© Peuples Noirs Peuples Africains no. 24 (1981) 103-117



LES PREMIERS ROMANCIERS AFRICAINS FACE A LA CRITIQUE COLONIALISTE:

LES PREFACIERS ET L'HUMANISME FRANCO-AFRICAIN

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Dans son ouvrage L'Afrique Occidentale dans la Littérature Française[1], Roland Lebel, l'un des critiques les plus autorisés de la littérature coloniale, définissait les grandes étapes de la vie intellectuelle déterminée en France par la connaissance progressive de l'Afrique. Cette thèse avait pour objectif de montrer un certain approfondissement des « relations » entre la France et ses colonies d'une façon générale et particulièrement celles d'Afrique Occidentale. La table chronologique des ouvrages français relatifs à l'A.O.F. que l'auteur nous y livre comporte trois rubriques autour desquelles se structure sa démarche : 1) La littérature de voyage et de conquête; 2) la littérature « technique » 3) la littérature d'imagination.

Après donc une littérature de contact faite de froides relations de voyages et de descriptions géographiques plutôt arides, on serait passé à un deuxième niveau. Les rapports, à ce nouveau stade, seraient caractérisés par le désir de mieux connaître le pays et les hommes avec un souci d'objectivité dont la garantie serait fournie par [PAGE 104] l'esprit scientifique et la tradition technique occidentale. C'est donc à dessein que Lebel range les ouvrages parus à ce degré du processus de connaissance de l'Afrique par la France dans la rubrique « littérature technique » concept qui, tout en désignant des travaux de nature très diverse, était destiné du même coup à les préserver des reproches dont ils pourraient éventuellement faire l'objet (subjectivisme, européocentrisme, racisme, impérialisme ... ).

La connaissance du Noir par le Blanc allant donc en s'approfondissant, les relations entre les deux protagonistes évoluant vers une certaine « stabilité, vers plus d'amour et de fraternité », la façon de s'appréhender, de se « comprendre » aurait changé, entraînant une modification des dispositions cognitives : de « technique », l'approche serait devenue « imaginative ». De l'investigation scientifique, on en serait arrivé à la création artistique. La sécheresse de la raison occidentale se serait laissée tempérer par des élans émotionnels. La nécessaire distanciation scientifique aurait peu à peu cédé à l'irrésistible appel à la symbiose de la brousse aux mille senteurs. Par goût ou par nécessité, l'homme blanc qui prend le temps de connaître l'Afrique et les Nègres finirait par en être transformé. Et ce que Lebel appelle la « Littérature d'imagination – troisième étape du processus de connaissance – serait le résultat de cet itinéraire au bout duquel toutes les barrières seraient désormais abattues, tous les préjugés raciaux détruits pour laisser libre cours à la générosité réciproque et au dialogue...

L'essentiel n'est pourtant pas dit. Le voici : ce processus n'ayant été rendu possible que grâce à la politique coloniale de la France, il est juste de rendre hommage à cette politique en nommant son expression artistique dans les Lettres Françaises « la Littérature Coloniale de l'Afrique Occidentale », dernier chapitre du livre. Dans sa conception, l'ouvrage de Lebel, quoique littéraire, s'inscrit dans la propagande idéologique de la France colonialiste. « La terre africaine, écrit l'auteur, agit sur nous comme un tonique. L'empire noir a offert un vaste champ à notre génie créateur. C'est une lutte raisonnée que chaque jour livrent nos soldats, nos administrateurs, nos commerçants, nos colons, nos savants. Ils ont le désir ardent de réaliser une œuvre féconde et, en même temps, [PAGE 105] de se réaliser eux-mêmes... La littérature africaine est la représentation de cette activité réconfortante »[2]

Ainsi donc, bien avant l'apparition des premiers écrivains africains et la diffusion de leurs œuvres, il existait déjà en France, tout à fait paradoxalement, une « littérature africaine ». Mais, Chateaubriand, sur les rives du Méchacébé, fait-il de la littérature américaine ? Non seulement il ne pouvait exister à l'époque de littérature africaine en dehors de ce qu'écrivait le Blanc[3], mais encore – mais en même temps – campagne était menée pour accréditer l'idée pernicieuse que la littérature coloniale s'accordait au « destin du Noir » et pâtissait de son élan de générosité envers lui. « La littérature coloniale, écrivait Lebel, n'a pas encore conquis chez nous la place à laquelle elle peut prétendre. Si critiques et lecteurs, en France, accueillent froidement cette littérature, c'est peut-être parce qu'elle est coloniale. Comme jadis, on trouve que les nègres sont trop noirs, « noirs des pieds à la tête », disait Montesquieu, c'est un vice impardonnable.[4] Plus la littérature coloniale sera ce qu'elle doit être, c'est-à-dire, plus elle révélera dans son intimité et sa véracité un monde différent du nôtre, moins elle aura de succès chez nous où l'on est casanier d'esprit comme de corps. Seule une minorité apprécie ».[5]

En vérité, la littérature coloniale était plus que suspecte et était accueillie avec circonspection par de nombreux intellectuels. Il est difficile d'affirmer que l'unanimité était faite sur ses intentions et ses qualités. Les journaux ne montraient aucun enthousiasme à en rendre compte. Son fond manichéen et ses visées annexionnistes avaient motivé une certaine prudence dans l'accueil, prudence que la critique n'avait cessé de déplorer. Leblond faisait remarquer que « quelques hommes comme Camille Guy ou Pouvourville ont su créer de nutritives pages coloniales [PAGE 106] dans trois ou quatre journaux, Petit Marseillais, Gaulois, etc... Mais la plupart reste réfractaire à la réforme. A L'Œuvre, on rend compte en cent lignes de mauvais romans boulevardiers en deux lignes d'un roman colonial. Ce n'est pourtant pas l'intelligence qui manque à son directeur, mais il range les coloniaux parmi les métèques ».[6]

A côté de l'anticolonialisme de certains milieux intellectuels, l'essor du fonctionnalisme avait joué un grand rôle dans cette réserve de l'accueil. C'est au début du siècle que commençait à s'esquisser en Europe une réaction contre les théories évolutionnistes et racistes des Gobineau, Levy-Bruhl, Tylor et autres Morgan. Le mouvement se précisera autour des années 20 mais il a germé dès la fin du XIXe siècle et les idées dont il était porteur avaient fait l'objet de larges débats au premier Congrès Universel des Races tenu à Londres en 1911.[7]

L'idée cardinale en est que la civilisation européenne étant un certain modèle d'organisation des rapports des hommes entre eux d'une part, et entre eux et la nature d'autre part, ne peut donc prétendre à l'exclusivité. Se trouve, du même coup, rejeté le principe de la supériorité occidentale et reconnue la pluralité des cultures sur le globe. Ce mouvement reconnaît l'avantage technique et économique de la société européenne mais lui déniait la conséquence d'une supériorité sur le plan social et moral. On est même allé jusqu'à renverser purement et simplement l'échelle impérialiste en valorisant la « non-technicité » des sociétés « exotiques », en interprétant leur moindre développement technologique comme la condition d'une plus grande « authenticité » – c'est-à-dire plus grande transparence – dans les rapports humains.[8]

Pour contenir l'influence néfaste de ces idées sur la réception des œuvres de la littérature coloniale, le critique Leblond affirme que « le merveilleux humain n'est pas seulement dans la bonté et la noblesse de certaines [PAGE 107] races indigènes mais dans le courage et le labeur des colons, dans les facultés encyclopédiques de l'officier administrateur, dans l'héroïsme de la charité prodiguée par le missionnaire ».[9]

Il ressort de cette analyse que le public des années 20 manifestait quelques réticences vis-à-vis de ce qui se publiait sur l'Afrique au nom de l'authenticité et de la vérité. Si Lebel déplore l'indifférence de la critique ou sa froideur, c'est que les nouveaux courants de pensée avaient contraint à l'attentisme intellectuel prudent bien des exégètes bavards et sensibles au style « tropical et broussailleux ».

Malgré cette situation ou plus exactement, à cause d'elle, et dans le souci d'élargir l'audience et donc l'impact de la production littéraire coloniale, l'ouvrage de Lebel, L'Afrique Occidentale dans la Littérature française, fut couronné en 1926 par le « Grand Prix de la Littérature Coloniale ».[10]

Le critique, ainsi encouragé, refourbit ses armes et son succès nous vaudra l'année suivante une anthologie dans laquelle les intentions idéologiques et les préceptes de la critique colonialiste se feront plus nets encore.[11] Les textes de ce que Lebel nous présente comme « le livre du pays noir » sont répartis en trois parties constituant la structure de son anthologie :

    – 1re partie : « le pays des Noirs ».
    – 2e partie: « la vie au pays des Noirs ».
    – 3e partie : « le sens de l'Afrique ».

L'idée fallacieuse d'approfondissement d'un imaginaire processus cognitif sur lequel nous avons mis l'accent à propos du premier ouvrage subsiste toujours. Une fois encore, nous passons du concret à l'abstrait. Mais à présent, il s'agit résolument de convaincre, de sensibiliser par des morceaux choisis les jeunes métropolitains au caractère envoûtant et viril de l'œuvre coloniale. On décrit le pays (vu par les colons); on parle de la vie qu'on y mène (surtout celle des Européens) dans le but de donner à un plus grand nombre de Français le goût, « le sens de l'Afrique »[12]. [PAGE 108] Delafosse, dans sa préface à l'anthologie, ne s'en cache d'ailleurs pas. « Je ne serais pas étonné, écrit-il, que sa lecture déterminât des vocations nouvelles et incitât quelques métropolitains à aller visiter ces régions lointaines que les moyens modernes de communications rapprochent si singulièrement de nous, peut-être même à orienter leur vie vers la colonisation de ces attirantes contrées ».

La littérature coloniale était donc investie d'un rôle de premier plan par les bâtisseurs de l'Empire. Le critique était par conséquent un homme d'appareil commis à une tâche considérée comme déterminante; d'où le caractère idéologique très fortement marqué de son discours – de son entreprise.

C'est dans le cadre ainsi défini qu'apparurent les premiers écrivains noirs dont les œuvres, il faut bien le reconnaître, n'avaient rien de révolutionnaire.[13] Au contraire, elles sont les produits authentiques du système, profondément empreintes de l'influence de la propagande officielle autour de « l'humanisme franco-africain » ou du culturalisme[14] qui connut un regain de vigueur au lendemain de l'Exposition Coloniale de 1931. En somme, le témoignage éloquent de l'Empire en marche. Il suffit de lire L'Esclave[15] et surtout Doguicimi[16] pour s'en convaincre.

Toutefois, une précision s'impose : que les premiers écrivains africains aient eu recours aux bons offices de personnages connus et/ou respectés en raison de leur statut social pour préfacer leurs œuvres se comprend et s'explique mais ne constituait ni une innovation, ni une particularité. [PAGE 109] Dans le monde des Lettres, la préface est un phénomène courant aux origines lointaines dont on peut apprécier l'évolution à travers les âges. S'il est vrai que sa tenue, ses visées et son impact ont été variables suivant les époques et la personnalité des auteurs, il est tout aussi indéniable qu'elle joua un rôle important dans l'histoire des Lettres comme peut en témoigner la fameuse préface de Cromwell de Victor Hugo qui fut le programme de la révolution romantique et qui, pour les critiques, semble plus intéressante et plus importante que le drame lui-même.

Parmi les premiers romanciers africains, il en est qui avaient écrit eux-mêmes la préface à leurs romans. C'est le cas de l'auteur de Batouala. Félix Couchoro nous en fournit un autre exemple avec sa préface à Amour de Féticheuse (1941), roman achevé en 1938 mais dont la publication a été retardée en raison de la guerre. Contrairement à R. Maran qui critique les effets négatifs de la colonisation, Couchoro se propose de « démontrer la précellence » de l'Occident chrétien sur l'Afrique fétichiste. Son projet était donc aussi celui du colonisateur.

A côté de la préface écrite par l'auteur lui-même, la coutume s'est peu à peu établie qu'un auteur ait recours à un écrivain ou à un spécialiste de grand renom ou encore à une personnalité bien placée dans le champ du pouvoir chargée de faire ressortir l'importance et l'originalité d'un livre, de le présenter au public, de lui donner en somme sa caution.[17]. Cette pratique, de tout temps, a été plus ou moins suspecte pour diverses raisons. Elle est une prise en charge en même temps qu'elle est perçue comme une entreprise de manipulation à caractère idéologique, politique et économique. Elle est un acte de célébration qui accrédite le message en établissant sa crédibilité; un acte d'amplification visant à accroître le succès et donc la valeur marchande du livre.[18] [PAGE 110] Par ailleurs, dans La Grande Encyclopédie[19], un certain R.S. note que « le grand danger de cette mode, c'est que le préfacier ne s'occupe pas toujours du sujet traité, ou, s'il sen occupe, il le fait de manière à éclipser tout à fait l'auteur ». Les préfaciers de la littérature négro-africaine en France entre les deux guerres illustrent fort bien toutes les phases de cette analyse.

Mais avec eux, la manipulation prend aussi une dimension supplémentaire, en l'occurrence culturelle, etr apparaît très nettement comme un acte de récupération. Si nous ajoutons à tout cela le problème idéologique de la nouveauté du livre en Afrique en tant que support de la connaissance et celui, pratique, que posaient aux jeunes auteurs africains l'édition et le public, il devient alors certain que nous nous trouvons en face d'un type tout à fait particulier de préfacier dont le rôle véritable dépasse largement et de toutes parts le simple cadre du discours.

L'une des tâches du préfacier qui introduisait un livre écrit par un Nègre et publié en France était d'attirer l'attention des Occidentaux sur l'ouverture des colonisés au monde moderne et de montrer les conquêtes de la Civilisation sur la Barbarie. Il était de notoriété publique que la culture africaine – si tant est qu'on acceptât son existence – n'était pas encore parvenue au stade de l'écriture et ignorait l'imprimerie. Le livre était donc d'abord et avant tout le symbole de l'intelligence supérieure du Blanc, le résultat d'une somme de travail dont on ne voit l'aboutissement qu'au prix d'une dure ascèse, le témoignage d'un effort soutenu dont il semblait comme entendu entre tous que seul le Blanc était capable – le Noir étant réputé pour sa paresse et son indolence. Il s'agissait donc pour le préfacier de montrer la fortune – encourageante quoique limitée – que commençait à connaître ce support indispensable de la connaissance introduit par le colonisateur dans ce qui était pour beaucoup le désert culturel africain.

Pour les écrivains africains eux-mêmes (Diagne, Diallo, Soce, Hazoume), écrire était une façon d'émerger de la grande masse anonyme et inculte des colonisés, [PAGE 111] de se poser par rapport à elle et, dans les colonies plus que partout ailleurs, d'éprouver cette fierté légitime de l'auteur qui, chez eux, se trouve doublée de la fierté de prendre part enfin à la culture blanche. Le livre était donc le symbole d'un vaste malentendu : le colonisé en attendait sa reconnaissance et sa promotion sociale; le colonisateur, la légitimation de son « œuvre » et de son statut.

Par ailleurs, en 1926, pas plus qu'en 1835, la question ne se posait de savoir – comme souvent aujourd'hui – à qui était destiné le message. La reconnaissance et le prestige que ces premiers écrivains africains attendaient de leurs œuvres ne pouvaient en aucune façon leur venir de leurs compatriotes analphabètes. Un livre ne pouvait avoir aucun impact immédiat, aucun écho dans l'Afrique broussailleuse du conte, de la légende et des « innombrables langues vernaculaires ». Ils écrivaient donc d'abord et résolument pour les Blancs, pour le public européen dont le moins qu'on puisse affirmer est qu'il était peu préparé à les accueillir.

Mais, avant même que l'œuvre ne parvint à ce destinataire, il devait courir tout une aventure dans « le monde de l'édition », monde clos s'il en fut, dans lequel régnaient – et règnent encore – l'arbitraire et les luttes les plus sournoises, et où le Nègre ne pouvait être qu'un sale intrus.

Les jeunes écrivains avaient donc besoin de passer deux barrières. Il s'agit là d'un véritable rite de passage et, pour affronter cette épreuve, il leur fallait l'appui de « patrons » ou de « tuteurs ». Ce furent – pour Mapaté Diagne, Georges Hardy; pour Bakary Diallo, Lucie Cousturier; pour Ousmane Soce, Robert Delavignette; pour Félix Couchoro, Satinaud. Naturellement, tous ces tuteurs étaient des métropolitains, sauf Satinaud, homme politique guadeloupéen, directeur de La Dépêche Africaine à Paris. Enseignants, écrivains ou administrateurs, ils avaient plus ou moins d'attaches dans les maisons d'éditions parisiennes : Georges Hardy chez Larose, Lucie Couturier chez Rieder... Il semble que le Doguicimi de Paul Hazoume avait été refusé par un premier éditeur et ne fut bien accueilli qu'une fois que G. Hardy l'eût préfacé et porté lui-même chez Larose. Au sujet de ce roman, l'auteur lui-même écrit : « D'illustres parrainages [PAGE 112] – ceux de Paul Bourdarie, Georges Hardy, Georges Goyau et Robert Delavignette – valurent à l'ouvrage trois importants prix littéraires en 1938 et 1939 et ouvrirent même à son humble auteur la porte de l'Académie des Sciences Coloniales comme membre correspondant.

M. Delavignette notamment saisissait toutes les occasions pour recommander la lecture de mon livre à tous ses amis africains ou européens ».[20]

Souvent même, ces parrains jouaient un grand rôle dans l'incitation à écrire, dans la rédaction ou la correction des manuscrits. Grâce à eux, les romanciers avaient réussi à franchir la première barrière que représentait l'édition et il allait de soi qu'ils écrivissent les préfaces.

Mais introduire ces écrivains venus d'ailleurs auprès du public français était une tâche autrement plus délicate. En France où tout marche par courant, par mouvement, par alliance, il était hors de question de les livrer à la foule anonyme des lecteurs sans les situer par rapport à ce que ces derniers connaissaient déjà, par rapport à leurs habitudes et à leurs goûts. Il fallait leur trouver une antériorité, une mouvance quelconque. Georges Hardy, dans le cas d'un roman ethno-sociologique comme Doguicimi, met l'accent sur l'acclimatation en Afrique de la « recherche scientifique » française : « En 1892, écrit-il, les troupes françaises commandées par le Colonel Dodds, occupaient Abomey; en 1931 un instituteur dahoméen, Paul Hazoume, faisait accepter à l'Institut d'Ethnologie de l'Université de Paris[21], qui n'est pas suspect d'indulgence aux mauvais ouvrages[22], la publication d'une étude sur « le pacte de sana au Dahomey ». En moins de quarante ans, la recherche scientifique s'est donc acclimatée au pays des Amazones et des grandes coutumes. Il faudrait être aveugle pour ne point voir dans ce rapprochement de dates et de faits quelque chose de proprement merveilleux. « Africa portentosa » disaient les Anciens : les prodiges, pour avoir changé de caractère, [PAGE 113] n'en sont pas moins éclatants ».[23] Il n'est nul doute que pour trouver du merveilleux dans le rapprochement qu'opère l'auteur entre Dodds et Hazoume, il fallait avoir des responsabilités coloniales.

La tâche n'était pas plus aisée pour les préfaciers abordant des romans moins « ethnologiques ». Jean-Richard Bloch, à qui Lucie Cousturier confia Force-Bonté avant sa mort, devra, dans son « avertissement » parler de Mme Cousturier elle-même dont les lecteurs connaissaient les œuvres, et de... Tolstoï. Delavignette dans sa préface à Karim rivalise de finesse avec son prédécesseur : « Il suffit maintenant de dix-huit heures d'avion pour aller de Paris à Saint-Louis du Sénégal, la ville d'Ousmane Soce et de son héros Karim. Oui, le trajet s'est bien raccourci depuis Pierre Loti et son Roman d'un Spahi ».[24]

Le roman et son auteur situés, le préfacier pouvait ensuite se livrer à son « analyse ». Cette entreprise était pour lui et surtout lorsqu'il était ethnologue et/ou administrateur[25], la tribune privilégié d'un discours politique où il se transformait en héraut des intérêts de l'Empire et en histrion de la nouvelle idéologie anti-autonomiste de l'« humanisme franco-africain ».

Qu'on nous permette de donner ici un large extrait de la préface de Georges Hardy à Doguicimi qui illustre le mieux notre propos :

    « [ ... ] c'est pour la France, bien entendu, un singulier mérite que d'avoir, au lendemain même de l'installation coloniale, opéré de telles conquêtes intellectuelles et morales. [ ... ] Paul Hazoume, mon ami Paul Hazoume, – car nous sommes de vieilles connaissances – offre à cet égard un curieux mélange de modernisation européenne et de traditionalisme africain; si son teint ne trahissait son origine, vous le prendriez pour un Français de France[26]; tout, dans sa façon libre et [PAGE 114] gaie de s'exprimer, dans son allure courtoise, dans ses gestes aisés et mesurés, dans l'aimable ardeur qui émane de sa personne, est d'un homme de chez nous. Tout, dans sa tenue, dans sa conduite, est d'une conscience scrupuleuse, attentive à ses devoirs, soucieuse des responsabilités spéciales qui s'imposent à l'élite, tout entière pénétrée d'une moralité telle qu'on ne songe pas un instant à le traiter en étranger. Citoyen Français, il ne conçoit, au surplus, d'autre patrie possible que la nôtre, et vous l'étonneriez fort si vous lui prêtiez, imprudemment, la moindre visée autonomiste. Mais à la manière de beaucoup d'entre nous, qui sans cesser un instant d'être d'excellents patriotes, réservent une particulière tendresse à leur région natale, il entend ne point se détacher inutilement du sol de ses ancêtres, du passé de sa famille, des habitudes de son entourage, de toutes les forces qui ont concouru à former sa personnalité profonde. il représente par là le type même de cet humanisme africain que nous rêvons d'étendre largement et qui amènerait notre entreprise de colonisation à cet émouvant résultat : une amélioration d'existence sans déracinement, une communauté d'intérêts et de sentiments sans fausse uniformité. [ ... ]

    Je me permets de réclamer, pour cet ouvrage puissamment original, toute la sympathie du public français. Son auteur en est digne au plus haut point, et nous trouvons là, de surcroît, au milieu de tant d'alarmes, une belle occasion de réconfort : aux côtés de la vieille France d'Europe, il y a désormais des Frances nouvelles, qu'on essaie bien de troubler, elles aussi, mais qui se reconnaissent pour ses filles et lui donnent tous les jours des preuves touchantes de leur attachement.[ ... ] ».[27]

Comme on l'a constaté, les préfaciers accordaient moins d'importance à l'analyse du contenu de l'ouvrage qu'ils présentaient qu'au sondage de la personnalité de l'auteur. Il fallait voir si celui-ci apportait simplement son tribut intellectuel à la construction de la « Grande France ». Leur discours leur permettait surtout d'occulter la réalité concrète des colonies, ces contrées lointaines, en polarisant les lecteurs sur les premiers pas littéraires [PAGE 115] des « vrais noirs »[28] qui « eux-mêmes » allaient désormais aider l'Européen à « comprendre l'esprit africain ». La publication de l'ouvrage était donc pour le préfacier-tuteur une source d'auto&-satisfaction et comme une victoire politique incontestable célébrée avec trémolos. Il s'agissait d'apprécier et de restituer en l'élargissant l'écho que trouvait auprès des intellectuels noirs – plus susceptibles de prendre la tête des revendications Politiques éventuelles – l'idéologie nouvelle de « l'humanisme franco-africain », mise au point par le Ministère des Colonies avec le concours des ethnologues-administrateurs et proclamée lors de l'Exposition coloniale de 1931. Il fallait désormais que les œuvres se situassent exclusivement sur ce terrain qui permettait de réduire le problème colonial à un problème provincial, comme il pourrait exister des heurts entre Paris et la Bretagne ou la Corse. Les rapports entre Noirs et Blancs perdaient ainsi leur portée politique. Il n'y aurait plus d'intérêts antagoniques entre colonisé et colonisateur et la charge conflictuelle des rapports politiques et sociaux se trouvait ainsi désamorcée.

Les dispositions administratives qu'appelait l'enjeu avaient été prises en vue de la divulgation de cette idéologie. On créa à l'« Agence Economique de l'A.O.F. » sise boulevard Haussmann à Paris[29] un « service de l'information et de la propagande » (sic) dont la direction fut confiée en 1931 à Robert Delavignette. Celui-ci occupera le poste jusqu'en 1936.[30] Delavignette était à l'époque l'un des défenseurs les plus zélés de l'idée des « colonies comme France provinciale ». Son livre Soudan-Paris-Bourgogne[31] en donne la preuve s'il en était besoin. Sa mission était de travailler à faire triompher les idées qu'il défendait si bien dans les milieux intellectuels africains de Paris et de « faire connaître l'Afrique aux Français de la Métropole », [PAGE 116] ou, en langage moins nébuleux, de faire en sorte qu'ils adhèrent de plus en plus nombreux à l'« humanisme franco-africain ». L'énorme moyen de propagande dont il disposait grâce à son accès facile aux médias et les nombreux contacts qu'il prenait personnellement avec les journalistes renforcèrent l'impact de cette philosophie proprement diversionniste dont l'influence pénétra écrivains et critiques nègres.

Karim, le roman du sénégalais Ousmane Soce, devrait se lire en référence à l'influence délétère de cette campagne idéologique qui trouva un large écho dans les écoles coloniales en Afrique. L'œuvre se situe exclusivement dans l'optique du « contact des cultures » et des bouleversements sociaux introduits dans le mode de vie traditionnel par « l'apport fécondant de l'Occident». Anecdotique et naïvement humaniste, il ne formule aucune critique contre le système colonial et l'on a quelque peine à voir la condition réelle du Noir dans les colonies à travers ce roman qui se voudrait pourtant une peinture sociale dans la lignée du réalisme négro-américain. Le culturalisme renvoyait les problèmes politiques au second plan. Notons aussi en passant que le roman parut pendant que Delavignette menait ses offensives depuis son cabinet du boulevard Haussmann.

Lorsque, deux années plus tard, Ousmane Soce publia Mirages de Paris, le fait colonial – que pourtant plus d'une occasion lui permettait d'aborder – était toujours enfoui dans la recherche d'un humanisme idéal. Il critique les préjugés raciaux sans en analyser les fondements. La mort de son héros (Fara) à la fin du roman pourrait être analysée comme commandée par la vision pessimiste qu'il avait du mariage inter-racial et de l'incompatibilité de certaines valeurs culturelles spécifiques. Et, à ce titre, au niveau de l'intrigue comme dans les conclusions, ce second roman pourrait apparaître comme une contestation de « l'humanisme franco-africain » intégral. Mais, en fait, Soce ne donne pas à la mort de son héros cette portée idéologique; car Fara se suicide, non pas sur un constat d'échec, mais dans un moment de désarroi créé par la disparition subite de son épouse blanche et comme pour rester fidèle à son image. A la fin du roman, l'impression reste que pour Soce la libération du Nègre, sa reconnaissance en tant qu'homme à part [PAGE 117] entière se réduit à un problème de fraternité et de compréhension réciproque entre les hommes.

On peut donc dire que la propagande menée tous azimuts par le colonisateur entre les deux guerres avait largement porté ses fruits. Ainsi donc, la prise de conscience politique à laquelle devaient naturellement conduire les revendications culturelles et « l'ivresse nègre » des années trente avait pu être subtilement déviée au profit d'une lutte purement et résolument culturelle à laquelle l'administration, la presse et les préfaciers se targuèrent de participer activement.

Guy Ossito MIDIOHOUAN


[1] Paris, Larose, 1925, 277 p.

[2] R. Lebel. op.cit. pp.233-234. C'est nous qui soulignons.

[3] Notez cette prise en charge primordiale qui ressemble à une confiscation de la parole pour soi mais surtout à un baillonnement préventif.

[4] On peut apprécier avec quelle malhonnêteté Lebel rapproche l'anticolonialisme et le racisme.

[5] Lebel, op. cit., p. 230. Nous avons là l'exemple typique de la magouille intellectuelle la plus crasse caractéristique des idéologues officiels.

[6] MA. Leblond, Après l'exotisme de Loti : le roman colonial, Paris, Vald. Rasmussen, 1926, p. 61.

[7] Cf. Gérard Leclerc, Anthropologie et Colonialisme, Paris, 1972, p. 83.

[8] Nous retrouvons ces idées dans l'« Avertissement » de J.R. Bloch à Force-Bonté de Bakary Diallo.

[9] Leblond, op. cit., p. 63.

[10] Prix créé et attribué par le Ministère des Colonies

[11] R. Lebel : Le livre du pays noir. Anthologie de Littérature africaine, Paris, Editions du Monde Moderne, 1927, 211 p., avec une préface de Maurice Delafosse.

[12] L'anthologie se termine sur un texte de Bakary Diallo extrait de Force-Bonté dans lequel le tirailleur compare les noirs aux oiseaux du parc Monceau nourris par une dame généreuse (la France) qu'ils ne cherchent qu'à aimer!

[13] Il y a une exception : le Batouala de René Maran, pourtant plus réformiste que révolutionnaire. Mais le caractère agressif et percutant de la préface explique l'acharnement des autorités officielles et des critiques coloniaux à mettre au rebut, ceux-ci l'œuvre, celles-là son auteur.

[14] Nous ne disons pas folklorisme pour éviter toute confusion. Nous appelons culturalisme l'importance démesurée à visées diversionnistes accordée au culturel par l'idéologie coloniale.

[15] F. Couchoro : L'Esclave, Paris, éd. de « La Dépêche Africaine », 1929, 304 p.

[16] P. Hazoume : Doguicimi, Paris, Larose, 1938, 511 p.

[17] L'étymologie prend ici toute son importance. Caution vient du latin « cautio » qui signifie « précaution ». D'où l'expression « sujet à caution », c'est-à-dire sur qui ou sur quoi l'on ne peut compter.

[18] Souvent un certain pourcentage de la vente du livre revient au préfacier.

[19] T. XXVII, p. 560.

[20] Cité par Adrien Huannou in Histoire de la Littérature écrite de Langue française dans l'ex-Dahomey, Thèse d'Etat Lettres et Sciences Humaines, Université de Paris XIII, 1979, p. 276.

[21] Le professeur Levy-Bruhl y avait sa chaire.

[22] Appréciez le style et... la manipulation du lecteur.

[23] Cf. Paul Hazoume : Doguicimi, Paris, Larose, 1938, 511 p., préface de Georges Hardy.

[24] Cf. Ousmane Soce : Karim, roman sénégalais, Paris, N.E.L., 1935, préface de Robert Delavignette.

[25] J.R. Bloch échappait à cette règle.

[26] Le préfacier répondait manifestement à certains intellectueIs noirs qui, comme dans la revue La Race Nègre (1927-1936), prônaient une prise de conscience raciale et la constitution d'un Etat nègre.

[27] Doguicimi, préface. C'est nous qui soulignons.

[28] Par opposition aux « faux noirs » dont René Maran était devenu le prototype.

[29] C'est l'actuelle ambassade de la Haute-Volta à Paris.

[30] Nous avons obtenu ces renseignements à l'Académie des Sciences d'Outre-Mer (15, rue de la Pérouse, Paris XVIe) et plus précisément dans la notice nécrologique parue au lendemain de la mort de Delavignette et dans le discours prononcé par Pierre Messmer à ses obsèques.

[31] Paris, Grasset, 1935.