© Peuples Noirs Peuples Africains no. 26 (1982) 37-72



DU FOND DE LEUR DETRESSE[1]

Claire DAYEZ

Il est aisé de parler de rencontre de cultures quand on n'est qu'un observateur qui passe, qu'on déverse une sympathie curieuse et bienveillante sur une société qu'on quittera bientôt. Il est des rencontres plus durables mais de tout repos, ou presque. Un grand hebdomadaire de la gauche chic consacrait récemment un reportage à un Blanc qui avait pour tout mérite celui de s'être « intégré » à la société africaine. En fait ce pur colon traditionnel régnait sur un territoire et une population, dont les expressions les plus inquiétantes, serpents et sorciers, donnaient la mesure, dans le lyrisme journalistique du reporter admiratif, du courage nécessaire à ce surhomme pour accomplir un tel exploit. De même voit-on des Africains s'occidentaliser courageusement dans la possession de somptueux pied-à-terre parisiens qui ne les garantissent pas de la pollution, ni les coussins de leurs Mercedes des accidents de la route. Mais quoi, il faut savoir accepter les inconvénients d'une transplantation hardie, que seules peuvent affronter les âmes d'élite. Pour sentir la cruauté de la culture occidentale il faut y être un travailleur immigré, pour être insensible à l'attendrissement [PAGE 38] sur les cultures africaines il suffit peut-être d'y avoir vécu la vie d'épouse. Pourtant ces rencontres sont les seules véridiques. Il n'y a pas de culture innocente.

Cette rencontre de cultures et d'individus qui se joue et s'échoue le plus souvent dans le mariage dit mixte car il y aurait, paraît-il, des mariages non mixtes. Tout peut arriver – comme dans tout mariage d'ailleurs, est ce lieu géométrique des asservissements qui se croisent et s'échangent. J'ai bien accepté d'être le hochet du Blanc, pourquoi n'accepterais-tu pas d'être le paillasson du mâle ? A chacun son humiliation. Tous ceux qui ont peur de la vérité condamnent de telles unions, qui jettent en effet une lumière cruelle sur ce que chacun cherche à masquer : les effets de puissance du bon Blanc qui sait, qui donne, qui conseille, qui guérit, l'arrogance cynique l'un machisme d'autant plus attaché à ses principes qu'il s'épanouit sur un fond d'avilissement politique.

Les premiers chapitres du roman inédit qu'on va lire mettent au jour une plaie douloureuse. Derrière l'âpreté dit règlement de compte individuel se dit l'indispensable recherche, pour les individus comme pour les cultures, de la dignité sans laquelle on n'est plus qu'un mort vivant.

O. T.

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[PAGE 39]

Quel était ce bruit monotone et régulier qui résonnait à mes oreilles ? On aurait dit celui d'un moteur. Mais j'habitais à la lisière de la brousse; les seuls bruits qui troublaient mes nuits étaient le tintamarre de la pluie qui tombait sur les tôles du toit, et l'animation des insectes nocturnes. Parfois le passage d'un avion déchirait l'air; derrière lui, tout était silence, puis revenaient, insistants, le bruit de la pluie le brouhaha des insectes...

On dort très mal à Nwemene, en saison des pluies. On dort très mal quand on n'a pas la chance d'occuper une chambre climatisée. D'abord il y a la chaleur, la même température jour et nuit à un degré près, et puis l'humidité, cette moiteur qui imprègne tout et qui rend le moindre geste coûteux; les draps sont humides et sentent la sueur et la moisissure. Ah, ouvrir les fenêtres et sentir un peu d'air frais! Respirer ! Mais l'air n'est pas frais à Nwemene en saison des pluies, même au petit matin. Il règne partout la même chaleur lourde et humide. Le plus sage est de rester allongé sur le lit, sans faire un mouvement, pour ne pas trop suer, et de se laisser bercer par le martèlement continu des gouttes de pluie sur les tôles du toit. [PAGE 40]

Mais ce bruit monotone et régulier, si familier, n'était pas celui de la pluie. On dirait plutôt un moteur...Une secousse me fait m'éveiller en sursaut. « Nous traversons une zone de turbulence, veuillez attacher vos ceintures », dit la voix monocorde au haut-parleur. Mécaniquement, je fais le geste demandé. Pas de doute, je suis bien dans l'avion qui m'emmène vers Paris! Les enfants ? Oui, ils sont là, tous les trois; la secousse ne les a pas réveillés. Eux ils ne savent pas pourquoi nous sommes dans cet avion; il faudra leur expliquer... Ils sourient; ils vont en vacances; ils vont revoir la France, retrouver leurs copains; ils sont heureux.

Ils ne savent pas les mois de démarches, de bureau en bureau, d'humiliation en humiliation, pour obtenir sur mon passeport le visa de sortie du Benguire, pour eux et pour moi. Ils ne savent pas l'angoisse, maintenue jusqu'au dernier moment. Car même avec un passeport revêtu du précieux tampon, il aurait suffi d'une intervention « in-extremis » de mon mari pour que la police nous retienne à l'aéroport. Dame, au Benguire on ne marche pas si facilement sur les droits des pères et des maris, même quand on a un passeport français dans les mains! Le policier qui m'avait réclamé l'autorisation de mon mari pour me délivrer mon visa me l'avait fait comprendre assez crûment lorsque j'avais protesté :

– « Vous faites erreur, je suis française, je puis voyager sans autorisation de mon mari. D'ailleurs tous mes papiers sont en règle. »

– « Vous êtes mariée à un Benguirois, vous êtes soumise à la loi benguiroise. Il vous faut l'autorisation de votre mari. »

– « Je vous assure, Monsieur, que votre loi ne me concerne pas. »

– « On n'a pas de leçon à recevoir de vous. On est chez nous ici, et c'est nous qui faisons nos lois. Revenez demain avec l'autorisation « de votre mari. »

La petite salle était pleine de gens qui attendaient pour avoir un visa. Parmi eux, beaucoup d'Européens, et des femmes. Je me tournais vers eux et me mis à crier :

– « Vous entendez, vous êtes tous témoins, des femmes sont retenues prisonnières dans ce pays... »

Je n'eus pas le temps d'en dire davantage. Un policier s'était précipité sur moi et j'avais perdu l'équilibre. [PAGE 41]

– « Cessez ce scandale, ou bien on vous emmène au poste! »

Je jetai un coup d'œil sur l'assistance. Personne n'avait esquissé le moindre signe d'approbation dans ma direction.

Le soir, de retour chez moi, je mis la radio pour entendre les informations. Après la traditionnelle pensée du Président, tirée de son petit livre bleu, il y avait la lecture des communiqués. Je sursautai en entendant : « Monsieur N... est prié de faire savoir à la Direction de la Sûreté s'il autorise sa femme à se rendre en France avec ses enfants pour y passer des vacances. »

Comme si cette angoisse-là n'avait pas suffit! Non, il avait fallu que mon départ coïncide avec les atroces événements qui ces derniers jours perturbaient tout le trafic à l'aéroport de Nwemene. Perturbaient! C'était peu dire. La veille, tous les vols de l'après-midi avaient été annulés à cause des émeutes à l'aéroport.

Les images horribles de ces derniers jours se succédaient dans mon cerveau. Ces deux petits – un an, deux peut-être – bousculés, puis piétinés dans la panique générale. Ce n'était qu'après que j'avais su qu'ils étaient morts. Les policiers les avaient vite arrachés à leurs mères hurlant. Ces policiers... c'étaient eux qui avaient tout déclenché. Ne les avais-je pas vus de mes yeux se mettre à taper furieusement au hasard sur la foule des expulsés amassés dans ce hall d'aéroport, sans le moindre égard pour les bébés que les mères portaient au dos ? Leur position faisait de ces derniers les victimes favorites des coups. Sans doute les deux petits avaient-ils cherché à se dégager du pagne dans lequel leurs mères les portaient pour échapper à la matraque des policiers. Et c'est ainsi qu'ils avaient dû tomber et être piétinés à mort...

Pourtant tout était calme à l'aéroport de Nwemene, en ce début d'après-midi. Tout était calme. On était déjà habitués aux gémissements continus des malades couchés sur un pagne étendu à même le sol. On était déjà habitué aux hurlements des petits enfants privés de nourriture, pendus au sein déformé d'une mère tarie. On était déjà habitué à l'odeur nauséabonde... Tout cela, c'était le quotidien. Donc, tout était calme. J'avais fait enregistrer mes bagages sans difficultés; on m'avait confirmé [PAGE 42] que l'avion du lendemain partait bien pour Paris comme prévu. Tout enfin était réglé ! Rassurée, j'étais montée au bar prendre un rafraîchissement.

Pourquoi n'être pas rentrée tout de suite ? Ce qui se passait à l'aéroport m'écœurait et me fascinait. Je n'arrivais pas à partir. Depuis deux semaines, en rentrant du travail, je m'y rendais tous les soirs sous prétexte d'acheter le journal. Qu'est-ce qui me poussait ainsi vers cet endroit ? Goût morbide pour l'horreur ? Curiosité malsaine ? Voir jusqu'où « ils » oseraient aller ? Ou simplement aller voir parce que c'était le seul moyen de voir un peu ce qui se passait, les informations nationales évitant soigneusement le sujet. Je savais pourtant que je risquais de laisser éclater ma révolte et de compromettre mon départ. J'avais même poussé l'audace jusqu'à prendre à la sauvette deux photos, et je savais ce que cela aurait pu me coûter si j'avais été prise sur le fait. Il était déjà interdit de prendre des photos dans la rue à Nwemene en temps normal, alors, fixer sur la pellicule ces scènes de violence !

Depuis deux semaines, tous les soirs, après avoir acheté mon journal et vérifié rapidement qu'on n'y parlait toujours pas de l'expulsion du Benguire de milliers d'étrangers, j'errais quelque temps dans le hall de l'aéroport, essayant de contenir mon envie de vomir due à l'odeur putride de la sueur, du sang et des excréments mélangés, fouillant des yeux la foule, essayant de l'apercevoir, elle, la boutiquière chez qui j'achetais mon pain tous les jours, et qui donnait toujours un bonbon gratuitement à mon gosse.

Je n'avais en commun avec cette femme que quelques banalités échangées lorsque je me rendais à sa boutique. Nous étions deux étrangères. Elle, la peau noire, un marmot dans les jambes, un autre dans le dos, et bientôt le prochain qui va naître. Elle, pieds nus, vêtue d'un pagne déchiré. Moi une blanche « qui n'avait pas peur d'acheter son pain dans une boutique de quartier », et pour cela j'avais droit au plus beau sourire ; moi, la blanche, « la dame que d'habitude on regarde passer dans les voitures », j'arrêtais mon auto devant sa boutique, je franchissais la rigole qui me séparait de sa baraque en bois, cherchant avec peine où passer pour ne pas perdre une chaussure dans la boue, si bien que la gentille boutiquière [PAGE 43] avait installé trois pierres pour que je puisse accéder à pied sec à sa case.

– « Tu as épousé un frère, m'avait-elle dit un jour. Tu ne ressembles pas aux autres dames blanches. »

Un regard, un geste amical, un sourire, quelques mots, et deux mondes étrangers en principe hostiles s'étaient rencontrés s'étaient regardés sans haine; toutes les barrières, d'un coup, s'étaient effondrées : barrières raciales, barrières des civilisations, barrière de l'argent, barrières de la haine si savamment entretenues par les hommes.

Elle devait être là, dans cette foule. Si je la retrouvais, je lui amènerais en cachette de la nourriture pour ses enfants. Je lui dirais que son sourire fut un cadeau merveilleux, que je comprends ce qui lui arrive, et que je vais en parler en France, dans les journaux, lorsque je serai rentrée. Je dirai la véritable chasse à l'homme à laquelle j'avais assistée à Nwemene; je dirai les cases des étrangers saccagées, les incendies, les vols, des personnes séquestrées, ou bien poursuivies, blessées, voir même tuées; je dirai les conditions inhumaines de leur parquage, et ce qui se passe ici à l'aéroport; je dirai la fusillade de samedi dernier sur la plage; je dirai... Sûrement, la Croix-Rouge fera quelque chose, et l'O.N.U., on ne peut pas laisser des milliers de personnes dans cet état. Quelque chose sera fait; qu'elle se rassure !

Je n'ai jamais revu la boutiquière. De retour en France, j'écrirai aux journaux, mais je sais que cela ne servira à rien. Ah, s'il s'était agi d'Européens, il en serait autrement. Des Européens menacés au Zaïre, cela vaut une intervention militaire. Mais -des Africains noirs expulsés du Benguire, ce n'est qu'une péripétie sans importance. Même si les morts se chiffrent par dizaines... Quel gouvernement risquerait de compromettre ses bonnes relations avec l'un des plus fidèles alliés de l'Occident en Afrique, pour prendre la défense de noirs exilés, issus d'un pays sans ressources, et de plus progressiste ?

J'esquisse un sourire amer en direction de l'humanisme occidental... [PAGE 44]

Une secousse plus forte que les autres... l'angoisse à nouveau étreint ma gorge. Au fait, pourquoi notre avion avait-il pris deux heures de retard au départ de Nwemene ? J'avais pensé naturellement aux troubles créés par l'entassement dans l'aéroport d'un millier d'expulsés attendant un hypothétique départ. Mais peut-être s'agissait-il tout simplement d'un incident technique ? Alors, la secousse ressentie pourrait être le signe d'une défaillance de l'appareil ?

Cela serait bien dans la logique de la vie, la vraie, pas celle des romans. Avoir forcé tant de barrages pour se retrouver là, dans cet avion, volant vers Paris ! Barrages psychologiques, barrages administratifs, barrages financiers, barrages familiaux, barrages politiques, barrage humain car ce n'avait pas été facile de se frayer physiquement un passage à travers cette foule d'expulsés qui encombraient l'aéroport pour arriver jusqu'au guichet d'enregistrement! Avoir forcé tous ces barrages, se retrouver dans cet avion et figurer au bilan des victimes de l'accident du vol régulier K 597 de Nwemene à Paris! Cela serait bien dans la logique de la vie, de ma vie! Cette chose-là devait bien m'arriver...

Me revient à l'esprit ce qu'on m'a dit de la vengeance des Ndzangas, cette tribu africaine dont est issu mon mari. Leurs fétiches, dit-on, sont les plus puissants d'Afrique. Je pense à l'accident d'avion où a péri un parent du président du Benguire, il y a quelques mois. Cet accident avait été officieusement imputé à la vengeance des Ndzangas. Ceux-ci auraient ainsi répliqué à l'assassinat par empoisonnement d'un haut cadre de l'armée, membre de leur tribu.

Moi, esprit rationnel, je n'avais jamais apporté le moindre crédit à ces histoires de sorcellerie. Seule la peur donnait raison aux fétiches. Et pourtant, si c'était vrai ? Un ancien camarade d'études Benguirois, diplômé en sciences de l'Université française, n'avait-il pas engagé son féticheur personnel pour se protéger depuis qu'il était devenu ministre ? Un autre étudiant n'avait-il pas récemment refusé de manger chez moi sous prétexte qu'il se trouvait là d'autres convives qui auraient eu l'intention de l'empoisonner ?

Si tout cela était vrai, la vengeance des Ndzangas ne m'épargnerait pas. Car j'avais commis un grand forfait. [PAGE 45] J'avais « volé » mes enfants, j'avais frustré une famille de sa descendance. Dès que la famille de mon mari s'en rendrait compte, elle s'acharnerait contre moi. Mes enfants et moi devions logiquement être l'objet des féticheurs et jeteurs de sorts. D'ailleurs n'avais-je pas entendu nombre d'Européens parler très sérieusement des pouvoirs extraordinaires des sorciers ndzangas ? N'avais-je pas reconnu la peur en eux quand ils évoquaient certains faits mystérieux ? « Le plus souvent les Ndzangas empoisonnent leurs victimes par piqûres, au moyen d'épines; la moindre égratignures est fatale », disait un ouvrage très sérieux sur les rites et croyances des peuples du Benguire. Il faudra que je fasse attention en défaisant mes bagages; et surtout dire aux enfants de ne toucher à rien. On a pu y cacher à mon insu ces épines aux piqûres mortelles.

« Nous allons bientôt sortir de la zone de turbulence; veuillez garder encore quelque temps vos ceintures attachées », dit la voix rassurante de l'hôtesse. Non, l'accident n'est pas pour maintenant ! Je chasse avec mépris les pensées qui viennent de me traverser l'esprit...

Les hôtesses se remettent à passer entre les fauteuils, proposant aux passagers whiskys, parfums, foulards de soie, etc. A côté de moi un Africain vêtu d'un complet blanc impeccable, chemise brodée, étale sous mon nez plusieurs foulards, et se penche vers moi :

– « Madame, pourriez-vous m'aider à choisir un foulard ? J'ai une amie parisienne à qui je voudrais faire un petit plaisir. »

Banale, cette idée d'offrir à une Parisienne un foulard signé « Dior » ou « Lanvin » ! Il aurait pu choisir pour son amie un objet travaillé par les mains d'un artisan africain, témoin de la culture de son pays. Mais non, il ne songe qu'à « singer » les Européens!

Je détourne instinctivement la tête pour échapper à l'odeur envahissante de son eau de toilette. Mon mari aussi mettait toujours trop d'eau de toilette; mais il la choisissait mieux. Au lieu d'un foulard, j'ai envie de lui conseiller un « after-shave » au parfum de fleurs à peine perceptible. Son bras saisit le mien :

– « Excusez-moi, pensez-vous que celui-ci... ? Les couleurs ne sont pas trop voyantes ? »

Voyante l'est l'énorme chevalière qu'il porte au doigt; [PAGE 46 ] voyant son complet blanc; voyant ses boutons de manchette; voyant son « attaché-case » portant la marque « Camsonite » délicatement posé sur la tablette du siège précédent; tout est voyant chez cet homme. Il est le type même du Monsieur envoyé en mission par son gouvernement, sûr que personne ne peut se tromper sur l'importance de son voyage. Ah, lui n'aura sans doute eu aucune difficulté avec l'administration pour avoir tous ses papiers en règle pour quitter le pays !

– « Peut-être celui-ci conviendrait-il mieux ? Mon amie n'est pas une toute jeune fille, elle a près de trente ans. »

Pour m'en débarrasser, je réponds machinalement :

– « Bien sûr, vous avez raison, celui-ci convient mieux. »

– « Alors, puisque le premier vous a plu, laissez-moi vous l'offrir. Nous allons passer quelques heures ensemble, nous devrions faire connaissance. »

– « Merci pour le foulard, mais je ne puis l'accepter; mon mari se fâcherait s'il voyait que j'ai accepté un cadeau d'un autre homme. Maintenant, je vais essayer de dormir, car je continue mon voyage demain, et une journée fatigante m'attend. »

Je lui tourne ostensiblement le dos. Pourquoi cette feinte politesse, cette mauvaise excuse ? Pourquoi ne pas avoir dit ouvertement à cet homme que je le trouve repoussant, que l'odeur de son eau de toilette m'indispose, que je hais tout ce qu'il représente, les élites africaines, le pouvoir, l'argent, son assurance vis-à-vis des femmes ?

Faire connaissance ! Je te connais suffisamment, toi et tes pareils ! Vous croyez que parce que vous glissez des chèques dans leurs mains et couvrez vos maîtresses de menus cadeaux achetés à Paris lors de vos missions – ou plutôt dans les aéroports, car vous êtes toujours si occupés par vos responsabilités que vous ne prenez pas le temps d'aller musarder dans les boutiques – vous croyez pour cela qu'aucune femme ne peut vous dire : « Non! »

C'est un de tes pareils, c'est peut-être même toi, qui as fait un gosse à Ginette et as laissé la pauvre fille « en plan » dès que tu as appris la grossesse. Cette petite n'avait que seize ans. Son père avait déjà voulu la marier, mais nous avions beaucoup insisté, mon mari et moi, pour qu'elle reste au collège et prépare son B.E.P.C., [PAGE 47] ce qui lui aurait permis de devenir institutrice. Comme sa mère, deuxième épouse de son père, s'était installée à Nwemene après avoir été répudiée par son mari, la petite vint vivre chez elle; nous avions réussi à la faire accepter dans un collège où elle avait quelque chance de décrocher le diplôme convoité. Au début, tout alla bien; la jeune fille était studieuse au collège; à la maison elle aidait sa mère à s'occuper des petits, cherchait l'eau à la borne publique à deux kilomètres de leur case, faisait la lessive, la cuisine; malgré ces charges les résultats scolaires n'étaient pas trop décourageants.

Le soir à neuf heures, lorsque la case était calme et que l'on n'entendait plus que le bruit régulier des respirations, la jeune fille allumait une lampe à pétrole et s'attachait à ses devoirs. La flamme vacillante faisait trembler les lignes imprimées. Les moustiques, attirés par la lueur de la lampe, pénétraient les nombreux interstices laissés entre les lattes de bois constituant la baraque. Ce n'était pas rien d'apprendre ses leçons dans ces conditions ! Parfois, elle venait travailler chez moi, à cause de l'électricité; mais je n'osais pas la raccompagner seule trop tard dans la nuit, même en voiture, car je craignais les nombreux contrôles de police; aussi elle ne pouvait venir que rarement.

Un jour je rencontrai sa mère au marché. Elle se plaignit, disant que sa fille ne rentrait plus directement après l'école.

– « Si elle ne travaille pas, je serai obligée de la renvoyer chez son père. Je ne peux pas la nourrir pour rien ! Et puis, elle ramène des toilettes, des bijoux; elle dit que ce sont des amies françaises qui les lui donnent. C'est vrai qu'il y a des Françaises dans son collège, mais ces filles-là ne se mélangent guère aux nôtres ! Son père avait raison, il fallait la marier. Maintenant, Dieu sait ce qui va arriver ! »

Quelques mois plus tard, j'ai appris que la jeune fille était enceinte.

Avec le premier chèque que son compagnon lui avait remis – cent mille francs C.F.A[2], elle s'était acheté ce dont les jeunes filles de la brousse rêvent depuis toujours, ce quelles voient « sur le dos des dames blanches », [PAGE 48] ou à la télévision quand elles ont l'occasion de la regarder : des chaussures à talons hauts, des fards, des vernis à ongles, des parfums français, des bas, une robe, un sac à main. Pourtant, ce n'est guère commode, les chaussures à hauts talons, pour marcher dans les sentiers boueux qui sillonnent Nwemene. Et les messieurs sensibles aux charmes des jeunes filles ne se risquent pas à les chercher en voiture dans leurs bidonvilles où ils craignent de s'enliser. Ce n'est guère supportable, les bas, dans ce climat chaud et humide. Ce n'est guère joli, le maquillage, quand on y voit les traces laissées par la sueur. Mais quelle fierté dans le regard d'une jeune fille quand elle est affublée de tous ces attirails ! Ginette, tu es pourtant si jolie, enroulée dans ton pagne aux couleurs vives! Mais non, toi aussi, tu veux être comme les blanches !

Ginette avait été éblouie par son protecteur. A quoi bon travailler dur à la maison, et encore étudier le soir à la lueur de la lampe à pétrole ? Pour devenir institutrice dans un village de brousse et gagner cinquante mille francs C.F.A. par mois ? N'avait-elle pas eu le double en acceptant d'aller danser avec cet homme ? Nétait-ce pas merveilleux de s'enfoncer dans le fauteuil moelleux de sa Peugeot 604 climatisée, et de se laisser bercer par la musique enregistrée ?

Myriam Makeba! C'était un admirateur de Myriam Makeba! Chanteuse révolutionnaire, artiste du peuple, ses chansons sont plus écoutées à Nwemene dans les salons que dans les bars populaires ! La petite ne connaissait même pas ce nom, mais que la voix était prenante !

    Nous chantons aussi l'amour.
    Même dans la révolution il y a l'amour.
    Si on n'aime pas le peuple,
    Ce n'est pas la peine de faire la révolution.

Ah oui, le peuple noir réussirait sa révolution, Ginette, dans cette voiture, écoutant cette voix, en était sûre. Le peuple noir se libérerait! D'ailleurs n'était-ce pas un sentiment de libération qu'elle éprouvait à goûter ce confort qu'elle avait toujours cru inaccessible ?

Bien sûr, l'homme avait ses exigences, mais il n'était pas regardant; il la promenait en voiture aussi longtemps qu'elle le désirait. Dix fois, vingt fois dans [PAGE 49] la même soirée elle lui faisait refaire le même parcours : longer le collège, rejoindre l'autoroute, la remonter jusqu'à la statue du Président Bingouba, redescendre jusqu'au boulevard de la mer, longer l'océan, et remonter à nouveau l'autoroute, trajet qu'elle faisait tous les jours à pied, sous le soleil de midi, trajet qui la faisait souffrir quand elle sentait sous la plante de ses pieds la brûlure du goudron chaud à travers ses chaussures percées. Refaire ce trajet en voiture, c'était pour elle une revanche, et elle avait toujours peine à décider : « Nous pouvons rentrer maintenant. » Alors c'était le chemin de l'hôtel, et il fallait satisfaire le monsieur. Mais il n'était pas regardant : jus de fruits glacés, musique d'ambiance, jeux de lumière. Ce que Ginette appréciait le plus, c'était la salle de bains; elle n'en avait jamais vue de semblable. Elle connaissait bien la petite douche qu'elle pouvait utiliser chez moi, mais elle n'avait jamais vu de baignoire. Et quel luxe! L'homme n'était pas pressé; il la laissait se prélasser dans l'eau tiède du bain aussi longtemps quelle le désirait, mais à une condition : qu'il puisse voir. Mais après, il fallait bien finir par satisfaire le monsieur...

Il fit d'abord de menus cadeaux à Ginette, qui se croyait comblée. Puis il lui remit un chèque de cent mille francs C.F.A. Elle tournait et retournait le chèque dans sa main, n'osant y croire. Elle hésita dix jours avant d'aller à la banque toucher son chèque : on n'allait pas la croire; on l'accuserait d'avoir volé ce chèque; et puis peut-être l'homme l'avait-il trompée; c'était peut-être un faux chèque. Enfin, toute tremblante, elle se présenta au guichet; l'employé lui compta l'argent sans sourciller, et elle s'était sauvée en courant.

Le deuxième chèque ne fut plus que de cinquante mille francs C.F.A., le troisième de trente mille; l'homme avait des problèmes financiers, des emprunts à rembourser, il fallait qu'elle patiente .

– « Tu sais, petite, quand on est quelqu'un d'important comme moi, on a beaucoup de charges : la famille africaine... Plus aucun de mes parents ne veut travailler; ils vivent tous à mes crochets. »

Le jour où elle lui annonça qu'elle était enceinte, elle reçut une gifle en pleine figure, et se sauva chez sa mère, en larmes et à pied. Elle avait revu plusieurs fois [PAGE 50] cet homme, dans sa Peugeot 604, et elle avait tenté de lui faire signe, mais il n'avait jamais semblé la reconnaître : « sans doute à cause de la grossesse, qui a déformé ma silhouette » m'avait-elle dit.

Bien sûr, cette jeune fille n'a jamais passé son B.E.P.C. Après son accouchement son père est venu prendre l'enfant, comme le veut la coutume ndzanga. Puis il a marié sa fille comme deuxième épouse à un homme dont la femme était stérile. Il en avait obtenu une bonne dot, car la jeune fille avait fourni la preuve de sa fécondité.

Maintenant, je suis sûre que cet homme à côté de moi dans l'avion, c'est lui qui a fait de Ginette une prostituée. D'ailleurs quelle importance, que ce soit lui ou pas ? N'a-t-il pas lui aussi prostitué des dizaines de jeunes filles, pauvres filles venues de brousse, éblouies par quelques bijoux de pacotille, le lit confortable d'un hôtel, une robe venue de France ? Je voudrais faire quelque chose, lui manifester mon mépris; mais je me contente de marmonner entre mes dents « salauds »; je lui tourne le dos un peu plus, feignant de chercher la bonne position pour dormir. Oui, je voyagerai jusqu'à Paris à côté de « salaud » en restant toujours à la limite de l'impolitesse.

Je pense à mon mari, le père de mes enfants. Jusqu'à présent sa maigre solde ne lui a guère permis de profiter du prestige que lui confèrent ses études universitaires faites en France. Pour accéder à certains privilèges au Benguire, il faut savoir se montrer patient et docile. Mais, amateur de charmes féminins comme je le connais, il ne se laissera sûrement pas distancer par ses anciens copains de faculté. D'ailleurs sa situation n'est-elle pas près de s'améliorer ? Ne parlait-on pas déjà très sérieusement de lui pour de hautes responsabilités à l'université ? Je l'imagine dans l'avion, dans le rôle de mon voisin. Un sentiment de dégoût et de honte m'envahit, car, hélas, ce rôle lui va très bien...

*
*  *

L'enfant de Ginette ! C'est moi qui l'ai sauvée ! Je n'avais pas eu de doutes alors lorsque j'avais agi. J'étais au travail quand son frère vint m'annoncer la naissance :

– « Ginette a accouché cette nuit d'une petite fille. [PAGE 51] C'est une crise de paludisme qui a provoqué l'accouchement prématuré. Mais tout s'est bien passé. L'enfant se porte bien. »

En femme expérimentée, déjà mère trois fois, je posai tout de suite la question essentielle :

– « Combien pèse le bébé ? »

– « Je crois, vers les 1,500 kg. »

– « Il est en couveuse ? »

– « Il est près d'elle, dans la chambre. On lui a dit qu'il va très bien. »

Sans même prendre la peine d'avertir mes supérieurs, je quittai le bureau et me rendis à l'hôpital. Je trouvai Ginette dans une salle commune envahie par les familles des accouchées venues crier leur joie et souhaiter bruyamment la bienvenue aux nouveau-nés. La chambre était sale, il y régnait une chaleur accablante; ni les lits des malades, ni les berceaux des bébés n'étaient équipés de moustiquaires...

Je fus scandalisée par ce spectacle.

– « Comment, avais-je dit à la sage-femme, vous faites venir au monde un bébé de 1,500 kg, et tout ce que vous trouvez à faire, c'est de le placer à côté de sa mère, dans une salle qui ressemble plus à une place de marché qu'à un chambre d'hôpital, en disant : Madame, votre enfant va bien ! Pourquoi n'est-il pas en couveuse, cet enfant ? »

– « Mais, nous n'avons pas de couveuse; enfin, elle est en panne. »

– « Pas de couveuse, à l'hôpital de Nwemene! Mais que deviennent les prématurés, alors ? »

– « C'est à la mère à bien s'en occuper; si l'enfant est de bonne constitution, il s'en sortira. »

– « Mais enfin, regardez cette petite fille : elle n'a même pas la forcer de téter ! »

– « Si vous voulez la mettre en couveuse, il faut aller à l'hôpital pédiatrique. Ils ont un service de prématurés là-bas, avec deux couveuses. Mais, ajouta-t-elle en se tournant vers Ginette, elle ne pourra pas payer. »

Pour une Européenne, une vie est une vie; il faut d'abord la sauver; ce que cela coûtera, on verra après... Je demandai le transfert de l'enfant par ambulance.

– « Pour l'ambulance, il faudra attendre demain. Il faut d'abord que nous fassions une demande. » [PAGE 52]

Mais déjà je n'écoutais plus la sage-femme. J'avais pris l'enfant dans mes bras, cette toute petite chose qu'on appelait un enfant. C'était léger, si léger... je n'avais pas l'impression d'avoir une vie dans les mains. Ginette me tendit une petite couverture. Il était déjà onze heures; il fallait faire vite. Je déposai délicatement le paquet sur la banquette arrière de ma voiture. On se serait cru dans une étuve, tant la chaleur était forte. Impossible de laisser l'enfant dans cette atmosphère; elle risquait de se déshydrater; malgré les courants d'air je baissai les vitres et fonçai vers l'hôpital pédiatrique.

En pénétrant dans le hall, je fus saisie par le froid : les climatiseurs fournissent une température de vingt degrés; quand on vient du dehors cela coupe le souffle; je couvris l'enfant de la petite couverture. Il régnait l'atmosphère feutrée des cliniques européennes. Partout, des panneaux « Silence ». Pas de visiteurs. Là, les familles des malades devaient se soumettre aux « heures de visite ». Heures de visite ! Ici, en Afrique, la pancarte les spécifiant faisait un effet grotesque; un pur produit d'importation! Comme si cela avait un sens, en Afrique, des heures de visite ! Aussi il n'y avait pas de visiteurs. D'ailleurs ici les malades étaient nourris par l'hôpital et pouvaient se passer de la présence des familles.

Quel contraste avec l'hôpital général, où les chambres sont ouvertes à tous les vents; pas besoin de se renseigner auprès des infirmières pour connaître l'état d'un malade; il suffit d'écouter : autour de son lit ses parents rassemblés chantent leur désespoir si son état est au pire, crient de joie si celui-ci permet d'espérer... A l'hôpital pédiatrique, il n'y a pas de place pour l'expression des sentiments humains. Il faut être silencieux, il faut être hygiénique, il faut être aseptisé.

Brièvement, j'expliquai le cas. On me prit l'enfant des bras. Je voulus suivre l'infirmière.

– « Madame, vous n'avez pas le droit de pénétrer dans le service des prématurés. Vous comprenez, tout doit être stérile. »

Oui, je comprenais... Je comprenais que je venais sans transition de changer de monde... Ici, il y avait un service des prématurés. A l'hôpital général, tout le monde savait que les prématurés étaient condamnés. Alors à quoi bon prendre des précautions. [PAGE 53]

L'enfant de Ginette fut sauvé. J'avais réussi, après des heures de recherche, à trouver un de ses parents qui avait accès aux soins gratuits dans cet hôpital; il voulut bien prendre l'enfant sous son nom et celui-ci put être maintenu en couveuse tout le temps nécessaire. Quand j'étais allée chercher le bébé à la fin de son hospitalisation j'étais fière et heureuse, sûre de la bonne action accomplie !

Maintenant je ne suis plus si sûre de moi. Maintenant, je suis pleine de doutes, d'angoisse. Ai-je bien fait d'intervenir ? Quel avenir pour cet enfant ? Quel avenir pour Ginette ?

Pauvre Ginette ! Ce n'est sûrement pas ton bonheur à toi que j'aie sauvé ton enfant. Je connaissais les coutumes ndzangas. Je savais que ton père ne te laisserait pas l'élever, et je savais que pour cette raison tu aurais préféré ne pas mettre au monde cet enfant. Pourtant, je n'avais pas eu l'ombre d'une hésitation.

Avais-je simplement agi par atavisme culturel ? Pour une Européenne il est inconcevable de laisser mourir un être humain, qui plus est un enfant, sans rien tenter pour le sauver. La vie de l'individu n'a pas de prix et nous faisons du respect de la vie une valeur universelle. Pourtant est-ce au nom du respect de la vie que nous avons pratiqué pendant des siècles la « traite des nègres » ? Au nom du respect de la vie que nous avons torturé, avec un raffinement jusqu'alors sans égal, durant la guerre d'Algérie ? Qu'est-il, le respect de la vie dans nos prisons-pourrissoirs qui dégradent l'être humain ? Et tous les génocides dont nous sommes directement responsables ou complices ?

Nous mettons tout en œuvre pour sauver une vie, mais nous acceptons tous ces crimes collectifs. Il faut bien se racheter, se donner bonne conscience, apaiser sa culpabilité. Alors, quand on peut, on fait sa « B.A. ».

Mais n'avais-je pas des motivations personnelles plus profondes, moins avouables ? N'avais-je pas quelques années auparavant commis un crime contre la vie ? Jusqu'au bout j'avais espéré que je m'étais trompée. Non, je ne pouvais pas être enceinte. D'ailleurs, j'avais pris toutes les précautions. Cela peut arriver à toutes les femmes d'avoir un cycle irrégulier. Oui, mais seulement, cela ne me m'était jamais arrivé, à moi. Alors, malgré tous mes beaux raisonnements, [PAGE 54] les paroles rassurantes du docteur, l'inquiétude était là, sournoise. Au bout de quelques jours, c'était devenu insupportable, et j'avais demandé un test en laboratoire. Deux jours encore d'attente angoissée; malgré le valium, prescrit par le médecin, je tremblais, je ne parlais plus; je passais ces deux jours assise par terre, recroquevillée sur moi-même; je ne pensais même pas; je ne m'étais même pas demandé – « Que ferai-je? » J'attendais et c'était suffisant. Et puis un bref coup de téléphone; je dis mon nom. La réponse est tombée, sèche comme une condamnation à mort : « C'est positif. » C'était tout.

Je ne m'étais pas demandé si j'étais capable d'élever mon enfant. Je n'avais pas cherché à en discuter avec des proches pour essayer de trouver une solution, réfléchir, quelques jours au moins, avant de prendre une décision. Je n'avais même pas songé à en parler au père. D'ailleurs, à qui aurais-je dû en parler ? Même si scientifiquement il ne devait pas y avoir de doute, moi je n'étais pas tout à fait sûre; on ne sait jamais; la nature est quelquefois capricieuse et cela lui arrive de mettre la science en défaut. Ce doute finalement submergeait tout. Comment supporter cette longue attente avec ce doute en moi? Ce doute serait-il même levé un jour ? Les ressemblances physiques sont parfois trompeuses. Finalement, seules les femmes peuvent dire : « mon enfant ». « Les hommes peuvent toujours douter; ce doit être terrible pour eux » avais-je pensé. Je m'imaginais des années durant en tête à tête avec un enfant, détaillant tous les traits de son visage, cherchant une réponse à l'insoluble question...

Je me jetai sur les livres que je trouvais parlant des mères célibataires. Les psychologues étaient formels : dire à l'enfant qui est son père; lui parler de son père. Mais les psychologues n'envisageaient nulle part qu'il puisse y avoir un doute sur le père. Seules sans doute les prostituées étaient supposées pouvoir être dans de telles situations. Mais les livres ne sont pas faits pour les prostituées... Que des jeunes filles soient mères célibataires, la société commençait à l'admettre; on les plaignait; on les assistait; on les félicitait d'avoir le courage d'assurer leur maternité; pas comme ces égoïstes qui ne songent qu'à leur plaisir et n'en acceptent pas les conséquences. [PAGE 55] Mais qu'une jeune fille soit enceinte et ne sache pas de qui, ça ne pouvait être qu'une « putain ». Or n'est-il pas de pire injure pour un garçon que d'être traité de « fils de put... » ?

Je n'avais pas consciemment décidé d'avorter. C'était plutôt un phénomène de rejet. Mon corps se défendait contre cette présence en moi comme mon esprit refusait l'idée que j'étais une « putain ». Je ne pouvais me débarrasser de cette idée qu'en débarrassant mon corps de cette présence en moi.

Le plus dur était de savoir où trouver des adresses. Le planning familial n'en donnait pas, à l'époque; il craignait la répression. Il s'intéressait à la rigueur aux cas d'extrême détresse, mails pour lui, la détresse se mesurait aux ressources mensuelles de l'intéressée. Peut-on prétendre être dans un état désespéré quand on a un travail et un salaire confortable ? Comment leur faire comprendre cette désespérance morale, cette peur panique née du doute ? Des médecins qui opéraient clandestinement, je n'en connaissais pas. J'avais entendu parler de l'étranger, mais débarquer à Londres ou à Amsterdam sans adresse me faisait peur. Je connaissais un peu les pays de l'Est. Je savais qu'à l'époque l'avortement y était pratiquement la seule méthode de contraception utilisée; et puis je me souvins d'une amie infirmière qui se plaignait des lundis matins car, disait-elle : « Il y a beaucoup d'absences; elles vont toutes passer le week-end en avion à Belgrade pour se faire avorter ».

Belgrade! J'avais la solution ! Il ne me restait plus qu'à obtenir le visa, rassembler de l'argent, brouiller les pistes pour que mes amis ne se doutent de rien. Quelques jours plus tard j'étais comme aujourd'hui dans un avion. C'était mon « baptême de l'air » comme on dit. Tristes circonstances pour un baptême de l'air ! J'aIlais vers un pays inconnu chercher dans une ville inconnue un hôpital dont je ne connaissais même pas l'adresse. J'avais peur.

Allais-je trouver l'hôpital en question ? Est-ce que les avortements y étaient toujours pratiqués sur les étrangères ? Combien de jours, de semaines, me feraient-ils attendre avant l'intervention ? Combien cela allait-il coûter ? Aurais-je assez d'argent ? Où allais-je loger ? Et si j'avais un accident ? Et si on me refoulait à la frontière ? [PAGE 56] Nombreux étaient les amis qui m'avaient raconté les péripéties qu'ils avaient connues aux frontières des pays de l'Est alors qu'ils étaient de simples touristes. Moi aussi j'étais touriste « officiellement »; mais ce n'était guère la saison; raison de plus pour avoir des ennuis...

Nous avions effectivement attendu quelques heures à la frontière, et n'étions arrivés à Belgrade qu'à 22 heures. Comment chercher un hôpital à une heure pareille dans une ville inconnue ? Je ne songeais pourtant pas le moins du monde à passer la nuit dans un hôtel pour commencer mes recherches le lendemain. L'hôpital! L'hôpital! Je ne pensais qu'à cela!

A l'aéroport je trouvai un bureau de renseignements. Je rassemblai péniblement quelques mots d'anglais pour dire :

– « Je viens de France; je suis malade; je cherche un hôpital. »

– « Oh, je vois », dit la jeune fille.

Je saisis quelques bribes de phrases : trop tard... demain... Elle m'écrivit deux adresses sur une feuille de papier et me dit :

– « Ici, c'est l'adresse de l'hôtel; là, celle de l'hôpital. » Et elle ajouta : « Compris ? » J'acquiesçai.

Je passai une nuit tourmentée. A l'hôtel, l'homme qui m'avait conduite à ma chambre m'avait dit :

– « Je sais pourquoi vous venez. Toutes les petites femmes qui viennent de France : la même chose! Je vous aiderai. Je viendrai vous chercher demain matin à huit heures et je vous emmènerai. J'ai un ami qui fait cela, très bien. »

– « Je vous remercie, mais je sais où aller; j'ai l'adresse d'un hôpital. »

– « L'hôpital, ce n'est pas bien dans les pays socialistes. Moi je connais un bon médecin. Faites-moi confiance. »

Cet homme était sûrement un escroc qui profitait de la naïveté et de l'embarras des étrangères. Il n'était pas question de le suivre. Mais comment lui échapper? Je fermai la porte de ma chambre à clé et laissai la clé sur la serrure. Puis je déplaçai le lit pour qu'il vienne bloquer la porte. Néanmoins, je ne pus dormir. A huit heures la sonnerie du téléphone retentit. Je ne décrochai pas; cela dura longtemps; l'homme insistait. Enfin, [PAGE 57] le silence. Mais quelques instants plus tard, on frappait à ma porte. Je ne bougeai toujours pas. Puis il m'appela :

– « Mademoiselle, il est huit heures; il faut y aller, je suis prêt; je vous attends ».

Bien sûr, il savait que j'étais là! Je n'avais pas rendu la clé! J'étais sûre que cet homme ne me laisserait pas en paix. Je choisis de l'affronter :

– « Monsieur, vous vous trompez. Je ne suis pas venue pour ce que vous croyez. Je suis venue pour des recherches, en biologie; des recherches! »

– « N'ayez pas peur, je veux simplement vous aider. Ça me fait plaisir d'aider une jolie femme. Mais si vous refusez mon aide, je serai obligé de vous laisser vous débrouiller seule. »

– « Je vous assure, Monsieur, que je ne suis pas enceinte. Laissez-moi maintenant. »

– « Bon, alors, si vous ne voulez rien entendre, bonne chance! »

J'entendis les pas qui s'éloignaient. J'attendis encore un peu. Peut-être cet homme me tendait-il un piège à la sortie de l'hôtel ? Dehors, il y avait beaucoup d'animation. Je pensais que c'était le moment de tenter de quitter l'hôtel. L'homme était dans l'antichambre, près de la porte; j'eus le réflexe de faire demi-tour mais me ravisai : il y avait beaucoup d'activité à l'hôtel à cette heure-ci. Il ne pourrait rien faire. Après avoir payé ma facture, je quittai l'hôtel sans le moindre incident.

A l'hôpital, quand j'eus dit dans mon mauvais anglais :

– « Je suis française et j'attends un bébé... », j'obtins la même réponse que la veille à l'aéroport :

– « Oh, je vois. Venez. »

La jeune fille m'emmena dans une salle d'attente remplie de monde. Il me fallut attendre jusqu'à 17 heures. J'avais faim. Depuis la collation que l'on m'avait servie la veille à midi dans l'avion, et que j'avais à peine entamée, je n'avais rien avalé. Enfin ce fut mon tour de me diriger vers le guichet. La secrétaire inscrivit mes nom, prénom, date de naissance, puis elle leva les yeux vers moi et me demanda le plus tranquillement du monde.

– « Combien de mois ? »

J'étais stupéfaite et soulagée. Cette femme avait considéré mon acte comme le plus naturel qui soit, et [PAGE 58] d'un coup toute ma culpabilité s'était évanouie. Une sensation de calme, inconnue depuis des jours m'envahit. Une sorte d'aboutissement. Je crois avoir dit : « enfin », puis je m'évanouis.

Je me réveillai sur la table d'examen. Le médecin me dit que tout allait très bien; je devais revenir le lendemain à 10 heures. Je resterais 24 heures à l'hôpital, puis je pourrais partir. Il ajouta :

– « Il faut me donner quelque chose pour moi et mon équipe. Nous faisons cela en plus de nos heures régulières. »

Je connaissais assez la corruption qui règne à certains niveaux dans les pays socialistes pour ne pas être étonnée. Je sortis un billet de cent francs. Il ne tendit pas la main pour le prendre. J'en sortis un deuxième. Il eut un grand sourire et dit :

– « Ne vous en faites pas. Tout ira bien. Surtout ne mangez pas, ni ce soir, ni demain matin, à cause de l'anesthésie. »

On n'aurait pas pu me causer déception plus grande. La faim me tenaillait maintenant d'autant plus que l'angoisse m'avait quittée. Après l'opération, il ne fallait pas espérer qu'on me donnerait tout de suite à manger, toujours à cause de l'anesthésie. Mentalement, je comptais : cela ferait près de quatre jours sans manger !

*
*  *

Je regarde les trois chevelures frisées à mes côtés. Ceux-là ont un père, auprès duquel ils ont passé les premières années de leur vie. Je l'avais voulu ainsi. Maintenant, je préférerais ne pas savoir d'où ils viennent. Je voudrais oublier cet homme qui fut pendant huit ans mon mari. Mais mes enfants sont aussi ses enfants...

Quelques mois après mon voyage à Belgrade, très exactement à l'époque où j'aurais dû accoucher, je déprimais sans raison apparente. J'étais obsédée par l'idée qu'un être unique au monde, avec un ton de voix bien à lui, un regard à nul autre pareil, des gestes inimitables, avait sombré à tout jamais dans le néant; avant d'avoir été promesse, avant d'avoir été espérance, il n'avait pas été. Cette vie unique, personne, jamais, ne saurait ce qu'elle serait devenue, si on lui avait laissé le temps... Bien sûr, [PAGE 59] j'avais éliminé un embryon à peine formé, mais son être biologique était déjà complètement déterminé. Il était déjà quelqu'un dans son devenir. J'avais le sentiment de l'irréparable...

Depuis, chaque année, à la même époque, je pensais :

« Il ou elle aurait cinq ans, six ans, huit ans... » La question importante n'était plus : « D'où vient-il ? », mais : « Qui serait-il ? »

Pourtant, toutes ces années, j'avais milité pour le droit des femmes à l'avortement libre et gratuit. J'avais aidé plusieurs Africaines à avorter. Elles m'étaient en général présentées par mon mari qui le justifiait en disant que c'étaient des problèmes de femmes. Maintenant, à la lumière de ce que j'avais vécu par la suite, j'étais même certaine d'être intervenue dans des cas où c'était lui qui était le responsable de la grossesse indésirée. Monsieur mettait des filles enceintes et c'était sa femme qui les aidait à avorter ! Quelle belle entente !

Ginette aussi avait voulu avorter. Elle m'en avait parlé. Elle était venue me demander de la nivaquine : C'est une méthode très souvent tentée par les Africaines. Mais j'avais vu beaucoup d'accidents. J'avais mis Ginette en garde :

– « C'est trop dangereux; si tu en prends trop, c'est toi qui risques d'y passer. Si tu n'en prends pas assez, tu accoucheras, mais d'un enfant anormal. Depuis combien de temps es-tu enceinte ? »

– « Je ne sais pas, mais ça ne doit pas faire plus de trois mois. »

– « Trois moi ! Et c'est maintenant que tu le dis ! C'est trop tard; je ne vois vraiment pas ce que l'on peut faire. Même en Europe les règlements interdisent les avortements après trois mois de grossesse. Je ne vois pas de solution. »

– « Je ne savais pas que cela pouvait m'arriver. Je n'ai pas fait attention, et quand j'ai remarqué que je n'avais pas mes règles, je ne me suis pas inquiétée. »

– « Mais enfin, pourtant, tu sortais bien avec un homme; donc ça pouvait t'arriver ! »

– « Il disait qu'il savait s'y prendre et qu'il n'y avait pas de danger. »

– « Et tu lui as fait, confiance ! Mais tu ne sais donc pas que la femme ne peut dans ce domaine faire confiance [PAGE 60] qu'à elle-même ? Ces messieurs qui vous trimballent dans leurs belles voitures, ils se moquent de vous. Ils s'en fichent, des conséquences. La plupart ne savent même pas combien d'enfants ils ont engendrés! D'ailleurs pourquoi s'en soucieraient-ils ? Tu connais vos coutumes mieux que moi je suppose. Un enfant n'appartient-il pas au mari de sa mère, ou, si celle-ci n'a pas encore de mari, à son père ? Ça n'a finalement aucune importance, chez vous, qui a fait l'enfant. Ce qui compte, c'est de savoir quel est le propriétaire de la mère. C'est à lui que revient l'enfant. Pourquoi dans ces conditions un homme aurait-il des scrupules à profiter de vous ? »

– « Ma mère a pourtant connu un homme qui l'a aidée pendant trois ans à élever son enfant... »

– « Ta mère a sept enfants; trois de ton père, et quatre de concubins différents. Tous l'ont toujours laissée tomber dès qu'elle était enceinte, ou quelques mois après la naissance. »

– « Dis, comment je peux faire pour ne pas avoir l'enfant? »

– « Ma pauvre Ginette, il faudrait d'abord que tu saches comment faire pour ne pas te trouver enceinte. »

– « Tu sais, nous, on n'est pas élevées comme vous. Nos mères ne nous parlent pas de ces choses-là. »

Ce n'était évidemment pas le moment d'expliquer à Ginette comment fonctionnait son cycle menstruel, ni les méthodes de contraception. D'ailleurs, quelles méthodes de contraception dans un pays où même l'usage de ce mot était interdit, où même les Européennes devaient se faire prescrire la pilule en France ? Dans un pays où une femme sur trois est stérile, il faut bien que les femmes fécondes soient trois fois plus prolifiques... Mon cours d'éducation sexuelle ne serait pas d'une grande utilité à Ginette. Je remis cela à plus tard.

– « Mais au fait, Ginette, pourquoi ne veux-tu pas garder cet enfant ? »

– « Pourquoi ? Mais pour rien. Ça ne sert à rien que j'aie cet enfant. De toute façon mon père me mariera parce que j'ai raté mon B.E.P.C. Quant à l'enfant... Mon père a déjà vingt et un enfants de ses trois femmes; ils sont sales, mal nourris, et ne vont pas à l'école; mon père dit que ses femmes sont paresseuses et ne font pas assez de plantations; il ne leur donne jamais d'argent [PAGE 61] pour aller au marché. Mais il viendra quand même chercher mon enfant après mon accouchement parce que c'est la coutume. »

La clairvoyance de Ginette m'étonna. Avorter, c'était exprimer sa révolte : révolte contre le fait que son sort et celui de son enfant soient décidés par son père et lui seul; révolte contre cette coutume qui enlève des enfants à leur mère naturelle pour les imposer à des femmes déjà submergées de charges et à qui on ne demande pas leur avis; révolte encore inexprimée par des mots, mais révolte venant du fond de son être.

J'aurais voulu aider Ginette, mais la grossesse était avancée, et les risques élevés. Elle me demanda de lui provoquer la fausse couche. Je m'en sentais absolument incapable; je ne savais même pas comment on s'y prend; et puis la vue du sang me faisait m'évanouir.

– « Je ne pourrai jamais, dis-je à Ginette. Je suis trop faible devant le sang. Et puis, s'il y a des ennuis, tu ne pourras pas aller à l'hôpital; ils verront ce que tu as fait; tu sais que c'est interdit ici; on peut aller en prison pour cela. »

– « Alors, il ne me reste plus qu'à aller au village. »

Les vieilles femmes en effet connaissent des plantes abortives très efficaces. On pouvait toujours essayer.

Après deux mois de « vacances » au village, Ginette revint énorme. Les vieilles femmes n'avaient obtenu aucun résultat. Il n'y avait plus qu'à attendre l'accouchement. Ginette d'ailleurs n'était pas accablée. Finalement, la venue de cet enfant ne la concernait pas beaucoup. Elle ne voyait pas de raison pour le mettre au monde, mais elle n'avait pas de raison non plus pour s'affliger de sa venue. Elle souhaitait seulement en finir vite.

Une crise de paludisme déclencha l'accouchement prématuré. Ginette, comme la plupart des Africains, refusait obstinément de prendre de la nivaquine régulièrement. Elle ne se soignait que pendant les crises. Je n'avais jamais réussi à la convaincre.

Grâce à moi, l'enfant avait survécu, cet enfant qui ne servait à rien dans la vie de Ginette. Pourtant, pendant les six semaines que le bébé passa en couveuse, Ginette tirait patiemment son lait avec un tire-lait manuel, et elle allait le porter tous les jours à l'hôpital fort éloigné de chez elle. [PAGE 62] Elle continua à allaiter durant quatorze mois. La petite marchait déjà.

Son père arriva à Nwemene sans prévenir. Il venait chercher l'enfant : maintenant on pouvait la sevrer. Justement la plus jeune de ses femmes venait aussi d'accoucher. Elle s'occuperait de la petite. Quant à Ginette, il lui remit un peu d'argent pour qu'elle s'achète une jolie toilette : elle devait être présentée à son futur époux la semaine suivante; il fallait qu'elle fasse bonne impression, car l'homme avait été généreux; il avait promis une assez forte dot; mais il n'en avait encore payé que le tiers. Si, en voyant Ginette, il s'estimait trompé sur la marchandise, il faudrait recommencer les palabres. Le père de Ginette avait hâte de conclure cette affaire.

Ginette ne voulait pas donner l'enfant. Elle savait que certains hommes acceptaient parfois de prendre une femme avec son enfant. Les coutumes n'étaient plus toujours aussi respectées qu'avant; les mœurs européennes se superposaient aux traditions locales, et certains même les préféraient. Peut-être son futur époux, qui avait déjà une femme stérile et voulait une nombreuse descendance aurait-il accepté de la prendre avec sa fille. Mais la coutume interdisait à Ginette d'en discuter avec son père. Et puis Ginette connaissait assez son père pour savoir qu'il ne transigerait pas. Cette petite fille n'était-elle pas promesse d'une dot ? Son père n'en ferait sûrement pas cadeau à un étranger !

Aussi, elle prît prétexte d'aller habiller l'enfant pour s'absenter. Elle en profita pour se sauver et se cacher avec sa fille. On alerta les voisins pour la chercher. Ce fut sa mère qui la retrouva. Elle connaissait parfaitement le quartier, et pour elle il n'était pas difficile de deviner où Ginette avait trouvé refuge. Ce fut encore sa mère qui lui arracha de force l'enfant des bras, malgré ses cris, malgré les hurlements de l'enfant. Ce fut sa mère qui remit la petite au père de Ginette... Ah, femmes, ne vous rendez-vous pas compte que c'est grâce à votre complicité que se perpétue votre esclavage ?

Ginette, tu ne voulais pas te séparer de ton enfant, et c'est une femme, ta propre mère qui t'a forcée. Très loin, longtemps, ont retenti tes cris de douleur, puis tes pleurs, puis tes chants de désespoir. Ils se sont élevés comme une longue prière à travers le « quartier », [PAGE 63] comme chaque fois qu'un événement humain important marque la vie en Afrique.

Après être allée rendre visite à son mari, Ginette était venue me dire ses impressions. C'était un homme d'une trentaine d'années petit fonctionnaire en province. Sa première épouse était stérile et il avait accueilli Ginette avec un grand Sourire en lui disant :

– « Toi, je veux que tu me donnes au moins huit enfants! Mais tu as une fille. J'espère que tu sais faire aussi les garçons ! »

L'homme était heureux. Ginette était jolie, cultivée; elle était quand même allée à l'école jusqu'à seize ans; s'il montait en grade, elle saurait se montrer la digne femme d'un fonctionnaire. Et puis sa jeunesse était fort prometteuse. Pas comme sa première épouse, qui n'était jamais sortie de sa brousse, parlait à peine le français, et n'avait même pas été capable de lui donner des enfants. Celle-là, on ne pouvait pas se l'imaginer dans un salon. D'ailleurs, il n'avait encore rien décidé à son sujet. Il allait d'abord voir si ces deux-là faisaient bon ménage. Sinon, il pourrait toujours répudier la première.

Ginette avait été bien impressionnée. Bien sûr elle aurait préféré épouser un homme célibataire. Mais sa future co-épouse l'avait accueillie gentiment.

– « Tu comprends, m'avait dit Ginette, elle n'a pas intérêt à me faire des difficultés. Elle sait trop bien ce qui l'attend ! Je crois que nous pourrons nous entendre. La seule chose que je ne tolérerai jamais, c'est qu'elle touche à mes enfants ! »

La graine de la discorde est déjà là, m'étais-je dit. La belle entente entre les deux co-épouses ne durera pas longtemps !

– « Tu sais, ajouta Ginette, il prépare des concours. S'il monte en grade, il sera peut-être logé par l'administration, et nous aurons l'eau et l'électricité...

Et après un silence :

Et peut-être un jour une voiture... »

Ah, jeunes filles de la brousse ou des bidonvilles, vos rêves ne sont pas difficiles à deviner! Une maison « en dur », le confort, symbolisé par l'eau et l'électricité, la voiture! Il suffit qu'un homme propose cela, et vous vous précipitez, même s'il a cinquante ans et vous dix-huit, même s'il a déjà trois épouses qui vivent un enfer; [PAGE 64] vous abandonnerez tout, études, projets personnels...

Je n'avais pas voulu entamer les petites espérances de Ginette, lui enlever l'illusion des petites compensations auxquelles dans sa détresse elle se raccrochait. Je ne lui avais pas dit que, au Benguire, pour réussir les concours de la fonction publique, il ne suffisait pas de travailler, il fallait encore avoir « du piston », un parent bien placé, prêt à intervenir; que ce n'était pas facile pour les gens de la tribu de son mari; il valait mieux appartenir à la tribu du Président. Je ne lui avais pas dit que, même si son mari était logé par l'administration, il ne recevrait qu'une petite case de trois ou quatre pièces, que ce n'est pas confortable, un logement de quatre pièces quand il faut le partager avec une co-épouse, et y entasser de nombreux enfants; ce n'est pas confortable, même s'il y a l'eau et l'électricité... Je ne lui avais pas dis que, même si un jour son mari avait une voiture, il y promènerait plus souvent ses maîtresses que ses épouses...

Ginette était entrée dans un monde étranger au mien. Elle avait déjà abandonné la révolte et commencé à apprendre la résignation. Elle ne voulait plus se battre, et cherchait à se rassurer. De toute façon elle n'avait jamais songé qu'elle eût pu se choisir elle-même un époux. Je ne pouvais plus rien pour Ginette. Je ne voulais plus la voir. J'avais hâte qu'elle s'en aille. Brièvement, je lui souhaitais bonne chance, et lui dis que je devais partir. J'avais mes formalités à faire.

*
*  *

L'hôtesse annonce l'escale à Lagos. Lagos ! J'y avais déjà fait escale lors de mon voyage vers Nwemene, alors que j'allais rejoindre définitivement mon mari; c'était du moins ce que je croyais. Comme j'étais angoissée alors ! J'avais longtemps hésité avant de prendre cette décision. A Lagos, notre avion avait fait escale en même temps que celui qui allait vers Paris. Une idée folle m'avait traversé l'esprit : et si je me trompais d'avion ? On devrait toujours suivre ses intuitions les plus folles. Mais on nous a appris à être « raisonnables », c'est-à-dire à nous contraindre nous-mêmes, pour la raison, à agir contrairement à nos désirs. Je pensais à la famille benguiroise qui m'attendait à l'aéroport. Je pensais à mon travail [PAGE 65] en France, que j'avais abandonné. Je pensais à mon logement, dont je n'avais plus les clés. Je pensais à mon mobilier déjà expédié vers Nwemene. Je pensais aussi aux dettes que j'avais contractées pour pourvoir aux frais de mon voyage, et qu'il faudrait rembourser. Décidément, j'étais trop engagée; il n'était plus possible de faire marche arrière. J'allais dès lors m'abandonner aux événements. Peut-être serais-je refoulée à la frontière du Benguire ? Je serais réexpédiée vers Paris et ça ne serait pas de ma faute !

Voilà ! L'important était là : ne pas me mettre en faute! J'aurais été trop culpabilisée si je n'avais pas tenté l'expérience de vivre avec mon mari en Afrique, dans son pays. Alors, j'avais fait mes valises et j'étais partie. Je ne me faisais aucune illusion sur ce qui m'attendait là-bas, et je savais très bien à quels problèmes je serais confrontée. J'y allais avec résignation, me disant : « Quand le vin est tiré, il faut le boire; j'ai voulu épouser cet homme; maintenant je dois l'assumer jusqu'au bout, devrais-je en mourir. » Et puis, à l'époque, je ne me reconnaissais pas le droit de décider, moi seule, de priver les enfants d'un père qu'ils aimaient bien. J'étais donc partie, la mort dans l'âme, m'attendant au pire, et je peux dire que le pire a failli m'arriver... Avant mon départ de Paris j'avais longuement dit adieu à tous mes amis, même ceux que je ne fréquentais plus depuis des années, comme quelqu'un qui sait qu'il va mourir manifeste le désir de revoir ses parents et amis, même éloignés.

Mon arrivée à Nwemene fut un délire. Toute la famille de mon mari était à l'aéroport pour m'attendre, et dès qu'elles m'aperçurent dans la foule, les femmes se mirent à crier de joie, à chanter, à danser. Cela dut surprendre les Européens qui ne voyaient aucune raison à cette manifestation. Mais cela n'émut pas les policiers benguirois qui ne voulaient pas me laisser passer, vu que je n'avais pas de contrat de travail. Il fallut que mon mari se présente pour qu'ils admettent que je pouvais venir en qualité de touriste pour trois mois chez lui... Il me faudrait le lendemain me présenter à la sûreté nationale pour me mettre en règle.

L'accueil fut chaleureux. La famille nous escorta jusqu'à la petite villa peu luxueuse, mais fort convenable qu'occupait mon mari. Mes enfants, effrayés et hurlants, [PAGE 66] passaient de bras en bras. Les femmes dansaient en les portant, sans se soucier de leurs cris. Les chants se prolongèrent tard dans la nuit et troublèrent le calme habituel de ce quartier peuplé essentiellement de coopérants français. Cette manifestation qui, dans un quartier populaire, aurait attiré le voisinage et se serait transformée en fête de quartier, ici, avait un caractère insolite. Comme les enfants, j'étais prise dans les bras, passée de femme en femme, entourée. J'étais exténuée. Il faisait très chaud. Je n'aspirais qu'à prendre une douche froide et m'étendre sur un lit. Néanmoins il me fallut tenir jusqu'à deux heures du matin. Mes enfants avaient fini par s'endormir dans les bras des grand-mères, mais je n'avais pus obtenir de les coucher dans un lit. Peu à peu les parents se retirèrent; enfin, le repos! Je dormis mal, accablée par la chaleur, dérangée par les moustiques; les enfants aussi étaient agités. Trois fois, j'allais m'asperger d'eau froide sous la douche, mais le bien-être qui s'en suivait ne durait pas longtemps...

Le lendemain soir, je vis à nouveau arriver des parents de mon mari. Je me demandais avec inquiétude si la même scène que la veille allait se reproduire. La journée s'était passée en démarches de toutes sortes : d'abord à la Sûreté nationale pour demander une carte de séjour, sans résultat car nous n'avions pu voir la personne compétente, puis à la Fonction Publique pour me trouver du travail; là aussi il faudrait revenir car on n'avait pas retrouvé le dossier que j'avais envoyé de France quelques mois plus tôt; ensuite nous avions fait le tour des écoles pour inscrire nos enfants; l'aîné fut admis sans trop de difficultés dans l'une des deux écoles « franco-benguiroise » de Nwemene : on ne pouvait pas refuser l'enfant d'une Française pour l'envoyer dans une école de quartier où les effectifs frisent cent élèves par classe! Pour la deuxième, encore à l'âge de la maternelle, c'était plus difficile : les petits Européens fréquentaient des jardins d'enfants privés fort chers; pour les autres, il n'y avait que deux maternelles publiques; ma fille fut admise comme cinquante-septième élève d'une classe, à condition que nous apportions une chaise pour l'asseoir : on ne trouvait plus de chaise libre dans l'école! Pour le plus petit, pas de solution : il faudrait trouver une parente pour le garder. [PAGE 67]

Toutes ces démarches la déception du peu de résultats positifs obtenus, la chaleur accablante, m'avaient épuisée, après la nuit très courte et très tourmentée que j'avais passée. Je n'avais pas le courage d'affronter encore l'exubérance familiale.

Contrairement à la veille, il n'y avait que peu de femmes, seulement les plus vieilles, et les « frères » et oncles de mon mari. L'atmosphère n'était plus aux chants ni aux manifestations de joie. On discutait sérieusement, les hommes savourant leur whisky, les femmes sirotant des jus de fruits. Ils parlaient en langue tribale, et je n'arrivais pas à suivre la conversation. Comme il est d'usage, je me rendis à la cuisine pour leur préparer à manger. Mon mari vint me chercher :

– « Viens, ma sœur va s'en occuper; nous, nous avons à discuter. »

J'allai m'asseoir près de lui.

Le chef de famille se lança dans un long discours dans lequel il m'énonça la généalogie de mon mari, en remontant jusqu'à la cinquième génération des ancêtres paternels. Cette lignée avait donné naissance à plusieurs villages. Le grand-père de mon mari, polygame de cinq femmes, avait eu une nombreuse descendance, et le groupe familial était devenu trop nombreux. Comme cela se fait chez les Ndzangas dans ces cas-là, le père de mon mari et ses deux frères de « même ventre » décidèrent de fonder un nouveau village. Ce nouveau village, malheureusement, ne connut pas la prospérité espérée, car de ces trois frères, mon mari était le seul descendant mâle arrivé à l'âge adulte. Bien sûr, il avait de nombreuses « sœurs », mais en pays ndzangas les filles ne contribuent pas à la prospérité de leur village d'origine puisque, quand elles sont mariées, elles quittent définitivement leur famille pour aller s'établir dans celle de leur époux. L'avenir de ce village reposait donc sur mon mari et sur lui seul.

– « Ma fille, continua-t-il, tu nous as déjà donné trois enfants, dont deux fils, et nous t'en remercions. Tu nous as montré que tu comprenais nos coutumes et que tu les respectais. Tu comprendras donc que nous ne pouvons pas nous contenter de ça. Combien d'enfants espères-tu pouvoir nous donner encore ? »

Je me tournai vers mon mari, estimant que c'était à lui [PAGE 68] de répondre. A lui de dire que l'on peut respecter des coutumes sans pour autant les adopter complètement. A lui de dire que son avenir d'universitaire était ici à Nwemene, et pas au village de ses pères. A lui de dire que de toute façon, même s'il donnait le jour à vingt enfants, aucun de ceux-ci ne serait plus agriculteur au village fondé par leurs arrières-grands-pères, et que lui-même n'y passerait pas plus que quelques jours ou semaines de vacances de temps à autre. A lui de dire que ce village était condamné, et que ce n'était pas cela le plus important pour lui. A lui de parler de l'évolution de la société, de la modernisation, de l'influence européenne que l'on ne peut pas nier, qu'on la juge bonne ou mauvaise. Lui qui avait déjà enfreint la coutume pour épouser une Blanche et avait fait cadeau de la femme qui lui était destinée à l'un de ses « frères » devait avoir le courage maintenant d'affirmer à sa famille qu'il choisirait aussi son mode de vie.

Mais mon mari ne dit pas un mot; il regardait à terre il ne leva pas les yeux sur moi, et je compris tout à coup qu'il avait dû combiner avec eux cette réunion de conseil de famille. « Les règles du jeu sont truquées, me suis-je dit; tout est préparé d'avance, comme au procès de Jeanne d'Arc; et je suis seule... » Je fus prise de panique; la France était loin; mes amis, mes parents... J'étais seule, en terre étrangère, face à cette coalition montée contre moi. Je me taisais. Un silence pesant s'abattit. Tous les regards étaient fixés sur moi, sauf celui de mon mari qui regardait toujours à terre. Ils attendaient une réponse.

Je dis que le nombre d'enfants que je mettrais au monde, c'était à moi d'en décider. Je parlai de la liberté personnelle, de ma propre liberté. Je parlais sans conviction, car je savais que s'ils comprenaient tous les mots que j'utilisais, ils ne comprenaient pas mon langage...

– « Nous respectons ta liberté, me dit l'homme qui avait déjà parlé. Nous connaissons les mœurs européennes et nous savons qu'en Europe, il n'y a pas de familles très nombreuses. Tu peux très bien rester avec trois enfants. Mais laisse-moi te dire que tu n'es plus en Europe ici, et si tu veux garder trois enfants vivants, tu ferais bien d'en mettre au monde au moins cinq. »

Les femmes à qui l'on traduisait l'essentiel de la conversation, [PAGE 69] se mirent alors à intervenir dans leur langue, pour dire leur souffrance d'avoir mis tant d'enfants au monde, et d'en avoir tant vu mourir. L'une d'elles, qui était stérile, ajouta :

– « C'est une honte pour une femme féconde de ne pas avoir le plus d'enfants possible. Tu peux travailler dur dans les plantations, rapporter de l'argent à ton mari, faire tout ce que tu peux pour lui plaire; ce n'est que par les enfants que tu lui auras donnés que tu pourras conquérir son estime. »

Le chef de famille reprit la parole :

– « Ma fille tu nous as donné jusqu'à présent beaucoup de preuves de ta sincérité; tu as adopté beaucoup de nos coutumes. Tu as pris ta belle-mère chez toi, et elle ne nous a fait que des éloges sur ton compte. Tu as toujours largement reçu les membres de la famille de ton mari. Tu as passé des vacances dans son village, partageant la vie des paysans. Tu n'as jamais été comme les autres femmes blanches qui ont épousé nos frères, qui n'ont jamais accepté nos coutumes. Aussi nous sommes convaincus que tu comprendras ton mari, lui, doit avoir le plus d'enfants possible. C'est le devoir d'un Ndzangas, surtout quand il est « fils unique ». Tu accepteras qu'il prenne d'autres épouses. »

Les vieilles femmes reprirent la parole pour dire qu'une femme qui aime son mari accepte volontiers de ne pas rester l'unique; toutes avaient connu la polygamie; toutes voulaient avoir de nombreux petits-enfants autour d'elles; toutes rêvaient de voir le village revivre, plein des cris joyeux des enfants.

Un « frère » de mon mari ajouta :

– « Tu sais que nous ne sommes pas racistes. Il y a beaucoup d'enfants métis dans notre famille; quand un Blanc fait un enfant à une de nos filles, nous l'élevons comme les autres. Mais, si nous acceptons tes enfants, tu comprendras que nous souhaitons que ton mari ait aussi des enfants noirs. »

Mon mari ne disait toujours rien; il continuait à regarder à terre, évitant soigneusement de lever les yeux vers moi. Le lâche ! Au lieu d'avoir le courage de me parler lui-même de son désir de se remarier, il s'était abrité derrière ce simulacre de conseil de famille ! Le menteur! Au lieu d'avoir l'honnêteté de me mettre [PAGE 70] au courant de ses projets avant que je parte pour l'Afrique, il était au contraire venu m'affirmer quelques mois plus tôt qu'il avait définitivement renoncé à être polygame, et n'aspirait qu'à une chose : vivre avec moi et nos enfants!

Pas de doute possible. Tout cela était manigancé de longue date. Je m'étais laissée piéger ! Mon mari connaissait mes hésitations à le suivre en Afrique. II savait que les coutumes africaines qu'il m'imposait me pesaient de plus en plus lourdement. Il savait que j'étais lasse des exigences de ses parents, lasse de laver leur linge, lasse de subvenir à toutes les charges matérielles, lasse de vivre dans un appartement surpeuplé, lasse du chahut permanent produit par leurs conversations bruyantes, la télévision, et les disques de musique africaine se superposant...

Il savait que je n'avais guère de satisfactions sur le plan affectif à vivre avec un homme toujours à la recherche de nouvelles conquêtes féminines; il savait que je couchais avec lui sans aucun plaisir quand il rentrait de chez une de ses amies et m'imposait encore l'acte sexuel que je subissais pour avoir la paix. Il savait que le mourais d'envie de faire un grand feu de sa collection de revues « Lui », « Play-Boy », « Union », et de ses ouvrages porno.

Il savait que je n'accepterais jamais de vivre en polygamie, et qu'avant son départ, il m'avait donné des raisons de craindre qu'il ne prenne une deuxième épouse. Il se souvenait aussi sûrement des conversations au cours desquelles il avait parlé devant moi de son désir bien arrêté de « reconnaître » des enfants noirs.

Il savait que, si je n'étais pas partie en même temps que lui, ce n'était pas pour des raisons matérielles, comme je voulais laissé croire à l'entourage, mais parce que je l'avais prendre le temps de réfléchir à ces problèmes.

Mais lorsqu'il était arrivé en Afrique, sa famille n'avait pas dû comprendre qu'il ait laissé sa femme et ses enfants en France. Elle avait dû fortement le sermonner. Il était inconcevable qu'un homme laisse tous ses biens à l'étranger. Car chez les Ndzangas, la femme, les enfants et les biens matériels du ménage sont propriété du mari. Et il est déshonorant pour un homme de se laisser dépouiller de son bien.

Alors, quelques mois plus tard, il était revenu. [PAGE 71]

– « Je viens te chercher, m'avait-il dit avec un grand sourire. J'ai tout réglé : j'ai un poste à l'Université, l'administration m'a attribué une villa de quatre chambres. Pour ton travail, tu dois envoyer ton dossier à la Fonction Publique. On te proposera sûrement quelque chose. Tu sais, notre pays manque tellement de cadres !

– « Pour moi, le problème du travail est fondamental; je ne partirai pas sans avoir la certitude de trouver un travail. »

Quelle naïveté ! Je croyais que, comme en Europe, le travail me donnerait une relative autonomie par rapport à mon mari et à sa famille. Je croyais qu'avec un travail, si la vie commune n'était plus possible, je pourrais, comme en France, chercher un logement et y vivre avec les enfants. Au moins ceux-ci pourraient-ils continuer à voir leur père régulièrement. Avec un travail, oui, je pensais pouvoir tenter l'aventure.

Je lui demandai néanmoins de s'expliquer sur la façon dont il comptait vivre là-bas.

– « Tu comprends, si c'est pour revivre les mêmes choses qu'ici, mais en pire, si c est pour être sous l'emprise de la famille, ce n'est pas la peine. »

– « Ma famille ? Je n'ai plus aucune confiance dans ma famille. Elle ne cherche qu'à profiter de moi. Ces quelques mois au Benguire m'ont complètement changé. Maintenant, je n'aspire plus qu'à une chose, c'est de vivre tranquillement avec ma femme et mes gosses. Il faut se méfier de tout le monde là-bas, de tes propres parents en premier lieu, de tes maîtresses aussi. Ce sont toujours eux qui te trahissent, te dénoncent comme ennemi du régime, quand ils ne se chargent pas de t'empoisonner. Le mieux, c'est de ne pas fréquenter ses parents et de pas avoir de maîtresses. »

– « Pas de maîtresses, je veux bien te croire, mais tu peux très bien avoir plusieurs femmes. »

– « Plusieurs femmes ? Il n'en est plus question. J'ai vu ce que cela donne à Nwemene. Au village, c'est encore possible, mais en ville, avec les conditions de vie moderne, c'est invivable; à moins de pratiquer la polygamie à la sénégalaise (c'est-à-dire à chaque femme sa maison indépendante), mais cela n'est pas dans nos conceptions. Tu sais, mon frère Simon, quand il a été muté à Nwemene, il n'a pu tenir le coup qu'un an avec ses trois femmes. [PAGE 72] L'administration l'avait logé dans une case de quatre chambres, tu te rends compte, quatre chambres, avec trois femmes et onze gosses! Les disputes entre ses femmes étaient devenues si violentes qu'il a dû en renvoyer deux au village, avec leurs enfants. Non, la polygamie n'est pas compatible avec la modernisation.

– « Mais les enfants noirs auxquels tu semblais tenir ? »

– « Sottises, tout cela. Même Alexandre, je préfèrerais m'en débarrasser. »

Alexandre, c'était le fils de la femme que mon mari aurait dû épouser. Elle était maintenant la femme de son frère, mais elle avait eu cet enfant « hors mariage », et selon la coutume ndzanga, l'enfant revenait à son mari. J'avais appris l'existence d'Alexandre après la naissance de mon aîné, lorsque sa mère nous avait demandé de le prendre en France. J'avais sur le moment songé à divorcer, non pas à cause de l'enfant, mais de la malhonnêteté de mon mari qui aurait dû m'en parler avant notre mariage. Je ne comprenais pas non plus que l'on impose ainsi des enfants à une femme. Je compris plus tard que mon mari s'était comporté conformément à sa coutume; chez les Ndzangas, une femme est obligée d'élever tous les enfants qui reviennent à son mari. Par contre, elle n'as pas toujours le droit d'élever les siens.

Mon mari sut habilement atténuer ma méfiance. Et puis, je pensais que je pourrais toujours me séparer de lui, si les choses ne se vérifiaient pas comme il le disait. Et après tout, s'il fallait revenir en France, je ne serais pas la première! Certes, j'étais partie sans illusions, mais je ne m'attendais quand même pas à ce que, le lendemain de mon arrivée, on m'informe qu'il me faudrait accepter une co-épouse !

Le silence pesait sur l'assemblée. Les regards n'étaient plus braqués sur moi. Apparemment, on n'attendait de moi aucune réponse. Ils allaient rester là jusqu'à ce que toutes les bouteilles soient vides, puis chacun repartirait de son côté.

Je ne pus tenir plus longtemps, et me réfugiai dans la chambre pour pleurer. J'étais désespérément seule...

Claire DAYEZ


[1] Extrait d'un roman à paraître.

[2] 1000 F CFA. valent 2 FF.