© Peuples Noirs Peuples Africains no. 26 (1982) 107-131



« L'AVENTURE AMBIGUE »

ou deux univers romanesques antagonistes

Matiu NNORUKA

Introduction

Jusqu'ici, Cheikh Hamidou Kane n'a donné à la littérature africaine qu'une seule œuvre[1] L'Aventure ambiguë. Pourtant, par sa parution à un moment propice dans l'histoire du continent africain et, surtout, par les idées qu'elle véhicule, cette œuvre a fait figurer, d'emblée, son auteur au palmarès des écrivains africains.

Dans L'Aventure ambiguë, Cheikh Hamidou a créé deux univers romanesques qui, pour mieux les saisir, méritent d'être examinés sous un éclairage nouveau.

Deux espaces romanesque, d'un côté l'espace que non appelons, pour le besoin de cette étude, univers romanesque des Diallobé, et de l'autre, univers romanesque du colonisateur français, tous deux bâtis idéologiquement sur les visions du monde antagonistes et composés de personnages, de situations et de préoccupations [PAGE 108] sinon opposés, du moins différents, voilà L'Aventure ambiguë.

Les habitants de ces deux univers sont aussi bien par leurs propos que par leurs agissements, les uns à l'égard des autres, des membres de deux groupes ethniques n'ayant rien en commun. De plus, l'écart qui les sépare quant aux rapports interpersonnels, semble atteindre un point de non-retour à la suite de la guerre de conquête expressément nommée dans l'œuvre : le peuple Diallobé se comporte en victime, tout son appareil socio-politique et religieux nous est présenté comme menacé, alors que les personnages de l'univers romanesque du colonisateur agissent en vainqueurs.

Bref, l'opposition qui existe entre eux sur le plan idéologique est telle que les personnages des deux blocs en présence éprouvent de la méfiance et du mépris les uns envers les autres.

Comme on peut le constater, le présent article se propose donc deux objectifs : montrer l'existence de deux univers romanesques qui composent L'Aventure ambiguë en étudiant les traits spécifiques de chacun d'eux; analyser la tentative du narrateur de rapprocher les deux univers, rapprochement qui décide du sort de Samba Diallo, héros du récit; examiner dans la partie conclusive, la signification idéologique de cette opposition entre les deux espaces romanesques ainsi dégagés.

L'UNIVERS ROMANESQUE DES DIALLOBE

Structurellement, L'Aventure ambiguë est construit, nous l'avons dit, sur deux espaces romanesques. Vu les traits qui les caractérisent, chacun des espaces constitue, à son tour, une entité structurellement cohérente et homogène.

Pour se convaincre de la cohérence et de l'homogénéité de l'espace romanesque des Diallobé, il suffit de se référer aux retours en arrière de Thierno, du narrateur et de Samba Diallo au sujet des pratiques sociales, spécifiques aux Diallobé avant la conquête coloniale. Les retours en arrière revêtent un caractère de nostalgie et n'apparaissent donc pas au premier plan. Il s'agit, en effet, [PAGE 109] de la vision du monde des Diallobé sur certaines conceptions fondamentales de la vie, en tout premier lieu, sur Dieu et l'homme.

Communauté islamique archétype

Une communauté que l'on peut qualifier de fermée, (où tout le monde a sa place comme prédéterminée et où le système social et les désirs des gens sont inspirés du Coran, voilà l'univers romanesque des Diallobé. L'islam est, par excellence, la source où s'abreuvent les habitants.

La structure sociale est donc échelonnée : en haut de l'échelle, les familles des dirigeants politiques et religieux, au milieu, les hommes liges de l'aristocratie; viennent ensuite les artisans et en bas de l'échelle, les esclaves, comme cet esclave de la maison, nommé Mbare.

La division du travail qu'implique une telle structure se fait sentir à l'intérieur même de la classe dirigeante, où le temporel se sépare du religieux, le chef politique n'assumant pas une fonction religieuse. La Grande Royale ne résume-t-elle pas, en ces termes, le rôle de Thierno et du chef des Diallobé, alias, « prince de ce monde » : « Mon frère est le cœur vivant de ce pays mais vous (le maître) en êtes la conscience. » Quant à Samba Diallo, son origine princière et son rôle futur de guide spirituel ne font pas de doute, « étant de la graine dont le pays des Diallobé fait ses maîtres ».

L'univers romanesque des Diallobé dispose, par ailleurs, dans son organisation sociale, d'une autre institution : l'école coranique. Centre de formation des jeunes, cette école a comme objectif d'aider l'individu à devenir un être social et à s'intégrer, chemin faisant, au sein de la collectivité. « Au foyer, dit Thierno, ce que nous apprenons aux enfants, c'est Dieu. Ce qu'ils oublient c'est eux-mêmes. » Par son contenu et le but recherché, l'école coranique se sépare de l'école nouvelle située dans l'univers romanesque du colonisateur.

Malgré je mécontentement apparent qu'une telle structure sociale aurait suscité parmi la masse, l'unité de l'univers romanesque des Diallobé était « intacte » avant la débandade occasionnée par la colonisation. C'était l'époque, selon Samba Diallo, où « l'un et le multiple s'accouplaient... où le chef et la multitude étaient du même bord et cousins issus de germains. Le savoir et la foi coulaient [PAGE 110] de source commune et grossissaient la même mer. » L'unité ici n'est pas une notion abstraite, unité tout court, mais unité dans tous les domaines et entre les secteurs autrement contradictoires de nos jours : entre les doctes et les simples croyants, entre les dirigeants et les dirigés, entre la science et la foi, entre le monde visible et invisible, entre Dieu et l'homme.

Parmi les autres personnages qui conservent le « souvenir de ces temps évanouis où le pays vivait de Dieu et de la forte liqueur de ses traditions » et qui vivent encore de ces traditions se trouve maître Thierno. Les retours en arrière de celui-ci à ce propos ne sont pas seulement les réflexions d'un homme nostalgique d'un certain passé; ils sont également révélateurs de ce qu'était la communauté des Diallobé avant la colonisation, communauté où l'homme vivait dans la soumission et dans l'amour de Dieu, Dieu lui-même était présent; il parlait et ses interventions dans les affaires de l'homme étaient pleinement efficaces.

L'homme vivait en Dieu et pour Dieu sans se soucier des valeurs matérielles, « de cette propension à la rêverie futile qui durcit avec l'âge et étouffe l'esprit. » C'est cette union de l'homme avec Dieu que le maître nous fait voir lorsqu'il se souvient de lui, du temps de sa propre adolescence où :

    « Les enfants des grandes familles – dont il était – vivaient encore tout leur jeune âge loin des milieux aristocratiques dont ils étaient issus, anonymes et pauvres, parmi le peuple, et l'aumône de ce peuple. Au bout de ce compagnonnage, ils revenaient de leur longue pérégrination parmi les livres et les hommes, doctes et démocrates, aguerris et lucides. »

Jusqu'à la veille de l'arrivée des Français, ces valeurs sur lesquelles est bâti le pays des Diallobé existaient comme en fait foi l'enseignement que dirige le maître à l'école coranique, dont le but est de tuer en les talibés, Samba Diallo au tout premier chef, « la morgue des Diallobé », ce « fond de paganisme » ou l'exaltation de l'homme à laquelle s'associe « toute noblesse ». Le rêve de Thierno n'est-il pas de « laisser aux Diallobé un homme comme le grand passé en avait produit », il s'agit, en l'occurrence, de Samba Diallo dont le désir, en étant encore sous surveillance du maître, [PAGE 111] est une noblesse plus discrète, plus authentique, non point acquise, mais conquise durement et qui fût plus spirituelle que temporelle.

« Plus spirituelle que temporelle », voilà un des qualificatifs qui régissent la pensée et les aspirations du peuple Diallobé. Dans une telle communauté, l'homme quoique libre, « ne vit pas » il n'est sur la terre qu'à titre de témoin; chez lui, les besoins spirituels l'emportent sur les soucis matériels et matérialistes. Dès lors, on comprend le sens de la remarque formulée par le chevalier à l'endroit de l'Occident auquel il reproche de se livrer, au nom des exigences temporelles, à l'accumulation et à la recherche des biens matériels.

Appelés à choisir entre les travaux des champs (avec tout ce que ces derniers impliquent dans l'univers du colonisateur) et les travaux de l'esprit, les Diallobé préféreraient, sans doute, la deuxième alternative. Non qu'ils méconnaissent l'utilité des travaux des champs, mais ces travaux ont perdu leur sens du sacré. Dans la mesure où ils sont désacralisés, les travaux des champs sont devenus le moyen de l'accumulation frénétique, de l'exploitation et de leur corollaire, l'aliénation spirituelle. L'homme Diallobé refuse cette aliénation. Comme le dit le narrateur au sujet de Thierno, deux occupations remplissent la vie de ce dernier – les travaux de l'esprit et ceux des champs – mais le maître consacre à ces derniers « le strict minimum de son temps et ne demande pas à la terre plus qu'il ne faut pour sa nourriture extrêmement frugale ». On nous objectera que le maître est un cas à part; mais il suffit de se référer à la vie des autres personnages de l'œuvre.

L'univers romanesque des Diallobé est, sans doute, idéalisé, mais c'est une communauté qui se suffisait à elle-même et n'avait apparemment de leçon à recevoir de personne jusqu'à l'intervention des Français.

Les retours en arrière et les commentaires du narrateur nous ont permis de voir quelques traits de l'univers romanesque des Diallobé. Mais ces traits ne sont pas les seuls éléments qui nous permettent de considérer cet espace comme cohérent et homogène. La réalité et la place centrale du problème colonial – la défaite militaire des Diallobé, et surtout, l'installation de l'école étrangère dans le pays – sont aussi, en tant que moteur des actions [PAGE 112] et du comportement des personnages, des facteurs importants. Nous y reviendrons plus loin; auparavant signalons une autre caractéristique de l'univers.

Un Dieu silencieux

L'espace romanesque des Diallobé a en plus ceci de spécifique : les habitants vivent sous le regard d'un Dieu silencieux.

Aussi bien au temps des campagnes militaires contre les envahisseurs français qu'au moment où ses adorateurs doivent prendre une décision quant à l'avenir de leur pays, le Très-Haut refuse d'intervenir. Il demeure implacable alors que le pays tout entier « tourne sur lui-même comme un pur-sang pris dans un incendie ». Tout le monde l'implore mais au lieu d'agir ce Dieu se met à l'écart tel un spectateur. Son silence est tel que les esprits s'en inquiètent, celui du chevalier et surtout celui de Samba Diallo.

Qui dit silence de Dieu, dit également silence de Thierno – représentant sur la terre du Très-Haut – qui se comporte lui aussi en spectateur tout au long du débat entre les Diallobé. Encore vivant, il refuse de trancher devant la délégation du peuple. Même mort, il persiste dans la même attitude.

A Paris, il apparaît sous forme de fantôme à Samba Diallo dans un train qui le ramène chez lui après une soirée passée en compagnie d'Adèle. Samba Diallo le conjure, le prie de toutes ses forces de venir à son secours, de l'arracher aux « ténèbres qui le gagnent ». A peine finit-il de parler que le visage du maître disparaît sans rien dire.

Voilà l'ébauche de l'univers romanesque des Diallobé avec ses caractéristiques et sa vision du monde. C'est un univers où l'on croit encore aux miracles et aux interventions divines, un univers bien structuré.

L'UNIVERS ROMANESQUE DU COLONISATEUR

En face de l'univers des Diallobé où l'homme se croit surveillé par Dieu et où Dieu a pourtant cessé de se manifester, se trouve comme contrepartie qui lui dévoile son insuffisance, l'univers du colonisateur bâti sur des valeurs opposées. [PAGE 113] Comparé au premier, c'est un univers providentiel bien que la quasi-totalité des personnages qui le peuplent ne croient pas en Dieu. Cependant, ils vivent, selon Samba Diallo, sous le regard d'un Dieu agissant qui les aide (malgré leur révolte) à mener à bien leurs affaires. C'est contre cet agir « illogique » de Dieu, comme il le dit, que Samba Diallo va se révolter.

Univers des descendants de Descartes

En nous décrivant la manière dont les Diallobé conçoivent et pratiquent l'existence, Cheikh Hamidou Kane nous montre qu'il est un écrivain conditionné par son milieu social. Du même coup, en nous invitant à découvrir avec lui la pensée du monde occidental représenté par l'univers romanesque du colonisateur, il affirme qu'il est aussi un produit de la métropole où il a poursuivi ses études.

Que ce soit au sujet de Dieu ou de l'homme, cette pensée occidentale, décrite par Cheikh Hamidou Kane, vit une crise grave depuis le 17e siècle comme le constate Samba Diallo; époque de la science expérimentaliste, le 17e siècle a finalement vu le triomphe du rationalisme mécaniste aux dépens des autres formes de pensée. Il revient aux Siècles des Lumières et de la Révolution industrielle de consolider ce triomphe avec la naissance du travail acharné, du capitalisme sauvage et de son corollaire, le colonialisme. Mais les conséquences directes ou indirectes du rationalisme mécaniste vont plus loin : la mise en question de l'ordre établi, la suppression des rapports inter-personnels (sauf des rapports dictés par des intérêts économiques ou idéologiques), la désacralisation de l'espace, la foi en l'homme et en la science, bref dès cette époque, on assiste à la naissance d'une vision du monde autre que celle que l'Europe avait jusque-là connue.

Puisque la science peut tout expliquer, « tout ce qui ne peut être vérifié scientifiquement est rejeté »[2] d'avance. Le 18e siècle avait mis Dieu entre guillemets, le 19e siècle avait décrété sa mort; c'est au 20e siècle de l'enterrer pour toujours grâce à deux idéologies : [PAGE 114] le communisme et l'existentialisme sartrien. Dans les établissements scolaires et universitaires, surtout au moment où Cheikh Hamidou Kane rédigeait son œuvre, ce n'est plus Dieu qu'on apprenait aux enfants mais la technique de « lier le bois au bois », la libération de l'homme et « l'idéal du progrès vers l'Homme total... »[3].

Univers intra-mondain

Dans l'univers romanesque des Diallobé, il est interdit à l'homme « de s'exalter, sauf précisément dans l'adoration de Dieu ». Ici, c'est l'inverse. L'objet d'attraction, l'objet unique, universel, voire suprême, le seul Dieu connu, respecté, adoré, n'est pas le Dieu de Socrate, ou Celui de saint Augustin, du Christ et de Pascal, mais l'homme. La philosophie, et la vision du monde qui régissent l'univers sont celles des gens qui sont anti-Dieu, et qui, parce que révoltés, ont cessé de croire en l'intervention de Dieu dans quelque domaine que ce soit. A leurs yeux, Dieu est mort, ce qui explique l'inscription de Lucienne au parti communiste. Pour Paul Lacroix, Dieu n'a jamais existé et le seul langage qu'il connaisse, c'est l'homme, tout le progrès que celui-ci peut accomplir par la science.

L'univers est composé des hommes qui veulent ne plus rien avoir avec Dieu et qui, par conséquent, cherchent à L'égaler aussi bien par leurs propos que par leurs actes. Ces « objets de fer, ces étendues mécaniques enroulées » que nous décrivent le Fou et Samba Diallo, et qui règnent en maître et obstruent les rues parisiennes, n'indiquent pas seulement un univers matérialiste, une société vouée à l'accumulation des biens temporels et au confort. Ils symbolisent également l'effort de l'homme dans cet univers de recréer le monde, de rivaliser avec Dieu et si possible de Le dépasser par la science. Celle-ci est la seule source de vérité, selon Paul Lacroix. « Chaque jour nous conquérons un peu de vérité, grâce à la science. »

Et à n'en pas douter, c'est cette science qui est à la base de la confiance qu'ont en eux-mêmes les personnages de cet univers. C'est grâce à elle qu'ils sont devenus maîtres [PAGE 115] du pays des Diallobé, qu'ils espèrent pérenniser la conquête et répandre ainsi comme des philanthropes, la lumière et le bonheur parmi ce peuple Diallobé qui n'a rien.

Univers où l'homme remplace Dieu, où la science tient la place des oracles et des miracles et où tout ce que l'on ne voit pas n'existe pas, voilà un monde par excellence intra-mondain, et qui, par ce déplacement des valeurs, s'oppose irrémédiablement à celui des Diallobé,

Les hommes de l'univers blanc sont-ils aveugles, exilés ? Du point de vue spirituel les Diallobé en sont convaincus, car « l'esprit court de grands risques lorsque la main est trop forte ». Pour les Diallobé donc, l'homme de l'univers du colonisateur est mort, lui aussi, dès lors qu'il a décrété la mort de Dieu.

Mais examinés en dehors de toute considération religieuse, la question et les termes « d'aveugles » et d'« exil », s'appliquent, nous semble-t-il, aussi bien aux gens des Diallobé qu'à ceux du monde du colonisateur. L'aveuglement et l'exil des personnages des deux univers résident dans leur fixation sur deux objets qui leur tiennent respectivement à cœur et auxquels ils s'identifient orgueilleusement : la vérité spirituelle ou la quête de l'absolu pour les Diallobé et la vérité scientifique pour les personnages de l'univers du colonisateur. Ils ont, les uns et les autres – jusqu'au fétichisme – le culte de ces deux objets, malgré les failles évidentes que ces derniers présentent.

Par exemple, en mettant Dieu au premier plan et, pour ce fait, en tournant le dos aux recherches scientifiques, les Diallobé découvrent lors de l'invasion de leur pays qu'ils sont matériellement et militairement vulnérables. De même en ne se préoccupant que de la science et de la vérité scientifique, Paul Lacroix se rend compte qu'il y a des phénomènes qui sont impossibles à expliquer scientifiquement, comme par exemple, « ce soleil qui meurt, ce drame cosmique » qui se joue devant ses yeux et pour lequel il n'a pas d'explications scientifiques; d'où l'angoisse et la peur qui l'envahissent.

Certes, l'épisode du « drame cosmique » est un prétexte comme le montre le reste du passage; cependant il est révélateur. Révélateur aussi la défaite militaire des Diallobé. En somme, par ces deux événements [PAGE 116] le narrateur monte en épingle certains points faibles dans les idées et les pratiques sociales des deux univers. Cette faiblesse, qui est ressentie plus particulièrement chez les Diallobé – dans la mesure où elle entraîne la division interne en leur sein – cette prise de conscience d'un manque, entendons bien, n'empêche cependant ni le chevalier, ni Paul Lacroix, deux adversaires de taille, de se cramponner chacun, à sa position initiale, et de s'attacher à son objet de culte.

L'attachement, qui prend parfois la forme de fixation, nous montre à la fois le caractère contradictoire des deux univers, et l'abîme historique qui les sépare. Il soulève également le problème de l'opposition entre Dieu et la science, opposition que ne doivent pas minimiser certains Diallobé qui, par nécessité, envisagent un rapprochement de leur univers avec celui du colonisateur.

TENTATIVE DE RAPPROCHEMENT

Notre analyse des parties composantes de L'Aventure ambiguë ne nous montre que deux univers romanesques hétérogènes ayant chacun sa propre manière de sentir et de juger.

Mais en plus de la guerre coloniale qui les a forcés à habiter ensemble, quel est le procédé employé par le narrateur pour ouvrir un dialogue entre les deux univers, et avec quel résultat ? Car c'est la réalité ou la fausseté de cette tentative de rapprochement qui explique la tentative de Samba Diallo et décide de l'avenir du pays des Diallobé.

Ecole étrangère, moyen de rapprochement

C'est la démarche adoptée par le narrateur en vue de rapprocher les deux univers, démarche comportant un mouvement à deux temps : pression interne et pression externe.

Pression externe

Samba Diallo est le seul personnage vraiment commun aux deux univers romanesques. Comment en est-il arrivé là ?

Par l'école. Son départ pour l'école n'est pas un choix personnel, [PAGE 117] mais une décision dictée par la pression venant à la fois de l'intérieur et de l'extérieur.

Pression extérieure, car l'administration française, pour pérenniser la conquête et faire triompher ses idées non plus par les canons mais par l'école, met tout en œuvre pour arracher les enfants à leurs parents. La pression prend toutes sortes de formes. La sanction par exemple à l'égard des parents récalcitrants. Quand le directeur de l'école nous dit : « je n'ai mis mon fils à l'école que parce que je ne pouvais faire autrement. Nous n'y sommes allé nous-mêmes que sous l'effet de la contrainte », ou lorsque le narrateur prévient que le pays des Diallobé « devait prendre une décision car les voyageurs venus des provinces lointaines rapportaient que les hommes partout avaient choisi d'envoyer les enfants à l'école étrangère », il faut noter, comme le montrent ces deux extraits, que non seulement le choix n'est pas librement consenti, mais encore qu'il y a sanction sous-entendue envers les parents qui se montrent rebelles.

Par ailleurs, quand la pression n'est pas accompagnée de sanctions répressives, elle est suivie de remarques ou d'observations à caractère moralisant comme le démontre la conversation entre le chevalier et Paul Lacroix, représentant de l'administration française. Pour celui-ci, le pays des Diallobé se laisse fasciner par le néant, préfère la pauvreté au progrès scientifique, à la richesse et au confort matériel alors que la France tout entière et lui sont là pour répandre à flots la lumière de l'école.

En effet, le chevalier connaît l'école à travers son interlocuteur, Paul Lacroix, qui lui sert de « médiateur » au sens que donne à ce mot René Gérard[4]. Il aime bien Paul Lacroix non pas parce que celui-ci est un collègue [PAGE 118] travaillant dans le même bureau, mais en raison de son exposé sur les apports de la science, c'est-à-dire sur ce que l'homme peut accomplir par la science. Il l'aime donc à travers l'école, siège du savoir scientifique. Mais en même temps il refuse de prendre son médiateur comme modèle à cause de son statut de colonisateur d'une part, et d'autre part à cause de sa devise selon laquelle Dieu est mort c'est à l'homme de prendre sa place. Il admire certains aspects de la vérité révélés par la science grâce à l'école, mais considère cette vérité comme partielle d'où son désaccord avec son médiateur et d'où la peine qu'il se donne, Pascal à l'appui, en entretenant son fils de ce qu'il appelle les errements du monde occidental dans les domaines du travail et de la science.

Malgré sa réserve, le chevalier opte néanmoins pour l'école, espérant que son fils pourra y trouver une force supplémentaire permettant au pays des Diallobé de sauver Dieu et de se défendre culturellement. Tout son espoir pour l'avenir est centré sur cet enfant que le pays attend avec impatience, qui va naître et qui sera tel un pont jeté pour relier deux rêves (la Foi et la Science) qui n'ont rien en commun.

Pression interne

Celle-ci est surtout orchestrée par la Grande Royale qui « n'est pas encore revenue de la surprise où l'ont plongée la défaite et la colonisation des Diallobé ». Cette défaite lui a dessillé les yeux, lui a fait prendre conscience d'un manque dans la défense militaire des Diallobé, un manque que seule l'école nouvelle puisse satisfaire.

Ainsi s'explique l'attrait soudain de la Grande Royale pour l'univers romanesque du colonisateur (univers qu'elle déteste pourtant). C'est à travers l'école étrangère qu'elle voit la défense et l'avenir de son pays. Elle n'a pas de médiateur comme le chevalier; mais le modèle de personnage romanesque qu'elle propose dépasse de loin celui souhaité par le chevalier. Elle veut un modèle qui soit l'incarnation du savoir et du pouvoir et qui passe bien entendu par l'école nouvelle, car c'est dans cette école qu'on apprend « à vaincre sans avoir raison », d'où la nécessité et l'envie d'envoyer, dit-elle « notre élite, la jeunesse noble du pays, en attendant d'y pousser tout le pays ». [PAGE 119]

Malgré son empressement, la Grande Royale n'oublie pas que l'école étrangère est un instrument idéologique qui tôt ou tard, avertit-elle, « tuera chez les enfants des Diallobé ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soin à juste titre ».

Seulement cette dame est parmi ceux qui ne tolèrent aucune opposition une fois qu'ils ont une idée en tête. Toujours est-il que la pression qu'elle exerce au sein de la communauté des Diallobé en faveur de l'école nouvelle a pour conséquence la division de cette communauté en deux factions : la faction qu'elle mène désormais et celle conduite, malgré lui, par Thierno.

Ce dernier et le Fou refusent tout contact, fût-il par l'école, entre les deux espaces romanesques. Après ses expériences dans le monde occidental, le Fou en particulier craint, en tant que musulman orthodoxe, de voir les manières de vivre des Français transportées dans son pays. De son côté, la Grande Royale dont l'ardeur et « la redoutable turbulence » constituent une menace pour l'islam, ne se laisse pas impressionner par les propos de ses adversaires. Derrière sa décision d'accepter l'école nouvelle se cache un désir plus ou moins avoué de vengeance : vengeance non seulement contre les gens qui l'entourent et qu'elle accuse d'inertie, mais surtout contre les envahisseurs français à longue échéance. Pour parvenir à ses fins, tous les moyens lui sont bons, y compris la destruction de la tradition islamique. Les exemples ne manquent pas.

Pour régler une dispute touchant à la religion dans une communauté musulmane, « une caste de gens de religion se réunit. C'est à l'intérieur de ce corps que la bataille finale se livre opposant les intégristes aux docteurs ouverts »[5] C'est le genre de réunion qui rassemble Thierno, le chevalier, le chef des Diallobé et la Grande Royale. Celle-ci ne peut convaincre ses interlocuteurs par des arguments appuyés et justifiés par le Coran comme l'exige la norme, si ce n'est l'évocation de la maladie, de la misère et de la pauvreté. Les arguments favoris de Paul Lacroix, mais qui sont inutiles car toutes ces infirmités physiques et matérielles font partie de la foi. [PAGE 120] L'Islam les combat-il autrement ? C'est alors que la Grande Royale fait appel au peuple.

Le rassemblement préludé par des « houles », des « grondements » et des « battements » inhabituels « de tam-tam », symbole de quelque chose d'insolite, se déroule dans une atmosphère lourde, étrange, à laquelle les Diallobé ne sont pas accoutumés.

Certes, le discours de la Grande Royale, tant par l'image que la vérité qu'il dévoile, fait couler de « grosses larmes » parmi ses auditeurs, mais l'insolite réside essentiellement dans la composition de l'assistance. Trois phrases l'indiquent; celles dites par le narrateur pour décrire l'état d'âme de Samba Diallo en arrivant sur la place du village : « Samba Diallo en y arrivant eut la surprise de voir que les femmes étaient en aussi grand nombre que les hommes. C'était bien la première fois qu'il voyait pareille chose » celle prononcée par la Grande Royale elle-même : « J'ai fait une chose qui ne nous plaît pas, et qui n'est pas dans nos coutumes. » En invitant aussi les femmes la Grande Royale non seulement va à l'encontre de la tradition islamique, mais son geste choque surtout les consciences. Le silence avec lequel l'assistance accueille la fin de son discours est significatif.

Significative aussi – parce qu'en l'entendant « l'assistance demeure immobile, comme pétrifiée » – est cette partie de son discours où elle se compare au bébé Coumba. Symboliquement, comme celui-ci qui est guidé plutôt par l'instinct que par la raison, la Grande Royale ne sait pas elle non plus, où elle va, c'est-à-dire où elle cherche à conduire le peuple Diallobé.

Insolite, enfin, est l'emplacement de l'assistance. Traditionnellement en Afrique, y compris dans les régions islamisées[6], pour palabrer, l'assistance s'assied, de préférence en cercle qui est l'image de l'univers et un symbole « de douceur, de paix, de sécurité, voire, de la volonté de défendre un bien commun ». [PAGE 121] Face à la Grande Royale, le peuple Diallobé rassemblé s'assied par contre, en une grande formation carrée. Ce geste indique à la fois la violation de la tradition et l'absence de sécurité pour celle (la Grande Royale) qui est au centre, et par extension, la fragilité de la voie que cette dernière propose. Rien d'étonnant que le peuple, se sentant déçu, se tourne vers Thierno, détenteur de la vérité, d'où la délégation conduite par le premier fils du pays, Ardo Diallobé, et composée exclusivement d'hommes tirés de toutes les corporations.

Toute opinion audacieuse et, à plus forte raison, nouvelle comme celle de la Grande Royale, peut être soutenue dans une communauté musulmane quelconque « du moment qu'on lui trouve un appui dans le Coran ». C'est cet appui que cherche désespérément la masse des Diallobé et que la Grande Royale, quant à elle, est incapable de fournir; elle ne se soucie ni du Coran ni de la tradition. D'un tel comportement, deux remarques découlent.

D'abord, le rapprochement entre l'univers romanesque des Diallobé et celui du colonisateur n'est possible que si les principes et la tradition islamique sont bousculés ou bouleversés. Il reste à savoir si la masse est préparée à un tel bouleversement. Deuxièmement ce rapprochement n'est possible enfin que par un coup de force. Le colonisateur français s'est déjà servi de ce moyen au pays des Diallobé. Il en va de même pour la Grande Royale, dans la mesure où, ne pouvant convaincre ses adversaires par la manière douce, elle organise un mini coup d'Etat au cours duquel Samba Diallo est arraché à Thierno.

En voulant coûte que coûte une rencontre, grâce à l'école nouvelle, entre les deux univers romanesques, la Grande Royale se détourne et du passé et du présent pour s'installer dans un avenir radieux, il est vrai, mais incertain. Samba Diallo qu'elle a choisi pour l'entreprise, n'est rien d'autre à notre sens qu'un cobaye.

Pseudo-dialogue

La pérégrination de Samba Diallo dans l'univers romanesque du colonisateur est caractérisée par deux éléments ambivalents : attrait et répulsion.

Le colonisateur, pour séduire le peuple dispose d'armes redoutables. N'est-ce pas sa technique scientifique [PAGE 122] et militaire qui fascine la Grande Royale et qui explique en grande partie la décision de cette dernière de pousser Samba DiaIlo à l'école étrangère ? Technique qui s'oppose d'une façon frappante à celle des Diallobé et qui est considérée aussi comme un manque. L'école nouvelle prend la relève de cette politique de séduction, mais cette fois-ci dans un domaine différent : l'écriture, la découverte fascinante pour Samba Diallo et de l'alphabet et de l'écriture.

La découverte indique le contraste entre l'enseignement à l'école coranique qui consiste à réciter des textes sacrés, et l'enseignement à l'école du colonisateur. L'écriture n'est pas seulement un manque; elle fascine aussi le jeune écolier. « Longtemps, dit Samba Diallo, je suis demeuré sous la fascination de ces signes et de ces sons qui constituent la structure et la musique de leur langue[7] ».

Cette nouvelle acquisition du héros devient d'emblée un outil par excellence permettant de maintenir les liens entre l'univers des Diallobé et celui du colonisateur. En même temps, elle permet à Samba Diallo d'ouvrir un dialogue, de jeter un regard critique sur les visions du monde des deux espaces romanesques.

Le jugement qu'il porte sur son père qui, selon lui, « ne vit pas, il prie », et la discussion qu'il a eue avec ce dernier sur l'homme et sur Dieu à la veille de son départ pour Paris, ne constituent pas seulement des réflexions d'un écolier curieux; ils sont également des observations d'un esprit critique qui s'éveille à des réalités nouvelles. La conversation lui permet de se situer, de situer sa vision du monde par rapport à celle du colonisateur. Et comme il le dit à deux reprises – au pays devant son père et à Paris devant la famille Martial – les deux visions du monde sont, dans une certaine mesure, identiques l'une à l'autre. Le projet de Socrate en passant par « celui de saint Augustin jusqu'à celui de Pascal » [123] est identique au « projet de toute la pensée non-occidentale », en l'occurrence celui des Diallobé. Jusqu'ici, l'univers romanesque du colonisateur est fascinant et le dialogue va bon train.

Seulement l'époque est révolue : on n'est plus aux temps de Socrate, de saint Augustin ou de Pascal. C'est avec les vivants que Samba Diallo doit dialoguer, les descendants du père du rationalisme mécaniste – Descartes, dont « le projet attire chaque jour davantage d'adhérents ». Dès lors le monde du colonisateur devient pour le héros un univers répulsif.

Puisqu'il faut composer avec la réalité, Samba Diallo tente ne se créer une communauté par ses visites et par ses rencontres. En classe, il constate, en effet, qu'il est le seul à s'intéresser au passé et à chercher à sauver Dieu alors que ses camarades, comme Lucienne, cherchait à sauver l'homme au sens marxiste du terme. En dehors de son petit monde d'études, il a devant lui, dans les rues parisiennes, cet effort inlassable de l'homme d'égaler Dieu par la science.

Il est à noter que ses interlocuteurs, blancs ou noirs à Paris, appartiennent tous à la bourgeoisie et sont, par cela même, plus proches du pouvoir politique : Pierre, cousin de Lucienne, est un futur médecin; Pierre-Louis est magistrat; Hubert est capitaine; Marc est ingénieur; Adèle, femme de Pierre-Louis, princesse.

Voilà les gens avec qui Samba Diallo dialogue. Ce sont des hommes du monde et qui, par leur métier et leur rang dans la société, constituent pour le héros, un monde intra-mondain. On nous objectera qu'il y a pourtant le pasteur Paul Martial, homme de Dieu, qui, par certains côtés, joue le rôle du père de Samba Diallo. Cela est vrai mais il ne faut pas oublier que l'Eglise et le Pouvoir sont indissociables dans la politique coloniale. En plus, malgré les belles paroles du pasteur, malgré la compréhension que celui-ci manifeste vis-à-vis du problème de Samba Diallo, en dépit du fait que « le même sentiment anime les deux hommes », il y a cependant un fossé infranchissable entre le pasteur et le héros.

Le Dieu du pasteur Martial et Celui de Samba Diallo n'ont en commun que le nom. Celui du pasteur permet la consommation de l'alcool, alors que le Dieu de Samba Diallo l'interdit, comme Il interdit au musulman de partager un repas béni par un non-musulman. « [PAGE 124] Ma religion l'interdit (la consommation de l'alcool). Je suis musulman », dit Samba DiaIlo à Pierre qui lui propose un verre. Plus loin le narrateur commente : « Le pasteur qui s'apprêtait à bénir le repas nota que Samba DiaIlo l'avait précédé dans la prière. Le jeune homme s'était recueilli pendant un bref instant et avait murmuré imperceptiblement. »

Tous ces personnages jouent, il faut le noter, un rôle de médiateur pour Samba Diallo dans la mesure où ils l'aident à faire le point. Samba Diallo respecte leurs opinions, mais il se refuse à considérer ses interlocuteurs comme des modèles à imiter. En fait, ni le pasteur, ni sa fille, Lucienne, ni les membres de la famille Pierre-Louis, ne sont pour lui des idoles. Lucienne, qui lui propose la Négritude et la théorie marxiste de la libération de l'homme par l'homme, ne comprend certainement pas la distance qui sépare ces deux mouvements de la Foi du Prophète. « Mon combat est loin derrière le tien dans la pénombre de mes origines, lui réplique Samba Diallo », qui repousse ainsi ses idées au nom de l'islam comme il repousse aussi celles de Pierre-Louis et de ses fils, Marc et Hubert; à ses yeux, ces individus-là sont des exilés culturels.

Son refus va plus loin; pour lui, la réponse qu'apporte Descartes « nous concerne moins et nous est de peu de secours ». En d'autres termes, la nouvelle religion que lui prêchent certains de ses interlocuteurs est un culte « des réponses partielles, une prolifération de la surface ». Une religion dont le fondement est l'adoration de l'homme et des biens matériels, une religion qui cherche à faire de l'homme le maître de tout, n'a d'autres conséquences que l'exil. « Votre science, disait déjà le chevalier à Paul Lacroix, fait de vous les maîtres de l'extérieur mais en même temps elle vous y exile. »

A cette religion du progrès, Samba Diallo préfère donc sa propre vision du monde, celle qui interdit l'exaltation de l'homme, celle dans laquelle le savoir et la foi coulent de source commune, et qui a pour objet l'union et l'harmonie avec la nature :

    – Lucienne, dit Samba Diallo, mon combat déborde le tien dans tous les sens. (...)

    Tu ne t'es pas seulement exhaussée de la nature. Voici même que tu as tourné contre elle le glaive de ta pensée; [PAGE 125] ton combat est pour l'assujettir... Moi, je n'ai pas encore tranché le cordon ombilical qui me fait un avec elle. La suprême dignité à laquelle j'aspire aujourd'hui encore, c'est d'être sa partie la plus sensible, la plus filiale. Je n'ose pas la combattre étant elle-même. Jamais je n'ouvre le sein de la terre, cherchant ma nourriture, que préalablement je ne lui en demande pardon, en tremblant. Je n'abats point d'arbre, convoitant son corps, que je ne le supplie fraternellement.

Plus loin dans ce texte traversé par des signes idéologiques nous renseignant sur l'antinomie entre les pensées des deux univers romanesques au sujet de la nature, Samba Diallo répond en ces termes à Lucienne qui propose de libérer par le marxisme et de « guérir le peuple Diallobé de cette partie de lui-même qui l'alourdit » :

    (...) lorsque tu auras libéré le dernier prolétaire de sa misère, que tu l'auras réinvesti de dignité, tu considéreras que ton œuvre est achevée. Tu dis même que tes outils devenus inutiles, dépériront, en sorte que rien ne sépare le corps nu de l'homme de la liberté. Moi, je ne combats pas pour la liberté mais pour Dieu.

Les dés sont jetés et comme on le voit, le dialogue est dans une impasse. Pour Samba Diallo, ses interlocuteurs sont des aveugles, des révoltés. « L'aveuglement, dit Lucien Goldmann, c'est la révolte, la vérité c'est la soumission à la volonté des dieux.[8] » Mais tout soumis qu'il se croie, Samba Diallo est un solitaire inquiet.

A son état d'esprit, on peut trouver des explications. D'abord, il y a l'incompréhension des hommes qui l'entourent, des hommes qui souffrent de ce que le chevalier appelle « l'esclavage de l'homme parmi une forêt de solutions ».

A la veille de son départ pour la métropole, Samba Diallo suppliait son Dieu « de ne pas abandonner ceux qui ne croient pas » et lui-même s'était proposé comme tâche de les convertir, convaincu que « leur ignorance de Dieu leur sera advenue comme un accident du travail, sur les chantiers où s'édifie notre demeure commune ». Sur place, il constate qu'avec ses interlocuteurs réels ou livresques, [PAGE 126] il s'engage dans un dialogue de sourds, un pseudo-dialogue, ce qui démontre d'une façon claire le gouffre entre l'espace romanesque des Diallobé et celui du colonisateur.

Qui plus est, le héros de L'Aventure ambiguë est certainement moins inquiet, moins perturbé psychologiquement par l'incompréhension des hommes, incompréhension qu'il attribue à la différence « des origines », que par le silence et les agirs « illogiques » de son Dieu; d'où en plus de sa révolte il a du mal à comprendre pourquoi le Dieu des Diallobé tourne le dos à Ses zélateurs, pourquoi IL bénit le mensonge et les errements des athées, de ces hommes mondains, de tous ceux-là qui « disent que la vérité, c'est le néant, et l'être, avatar multiple ».

Ne pouvant trouver, donc, de réponses à ces questions, Samba Diallo se révolte et contre les hommes et surtout contre son Dieu. Dans la conversation (propre à un solitaire) qu'il engage avec son Dieu, il reproche à Celui-ci d'avoir choisi le mauvais camp auquel IL « attache le succès comme l'endroit à l'envers. (...) Ta vérité ne pèse plus très lourd, mon Dieu », conclut Samba Diallo en colère.

Les réflexions du chevalier dans la réponse à la lettre que son fils lui a écrite montrent que celui-ci aurait accusé Dieu d'imperfection, d'avoir abandonné Ses adorateurs et d'avoir semé la misère parmi eux. Une telle position est loin de celle d'un homme qui s'accommodait jadis de la misère et de la pauvreté parce que faisant partie de la foi. Samba Diallo se révolte car il ne lui est plus possible de déterminer avec précision qui a tort au qui a raison – son univers romanesque, en se fiant à Dieu, ou celui du colonisateur, en se révoltant contre Lui.

Quoi qu'il en soit, on doit se garder de voir dans les agissements du héros de Cheikh Hamidou Kane une révolte totale, semblable à celle de Lucienne. Sa révolte est plutôt celle de l'être qui croit qu'un dialogue est possible entre deux univers romanesques antagonistes et qui met tout en œuvre pour réaliser ce rêve jusqu'à ce qu'il découvre des entraves insurmontables.

Echec d'une tentative

Le rapprochement escompté entre le pays des Diallobé et le monde du colonisateur, grâce à l'école nouvelle, n'a pas eu lieu. Cela est évident non seulement parce que le dialogue se trouve bloqué, [PAGE 127] mais surtout parce que l'école et le monde du colonisateur n'admettent pas en leur sein de valeurs qui leur sont étrangères.

Samba Diallo a fait des concessions, pratiqué des coupes dans sa foi en s'ouvrant à l'univers romanesque du colonisateur et en s'y installant. Mais, il constate que, pour y être admis, il lui faut renoncer à tout. Au nom des valeurs qui lui sont propres et qui constituent « l'amour de son enfance, il hésite[9], persuadé que les valeurs que lui propose, en retour, le monde du colonisateur sont partielles ».

L'école nouvelle fascine, on l'a vu, mais, en même temps, elle tue; elle désoriente, elle installe Samba Diallo dans l'hybridité parce que sa politique est celle de la métamorphose. Samba Diallo avoue ne plus appartenir à aucun pays distinct, donc à aucun système de valeurs; d'où la nécessité, selon son père, de le faire revenir au pays pour qu'il réapprenne ce qui distingue son propre univers romanesque de celui du colonisateur.

Le héros-cobaye qui revient parmi les siens est un être méconnaissable, un être divisé, desséché, telle une vallée aride – « un balafon crevé, un instrument de musique mort », comme il le dit lui-même.

Le Fou qui l'aborde à son retour sait que Samba Diallo n'est pas le maître; il sait que le maître Thierno est décédé et que le peuple Diallobé en a choisi un autre, Demba. Pourquoi donc le Fou insiste-t-il autant auprès de son interlocuteur ? Il y a, d'une part, son refus de reconnaître Demba comme nouveau maître; d'autre part, pour lui, on ne peut se dire musulman sans prier, sans dire la chahâda. Ce n'est donc que parce que Samba Diallo lui tient tête, refuse d'admettre publiquement ce qu'il professe en son for intérieur que le Fou [PAGE 128] « brandit son arme et soudain tout devient obscur autour de Samba Diallo ».

Mort mystique ou symbolique, peu importe; c'est une mort quand même. Avec cette disparition du principal protagoniste, un coup dur est porté à l'espoir de rapprocher les deux univers romanesques.

PORTEE IDEOLOGIQUE DE L'ANTAGONISME

D'abord au niveau interne, la division de la communauté Diallobé en deux camps antagonistes symbolise la scission qu'avait connue en son sein la société africaine lors de la lutte pour l'indépendance politique. La faction de la Grande Royale représente ce courant dit progressiste[10] voué à la remise en question des valeurs traditionnelles africaines. Celles-ci étaient jugées inadéquates face aux exigences modernes; d'où la nécessité de s'en débarrasser et d'emprunter plutôt à l'Occident ses techniques, seules capables de faire sortir le continent africain de la léthargie.

Le bloc de Thierno se voulant intégriste, incarne, par contre, la ligne de fermeté qui caractérise particulièrement l'histoire de la communauté musulmane où qu'elle se trouve. Pour les intégristes, obliger une communauté islamique quelconque à avoir des contacts avec un monde dit ennemi équivaut à donner à Dieu des associés. C'est un geste condamnable; de là l'arrivée en scène, de temps en temps, des personnages hors du commun chargés de redresser la situation. C'est le rôle du personnage-justicier que joue le fou vis-à-vis de Samba Diallo. Aux yeux du fou, Samba Diallo est un hérétique qui mérite par conséquent un châtiment exemplaire. Mais cet acte du fou est avant tout une vengeance déguisée, celle de la faction des intégristes écartée, on [PAGE 129] s'en souvient, au moment du coup de force de la Grande Royale.

Il est à remarquer qu'au retour de Samba Diallo de la métropole, ni la Grande Royale, ni Demba, ni même le chevalier (celui-ci ayant reconnu ses torts dans sa fameuse lettre) ne nous sont présentés. Le narrateur les a-t-il écartés afin que le groupe de Thierno puisse avoir le loisir d'en finir avec leur dernier représentant et ainsi rétablir l'ordre ?

Ce que le Fou trouve inadmissible[11], paradoxal, c'est qu'un successeur de Maître Thierno puisse oser une ouverture dans un camp adverse et ainsi aimer ceux que le Fou considère comme destructeurs du pays des Diallobé. Il voit dans un tel rapprochement un déshonneur pour le peuple des Diallobé auquel chacun doit s'identifier sinon la vie n'a plus de sens. La mort de Samba Diallo signifie donc un échec dans la tentative de rapprocher les deux univers; en même temps, cet échec indique, par-dessus tout, un triomphe pour la faction de Thierno pour qui il ne peut y avoir aucun compromis, aucun dialogue véritable avec les ennemis des Diallobé. Ce triomphe, le narrateur le célèbre, le fête, tel un illuminé dans le dernier chapitre du roman.

Malgré son aspect merveilleux et fantastique, le chapitre n'est pas gratuit : non seulement il trace la vision des événements du monde musulman après la mort dans l'au-delà – survie, accueil, interrogation de l'ange de la mort, châtiment ou grâce – mais il confirme surtout les fidèles dans leur foi. Samba Diallo est sauvé grâce au geste du Fou, mais il est sauvé davantage grâce à son refus de renoncer à tout. « Je suis deux voix simultanées », dit-il. Il faut donc que l'une s'éloigne au bénéfice de l'autre. Cette « autre », de loin la plus importante, c'est celle-là qui conduit le héros là où il n'existe ni dilemme ni ambiguïté.

La boucle est bouclée. Le roman qui commence par une scène à l'école coranique se termine par une autre, encore plus importante, car c'est sur elle que le maître [PAGE 130] insiste sans relâche – la grâce et le salut. Ainsi Samba DiaIlo opère un retour à son point de départ, c'est-à-dire à son univers romanesque. La grande réconciliation est faite. Le Dieu, qui, tout au long de l'histoire, était silencieux parle et agit maintenant, accueillant pour ainsi dire l'enfant prodigue en son sein.

Cependant, c'est au niveau externe que l'opposition est encore plus significative. Car en créant les deux univers romanesques antagonistes, Cheikh Hamidou Kane fait d'une pierre deux coups.

Premièrement, il répond, par là, à l'appel des nationalistes africains des années 50 et 60 en s'associant à certains mots d'ordre de ces derniers qui invitent l'élite négro-africaine d'expression française en particulier à prendre conscience de son héritage culturel, à revaloriser celui-ci, à mettre à jour, par la médiation de l'écriture, la singularité de la race noire, son originalité spécifique, son authenticité culturelle et enfin à s'inspirer des « circonstances présentes » des peuples africains, c'est-à-dire de leur état de colonisé. De là la peinture à travers l'œuvre de Cheikh Hamidou Kane des méfaits de la politique coloniale – mise à l'index de la culture locale par le colonisateur et assimilation des Diallobé, par le truchement de l'école étrangère d'alors, aux valeurs culturelles du colonisateur. En plus, le Fou et Samba Diallo nous sont présentés connue des victimes de cette politique. C'est en attirant notre attention sur toutes ces anomalies que le romancier condamne le colonisateur et sa politique et ainsi fait insérer L'Aventure ambiguë parmi les romans de combat contre la colonisation.

Deuxièmement, en opposant les deux univers l'un à l'autre avec emphase sur le système socio-politique et culturel des Diallobé, Cheikh Hamidou Kane réfute ce mythe du Noir monté de toute pièce par les puissances coloniales en vue de justifier leur occupation du continent africain, selon lequel, l'Afrique était un continent mystérieux, une terre de « cruauté inouïe » de « races primitives et sauvages « de peuples « sans histoires », « sans formation historique originale ni culture »[12]. [PAGE 131]

En apportant un démenti, à cette propagande, l'auteur de L'Aventure ambiguë en même temps affirme, grâce aux pérégrinations de Samba Diallo, qu'il ne peut y avoir de dialogue possible entre l'espace romanesque des Diallobé et celui du colonisateur, les habitants étant deux peuples héritiers et porteurs de valeurs de civilisation, sinon opposées, du moins différentes.

Matiu NNORUKA
University of Ilorin Nigeria.


[1] Dans un entretien qu'il a accordé à Barthélémy Kotchy, Cheikh Hamidou Kane a promis à ses lecteurs un deuxième ouvrage dont « le héros serait en quelque sorte le successeur de Samba Diallo ». « M. Cheikh Hamidou Kane est interviewé par le professeur Barthélemy Kotchy » dans Etudes littéraires, vol. 7, No 3, décembre 1974, Presses de l'Université, Laval, Québec, p. 486.

[2] Yann Opsitch, « Le Chrétien et la pensée moderne » dans Horizons chrétiens. No 4. Québec, 1976, pp. 3-4.

[3] Vincent Monteil, Islam noir, Paris, Seuil, 1964, p.312.

[4] D'après René Gérard, le médiateur dans une œuvre de fiction est celui à travers lequel un héros ou un personnage secondaire désire un objet. C'est lui qui désigne ou semble désigner à ces derniers les objets de leur désir ». Dans ce schéma que le critique appelle « le désir triangulaire », le sujet désirant perçoit son médiateur comme modèle, c'est-à-dire quelqu'un qu'il doit imiter pour pouvoir atteindre l'objet désiré. Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961, pp. 11-57.

Dans l'Aventure ambiguë en ce qui a trait à la pression externe, le médiateur c'est Paul Lacroix, le sujet désirant est le chevalier, l'objet désiré – c'est le savoir – mais un savoir qui doit intégrer la foi en son sein.

[5] Jacques Jomier, Introduction à l'islam actuel, Paris, Cerf, 1964, p. 75.

[6] Les Musulmans adoptent inconsciemment peut-être cette position circulaire sans la nommer, car toute forme ou figure géométrique est interdite par le Coran où qu'elle se trouve, dans l'art ou dans tout autre domaine connexe. L'art islamique, faut-il le rappeler, est celui-là qui se refuse à faire concurrence à Dieu. Il est intéressant de noter que, seul ici, devant la Grande Royale, l'emplacement de l'assistance est décrit et commenté par le narrateur.

[7] Ce passage, auquel les critiques n'ont jamais prêté attention, est cependant significatif du point de vue idéologique. Le colonisateur a toujours posé sa langue comme la langue la plus belle, la plus structurée, la plus musicale et la plus logique. En effet, quel homme de lettres français, depuis l'émergence du français en tant que langue distincte du latin, n'a pas défendu la musicalité et la structure logique du français face à d'autres langues ? Samba Diallo n'extrapole donc pas ici.

[8] Lucien Goldmann, Le Dieu caché, Gallimard, Paris, 1959.

[9] L'exigence de l'école nouvelle place dans un dilemme Samba Diallo qui ne veut pas lâcher certaines valeurs qu'il considère positives dans le monde du colonisateur; en même temps, il ne veut pas non plus abandonner ses propres valeurs. En somme, il veut s'approprier les valeurs des deux univers romanesques alors qu'on exige qu'il en choisisse une comme l'a fait la famille Pierre Louis. Cette hésitation qui équivaut au doute soulève une problématique fondamentale dans le débat sur les valeurs des deux univers en présence, celle de savoir si les valeurs du monde du colonisateur sont les seules valables et si celles que présentent les Diallobé constituent la seule véritable alternative. Devant ces réflexions, Samba Diallo est désespéré.

[10] Hichem Djaït a bien décrit ces partisans progressistes qui, selon l'historien tunisien, « ont tendance à accueillir avec ferveur et véhémence ce qu'ils découvrent en dernier lieu. Sont-ils modernistes, alors tout le reste est méprisable; sont-ils révolutionnaires, alors il n'y a plus que la révolution. Sont-ils critiques même, alors tout ce qui est proposition constructive pour l'avenir n'est que fumée ». La personnalité et le devenir arabo-islamique, Paris, Seuil, coll. Esprit, 1974, p. 14.

[11] Il en va de même pour Thierno dont le fantôme est apparu à Samba Diallo à Paris. Qui ne dit mot consent, dit-on, mais le silence du maître est plus une réprobation qu'un consentement devant une décision qu'il considère comme irrationnelle et impardonnable, celle de laisser Samba Diallo franchir la frontière du royaume des Diallobé.

[12] Le principe des nationalités et les guerres en application au problème colonial, 1921, cité par Joseph Ki-Zerbo, « Histoire et conscience nègre », dans Présence africaine, No oct.-nov. 1957, p. 63.