour dire, m'dame. J'ai ici, depuis des mois, des ardoises de plusieurs millions, et même une de près de dix millions. Vous voulez que je vous dise de qui il s'agit ? Non, mais en confidence. Eh bien, le Chef du Protocole. Excusez du peu. Alors, vous comprenez. Les ministres, les présidents, les directeurs, les procureurs, c'est bien joli. Et, vous savez ? je n'ai rien contre ces gens-là, moi. Ils ont de grands diplômes, on leur donne des situations en rapport; c'est très bien, c'est parfait. Il faut que chaque peuple prenne ses affaires en main, paraît-il. Excellent principe. Seulement, eh! il faudrait quand même aussi qu'ils apprennent un peu à payer leurs dettes.

– C'est bon, fit Marie-Pierre agacée autant sans doute par la faconde du personnage que par son haleine qui ne devait pas avoir la fraîcheur idéale, c'est bon, [PAGE 149] personnellement, j'ai l'intention de vous payer cash dès que j'aurai choisi la marchandise. Mais vous engagez-vous à me livrer ?

– Mais naturellement, m'dame, et dans tel délai qu'il vous plaira. Vous n'avez qu'à ordonner. Ce que femme veut, Dieu le veut.

Dans le silence du secteur des papiers peints, Guillaume vit Marie-Pierre s'abandonner tout entière à une sorte d'extase muette dont il pensa un moment qu'elle ne finirait jamais. Elle se décida enfin, d'un seul coup. L'enfant, éberlué, vit s'accumuler sur un comptoir d'innombrables rouleaux de papier, des pots de colle, des pinceaux, toute sorte de fournitures dont il n'eût imaginé l'usage quelques semaines plus tôt.

Quand la jeune femme eut réglé ses achats, l'Européen voûté les raccompagna jusqu'à la sortie sans leur ménager compliments, encouragements et témoignages touchants d'amitié et de déférence.

– Je me suis ruinée, mon petit père, confia amèrement la jeune femme à son compagnon, dès qu'ils furent dans la voiture. A Nicopoulos-Bricolage maintenant, mon bonhomme; tu me guides ?

Avec son large front, ses joues pendantes et son ample abdomen, et malgré ses cheveux noirs et la lueur coquine de son regard, M. Nicopoulos, propriétaire du Nicopoulos-Bricolage, avait l'air d'un bon papa quand il s'avançait avec force courbettes pour accueillir l'épouse d'un dignitaire. Son attitude confirma cette première image : il ne quitta pas un instant Marie-Pierre qu'il guidait le long des rayons et protégeait jalousement, sans oublier de la couvrir de compliments à la limite de la décence, au gré en tout cas de la jeune femme, Guillaume étant parfaitement étranger à ces subtilités.

– Quel honneur que la visite de l'épouse du Procureur de la République, susurrait Nicopoulos. Félicitations à vous, chère madame, et surtout à monsieur le Procureur dont le goût extraordinaire éclate dans toute votre merveilleuse personne. Quelle taille, quel corps, quel port de reine. Savez-vous, chère madame, que votre mari figure parmi les dauphins du Président ? Je parie que personne n'a encore osé vous en faire la confidence. Avez-vous remarqué que les gens d'ici ne pipent point ? C'est un trait de leur caractère national. [PAGE 150] Prenez, chère madame, prenez tout ce que vous désirez, vous payerez quand vous voudrez, ou plutôt quand monsieur le Procureur voudra. J'ai pleine confiance, moi, dans les Africains; je les connais fort bien. Ce sont des gens admirables de noblesse et de loyauté. Et puis qu'est-ce que je risque ? Ne serez-vous pas bientôt la première dame de ce pays ?

– Je n'en demande pas tant, cher monsieur, grommela Marie-Pierre.

– Bien sûr, chère madame, bien sûr, mais cela ne dépend plus de vous. C'est le Destin qui nous choisit, chère madame. Ah, le Destin ! le Destin est une force terrible, contre laquelle nous sommes impuissants, qui que nous soyons.

Marie-Pierre était d'une humeur massacrante au terme de tant d'épreuves. En revenant chez eux, la jeune femme et l'enfant tombèrent sur une troupe d'individus débraillés qui avaient envahi la terrasse où ils attendaient assis autour de Sarka qui les avait recrutés à la demande de Marie-Pierre. Celle-ci le complimenta pour sa diligence et, après être montée pour se changer, reparut bientôt, moulée dans une salopette bleue, qui mettait en valeur les rondeurs de sa jeune maternité. Les recrues de Sarka ne purent se défendre d'un accès de rumeurs et de ricanements. Grimpée sur un escabeau et joignant le geste à la parole, la jeune femme tenta d'expliquer aux jeunes manœuvres comment curer le mur. Mais ceux-ci ne se départaient pas de leurs indécents caquetages ponctués de fous rires. Marie-Pierre demanda à Sarka de lui traduire leurs propos, mais, fidèle à lui-même, Sarka se dérobait sans cesse.

– Ils disent que tu as de belles fesses, intervint enfin Guillaume au comble de l'indignation.

– Oh, les cochons ! hurla Marie-Pierre en dégringolant précipitamment les marches de l'escabeau, ils ont dit ça ? Oh, les cochons ! Je vais les chasser, moi. Foutez le camp d'ici. Allez-vous-en d'ici vous autres, et presto! Qu'est-ce qu'ils attendent pour déguerpir, Guillaume ? Je les chasse, c'est clair peut-être!

– Il faut être méchant aussi, conseilla Guillaume, il faut être très méchant, autrement ils n'écoutent jamais le patron. Il faut appeler la police. [PAGE 151]

– Il faut appeler la police, tu crois ? fit Marie-Pierre alors je vais appeler la police au téléphone.

Comme elle faisait mine de se précipiter au téléphone, ce fut aussitôt la débandade parmi les garnements rassemblés sur la terrasse.

Guillaume n'eut besoin que de quelques minutes pour couper à travers la vallée et recruter d'autres manœuvres parmi les oisifs qui traînaient sur les places et dans les bouges de Niagara. Ceux-ci se montrèrent si appliqués et malléables qu'il suffit de quelques paroles et de quelques gestes à Marie-Pierre pour leur transmettre les premiers rudiments d'une technique d'ailleurs extrêmement rudimentaire.

Il était alors environ une heure et la jeune femme s'était persuadée que son mari ne viendrait pas déjeuner. Voulant éviter une trop longue interruption, elle convia ceux qu'elle appelait ses compagnons à partager sur le tas un casse-croûte fait de sandwiches, de bière et de café. Le pique-nique déroulait ses fastes prolétariens quand surgit Jean-François escorté de nombreux amis portant des costumes de tergal dernier cri. Les visiteurs eurent un mouvement de recul devant le spectacle peu habituel de fraternisation des classes et des races. Jean-François prit sa femme à l'écart et dut lui tenir des propos particulièrement désobligeants; Marie-Pierre avait le visage décomposé quand elle reparut. Presque instantanément Jean-François et ses beaux amis s'esquivèrent d'un seul mouvement.

Tout l'après-midi, Marie-Pierre fut comme un bloc de révolte muette, d'abnégation outragée, de loyauté révulsée qui fascinait l'enfant, effrayé par une expression de découragement qu'il ne lui avait jamais vue auparavant et qui était répandue sur toute sa personne. Jusqu'à cinq heures, elle s'activa avec un acharnement mécanique au milieu de ses manœuvres, les dents serrées, une larme perlant sur sa pommette à intervalles si espacés que Guillaume fut peut-être le seul témoin à remarquer cette faiblesse. Pour ne pas abandonner Marie-Pierre, il renonça à aller à Niagara, sacrifiant sans regret la partie de foot et, surtout, ses amis qui, certainement, se désespéraient de l'attendre en vain.

Enfin Marie-Pierre congédia les manœuvres après leur avoir versé un acompte sur leur salaire et leur donna [PAGE 152] rendez-vous le lendemain pour une heure très matinale.

– Il paraît que j'ai encore fait une bêtise, et une grosse, cette fois, peut-être rédhibitoire confia-t-elle à l'enfant dans la soirée tandis qu'ils attendaient le retour de Jean-François. Je ne devrais pas m'exhiber en salopette, ni pique-niquer sur le tas avec des gueux. Ni restaurer ce taudis qui embaume la pisse et le caca. Que la vie est donc compliquée dans ton pays, mon pauvre Guillaume. Je ne quitterai pas ma salopette, flûte! Ou alors que Jean-François vienne lui-même peindre cette écurie ou la faire peindre. Je le lui ai demandé mille fois, sans résultat. Je ne vais quand même pas me résigner à vivre dans une sentine. Il a bien de la chance de n'avoir pas l'odorat sensible. Ah, ils ne sont pas dégoûtés, messieurs de l'élite. Tant mieux pour eux s'ils préfèrent dormir dans un cloaque avant de s'exténuer de surprise-partie en cocktail. Ma passion à moi, c'est mon home. Chacun ses goûts. Il faut me prendre telle que je suis. Finalement, Jean-François et moi, qu'est-ce qui prouve que nous sommes vraiment assortis hein, Guillaume ? Tu crois que ça durera longtemps entre tonton et moi ? Je commence à être perplexe. Nous allons peut-être devoir nous séparer bientôt, mon petit père. Allez, ne fais pas cette tête-là, souris, souris donc.

Sans être tout à fait une autre, Marie-Pierre n'est peut-être plus exactement la même femme. On dirait que quelque chose est mort en elle. Ou plutôt elle est pareille à un lustre de cristal aux mille scintillements où deux, peut-être trois, peut-être quatre lampes se seraient éteintes tout à coup. Dans son visage plus figé qu'un masque, l'œil ne s'anime plus que pour toiser les visiteurs dont Guillaume, quand il n'est pas à l'école – car ses vacances sont terminées – s'étonne qu'ils soient toujours de plus en plus nombreux aux heures de travail où ils seraient plus avisés de chercher Jean-François au Palais de Justice. C'est aussi ce que la voix désabusée de Marie-Pierre ne se gêne plus de leur dire, en même temps qu'il lui arrive d'oublier de leur offrir à boire. Alexandre, le commissaire de police divisionnaire, qui est un homme plein d'assurance, le lui fait alors remarquer sans détour.

Une fois servi et autorisé à garder la bouteille à sa portée, [PAGE 153] il pose son chapeau sur un guéridon, déboutonne son veston de tergal et s'adosse à son fauteuil.

– Il ne faut pas te scandaliser de nous voir boire du whisky ou du champagne de si bonne heure, Marie-Pierre, déclare-t-il souvent. Il ne fait pas si chaud à neuf heures du matin dans ton pays. En réalité, il n'y a pas d'heure pour boire du champagne; c'est une idée de toubab, ça.

– Sans compter que l'Afrique n'est pas la France, n'est-ce pas ? aurait répondu Marie-Pierre naguère.

Aujourd'hui, Marie-Pierre se borne à écouter et à lever de loin en loin un œil distrait sur le divisionnaire. L'intérêt de Marie-Pierre pour le divisionnaire s'est très vite émoussé; il ne l'intrigue plus guère, même quand il lui annonce complaisamment qu'après la soirée où fut fêtée son arrivée, quatre décès se sont produits à quelques heures d'intervalle les uns des autres; les victimes, toutes observations bien examinées, présentaient le trait commun d'avoir participé à la fameuse réception. Comme pour la série de meurtres sur lesquels il enquêtait depuis de longs mois, le rapport des experts concluait à l'empoisonnement, selon toute probabilité. Selon toute probabilité seulement, car la pratique de l'autopsie était formellement proscrite par le président lui-même, le dépeçage d'un homme mort heurtant la sensibilité et les traditions nationales.

Alexandre aime bien rendre visite à Marie-Pierre, accompagné souvent d'un jeune gars en uniforme, un capitaine de la Brigade Spéciale Mixte (B.S.M.). Il l'entretient de sujets variés, généralement anodins. Au début, il lui parlait de Nicolas Tekerin, alias El Malek, cherchant à savoir en termes voilés si des liens d'une nature particulière unissaient encore l'intellectuel contestataire à la jeune femme. Jean-François était en réserve de très importantes fonctions et il aurait été fâcheux que la faveur présidentielle se rencontrât avec une complaisance inconsidérée pour un extrémiste.

– Abrège, Alexandre, abrège! disait alors Marie-Pierre en feuilletant un vague illustré, un travail urgent me réclame.

Le grand malheur de ce pays, selon lui, c'était sans doute le goût des gens pour le secret, leur mutisme obstiné même en famille. C'était là il est vrai un trait du caractère national, mais néanmoins une attitude [PAGE 154] en bien des cas fâcheuse. Il aurait mieux valu que ce soit Jean-François lui-même qui entretienne son épouse de certains problèmes. Mais bien entendu Jean-François s'en était soigneusement gardé.

Puis, changeant apparemment de sujet, il lui avait annoncé que, selon l'appréciation des plus hautes autorités de la République, Marie-Pierre n'avait malheureusement pas encore assimilé le style qui convient à l'évocation de certaines réalités délicates du pays en présence des jeunes esprits que la nation confie aux enseignants étrangers; elle était trop encline à témoigner de l'intérêt pour des égarés à l'endroit desquels la population avait maintes fois, très spontanément, exprimé sa colère. Placée dans ces conditions en face d'élèves d'un lycée de la capitale, elle s'exposerait à un rejet douloureux pour elle. Il eût mieux valu que ce soit Jean-François lui-même qui entretienne son épouse de cette navrante situation. Mais sans doute Jean-François avait-il jusqu'ici esquivé cette explication, tant il est vrai que, dans ce pays, le goût des gens pour le secret confinait à la manie.

– Tu te trompes, Alexandre, rétorqua Marie-Pierre avec la vivacité de l'irritation, mon mari m'a déjà mise au courant. Oui, enfin, à peu près. J'ai donc sollicité et obtenu un poste dans un collège religieux. Très mal payé, oui, je sais. Mais je n'ai jamais appartenu à aucune caste privilégiée. En France, dans mon pays comme tu dis souvent, je n'étais qu'adjointe d'enseignement, c'est-à-dire dans la catégorie la plus modeste des titulaires. Ici, je vais être dans le privé, cela ne me change guère. Je commencerai en septembre. Es-tu rassuré sur mon avenir ? Oui ? alors bye, bye. Je travaille, moi; c'est un trait du caractère national des Français. Le savais-tu ? Non ? eh bien, tu le sauras maintenant.

C'est un jeudi que la visite du divisionnaire tourna à l'esclandre, de telle sorte que Guillaume Ismaël put en être témoin. Arrivé seul et à peine assis, Alexandre avait annoncé à Marie-Pierre qu'il avait été chargé des quatre empoisonnements de sa soirée, dans le cadre de son enquête sur la série de crimes mystérieux qui troublaient le sommeil des plus hautes autorités de la République. Les derniers meurtres avaient été commis très exactement dans les mêmes conditions que les précédents, [PAGE 155] ce qu'il tenait personnellement pour une signature. Naturellement, cette affaire ne pouvait concerner des personnes n'ayant eu part ni aux préparatifs, ni à l'exécution matérielle de la réception. Pourtant chaque témoignage serait le bienvenu, car il pourrait être à l'origine d'une piste en éclairant subitement, qui sait ? un mobile caché.

– Je ne comprends rien à tes salades, Alexandre, lança Marie-Pierre avec colère. Ou plutôt si, je vois peut-être où tu veux en venir. Soyons clairs, veux-tu ? L'intellectuel exalté El Malek, ennemi public numéro un, est à la tête d'une organisation terroriste ne reculant pas devant le crime le plus odieux, quelque chose dans le genre des Brigades rouges italiennes ou de la Bande à Baader. Puisque j'ai demandé à plusieurs reprises des nouvelles d'El Malek, il ne fait pas de doute que je suis sa complice de longue main, notre association datant évidemment du temps où nous étions étudiants à l'université de Lyon; c'est très clair, tout ça. Apprenant mon arrivée ici, El Malek, de sa prison, infiltre dans mon salon, sans doute pour saluer l'événement à leur façon, des tueurs assurés de l'aide éclairée de mes conseils. C'est tout à fait limpide, comme je viens de le dire.

– Impossible ! tout à fait impossible. El Malek est hors de cause, car les politiques, quelle que soit la durée de leur détention, n'ont jamais de contact avec une personne de l'extérieur : c'est la règle d'or de nos prisons, tu ne tarderas pas à l'apprendre. Ce soir-là, néanmoins, tu n'as pu le retenir de déclarer à un certain moment : « Vous seriez donc la première société sans opposition dans l'histoire de l'humanité ? »

– Peut-être bien. Et alors ?

– Après tout, pourquoi ne serions-nous pas la première société sans opposition ? Pourquoi devrions-nous subir les effets de la décadence européenne ? Nous sommes des Africains, nous.

– C'est pas vrai !

– Si, si, si. Marie-Pierre, donne-moi à boire, je t'en supplie. Note bien que, comme j'ai pris soin de t'en informer dès le début de notre conversation, mon intention n'était nullement de t'accuser.

– En somme tu es venu solliciter mon aide. Alors écoute-moi bien : c'est très simple. Outre El Malek [PAGE 156] qui était en détention, une petite dizaine d'extrémistes doivent bien traîner leurs guêtres quelque part dans ton joli pays en forme de piège à cons, n'est-ce pas ? Ton joli pays où l'on ne fait rien comme en France, mais où l'on assassine mystérieusement tandis que des policiers s'ingénient vicieusement mais en vain à découvrir une piste, un mobile, des coupables, comme de vulgaires flics français. Des fêtards, des crimes mystérieux, des flics déroutés et impuissants, un président et des ministres tenus dans l'ignorance des progrès de l'enquête par leurs propres subordonnés, tu diras ce que tu voudras, mais ce sont là des similitudes qui me troublent, moi. Veux-tu que je te dise, mon pauvre Alexandre ? il n'y a qu'une chose qui me manque; tu sais quoi ? Des manchettes dans les journaux. Encore faudrait-il que vous ayez des journaux, n'est-ce pas, Alexandre ? Mais vous n'avez pas de journaux. Sur ce point du moins vous avez raison, vous autres Africains : vous faites les choses autrement qu'en France. Alors ta dizaine d'extrémistes, as-tu seulement examiné leurs faits et gestes ce soir-là et les jours précédents ?

– Tu es dure ce matin, Marie-Pierre, mais ton whisky, lui, est délicieux. Tu disais donc ? ah oui, piège à cons, je ne connaissais pas cette expression-là, par exemple. A ton contact, mon français va s'enrichir. Oui, j'ai pris la précaution que tu viens d'évoquer. C'est en quelque sorte l'enfance de l'art. Il s'agit, pour la totalité, d'anciens responsables mineurs du P.P.P. Quand je t'aurai dit qu'ils ont tous fait un séjour d'au moins dix ans dans un camp de réhabilitation, tu n'auras aucun mal à imaginer ce qu'il reste de leur cervelle d'oiseau. Oublions ces pauvres bougres : ils sont bien incapables d'ourdir un tel crime aujourd'hui.

– Un fou alors ? Non, tant d'obstination et de réussite... Non, c'est plutôt le symptôme d'une guerre des clans, comme à Chicago en 1930. Al Capone, tu connais ?

– Oh, voilà une idée à creuser. C'est un fait qu'ici on ne peut pas se retourner sans poser le pied sur un clan; ça grouille de clans chez nous, plus avides les uns que les autres. A vrai dire chacun de nous est un clan à lui seul, chacun de nous a intérêt à exterminer ses petits copains; chacun de nous pourrait être l'assassin. Oui, j'y pense : qui de nous ne lorgne une place déjà occupée, [157] une sinécure, une prébende, pour y mettre un frère, un oncle, un cousin ? Sais-tu que ton idée est excellente, Marie-Pierre ? Nous allons former un tandem imbattable, toi et moi.

– Oui mais il faudrait imaginer un clan particulièrement insatiable et même inhumain pour son représentant; car, dans une telle hypothèse, le criminel doit être seul : ne l'oublie pas, Alexandre. Non, j'ai encore mieux à te proposer. C'est une association de malfaiteurs professionnels exécutant des crimes sur contrat. En somme la maffia des Noirs, sans doute manipulée de Prétoria par les hommes de l'apartheid. Oh la la, c'est grave, très grave, mon pauvre Alexandre, bien plus grave que tu n'imagines. Mais quelle que soit la situation, il y a toujours de la ressource pour les policiers de génie, et surtout pour les tandems imbattables. Alors écoute-moi bien. Dans toute association, il vient forcément un jour où se lève un mécontent, un jaloux, un aigri, bref quelqu'un qui, s'estimant lésé pour une raison ou une autre, décide d'aller tout déballer devant la police. Ah, Alexandre, euréka, j'ai trouvé! Un de ces quatre matins, tu vas recevoir une lettre anonyme...

– Une lettre anonyme! s'écria Alexandre en bondissant sur ses jambes pour jeter des regards effarés à travers le salon, sous les meubles, dans les pièces et les couloirs contigus.

Heureusement, Guillaume avait dû se lasser de cet échange sans doute trop ésotérique à son gré; cherchant la retraite idéale pour se livrer à son jeu favori, il avait gagné le jardin d'où montait la plainte d'un moteur de poids lourd gravissant douloureusement une pente malaisée.

– Que ceci demeure strictement entre nous, Marie-Pierre, chuchota le divisionnaire en regagnant son fauteuil et en se versant une rasade de « Johnny Walker ». Eh bien, les lettres anonymes, c'est déjà fait. La première m'est tombée entre les mains le jour même de ton arrivée. En venant à ta soirée, je savais qu'ils allaient frapper, ils me l'avaient annoncé. Quelle équipe nous formons déjà, toi et moi, Marie-Pierre. Mais, bon sang! comment l'as-tu deviné ?

– Pauvre idiot! Tu n'as donc jamais lu un roman policier ?

– Conseille-moi, Marie-Pierre, je t'en supplie, [PAGE158] fit Alexandre d'une voix de plus en plus chuchotante. Considère bien mon dilemme : si je divulgue la vérité, et même si je me borne à la communiquer aux plus hautes autorités de la République, c'est la panique. On ne doutera pas que le P.P.P., après s'être refait une jeunesse, ait décidé de lancer une offensive du terrorisme, sa méthode favorite. Et alors je ne donne pas cher de la paix qui s'est instaurée ici depuis quelques années.

– En revanche, en ne disant rien, tu exposes des vies humaines. Et Alexandre est un humaniste!

– Exactement. Rassure-toi pourtant en ce qui concerne Jean-François : il est dans la même situation que moi, et pour cause. Nous sommes exactement quatre à tout savoir, donc à ne courir aucun danger. Car, dans les réceptions, nous surveillons nos assiettes et nos verres. Mais nous ne pouvons malheureusement le faire pour les assiettes et les verres de tous les participants : à nous quatre, nous n'avons toujours que quatre paires d'yeux. Imagine un peu l'ambiance de ces réceptions maintenant.

– Charmante, mon ami, charmante. Comme j'ai eu le nez creux, hein, Alexandre. Tu as bien raison de me soupçonner. Puisque tu me demandes de te conseiller, il y a une solution très simple. La voici : plus de réception. Oui, que chaque père de famille rentre chez soi sitôt terminée sa journée. Vous ne vous en porterez pas plus mal, votre pays non plus, allez. Bye, bye, mon cher Alexandre, je travaille, moi. Je ne suis pas un Africain, hélas !

– Quel crétin ! grogna Marie-Pierre en encollant son rouleau, quand Alexandre fut parti.

Celui-ci revint le lendemain et annonça à Marie-Pierre qu'El Malek allait être libéré et que l'on comptait sur elle pour lui faire entendre raison, dans la mesure de ses moyens.

– Décidément quel crétin, ce mec ! soupira Marie-Pierre. Des gens naïfs, je sais bien qu'il y en a partout. Mais des gens naïfs à ce point-là, il faut reconnaître honnêtement que c'est quand même spécial. Mon Dieu, que j'en ai marre maintenant ! comme j'en ai marre ! Et Guillaume qui ne revient toujours pas de son école. Au moins avec lui c'est la naïveté de l'innocence. Ah Guillaume, quelle fraîcheur de l'âme. Mon petit Guillaume... (à suivre)

Mongo BETI