© Peuples Noirs Peuples Africains no. 25 (1982) 125-149



LES DEUX MERES DE GUILLAUME
ISMAEL DZEWATAMA

Mongo BETI

Le début de ce roman, en forme de prologue, a été publié dans le numéro 20 (mai-juin) de Peuples noirs-Peuples africains sous le titre « L'enfance précaire et cahoteuse de Guillaume Henri Dzewatama ». Nous y renvoyons le lecteur, non sans l'informer que, dans le prologue déjà paru, le jeune héros se prénommait Guillaume Henri (et non Guillaume Ismaël) et sa mère Raymonde (et non Agathe).

Dans les premières années de l'indépendance et pendant l'absence de son père parti étudier en Europe, Guillaume Ismaël Dzewatama naît et grandit au milieu d'une communauté rurale en butte aux persécutions capricieuses du pouvoir.

Objet d'une attente qui semble une éternité, Jean-François, le père de Guillaume Ismaël, revient enfin. A la surprise générale, le retour de celui qui devait être le sauveur de la communauté suscite autant d'espoir que d'incertitude. Est-ce encore le même homme ? N'a-t-il pas changé d'âme ? Non, de classe seulement; mais il l'ignore encore, les siens aussi.

Les illusions ne tardent cependant pas à se dissiper : honorée pendant quelques mois à titre d'épouse, la mère de Guillaume Ismaël, Agathe, est bientôt répudiée, car Jean-François, devenu un dignitaire du régime et promis à une nouvelle vie, se prépare à accueillir son épouse étrangère. La vie sera-t-elle donc toujours précaire et cahoteuse pour Guillaume Ismaël ? [PAGE 125]

*
*  *

Brusquement déchu de son eden, Guillaume Ismaël dut se replier au plus intime de son être et puiser dans ces réserves miraculeuses où le malheur parfois conduit l'innocence éblouie. Le déclin du jour était une heure propice entre toutes à l'évasion hallucinée dans la roseur embaumée du rêve, plus douce que l'or alangui du soleil couchant.

Guillaume s'asseyait sous la dalle formant terrasse, devant l'entrée du garage; il avait tenu souvent compagnie à sa mère dans cette sorte de grotte; c'est là encore que, récemment, à chaque retour de l'école, il savait pouvoir rejoindre Agathe et grand'mère et attendre avec elles le traditionnel ragoût du dîner cuisant à petit feu sur le minuscule bûcher dont le ciment gardait encore les marques brunes pareilles à des cloques. Bientôt, tels qu'une douleur cuisante sous l'effet d'un narcotique, ces souvenirs s'estompaient, et Guillaume n'était déjà plus Guillaume, mais un jeune camionneur dont le bras gauche orné d'une montre-bracelet, s'abandonnait avec élégance sur l'écaillure d'une portière; le pied immobile de l'enfant arrachait à un moteur invisible des grondements que sa bouche arrondie imitait à la perfection, [PAGE 126] modulant sans faute la montée et la descente échelonnée des rapports, trompetant le klaxon, miaulant le démarrage. A la nuit tombante, Guillaume remontait dans la maison, repu de songes; il avalait un repas solitaire dans la cuisine, tout en échangeant des propos tristes avec le boy-cuisinier courbé sur la gazinière et lui tournant le dos. A neuf heures Guillaume s'enfermait dans sa chambre.

Le jour du grand malheur tant redouté, la vie semblait devoir se dérouler dans la monotonie ordinaire. Selon un usage institué depuis le départ d'Agathe, l'enfant était revenu de l'école par le car de ramassage; tenu par un itinéraire réglementaire, celui-ci l'avait déposé à Bouly-Cité. Au lieu de gagner son quartier assez proche, à la lisière de la ville européenne, Guillaume n'avait pas résisté à la tentation de faire un crochet à Niagara; engoncé dans ses beaux vêtements comme un paysan nouveau venu en ville, il dut se tenir à l'écart de la partie déjà engagée : Jean-François lui interdisait de jouer avant de s'être changé.

– Tu ne vas pas te changer, Zam ? lui cria Raoul le mulâtre, en lui faisant signe de loin. Tu ne viens pas jouer ? Tu es malade ?

– Tiens, mais c'est vrai, voilà Iscariote, fit en ricanant un adolescent que Guillaume connaissait pour le plus enclin à le tourmenter; s'il est malade, Iscariote ? mais je pense bien, et qu'il va bientôt mourir sur le Golgotha, comme son illustre papa, à qui c'est arrivé aujourd'hui même, à midi. Tu ne me crois pas Iscariote ? Eh bien, va voir chez toi s'il n'y a pas un revenant, une femme à peau blanche. Iscariote, tu vas vivre avec un revenant nuit et jour; cela ne te fait pas peur ? A ta place, je ne serais pas rassuré.

Aussitôt Guillaume fut environné d'une volée de garnements le couvrant du crachat de leurs quolibets qui étaient autant de cruelles confirmations de l'événement.

– Que vas-tu faire ? chuchota en haletant Raoul accouru à la rescousse de son ami, tu vas y aller ?

– Eh bien, oui! fit Guillaume.

– Veux-tu que je t'accompagne ?

– Ne t'en fais pas pour moi; je te dirai tout, va.

Guillame Ismaël se mit en route avec résolution. Sa marche était inégale. Il s'avança d'abord à pas vifs, [PAGE 127] comme entraîné par la vision d'Agathe l'attendant assise devant l'entrée du garage, sous la saillie de la dalle formant terrasse, et surveillant le feu où cuisait un ragoût de morue séchée, leur plat préféré à tous deux.

Mais bientôt Guillaume s'attarde, prenant prétexte de tout, le soleil rayonnant à l'horizon, à travers les nuages, tel un ostensoir, les lazzi de manœuvres revenant à pied d'un chantier et brocardant un patron blanc enfin lointain, la ruée d'un tourbillon rouge poursuivant un véhicule égaré sur une piste non carrossable. Il est redevenu le petit orphelin de jadis, qu'aucune affection n'accueillait à son retour, jamais assuré d'une nourriture chaude pour le consoler des frustrations de l'école, s'attendant à mastiquer des cacahuètes en buvant de l'eau glacée.

La rumeur d'une foule et les bribes éparses de conversations qui s'entrechoquent l'assaillent pêle-mêle dès la première marche du perron.

– Moi, je n'aime pas le jazz. Pourquoi les Blancs aiment tant le jazz, je ne comprends vraiment pas. C'est louche. Tu peux m'expliquer ça, toi, Marie-Pierre ?

L'enfant a reconnu l'organe de monsieur Makouta, un ami de Jean-François, un homme un peu trop brusque et même fruste, au gré de Guillaume, mais un dignitaire du gouvernement, que ses pairs respectent et flattent. Aussitôt Guillaume pense défaillir, son cœur est transpercé par la vrille d'une voix cristalline, un timbre à la fois enfantin et plus tranchant qu'une lame.

– C'est pourtant la musique des Noirs, articule cette voix haut perchée; c'est la plus émouvante, la plus poignante musique qui soit. Un peuple enchaîné chante pour hâter l'aurore de sa libération.

– D'accord, rétorque la voix bourrue de monsieur Makouta, peut-être que le jazz, c'est bien pour les Noirs américains, mais moi je ne suis pas un Noir américain. Vous les Blancs, pourquoi vouloir toujours nous assimiler aux Noirs américains ? C'est louche. Moi, mes ancêtres n'ont jamais été des esclaves.

– Ils ont été colonisés, c'est la même chose, voyons ! déclarait gaiement le timbre cristallin.

– Comment ça la même chose ? La colonisation n'est pas l'esclavage. Ma chère Marie-Pierre, on voit bien que tu es une littéraire et non un juriste.

– Disons qu'il y a entre les deux une différence de degré [PAGE 128] et non de nature; mais essentiellement, c'est la même chose, je crois.

– Mais qu'est-ce que c'est que ça, essentiellement ? Ça veut dire quoi, essentiellement ? Ce n'est pas juridique, ça, essentiellement.

Ayant achevé de gravir le perron sans que personne s'avise de son arrivée, Guillaume traverse la terrasse en éclair pour se couler avec la discrétion d'une ombre dans la cuisine déserte où une experte secousse de l'épaule le défait de son sac. Le voici cherchant des yeux l'assiette de cacahuètes grillées que le boy-cuisinier Sarka, son compère, n'a pas manqué de placer bien en vue à son intention.

Mais Guillaume entend tout à coup s'approcher un pas vif, plus cadencé, plus conquérant que celui du jeune cuisinier. Guillaume s'est immobilisé dans la position et à l'endroit où l'ennemi l'a surpris, le nez sur l'assiette de cacahuètes, le dos tourné vers la porte. Sans avoir marqué d'hésitation sur le seuil, le pas fait irruption dans la pièce et, dirait-on, se rue sur Guillaume raidi. On lui saisit maintenant les épaules à pleines mains, on le contraint à faire un demi-tour sur lui-même. Une pression à peine sensible de doigts froids comme des baguettes de bois le force à lever le visage qu'il tenait baissé.

L'angoisse, l'humiliation et la défaite gonflent les prunelles de Guillaume, et il roule des yeux éperdus. Alors, l'enfant entend, venue de loin, comme dans un songe, la voix haut perchée lui dire:

– Ainsi, c'est toi, Guillaume ? Bonjour mon petit bonhomme. Petit bonhomme, c'est une façon de parler. Tu es joli garçon, mon grand jeune homme, tout à fait comme tonton Jean-François, hmm! Je savais déjà tout de toi, mais pas cela. Je sais par exemple que tu es le seul parent de Jean-François appelé à vivre avec nous. Il croit me donner une fameuse preuve d'amour en s'isolant des siens, contrairement à vos coutumes. Moi, ça ne me plaît pas outre mesure. Enfin, qui vivra verra, comme on dit. Il faut absolument que nous nous entendions bien, nous deux, hein, Guillaume. Sais-tu parler français au moins ? Est-ce que tu entends ce que je te dis, Guillaume ? Non ?

Guillaume roule toujours les yeux, il remue aussi [PAGE 129] des lèvres d'où ne s'élève aucun son, sa pomme d'Adam tressaille frénétiquement.

– Tu roules les yeux comme un enfant terrorisé! Est-ce que je te fais peur, Guillaume ? Ah, je vois on t'a dit des choses à mon sujet n'est-ce pas ? Qu'est-ce qu'on t'a dit ? Eh bien, tout cela n'est que mensonges, tu verras.

Guillaume en est encore à tenter de mettre un peu d'ordre dans son âme, dans sa pauvre tête, mais déjà le revenant diaphane s'est penché sur lui. Guillaume ferme les yeux, il frémit soudain d'horreur quand des lèvres gluantes se posent sur sa joue qu'elles mordent sans douleur, mais en claquant drôlement comme un gros insecte mou qui jouerait à faire peur.

– Attends, Guillaume, dit le revenant diaphane en se redressant, assois-toi là, sur cette chaise.

Il y a désormais moins de peur que d'étonnement en Guillaume qui, calé sur sa chaise, les jambes pendantes, concentre sa méditation et son observation sur l'étrangère pendant qu'elle s'affaire sur la gazinière, ou dans son voisinage. Enfin voici qu'elle revient auprès de Guillaume, pose devant l'enfant un bol de lait fumant et lui fait signe de boire.

Pour Guillaume, le lait n'est pas une nourriture familière; c'est même à vrai dire une denrée inconnue. L'enfant trempe quand même les lèvres dans le breuvage, courageusement, mais lève aussitôt vers l'étrangère un regard où se lit le désarroi.

– Ah oui, j'ai oublié de sucrer, c'est ça, hein, Guillaume ?

Guillaume fait signe de la tête que oui.

Mais même sucré, le lait écœure Guillaume et il lève à nouveau un visage tourmenté vers la dame aux cheveux lumineux.

– Serais-tu difficile, Guillaume ? Qu'est-ce que tu veux maintenant ? Des biscuits, je parie ? Je n'en ai pas, mon vieux. Je ne suis arrivée que de ce matin, tu sais ? Et je n'ai rien trouvé dans cette fichue maison, mais alors rien, ce qui s'appelle rien. Pas de café, pas d'huile, pas de biscuit bien sûr, pas un aspirateur, pas de rideaux aux fenêtres, à peine des volets aux portes tout de même. J'imagine mal comment vous avez pu vivre là [PAGE 130] dedans tous trois. Je vais remédier à tout cela, Guillaume, je te le jure, mais il faut me laisser le temps.

C'est alors que Jean-François est entré sans bruit, et Guillaume assiste à un spectacle inconnu, qui le consterne et même le révolte sans qu'il puisse dire pourquoi. Son père et l'étrangère se dressent hiératiquement en se regardant droit dans les yeux. Ils se prennent mutuellement la taille à deux mains, ils se pressent longuement l'un contre l'autre et leurs souffles confondus s'exhalent en un doux gémissement. Enfin, leur étreinte se dénoue comme d'elle-même et les deux époux, bras dessus bras dessous, s'éloignent en direction du salon où bourdonne la foule des invités.

Sidéré, quasi inconscient, Guillaume demeura longtemps dans la cuisine, entendant à peine les volubiles confidences de Sarka, momentanément libéré de son service auprès des invités.

– Qu'est-ce qu'elle t'a dit, la dame ? dégoisait Sarka, elle m'a parlé comme si nous étions de vieux amis. Qu'est-ce que tu dis de ça ? Eh, Ismaël, devine ce que monsieur Makouta vient de proposer. Il prend à sa charge toute l'organisation de la soirée. Tu ne me demandes pas ce que je vais faire, moi, dans tout ça ? Figure-toi que je suis chargé de diriger les laquais et les marmitons de monsieur Makouta. En somme, c'est moi le chef d'équipe, quoi. Eh bien, oui, je suis dans mes meubles, oui ou non ? Qu'est-ce que tu penses de ça, Ismaël ? Mais le vrai veinard, c'est encore toi, mon compère: tu va te trouver au milieu de la fête toute la soirée, toi, grand coquin.

« Eh, Ismaël, va donc prendre un bain et te changer, que diable! Tu sais bien que le patron ne vas pas tarder à t'appeler auprès de lui, pour te présenter à ses amis.

Quelle erreur! A aucun moment de la soirée, Jean-François n'allait réclamer son fils auprès de lui. En vérité, le Procureur ignora constamment Guillaume, évitant même le voisinage du seul enfant présent au dîner. Guillaume vibrait habituellement aux marques d'affection de son père, fussent-elles imperceptibles comme il en était allé progressivement après son retour d'Europe de Jean-François; ce soir-là, il fut bien loin de remarquer le manège du Procureur, trop occupé à observer [PAGE 131] et à écouter l'étrangère, qui, de son côté, ne cessa de lui témoigner enjouement, attention et sympathie.

Ce soir-là Guillaume perça enfin l'énigme qui l'avait toujours tracassé : à quelles activités pouvait donc se livrer Jean-François, s'était souvent demandé l'enfant, lorsqu'il ne rentrait pas à la maison où il paraissait très rarement avant la fin de la soirée, quand il ne découchait pas purement et simplement.

La fête sembla prendre son vrai départ sitôt la nuit tombée; l'électricité, depuis quelque temps coupée chez les particuliers pendant la journée par mesure d'économie, revint tout à coup. Le crépuscule avait dispersé les invités loin des ténèbres inopinées du salon. Monsieur Makouta avait plusieurs fois déploré l'absence d'un générateur de secours chez un homme du rang du Procureur, puis on ne l'avait plus entendu. Guillaume se demanda où avait bien pu disparaître un personnage si truculent. Il était tout simplement vautré dans un fauteuil, dormant d'un souffle paisible comme celui d'un nouveau-né.

Le salon s'illumina brutalement, les commutateurs étant demeurés baissés, comme des robinets laissés imprudemment ouverts malgré la coupure d'eau. L'éclat inattendu imprima une secousse convulsive à monsieur Makouta qui se frotta quelque temps les yeux avant de bondir lourdement en direction de la cuisine. Ses hommes l'occupaient maintenant tout entière, au milieu d'un encombrement de gazinières de secours, de cartons de victuailles, de caisses de boissons et de vaisselle. Du seuil, il leur donna longuement des ordres sur le ton de la conversation, appelant chacun par son prénom.

Puis il alla se poster à l'extrême bord de la terrasse, appuyé à la balustrade de ciment, et héla les invités qui s'étaient égaillés tout autour de la villa, certains étant même sortis pour prendre le frais sous les manguiers de l'avenue. Dans le vacarme de la ville, à peine atténué par l'heure, la voix retentissante de monsieur Makouta portait à plusieurs centaines de mètres, sans rien perdre de son autorité. Des flots de gens envahirent aussitôt le salon, la salle à manger et le bureau, qui se trouvaient en enfilade, ainsi que la galerie sur laquelle ces trois pièces donnaient.

Monsieur Makouta, qui réglait tout, recommanda [PAGE 132] de laisser la terrasse libre afin que les danseurs puissent y évoluer à leur aise.

– Musique! cria tout à coup monsieur Makouta en claquant du doigt, l'œil révulsé par une sorte d'extase, la tête renversée.

Les rythmes d'une biguine entamèrent l'œuvre d'évasion et d'oubli que l'alcool allait bientôt poursuivre et achever.

Tandis que les couples les plus impatients se précipitaient sur la terrasse, les bouchons de champagne sautaient avec le fracas assourdi d'un pétard d'enfant, le goulot des bouteilles tintait contre le cristal des coupes ou des verres à whisky, le parfum entêtant de l'alcool et la douce musique de ses cascades envahissaient l'air.

Marie-Pierre était surprise et attristée : la fente de ses yeux s'était tellement rétrécie que Guillaume pouvait à peine distinguer maintenant la prunelle d'un bleu si concentré.

– Du champagne avant le repas ? marmonnait la jeune femme...

– Chérie, tais-toi, lui chuchota Jean-François à l'oreille, nous faisons les choses à notre façon ici, c'est bien notre droit, après tout, non ? L'Afrique n'est pas la France.

– Rien de plus vrai, mon chéri, excuse-moi.

Comme Jean-François se tenait légèrement penché vers elle pour recueillir sa confidence, elle inclina imperceptiblement dans le cou de son mari un visage où les yeux clos et un sourire à peine esquissé exprimaient le bonheur des retrouvailles, puis ses lèvres claquèrent au contact du maxillaire gauche de Jean-François. Guillaume comprit enfin que c'était là un témoignage de tendresse.

Guillaume, que son expérience n'avait que trop instruit de la malveillance de cette société, éprouvait une inquiétude croissante à mesure que s'avançait la soirée. Certes le spectacle offert par Jean-François et sa femme égayait la partie masculine de l'assistance, dont les yeux et les oreilles étaient presque en permanence orientés en direction de la jeune femme. Monsieur Makouta lui-même ne s'affairait qu'autour d'elle, en ayant fait le centre de son cérémonial. Excepté Hergé Xourbes, un des rares Blancs présents, qui ne l'approcha guère qu'au moment de prendre congé, bien qu'il n'eût cessé [PAGE 133] de la regarder tout au long de la soirée, chaque homme voulait parler à Marie-Pierre et même la toucher en lui serrant la main.

Il en allait bien autrement avec les femmes, presque toutes africaines elles-aussi, des amies, des concubines, mais jamais des épouses connues des hommes qu'elles accompagnaient. Guillaume avait le cœur serré en observant leur position délibérément en retrait, leur visage fermé, leurs regards obliques, leurs rires amers vite étouffés dans la pénombre d'un recoin. Quels complots, quelles machinations se trament! se disait l'enfant. Quels drames, quelles larmes nous attendent encore.

Puis ses yeux revenaient sur l'étrangère; il admirait l'aisance avec laquelle elle évoluait, sans savoir que c'est celle que confère la simplicité des cœurs modestes qui ne soupçonnent même pas l'envie, ne se connaissant aucun des avantages qui la justifient.

Elle qui se traitait joyeusement de grain d'aspirine, aurait été stupéfiée d'apprendre que l'on jalousait son teint. De ses grands cheveux blonds, si prompts à se raidir, elle attendait surtout une dégénérescence précoce. Ses études supérieures ne lui avaient laissé que l'amertume des échecs aux grands concours de la fonction publique. Sa stature un peu trop élancée l'avait accoutumée tôt à ces déclarations plus émouvantes par l'évocation de la race chevaline que par le rayonnement de féminité.

Mais il se révéla très vite que Marie-Pierre partageait avec de nombreux dignitaires participant à la soirée les souvenirs prodigieux d'un passé relativement récent : c'est là un motif d'envie féminine dont la jeunesse de Guillaume ne pouvait encore deviner la portée. Peu à peu Guillaume découvrit qu'elle s'était assise sur les mêmes bancs d'université, qu'elle avait passé les mêmes examens, qu'elle avait été aux côtés de ses interlocuteurs dans des batailles auxquelles la jeune femme se plaisait à faire des allusions que ses amis semblaient vouloir esquiver ce soir. C'était comme s'ils eussent refusé de prendre place sur le radeau de leurs anciennes complicités. Mais au lieu de s'attrister en songeant à la solitude de sa traversée, de sa main espiègle la luronne adressait des signes fraternels à la rive où ils se pressaient peureusement.[PAGE 134] Guillaume vit tout à coup Monsieur Makouta se précipiter sur Marie-Pierre que Jean-François avait exceptionnellement abandonnée à elle-même, s'étant absenté quelques instants; le truculent dignitaire entraînait par la main un homme grand et gros, tiré à quatre épingles, bien connu de Guillaume, qui le tenait pour un benêt, peut-être surtout à cause de sa figure bouffie et inexpressive où sa bouche, toujours entr'ouverte, laissait pendre la lèvre inférieure.

– Te souviens-tu seulement de celui-là, Marie-Pierre ? cria monsieur Makouta au milieu du brouhaha, en levant le bras du grand benêt comme on fait d'un boxeur victorieux à la fin du combat. Tu ne vas pas me dire que tu l'as oublié, je ne te le pardonnerais pas, chère amie. Nous en a-t-il donné des sueurs froides, le gangster, hein, Marie-Pierre!

– Attends un peu, que je cherche dans mes souvenirs, fit la jeune femme. Ah oui, bien sûr, j'y suis. C'est lui l'ancien président de l'union nationale des étudiants, qui a osé donner une conférence de presse après l'affaire du train de la mort... non après l'assassinat dans le maquis de Zanda Fandé. Les flics sont venus le ramasser à l'heure du laitier, en plein hiver. C'est bien ça, hein ? Nous étions épouvantés à l'idée qu'ils le mettent dans un avion pour le livrer à votre président qui, nous disait-on, écumait de rage contre lui. Vous en a-t-il fait baver, Foccart! S'il y a une justice, j'espère que vous vous serez vengés, d'une façon ou de l'autre.

– Mais non, ce sont des enfantillages, ça! coupa sèchement monsieur Makouta, le front inondé de sueur et le visage froncé.

– Tu penses bien, chérie, que ce genre de niaiseries est oublié depuis belle lurette, susurra Jean-François revenu auprès de sa femme et se penchant tout contre sa joue. C'est fini maintenant tout ça. C'est un passé plus qu'antérieur. Tout a changé depuis.

– Ah bon ? fit gaiement Marie-Pierre, eh bien, je ne me souviens plus. Est-ce bête quand même.

– Mais si, rappelle-toi, insista monsieur Makouta; je vous ai même surpris au lit, Jean-François et toi; il devait être quoi même ? disons entre deux et trois heures du matin. Moi-même j'avais été réveillé par un appel téléphonique. Monsieur que voilà avait pris pour [PAGE 135] quatre mille francs lourds de consommations dans une boîte de nuit, poussé par les beaux yeux même d'une entraîneuse. Et, bien entendu, monsieur n'avait pas même un traître sou pour cette dépense royale. Et le patron exigeait illico ses quatre mille francs lourds. Quelle affaire ! Tu te souviens maintenant ?

– Mais oui ! où avais-je donc la tête ? fit joyeusement Marie-Pierre.

Il sembla à Guillaume qu'elle riait jaune. Monsieur Makouta et le grand benêt, qui n'avait pas dit un mot, s'éloignèrent. Jean-François prit sa femme par la taille et lui chuchota :

– Chérie, je crois bien que je vais rester près de toi toute la soirée.

– Après la soirée aussi, j'espère.

– Oui, mais surtout pendant la soirée, c'est capital.

– Pourquoi ? Je n'en rate pas une ?

– Au contraire, tu t'en tires à merveille; il te reste simplement à oublier un peu la France.

– Tu as raison, mon chéri; l'Afrique n'est pas la France, et vous faites ici les choses à votre manière, c'est bien votre droit, n'est-ce pas ? Que veux-tu, ce n'est pas ma faute si je n'arrive pas à me rappeler les mêmes événements que vous. C'est à se demander si nous avons bien vécu ensemble ces lointaines années.

– Bien sûr que nous les avons vécues ensemble; chérie, tu dis des bêtises.

Un petit homme grassouillet et grimaçant, rendu encore plus grotesque par une calvitie ravageuse, phénomène que Marie-Pierre avait rarement observé chez les Africains, s'approcha de la jeune femme et, avec une urbanité cérémonieuse, lui prit la main tout en lui prodiguant des compliments dans un style ampoulé.

– Vous, mon père, je vous reconnais, s'écria Marie Pierre.

– L'honneur que vous me faites m'inonde de bonheur, madame. Joie, joie, joie. Félicitons-nous que la Providence miséricordieuse ait consenti à nous réunir une nouvelle fois, et définitivement enfin, c'est ce que je souhaite de tout cœur.

– Attendez! vous terminiez une thèse de sociologie en attendant de vous faire ordonner prêtre. Et vous logiez dans une boîte de Jésuites. [PAGE 136]

– Bravo, Marie-Pierre! Quelle mémoire divine! Le Ciel vous a comblée de tous les dons de l'esprit et du corps. Je ne m'interroge plus sur la nature de l'inspiration que mena jusqu'à vous notre frère Jean-François aujourd'hui Procureur de cette République dont la jeunesse ne contrecarre pas en nous la vénération, bien au contraire.

– Attendez ! il y a une dizaine d'années de cela, est-ce vrai? Alors vous avez été ordonné; vous êtes prêtre maintenant.

– Un peu mieux que cela, Marie-Pierre.

– C'est merveilleux, mon père, c'est même céleste. Eh bien, puisque je vous tiens, je ne vous lâcherai pas avant que vous m'ayez éclairée sur le point suivant. Mon mari, que voici sur les charbons ardents parce qu'il se demande ce que je vais encore inventer, me fait observer à tout bout de champ que vous faites les choses ici à votre manière et que c'est bien votre droit de vous éloigner des usages en vigueur en France, étant donné que l'Afrique n'est pas la France et vice-versa.

– Comme monsieur le Procureur a divinement raison! soupira l'ecclésiastique en levant les yeux au ciel d'un air ravi.

– Mais alors, reprit Marie-Pierre vous ne devriez ici ni être catholiques ni avoir des prêtes. Oh, à moins que vous ne soyez des catholiques et n'ayez des prêtres de votre façon, oui, ça doit être cela. Tenez, mon père, comment les Africains s'y prennent-ils pour avoir un clergé catholique qui soit différent de celui de France ?

A cet instant précis, monsieur Makouta tomba comme la foudre sur l'interlocuteur de Marie-Pierre et, en même temps qu'il lui administrait une franche bourrade, lui dit :

– Alors, monseigneur, comment va ? Et madame ? Et les enfants ?

Au même moment, Jean-François se penchait à l'oreille de Marie-Pierre et lui chuchotait :

– Au nom du Ciel, chérie, ne lui pose plus de question. Il te suffit de savoir qu'il est évêque maintenant.

– Comment! les évêques...

– Oui, et maintenant tais-toi, je t'en supplie.

Quand vint l'heure fixée par monsieur Makouta pour le dîner, on demanda aux danseurs d'abandonner la terrasse [PAGE 137] et de regagner l'intérieur de la maison, ce qu'ils firent avec discipline. Non sans mal, tous les invités réussirent à trouver une place assise, qui autour d'une table haute on basse, qui sur une chaise ou dans un fauteuil rejeté dans une encoignure, qui sur un coussin et jusque sur une natte déroulée sans façon sur le sol de la galerie. L'autorité et la diligence de monsieur Makouta ainsi que l'extraordinaire profusion des mets munirent chacun au moins d'une assiette copieusement garnie. L'évêque, dont la galanterie et l'onction avaient été fouettées par la grâce communicative des banquets, salua cette nouvelle multiplication des pains, attribuant sans hésiter le miracle de ces agapes divines à la maîtresse de maison.

Marie-Pierre dut insister pour obtenir que Guillaume fût son voisin de gauche; elle dut lui prêter son assistance tout au long du repas, surprise par la maladresse de l'enfant qui n'avait jamais mangé au milieu d'invités de ce rang.

Jean-François avait habilement manœuvré de façon à donner pour vis-à-vis à sa femme un personnage au visage triste et à la mise solennelle qu'il lui avait présenté ainsi :

– Chérie, tu parlais tout à l'heure d'un ancien président de notre défunte union nationale des étudiants, qui fut arrêté une nuit et embarqué dans un avion à destination de l'Afrique – car il fut bel et bien extradé, contrairement à ce que tu semblais croire tout à l'heure – eh bien, le voilà en face de toi, c'est Alexandre. Tu ne reconnais pas Alexandre ?

– Ah! c'est Alexandre? fit la jeune femme avec chaleur et empressement.

L'homme assis en face d'elle, vêtu de tergal chatoyant, se dressa à moitié, s'inclina légèrement, il avait un sourire un peu contraint et le regard fuyant du délinquant dont le secret ne résistera pas longtemps à l'inquisition policière. La conversation ne tarda pas à se nouer, bien que le vis-à-vis de Marie-Pierre parût se dégager malaisément de la tyrannie d'un appétit exigeant; il parlait d'une voix si basse et d'un air si concentré et reflétant un tel repliement intérieur que Marie-Pierre crut d'abord que cet homme étrange se livrait à un monologue méditatif. Mais Guillaume lui ayant touché le bras pour lui signaler qu'on lui adressait la parole, Marie-Pierre, [PAGE 138] la main en cornet derrière l'oreille, dut se pencher en avant vers son interlocuteur qui tenait des propos à la fois moroses et d'une inspiration si noble que la jeune femme crut d'abord qu'il débitait quelques sentences traduites de Sénèque.

La vie n'est qu'illusion, déconvenue, retournement de fortune; le cruel chagrin succède à la moindre joie et la dément; après un soupçon d'élévation dans l'estime de la communauté, nous voici engloutis dans le précipice d'indignité; l'amitié même est un palais illuminé au milieu des ténèbres de la forêt où guettent les agents de la trahison.

– Tu es bien pessimiste, mon cher Alexandre, fit enfin Marie-Pierre sacrifiant à la manie du tutoiement qui régnait ici, qu'est-ce qui se passe ? Tu as un chagrin d'amour ?

Le mot mit en joie la table d'honneur où presque tout le monde l'entendit, car rien ne s'associait aussi peu à l'idée de galanterie que le visage en bec de corbeau triste du nommé Alexandre.

C'est bien en vain, reprit le nommé Alexandre sans s'offusquer outre mesure de l'effet produit par sa démonstration de lyrisme halluciné, c'est bien en vain que l'être humain s'agite, bien en vain qu'il se démène dans son éternelle course au succès, au bonheur; il s'exténue à passer toute sorte d'examens plus difficiles les uns que les autres, il se sépare de ceux dont il partagea les souffrances sacrées; il ourdit force intrigues; il épouse même la fille d'un prince puissant dans le dessein de partager ses privilèges; mais vienne le premier vent, et voilà l'échafaudage ruiné.

– Pardonne-lui, Marie-Pierre, cria monsieur Makouta du haut bout de la table d'honneur, pardonne-lui, car il a beaucoup de chagrin, cet homme-là. Explique tout à Marie-Pierre, pourquoi tourner autour du pot, Alexandre ? Tant qu'à connaître nos tares, il vaut mieux que Marie-Pierre sache tout de suite. N'ai-je pas raison, monsieur le Procureur, qu'en pensez-vous ? Alors, Marie-Pierre voilà : Alexandre, l'un de nos meilleurs limiers, le plus grand même, est malheureusement tombé sur un bec, non pas faute de talent, mais par malchance; notre ami s'enlise peu à peu dans une horrible affaire dont chaque rebondissement nous consterne. Tu es un grand policier, [PAGE 139] Alexandre, un homme de génie. Comment te remercier d'avoir surmonté ta lassitude et ton découragement pour venir ici ce soir et permettre à cette petite fête de se dérouler dans la joie et l'abandon. Quel audacieux criminel serait assez fou pour se livrer à son activité sous tes yeux ? Ne t'en fais pas, Alex, les plus grands policiers sont tombés sur un os au moins une fois dans leur existence; je dirais même que c'est là la marque des policiers de génie, un échec retentissant, un seul.

On eût dit que cette tirade avait irrité Alexandre.

– Changeons de sujet, fit-il à mi-voix à Marie-Pierre en fronçant le sourcil. Ou plutôt revenons à mon sujet.

Et d'exposer à l'intention de Marie-Pierre et avec une verve qui lui vint tout à coup comme par enchantement la cohérence et la logique des événements qui amènent un ancien président de l'union nationale des étudiants, ennemi juré du pouvoir, à servir aujourd'hui ce même pouvoir en tant que commissaire de police divisionnaire, après avoir été livré à son pays par avion dans les mêmes conditions qu'un simple colis. Il faut savoir que la vérité flotte triomphalement au sommet d'une montagne et n'est saisie que par ceux qui ont le courage de gravir successivement les deux versants opposés.

– C'est une jolie métaphore, commenta la jeune femme avec candeur, tu n'es pas seulement un grand policier, Alexandre, tu es aussi un grand poète.

Après avoir exploré les ressources psychologiques et spirituelles prodiguées par la situation d'opposition, Alexandre avait donc librement décidé de compléter son apprentissage de la vérité en la contemplant sous l'angle du pouvoir. Ce n'était pas là seulement un procédé commandé par l'honnêteté, mais aussi une démarche véritablement dialectique, ce serait même faire preuve d'inintelligence que d'y chercher on ne sait quel mobile arriviste.

– J'en conviens bien volontiers, répondit Marie-Pierre avec une gravité qui n'excluait pas le sourire, et sans se douter un seul instant que son interlocuteur récitait le catéchisme de la philosophie du pouvoir.

Le repas était presque terminé et monsieur Makouta allait sans répit s'affairer à divers endroits de la maison; la jeune femme se figura qu'on se préparait à se lever de table et, [PAGE 140] croyant poser la dernière question à son vis-à-vis, elle retrouva subitement sa causticité naturelle :

– De toutes façons, mon cher Alexandre, fit-elle joyeusement, l'Afrique n'est pas la France et, chez vous, vous faites les choses à votre façon, c'est bien naturel. Qui parle d'arrivisme ? Il n'y a qu'un point qui me chiffonne tout de même encore un peu; tu permets que je te le signale avant de nous quitter, sans aucune malice ?

Un étrange silence s'abattit brusquement sur la table d'honneur, celle de Marie-Pierre; Jean-François fixait un regard tendu sur sa femme tandis que sa main gauche triturait désespérément son menton.

– Mon cher Alexandre, poursuivit la jeune femme, maintenant que te voilà de l'autre côté de la barrière, demanderais-tu l'extradition de ton successeur actuel à la tête de l'union nationale des étudiants, s'il lui arrivait de tenir à Paris une conférence de presse critique à l'égard de ton gouvernement ?

D'une voix couverte en partie par les conversations qui avaient repris, et en baissant le front d'un air très contrarié, Alexandre répondit que la question ne se posait pas, l'union nationale des étudiants venant de se saborder faute d'effectifs.

Marie-Pierre ayant tourné vers son mari un visage grimaçant de stupéfaction, Jean-François confirma d'un branlement de tête énergique l'information de son ami, avant de chuchoter à l'oreille de sa femme.

– Il faut le croire, chérie, c'est comme il vient de dire. Tous nos vrais problèmes sont ou résolus ou en voie de résolution. Avec son esprit entièrement négatif, l'union nationale des étudiants n'avait plus de raison d'être. Ses militants l'ont compris d'eux-mêmes et en ont tiré la conséquence. Crois-moi, nos jeunes sont moralement et intellectuellement sains.

– Vous seriez donc, articula distinctement Marie-Pierre, vous seriez donc la première société sans opposition dans l'histoire de l'humanité ?

– L'histoire de l'humanité! voilà bien encore une preuve de la présomption des Blancs. Qui peut prétendre connaître vraiment l'histoire de l'humanité ? Vous qui avez toujours nié la nôtre ? Laquelle est encore à écrire ou à récrire. Allez, chérie, tu choisis bien mal [PAGE 141] le moment de polémiquer. Elle est pour toi, cette fête. Tu es adorable.

Alors, debout au milieu de la salle et environné d'amoncellements de cartons pleins de bouteilles, monsieur Makouta déclara :

– Chères sœurs, chers frères, il convient de fêter dans une allégresse appropriée la venue parmi nous de Marie-Pierre notre camarade, notre amie, notre concitoyenne désormais. Voici ce que je vous propose : avant de vous lever de table, attendez qu'un de mes laquais apporte à chacun de vous une bouteille de Don Pérignon. Que chacun nous donne un aperçu de son talent en débouchant sa bouteille sans faire sauter le bouchon cette fois, sous peine d'une amende de cent mille francs. Je dis bien cent mille francs! Si quelqu'un doute de son talent, il est encore temps pour lui de l'avouer. On le gratifiera d'une bouteille de Chivas, à condition qu'il promette de la vider avant minuit. D'accord ?

La fête s'arrêta à cet instant pour Guillaume dont la nuque ployait sous le poids d'un sommeil accumulé. Jean-François s'en aperçut le premier et, ayant fait signe à Sarka de s'approcher, il allait lui ordonner d'emmener Guillaume dans sa chambre. Marie-Pierre se leva d'un mouvement vif, prit l'enfant par la main et l'entraîna dans un couloir du rez-de-chaussée.

– Bonne nuit, mon grand, dit-elle avec enjouement à Guillaume, dès qu'ils furent arrivés dans sa chambre. Attends un peu que je te fasse une bise, tu permets ?

Dans les ténèbres, au lieu de dormir, Guillaume roula longtemps les yeux. Comment, sans s'exposer à l'accusation d'affabuler, raconter le lendemain ces événements à Raoul le mulâtre, à Agathe qui n'allait pas tarder à lui rendre visite, à ses grands parents un jour, à tout le clan peut-être ? Guillaume se maudit tout à coup de n'avoir pas su résister assez longtemps au sommeil pour voir monsieur Makouta mettre le feu à un monceau de billets de banque en liasses : c'était le couronnement pathétique de la liturgie imaginée par le truculent chef du protocole de la Présidence pour le culte d'une divinité dont lui seul devait connaître le nom. [PAGE 142] Alors Guillaume Ismaël eut le sentiment que son existence se cabrait comme si on la tirait en même temps dans deux directions écartées. Le lendemain la nouvelle venue vint le surprendre de bonne heure dans sa chambre en train de grignoter des arachides grillées, l'unique pitance de ses départs pour l'école. L'enfant crut comprendre que la dame le félicitait en constatant qu'il était lavé, habillé, sacoche au dos, prêt à partir.

– Mon Dieu! qu'il est matinal, ce grand garçon-là, s'écria-t-elle en l'embrassant. Tu prendras bien un petit café avec nous, hein Guillaume ? Viens.

Elle le prit par la main comme elle avait fait souvent la veille et l'entraîna dans la salle à manger encombrée des vestiges de la tumultueuse soirée.

– Assois-toi, Guillaume, tu vas manger avec nous. Les cacahuètes, ce n'est pas un petit déjeuner bien substantiel. Si tu veux faire du bon travail à l'école, mon gars, il faudra manger davantage. Allez, pose ta sacoche.

Jean-François parut presque aussitôt, habillé lui aussi, prêt à partir, les yeux rougis par la privation de sommeil.

– Bois ton lait, Guillaume, fit la dame en poussant un grand bol fumant devant l'écolier.

– Ecoute, chérie, commença Jean-François à peine assis, tu vas donner de mauvaises habitudes à ce garçon. Ici les enfants ne prennent pas leur petit déjeuner avec les adultes. Ils ne mangent d'ailleurs jamais à la même table que les adultes; ce n'est pas l'usage.

– Comment! Ton neveu ne prend pas le petit déjeuner à la même table que toi ?

– Mais non, ce n'est pas l'usage ici.

– Mais enfin, Jean-François, pourquoi ce gosse, qui doit vivre avec nous, ne mangerait-il pas à la même table que nous ? Pourquoi ces coutumes de musulmans. Vous êtes musulmans ici ? Première nouvelle.

Jean-François, obstinément muet, mangeait le nez sur son assiette. Finalement sa femme lui déclara en se pelotonnant contre lui.

– Excuse-moi, mon chéri, j'avais oublié que l'Afrique [PAGE 143] n'est pas la France. D'accord. Guillaume ne mangera plus avec nous. Mais où mangera-t-il alors ?

– Où il mange habituellement, à la cuisine avec Sarka et, désormais, avec la nurse.

– Notre Jean-Paul aussi alors, quand il sera en âge de manger à table. Cela ne va pas tarder, tu sais ?

– Pas de problème! on leur installera une table pour eux deux.

– A vos ordres, mon colonel. Tu ne serais pas un peu tyrannique depuis que tu es monsieur le Procureur de la République ? C'est vrai, je ne reconnais pas mon gentil petit époux. Si, si, je te reconnais parfaitement, mon chéri; tu n'as pas changé. Oh, un petit peu, peut-être, à peine. Embrasse-moi.

En même temps qu'il achevait l'œuf au plat, Jean-François annonça qu'il avait engagé un troisième domestique, qui serait chargé de la lessive. Marie-Pierre se récria sans hargne, disant qu'elle avait une machine à laver.

– Eh bien, fit Jean-François, le nouveau repassera.

– Pas la peine. Nous repasserons nous-mêmes, comme à Lyon naguère. Tant que nous ne sommes que deux, disons trois avec Guillaume... car Jean-Paul ne compte pas encore.

– Tu ne peux pas repasser toi-même, Marie-Pierre; il n'en est absolument pas question ici. Ce sont tes compatriotes qui, les premiers, en feraient des gorges chaudes, eux qui sont à l'affût du moindre craquement dans un couple comme le nôtre. Ils murmureront à l'envi que je t'ai réduite en esclavage.

Marie-Pierre prit dans sa main la bouteille trapue dont son mari venait de se verser un rasade et siffla d'admiration en l'examinant :

– Vous ne vous refusez rien, monsieur le Procureur. C'est aussi pour complaire à mes compatriotes que tu arroses ton petit déjeuner de Don Pérignon ? Ou bien est-ce simplement l'usage ici ?

– Excuse-moi, chérie, mais te rends-tu bien compte combien tu fais peur aux gens avec ta manie de poser des questions à tout propos ?

– Je pose trop de questions, moi ? Dis-moi, mon cher mari, est-ce que tu ne me préférerais pas un petit peu muette, au moins certains jours ? Au cours de notre vie commune, [PAGE 144] qui, je l'espère, s'annonce longue, aurai-je de temps en temps droit à la parole quand même ?

– Mais oui, bien sûr.

– Merci pour cette infinie générosité.

– Tu sais très bien ce que je veux dire. Tiens, hier soir, il n'a pas pu t'échapper que les gens se dérobaient quand tu leur demandais des nouvelles de Nicolas Tekere.

– C'était ton meilleur ami à Lyon, Jean-François, un peu votre héros à tous d'ailleurs.

– Oui, bien sûr, mais nous ne sommes plus à Lyon. Qu'est-ce que tu veux que je te dise, moi ? Nous ne sommes plus à Lyon. Nous ne sommes plus des écoliers. Finies les études, c'est le temps des responsabilités. Il faut savoir ce qu'on veut. Si Nicolas préfère les délices de l'anarchie à l'exercice discipliné des responsabilités, qu'il ne compte pas sur notre solidarité. Un minimum de discipline n'a jamais fait de mal, que diable!

– Ne te fâche pas, Jean-François. Je t'en prie, ne te mets pas dans cet état-là. C'est votre pays; si vous pensez avoir trouvé la bonne voie, tant mieux! Je m'en réjouis, tu sais ?

– Nous lui avons dit mille fois : « El Malek, tu exagères; calme-toi », rien à faire. Alors, qu'est-ce que tu veux ?

– Ainsi il ne faudra plus accueillir El Malek comme on fait de son meilleur ami ? Il va falloir que je m'habitue.

– Ne t'en fais pas, tu verras comme c'est facile. C'est un peu comme de passer du rêve à la réalité, on n'en meurt pas.

– Marie-Pierre parut se souvenir tout à coup de la présence de l'enfant et lui dit :

– Tu as fini de manger, mon grand ? Alors ouste, à l'école. Approche que le te fasse une bise. Ne va pas traîner en route, ni à l'aller ni au retour.

– C'était là une recommandation tout à fait insolite, dont Guillaume n'allait apprendre le sens que peu à peu.

Emile fut le seul membre de la famille de son mari que rencontra à cette époque Marie-Pierre, à son insu d'ailleurs. Le lendemain de la soirée d'accueil et plusieurs fois dans les jours qui suivirent, il vint dîner, perdu chaque fois dans la foule habituelle des invités. Jean-François [PAGE 145] se gardait de lui témoigner un intérêt particulier; il ne le présenta pas pour son frère à Marie-Pierre qu'Emile, toujours assis assez loin de la jeune femme, ne cessait pourtant de dévorer des yeux, avec dans le regard, les nuances successives d'effroi, de curiosité, d'incrédulité, de répulsion, d'attirance mais aussi d'affection dès qu'il la voyait penchée sur son enfant, un gros poupon mafflu, capricieux et braillard. Au moment de se quitter seulement, les deux frères descendaient chaque fois dans le petit jardin où ils tenaient un long conciliabule chuchoté auquel personne, en dehors de Guillaume Ismaël, ne prenait garde.

Jamais Emile, qui ne savait pas un mot de français, n'échangea même une salutation avec Marie-Pierre. Il ignorait même son grand neveu. D'abord Guillaume Ismaël pensa que son oncle était pris dans l'atmosphère guindée où se mouvait Jean-François depuis l'arrivée de sa femme. Il faudra la visite d'Agathe pour le mettre dans la confidence du complot; jusque-là, on comptait sur la foi spontanée des enfants dans la sagesse des adultes.

Il fallut une bonne semaine à Guillaume pour commencer à ruer dans l'horaire quotidien que lui avait imposé Marie-Pierre. Ce mercredi-là, veille du congé hebdomadaire des écoliers, l'enfant céda à l'exaltation d'un lendemain sans leçon à réciter. Revenu à la maison à l'heure habituelle, il se changea en un tournemain et se glissa dehors avec la discrétion d'une couleuvre. Quelques instants plus tard, Guillaume avait rallié le terrain vague servant de stade aux farouches adolescents de Niagara, aussitôt happé par le tourbillon d'une partie de foot-ball qu'aucune heure de la journée n'interrompait, pourvu qu'il fit beau et que le ciel éclairât encore l'ardeur des combattants.

Par malheur, Marie-Pierre, ce jour-là, eut besoin du petit homme qui était devenu son grand ami.

– Il faut que je le retrouve, grommelait-elle en fouillant dans tous les recoins de la maison; mon mari doit nous attendre dans une pharmacie amie.

Pressés de questions Sarka, la nurse et le blanchisseur prétendirent d'abord ne point savoir ce qu'il était advenu de Guillaume; à peine reconnaissaient-ils l'avoir aperçu dans la journée. [PAGE 146]

– D'habitude il est déjà parti pour l'école au moment où j'arrive, affirma chacun avec un air d'innocence désarmant. Il mange à la cantine de son école, et je ne le revois pas avant son retour à la fin de l'après-midi. Et là, justement, je ne me souviens pas l'avoir vu revenir. Il est peut-être rentré, mais, c'est bizarre, je ne me souviens pas

Puis, l'un après l'autre et la mort dans l'âme, ils admirent l'avoir vu rentrer. Enfin, incertain des limites où s'arrêterait la vindicte de la patronne si elle découvrait qu'elle avait été trahie, Sarka, qui avait servi des Européens implacables, avoua tout. Ne pouvant interrompre sa besogne, il indiqua à Marie-Pierre comment gagner le terrain de foot-ball à pied en quelques minutes.

– Je ne peux pas y aller en voiture ?

– C'est long, madame, c'est trop long même; il faut faire le tour.

– Le tour de quoi ?

– Le tour là-bas, madame; le tour comme ça.

De sa main, Sarka traça dans l'air une immense circonférence.

– C'est bon, j'y vais, décréta Marie-Pierre.

Elle traversa l'avenue sans soupçonner l'étonnement causé par le gracieux balancement de sa robe claire aux nombreux témoins de son escapade tapis sous les manguiers, s'engagea sans hésitation sur l'étroit sentier de latérite où la caillasse s'éboulait sous ses pas, franchit une passerelle de planches disjointes sous laquelle le torrent roulait des excréments, atteignit un terrain vague découpé dans une étroite vallée. Des adolescents loqueteux et pieds nus y galopaient frénétiquement, se heurtaient effroyablement, courant derrière une balle qu'ils se disputaient avec hargne comme font les chiens efflanqués d'un os. D'autres adolescents, en retrait, trépignaient, brandissaient le poing, poussaient de longues clameurs. Fendant la foule qui ne la voyait pas, Marie-Pierre tentait d'examiner les visages inconnus, de scruter la foule des joueurs ou des spectateurs, tâchant d'apercevoir son Guillaume.

Alors un redoublement des vociférations, le pathétique des visages tendus en direction des joueurs la contraignirent à tourner elle aussi ses regards vers le terrain où peut-être un drame se déroulait. Elle éprouva [PAGE 147] un choc en reconnaissant tout à coup la silhouette de Guillaume dans un jeune danseur acrobatique qui, torse nu, zigzaguait comme à cloche pied à travers la masse de ses adversaires crochetés es uns après les autres, mais s'abattant sur ses talons et tendant désespérément la main vers le feu follet qui s'éloignait irrésistiblement.

– Guillaume! cria-t-elle, Guillaume...

Guillaume venait de trébucher, il allait rouler dans la poussière rouge, mais il s'accrocha au dernier moment à son adversaire le plus proche, l'entraînait dans sa chute comme un noyé vindicatif; déjà il s'était relevé si vivement que Marie-Pierre le compara à un démon, déjà il s'était abattu sur l'autre garçon qu'il rouait maintenant de coups. On se précipita de tous côtés et, autour des deux antagonistes, ce fut aussitôt comme un essaim de monstrueuses guêpes. A l'approche de Marie-Pierre, la mêlée mystérieusement alertée à la fin s'égailla tout à coup, par un miracle que Marie-Pierre, inconsciente encore de symboliser la cruauté qui glace et la férule implacable n'allait s'expliquer que bien plus tard. Un étrange silence s'était abattu sur le terrain vague.

Guillaume était resté sur ses positions, face à un escogriffe qui le dépassait de la tête, et avec qui, poings fermés et garde levée, à la manière d'un boxeur chevronné, il échangeait des injures dans une langue qui, à certains moments, pouvait passer pour du français.

– Espèce d'Iscariote, disait l'escogriffe en grondant, espèce de sale.... fils de....

– Fils de bureaucrate et bureaucratie toi-même, répliquait Guillaume, en brandissant le poing comme s'il cherchait l'ouverture pour frapper.

Marie-Pierre se précipita sur l'écolier et lui saisit le bras :

– Dis donc, toi, cria-t-elle, eh bien, voyez-vous ça, hein ? voyez-vous ça.

Elle était au bord des larmes, sans en même temps pouvoir s'empêcher de rire. Contaminée en quelque sorte par la violence, elle s'agrippait convulsivement au bras de Guillaume qui, détourné, baissait la tête comme s'il avait eu peur d'être battu.

– Est-ce que tu vas finir par te calmer, méchant garçon ? En voilà des manières. [PAGE 148]

Vite rassurées et bientôt alléchées, les horribles guêpes se rapprochaient et se regroupaient. De temps en temps fusaient des ricanements précédés d'un long cri, un sarcasme peut-être, proféré dans une langue tout à fait inconnue de Marie-Pierre. A peine Guillaume s'était-il débattu en se sentant fermement empoigner, mais il s'était apaisé bien vite, orphelin blessé qu'une voix de mère adoucissait comme par enchantement.

– Et maintenant à la maison! ordonna Marie-Pierre avec une autorité excessive. Eh bien Guillaume, tu viens à la maison, oui ? Est-ce que tu vas répondre ?

– Oui, madame, chuchota enfin Guillaume, accablé de honte.

– Oui madame, oui madame, non mais regardez-le. Oui, madame, tu n'as rien trouvé de mieux à dire ? Que je n'entende plus dire que tu t'es battu ! Compris ? C'est des manières de voyou, ça. Tu es un voyou, toi ? La prochaine fois qu'il t'arrive de te battre, je dis à tonton que tu es en train de tourner au voyou. Tu m'entends bien, Guillaume ?

– Oui, madame.

– Encore ! non mais regardez-le. Oui madame, oui madame, il n'y a que cela qu'il sait dire.

Les horribles guêpes, semblables à des vautours, firent longtemps escorte à ce couple insolite même quand le terrain contraignit les plus indiscrets à se mettre dans des postures acrobatiques pour ne pas rater une miette d'une scène aussi rare que plaisante.

Sitôt rentrée à la maison en traînant Guillaume, Marie-Pierre retrouva son indulgence enjouée, comme si elle venait de jouer la comédie. Dans la salle de bain où elle avait emmené l'écolier, en même temps qu'elle lui tamponnait le visage avec une serviette mouillée, elle le questionna longuement et passionnément. C'est une folle, songeait Guillaume; c'est ça, je suis tombé sur une folle, c'est bien ma veine.

Est-ce que l'escogriffe avait fait mal à Guillaume ? Et où l'écolier avait-il appris ces injures bizarres ?

A la première question, l'enfant répondit péremptoirement non, avec une telle nuance de crânerie que la jeune femme en fut vivement frappée, comme si l'enfant avait voulu faire croire qu'il était insensible aux coups. Déjà toute la niaise prétention du mâle, songeait Marie-Pierre. [PAGE 149]

A la deuxième question, l'enfant, détendu jusqu'à l'enjouement et stimulé par l'encouragement complaisant de son interlocutrice, balbutia tant qu'il réussit à expliquer que ces expressions injurieuses étaient traditionnelles dans Niagara, la ville africaine jumelle de la capitale.

– Eh bien, mais ça y est! s'exclama soudain Marie-Pierre, en se redressant et en faisant mine d'applaudir. Tu jaspines le françousquin maintenant, mon pote. Ah si, si si, tu t'es bien expliqué là, et tout seul encore. J'ai bien compris tes explications là, tu sais ? Mais attention, hein! Plus de bagarre, sinon plus de foot. Parce que, comme je viens de te dire, la prochaine fois, je mets tonton au courant de tout. Et alors tant pis pour Guillaume.

C'est bien ce que je pensais, se dit Guillaume, elle est complètement folle. Si Jean-François, Agathe, grand'mère et grand père apprennent que je me suis colleté avec un gars qui me dépassait de la tête, mais c'est là qu'ils seront plus fiers de moi que jamais, même si je prends la dérouillée. Elle n'a rien compris, cette folle. L'important, c'est de ne pas accepter son infériorité, de ne pas reculer. Et la nuit où j'ai bravé les ténèbres pour rejoindre Agathe, j'étais mort de peur, je veux bien l'avouer maintenant, mais je n'ai pas reculé. Et cette folle... Oh, et puis il n'y a qu'à la laisser dire.

Marie-Pierre martelait les mots :

– Quand on est le neveu du Procureur de la République, on ne va pas jouer du poing avec les voyous dans un bidonville. Est-ce que tu m'entends Guillaume ?

– Oui, madame.

– Ah, quelle cruche, celui-là alors ! Combien de fois vais-je t'enseigner que je ne m'appelle pas mâdâââme. Est-ce que je te dis monsieur, moi ? Tu t'appelles Guillaume; et je te dis Guillaume. Comment je m'appelle déjà, moi ?

– Marie-Pierre.

– Ah, quand même; tu peux retenir cela, tu n'es pas tout à fait idiot. Eh bien en route. Ne t'inquiète pas pour tes leçons et tes devoirs; on s'en occupera tout à l'heure.

– Il n'y a pas de leçon, il n'y a pas de devoir, protesta Guillaume, incapable, faute de mots, de s'expliquer davantage.

– Taratata.

(à suivre)

Mongo BETI


Pages 150-158 : Sommaires des numéros 14-24.