© Peuples Noirs Peuples Africains no. 24 (1981) 52-65



LES RESPONSABILITES OCCIDENTALES

DANS L'AVENEMENT ET LE MAINTIEN DES DICTATURES
EN AFRIQUE L'EXEMPLE D'AMIN DADA

Florent KIHULU SOMPA

Enorme dans le burlesque, dans la vantardise et dans la cruauté, Idi Amin Dada intrigue, déclenche l'hilarité, irrite, inquiète, terrorise. Lorsqu'il offre au peuple britannique dans le besoin une cargaison de bananes, il met les rieurs de son côté.

Lorsqu'il séquestre un ressortissant anglais et exige que la reine Elisabeth vienne humblement lui mendier la liberté de son sujet, il fait grincer.

Lorsque le corps de ses adversaires politiques jetés aux crocodiles échouent en grappes sur les rives du Nil, il fait frémir.

Idi Amin Dada est un plaisantin avec qui il vaut mieux ne pas trop plaisanter. Il prétend connaître la date de sa mort et, en attendant, il trucide avec truculence quiconque ose lui tenir tête.

( ... ) Ceux qui ont approché le dictateur de Kampala le disent fort, courageux, sportif, fabuleux en amour, cruel, menteur, sournois et doué [PAGE 53] d'un entendement très moyen. ( ... ) (Amin Dada est une) personnalité qui semble échapper à toute définition.

C'est en ces termes qu'Eric Wiedemann a présenté le personnage dans son livre Amin Dada[1]. On aurait pu écrire les mêmes choses de Bokassa et de Macias Nguema. Cependant si ces noms sont ceux qui ont caractérisé de la manière la plus abjecte les dictatures africaines, il va sans dire que toute l'Afrique Noire, exception faite de la Tanzanie et des ex-colonies portugaises sorties ces dix dernières années du joug colonial à l'issue d'une dure et longue lutte de libération nationale, toute l'Afrique Noire, disons-nous, est dirigée, toutes proportions gardées, par des Amin Dada, Bokassa, et autres Macias Nguema... Une forte dose de mégalomanie chez certains, une non moins forte tendance au comportement paranoïaque chez d'autres, en tout cas chez tous une soif inextinguible de sang humain, par cette pratique sanguinaire érigée en système politique et qui consiste en l'élimination physique systématique de toute opposition politique, comme il en est de toutes les dictatures; dictature sanguinaire doublée ici par une sorte d'incapacité congénitale à gérer même les intérêts du capitalisme étranger, à défaut de tentative d'instauration d'une politique économique tant soit peu indépendante.

L'Occident a beau jeu de clamer aujourd'hui que les Nègres donnent sans cesse la preuve de leur incapacité à se gouverner eux-mêmes, qu'ils ne sont bons qu'à s'entre-tuer sur la base de rivalités « tribales » et que le mieux qu'il leur arriverait serait de retomber dans l'état du colonialisme ancien; l'Occident a beau jeu de rire aujourd'hui de la balourdise intellectuelle de la plupart des dirigeants politiques africains, ou encore de se scandaliser du sadisme de leurs méthodes de gouvernement, il n'en demeure pas moins que l'analyse objective la plus élémentaire impute au même Occident la grande part des responsabilités, sinon leur totalité, dans l'arrivée au pouvoir des roitelets qui dirigent l'Afrique. L'honnêteté intellectuelle exige de situer objectivement les responsabilités. Pour ce faire, quoi de mieux que de choisir, [PAGE 54] comme modèle d'analyse, celui qui passe, de l'avis unanime, pour avoir été le plus sanguinaire, le plus imprévisible, mais aussi l'un des plus incapables, j'ai cité Idi Amin Dada.

Bokassa l'a disputé assurément à Amin Dada tout à la fois dans ses pratiques sanguinaires, dans son incapacité politique et dans sa bouffonnerie, Macias Nguema fut son indigne égal dans sa cruauté et son art du génocide, enfin tous les autres – Sékou Touré, Ahidjo, Mobutu, etc. – usent de la même pratique expéditive de l'élimination physique systématique pour délit d'opinion. Bien que de tous il faille crier haut les crimes, il y a ceux dont on parle et ceux dont malheureusement la presse ne dit rien. Amin Dada, parce qu'on en a parlé une décennie durant, parce qu'il a occupé à sa manière le devant de la chronique internationale de façon presque permanente, parce qu'il a assumé ouvertement toutes les tares de ses confrères, représente donc pratiquement le chef de file sur lequel peut se centrer l'analyse sur les véritables responsables de l'avènement au pouvoir en Afrique de ces dictateurs qui nous gouvernent.

25 janvier 1971 : coup d'Etat en Ouganda. Milton Obote est renversé. Le général Idi Amin Dada prend le pouvoir. Un coup d'Etat militaire de plus. Il n'y a pas de quoi s'inquiéter. C'est la réalité de la vie politique africaine. Le monde s'y est habitué.

Né en 1925 en Nubie et originaire du nord de l'Ouganda, le jeune Amin fut recruté à vingt et un ans par un sergent britannique pour être incorporé dans le 4e bataillon des « King's African Rifles » en 1946. Il remplissait en effet les trois conditions nécessaires et suffisantes pour être enrôlé, à savoir : Être grand, être fort et savoir fermer l'œil pour viser. Aide-cuisinier dans l'armée de Sa Majesté, il fut envoyé aussitôt en Birmanie où il participa aux côtés des troupes britanniques à la campagne de Birmanie. Caporal en 1949, il fait partie en 1950 d'une unité engagée au Kenya dans la répression de la rébellion. Là, fidèle soldat de Sa Majesté, il se bat contre les rebelles Mau-Mau du Kenya. Les brillants résultats qu'obtiendra sa méthode d'interrogatoire sur les Mau-Mau lui feront vite gagner des galons : « les hommes, debout, placent leur pénis sur une table; machette au poing, le Caporal Amin s'approche : si vous ne me dites pas [PAGE 55] où vous avez caché vos lances et vos boucliers, je vous châtre, » Il gagne ainsi ses galons de Sergent Major. L'indépendance de l'Ouganda en 1962 le trouve officier avec le grade de Sous-Lieutenant. Il faut pourvoir au manque de cadres militaires ougandais, aussi en 1963 il est Commandant et en 1964 il passe Colonel et chef d'état-major adjoint. C'est au cours de cette année 1964, qu'après un stage de formation et d'entraînement d'officier parachutiste en Israël, il se rend à la demande de son gouvernement, au Congo ex-belge (actuel Zaïre), où il conseille les troupes rebelles de Mulele et de Sumialot, en lutte dans le centre et dans l'est du pays contre les autorités de Kinshasa. Un an plus tard, il est même accusé par ses adversaires d'avoir fait main basse sur une partie du trésor de guerre des terribles « Simba »[2] et d'avoir détourné à son profit plus de deux millions de livres sterling en or et en ivoire. Mais le Colonel Amin Dada est devenu l'homme de confiance du président Milton Obote et son plus proche collaborateur. Aussi Obote défendra-t-il avec énergie la réputation de son plus fidèle allié politique qu'il nomme en 1966 au poste de Commandant en chef de l'armée ougandaise. Le Colonel Amin prend ainsi la direction de l'année de l'air et de l'armée de terre qui comptent alors quinze mille hommes environ.

Mais désormais placé à un poste qui lui donne une grande liberté d'action et devenu en 1968 Brigadier général, Idi Amin Dada prend du poil de la bête et montre des ambitions politiques qui commencent à inquiéter sérieusement le président Obote. Ambitions suscitées, entretenues et attisées par la Grande-Bretagne qui voyait d'un très mauvais œil l'orientation socialiste du régime Obote et qui cherchait à lui substituer un homme plus malléable. Obote voit de plus en plus en Amin un dangereux adversaire politique et regrette de l'avoir élevé si haut, il cherche même à l'isoler en dressant contre lui les Jeunes officiers et lui enlève une partie de ses prérogatives.[PAGE 56] Mais il est trop tard. Fort de la bénédiction de la Grande-Bretagne, le général Amin Dada, profitant de l'absence du président Obote qui se trouve à la conférence du « Club des Gentlemen » à Singapour, prend le pouvoir le 25 janvier 1971 à l'issue d'un classique coup d'Etat militaire, et instaure l'une des dictatures politico-militaires les plus tyranniques de l'Afrique contemporaine.

25 janvier 1971 : un homme couvert de sang de la pointe des cheveux au bout des orteils, entre de plain-pied sur la scène internationale, bien décidé, semble-t-il, à inscrire son nom sur les annales de l'histoire. Il a pour noms Idi Amin Dada Oumi.

A ce moment-là, ni son physique de géant, ni le nombre impressionnant des victimes de son coup d'Etat (des centaines de soldats, officiers et partisans de Milton Obote) n'impressionnent l'Occident; c'est plutôt une prise de pouvoir sans violence qui l'eût surpris. Pourtant, cet homme que rien ne semblait prédestiner à une carrière politique originale, va devenir, en très peu de temps, un personnage d'intérêt central.

Mais si jusqu'à un passé très récent, Idi Amin Dada a inquiété les responsables politiques occidentaux, notamment britanniques, s'il a été considéré par eux comme le plus sanguinaire des chefs d'Etat africains, l'appréciation qu'ils portaient sur l'homme jusqu'à la fin de 1971 était toute différente. La Grande-Bretagne a approuvé l'arrivée au pouvoir d'Amin Dada, parce qu'il avait toujours fait à ses yeux figure de bon nègre.

En effet, le soldat et le sous-officier que sera Amin Dada dans les King's African Rifles, est un militaire tel que l'armée coloniale les désirait. Obéissant, assumant son complexe d'infériorité de nègre, ne rechignant pas à la besogne, ne faisant pas preuve de capacités intellectuelles pouvant lui permettre de réfléchir sur sa condition et de remettre en cause certaines conceptions, mais ayant de bonnes capacités en tant que militaire subalterne d'action.

Le militaire Amin Dada, tel que la presse occidentale le présente servant dans l'année britannique, est un bon géant, naïf et niais, véritable force de la nature, mais à la capacité intellectuelle bien en dessous de la moyenne. N'usant que de good morning, Sir et de yes, [PAGE 57] Sir, il était, pour les officiers britanniques, Baloo, l'ours débonnaire du Livre de la jungle, de Rudyard Kipling, ou encore le fidèle Lothar, serviteur de Mandrake. Sa jovialité sa force, ses talents de rugbyman et de boxeur le rendent populaire au sein de l'armée britannique et font de lui un véritable Y' a bon Banania. En somme un « simple d'esprit » comme le confirme l'appréciation figurant sur son dossier militaire : un garçon magnifique mais à la matière grise un peu restreinte.

Tel est pour l'Occident l'homme qui prend le pouvoir en 1971, un homme qui a très bien servi les intérêts britanniques, qui a lutté contre ses frères de race pour servir la Couronne et qui présentait les « qualités » intellectuelles requises pour faire un homme de paille.

Sa prise de pouvoir fut donc une bonne chose pour la Grande-Bretagne qui s'inquiétait de la politique socialiste de Milton Obote. Les Britanniques croyaient avoir avec Amin Dada un chef d'Etat de tout repos. Pour bien prouver son soutien au nouveau régime, la Grande-Bretagne lui offrit une aide financière de 10 millions de livres sterling[3] et s'apprêta à accéder à la demande de fourniture d'armes formulée par le Général Amin, à la suite de la tentative d'agression menée contre l'Ouganda à partir de la Tanzanie, par les opposants au régime, soutenus par des éléments de l'année tanzanienne, en juin 1971. L'Angleterre montra donc sa volonté de jouer à fond la « carte Amin Dada ». Elle espérait et croyait pouvoir facilement manipuler le Général « bon enfant », dans le sens des intérêts britanniques. A ce moment-là, les journaux occidentaux ne disent que du bien de lui : son physique de géant[4] ne fait l'objet d'aucune moquerie, il n'est comparé ni à King Kong ni à un quelconque ogre sorti de la préhistoire; il est simplement le bon géant qui a toujours servi fidèlement et loyalement la Couronne. Mais le yes man va très tôt faire parler de lui, et malheureusement pas dans le sens que la Grande-Bretagne attendait. Pourtant, avant d'inquiéter sérieusement, il va encore faire penser pendant un certain [PAGE 58] temps, non pas à un dangereux sanguinaire, mais à une sorte de gros farceur qui fait rire même si une teinte de mégalomanie apparaît dans ses actes et exaspère parfois.

L'Occident fait alors connaissance du Ubu roi africain ou du Triboulet contemporain qu'est Amin Dada. Bouffon il l'est assurément. En tout l'Occident ne voit d'abord en lui qu'un farceur qui lui sert de bouffon. Par ses farces il devenait un objet de distraction, mais aussi de moquerie de la part des Occidentaux. Le bon géant avait pris l'habitude d'envoyer de temps en temps quelques télégrammes aux autres chefs d'Etat et le contenu de ceux-ci relevait de la pure farce et ni le flegme anglais ni les autres pays occidentaux ne se préoccupèrent outre mesure des fantasmes de quelqu'un qu'ils considéraient comme un simple d'esprit. Aussi ses déclarations ne pouvaient qu'amuser, elles étaient considérées comme un divertissement qui venait dérider de temps en temps l'ambiance sérieuse de la vie politique internationale. Amin Dada n'avait nul besoin d'un Triboulet, il était son propre bouffon.

Les Anglais qui étaient la cible favorite des farces du président ougandais ne sont pas restés insensibles à l'humour de leur bon nègre. Entrant allègrement dans le jeu, ils vont transformer son nom, Dada, qui signifie « sœur » en swahili, langue nationale du pays, en « Daddy » qui en anglais veut dire « papa », et Amin Dada devient dans la bouche des Britanniques Big Daddy c'est-à-dire « Gros Papa », terme que la presse va manier avec une sorte de paternalisme mêlé d'un certain mépris.

Amin Dada amusait donc la scène internationale. Il était le gros clown du monde politique. Toujours à mi-chemin entre la grosse farce et la naïveté, le monde occidental attendait chaque fois de se délecter de son « Amin international ». Ce dernier ne se faisait pas prier. Il semble qu'il assumait parfaitement son rôle d'amuseur, car les déclarations fantaisistes de sa part ne faisaient jamais défaut. Il poussait ses blagues jusqu'à provoquer nommément les autres chefs d'Etat : Kenneth Kaunda, Nyeréré, Nixon, le Premier ministre anglais Edward Heath, Golda Meir, etc. Les exemples des farces, blagues et autres bouffonneries du Maréchal Amin Dada abondent [PAGE 59] dans la presse. Il serait inutile ici de les reproduire. Sur la scène du théâtre international, Amin jouait sa pièce, l'occident aimait et riait, jusqu'au moment où la comédie se transforma en une effroyable tragédie. L'Occident se rendit vite compte à ses dépens que celui que les Anglais s'efforçaient de soutenir était un esprit dérangé, un Führer noir, un fou paranoïaque, un dictateur sanguinaire. Alors on ne rit plus, on ne sourit même plus, on enragea et on pleura.

Cet homme qui faisait tant rire était dangereux et il savait le prouver. Uniquement cinglé, pensa-t-on d'abord, fou paranoïaque confirma-t-on par la suite.

Lorsque le 5 août 1972, le Général Amin annonça l'expulsion dans un délai de trois mois de tous les Asiatiques porteurs de passeport britannique et qui résidaient en Ouganda, les Anglais espérèrent bien faire changer d'avis le président ougandais. Mais l'intransigeance d'Amin Dada, les conditions d'expulsion et les raisons de celles-ci firent vite comprendre à Londres qu'il s'agissait d'un cinglé, surtout lorsqu'il répondit qu'il n'avait pas le temps de recevoir le négociateur anglais Geoffrey Rippon, envoyé pour discuter avec lui des modalités d'expulsion des Asiatiques. A ce propos, Harold Wilson, chef du Parti Travailliste, évoquant le 4 septembre 1972 le drame des Asiatiques expulsés, dira du Général Amin : je ne suis pas un psychiatre, mais ses démarches intellectuelles, ses déclarations et ses actes extraordinaires laissent supposer qu'il s'agit d'un déséquilibré comme on n'en a encore jamais vu dans le Commonwealth. Willy Brandt abondant dans le même sens dira ce que beaucoup commençaient à penser : Amin est mentalement dérangé.

Mais ce n'est pas tout. L'Occident découvre un hitlérien et un mégalomane. Où le général Amin Dada devint un danger pour l'humanité, c'est quand il utilisa les méthodes hitlériennes et se fit l'apologiste de celui que le monde entier considère comme ayant été le lus grand dictateur du siècle. Dans un télégramme officiel Amin Dada affirme que si Hitler a fait passer six millions de juifs à la chambre à gaz, c'est parce que lui et le peuple allemand savaient que les juifs allaient à l'encontre des intérêts des peuples du monde. Il voulut même utiliser à l'encontre des Asiatiques britanniques qui ne seraient pas [PAGE 60] partis de l'Ouganda à l'expiration de l'ultimatum du 8 septembre 1972, certaines méthodes chères au dictateur allemand, notamment l'internement dans des camps. Après un voyage en Allemagne Fédérale, il s'étonna et s'insurgea qu'Adolf Hitler, son héros, n'ait pas un mausolée à Berlin, et il promit de construire en Ouganda un monument en mémoire d'Hitler.

Assurément Amin Dada est fou. Peut-être aurait-il été moins dangereux si sa folie ne relevait pas de la mégalomanie et de la paranoïa. L'« affaire Hills » est certainement celle qui manifesta le mieux le délire des grandeurs du Général Amin Dada. C'est le 11 juin 1975 que Dennis Hills, professeur anglais de soixante et un ans, fut condamné à mort par Amin, pour avoir qualifié le président Ougandais de tyranneau de village dans le manuscrit d'un roman non publié intitulé La Citrouille blanche. Cette affaire eut de multiples rebondissements au cours desquels Amin essaya autant que possible d'humilier les Anglais, tout en jouant avec la vie du Professeur Hills comme le chat avec la souris. Les interventions de nombreux gouvernements occidentaux et africains pour sauver Dennis Hills n'y firent rien. Et c'est au plus profond de l'impasse, alors que toute possibilité de sauver Hills semblait perdue, que, théâtralement, le Général Amin annonça au cours d'une conférence de presse à Kinshasa, où il s'était rendu pour un voyage impromptu de quarante-huit heures, qu'il graciait le professeur Dennis Hills sur l'intervention personnelle du Président Mobutu Sese Seko du Zaïre.

Son délire des grandeurs, mêlé à un orgueil exagéré, à de l'égoïsme, de la susceptibilité et de la méfiance, avait fait de Amin Dada le malade qu'il est. Plein de complexes, il voulait ressembler aux plus grands de ce monde, prouvant ainsi qu'il leur était inférieur. Il voulait être l'égal de la reine d'Angleterre ou de James Callaghan, le Premier ministre britannique, et c'est pour se mettre à leur niveau qu'il tenait à ce que ce soit l'une ou l'autre de ces personnalités qui vînt lui demander la grâce de Dennis Hills.

C'est aux plus puissants qu'il s'est attaqué. La France ne fut pas épargnée, encore moins Carter et les Etats-Unis, au point que lors de la crise qui opposa Amin à [PAGE 61] Jimmy Carter, ce dernier mit en marche la machine américaine des temps de crise.

Que la Grande-Bretagne et la Reine Elisabeth tremblent, que les Etats-Unis et Jimmy Carter soient aux abois, que la France et Giscard d'Estaing soient dans la pire inquiétude – voilà ce pour quoi vivait Amin Dada.

Dans le même temps, Idi Amin Dada gouvernait son pays en maître absolu, en dictateur. Tous ceux qui ne partageaient pas ses opinions étaient systématiquement éliminés, les prisons se remplissaient vite, très vite, et devenaient de véritables camps de concentration où les moindres opposants étaient torturés, exécutés et enterrés. Le Nil se mettait à charrier d'innombrables cadavres mutilés. En huit ans de pouvoir, Amin Dada fit de l'Ouganda le pays d'Afrique possédant, avec la Guinée Equatoriale et la Guinée le Sékou Touré, le taux le plus élevé de réfugiés politiques à l'étranger.

En mars 1974 une bonne centaine d'officiers furent exécutés, dont le général de brigade Charles Arube, alors chef d'état-major de l'armée ougandaise. C'est au début du même mois que le corps du Lieutenant-Colonel Michael Otonga, ancien ministre des Affaires étrangères, fut découvert flottant sur le Nil. En avril 1974, soit après trois ans de pouvoir, on estimait à 600 soldats et 2 000 partisans de Milton Obote, le nombre de personnes liquidées par le tyran d'Ouganda. Selon l'ex-président Obote, en exil en Tanzanie, 90 000 Ougandais avaient été massacrés au cours des trois premières années du pouvoir d'Amin Dada. D'autres estimations portent à 300 officiers, environ 100 députés et hauts fonctionnaires et 500 autres personnalités, le nombre de personnes assassinées par le dictateur ougandais, pour la même période. En 1976, un rapport de l'organisation « Amnesty International » relevait qu'en six ans de pouvoir sous Amin Dada, les exécutions sommaires avaient fait en Ouganda de 60 000 à 300 000 victimes; pour la Commission Internationale des Juristes ce nombre varie de 25 000 à 250 000 victimes pour la période de 1971 à 1976. La répression n'épargnait personne; le chômeur y passait autant que le ministre et l'évêque. Le 17 février 1977, l'archevêque anglican, Mgr Luwun et deux ministres, arrêtés sous prétexte de complot politique, furent assassinés et le crime déguisé en accident de voiture. Amin ne s'embarrassait [PAGE 62] même pas de parodie de procès. Plusieurs exécutions étaient publiques et télévisées, afin, disait-il, que le peuple voie le sort réservé aux opposants. En véritable sadique, il assistait personnellement à la plupart des exécutions publiques et obligeait la population à participer par la présence physique à la fête macabre. Amin riait, le peuple tremblait et pleurait.

En dehors des exécutions publiques dont se chargeait la police militaire, il y avait trois autres modes d'exécution qui étaient du domaine de la « Safety Unit », véritable police parallèle : souvent dans les prisons, les victimes, battues à mort puis tuées, étaient ensevelies dans des fosses communes; c'est ainsi que dans certains camps d'internement, où que l'on creuse, on déterre des restes humains; souvent aussi les corps étaient jetés dans le Nil ou dans les chutes d'Owens au Nord de Jinja, le fleuve les éparpillait sur des dizaines de kilomètres, les crocodiles les dévoraient et les vautours se chargeaient des restes; enfin, parfois les corps étaient brûlés au pétrole et abandonnés dans la brousse, quelquefois dans des voitures incendiées.

Le crime et l'assassinat furent érigés par le président Amin Dada en méthode de gouvernement. Les arrestations, ou plutôt les kidnappings se faisaient même en plein jour dans les bureaux, la rue, au domicile. C'est dans cette terreur, dans ce climat d'enfer où la moindre phrase pouvait tomber dans l'oreille d'un des milliers d'espions qui fourmillaient, qu'a vécu pendant huit ans et demi un peuple de onze millions d'âmes.

Multiplier pitreries et menaces sur la scène internationale, se maintenir au pouvoir en évitant de mécontenter l'armée et en déployant un appareil policier des plus répressifs, nécessite beaucoup d'énergie, aussi il ne restait guère plus de temps à Amin Dada de s'occuper des véritables problèmes de l'Ouganda.

Le bilan économique de toute la politique du président ougandais est un échec total. Dès sa prise de pouvoir Amin Dada désorganisa l'économie en affectant à l'armée 20 % du budget et 45 % des crédits de développement. Au bord de la crise, il « rêve » en 1972 que toutes les difficultés économiques du pays venaient des Asiatiques qui contrôlaient 80 % du commerce en Ouganda : « je me suis levé, j'ai pris mon petit déjeuner, et [PAGE 63] j'ai déclaré la guerre économique », s'était vanté le président ougandais, et la guerre économique fut d'expulser les Asiatiques, détruisant ainsi ce qui restait de l'organisation économique. Dès le début de son règne, Amin Dada prouvait donc ainsi son incapacité à résoudre les problèmes d'une économie qu'il désorganisait lui-même par son incompétence.

Alors que le budget militaire s'accroissait sans cesse, les secteurs de l'économie du pays étaient laissés à l'abandon. Les crédits militaires étaient passés de 1971 à 1974 de 7 à 15 millions de livres sterling, tandis que les réserves de devises tombaient de 20 à 3 millions de livres sterling. L'Ouganda qui produisait 14 200 tonnes de sucre en 1971 était obligé d'en importer 40 000 tonnes en 1974. La production des cimenteries tomba, sous Amin, au plus bas, et la fabrication des bouteilles fait arrêtée, faute d'investissement. En dépit d'une augmentation des recettes des exportations du café dont l'Ouganda est le deuxième producteur africain après la Côte d'Ivoire, la production du café a baissé. Le « plan d'action » défini en janvier 1977 se solda par une faillite, tout comme la « guerre économique » inaugurée en 1972 avec l'expulsion des Asiatiques anglais. Sous Amin Dada le commerce est mort en Ouganda et tout y a manqué : impossibilité de trouver sel, farine, riz, allumettes, etc., et quand on pouvait en trouver, les prix étaient inabordables.

La situation sociale du peuple ougandais s'est donc détériorée d'année en année pendant les huit années de la dictature du Maréchal Amin Dada. Aujourd'hui, l'Ouganda vit encore dans la misère dans laquelle l'a plongé le dictateur, et le nouveau chef de l'Etat, le président Milton Obote, revenu au pouvoir après dix ans d'exil, aura beaucoup à faire pour endiguer la famine qui sévit dans certaines régions, faire redémarrer l'économie du pays et donner du pain à tout le monde pour reprendre le slogan de sa récente campagne présidentielle.

Le fait d'admettre qu'Idi Amin Dada est un fou illuminé, un paranoïaque qui relève de la psychiatrie, l'innocente car un malade mental n'est pas responsable. La responsabilité se trouve donc du côté de ceux dont la complaisance a permis à un fou de prendre les rênes d'un Etat et de s'y maintenir huit ans durant par une dictature sanguinaire. [PAGE 64] Le premier et principal responsable est assurément la Grande-Bretagne dont l'attitude ne fut qu'un tissu d'erreurs. Nous avons parlé plus haut de l'offre d'aide financière faite par l'Angleterre à Amin et au désir de Londres de répondre favorablement à la demande de fournitures d'armes faite par Kampala. Dans un premier temps donc, l'ancienne métropole a contribué largement à asseoir le pouvoir du Général Amin dont elle savait pourtant qu'il n'était qu'un simple d'esprit incapable d'assurer la direction d'un Etat. Mais la nature capitaliste et impérialiste de la Grande-Bretagne l'a emporté sur la morale. Le président Milton Obote entreprenait une politique économique socialiste et avait déjà nationalisé quelques capitalistes. Les intérêts économiques de l'Angleterre étaient donc en cause. Il leur fallait un partenaire plus docile et plus malléable qu'Obote. Simple d'esprit, Dada n'en devenait que plus maniable et sa prise de pouvoir était pour l'Angleterre l'occasion de rétablir sa mainmise sur l'économie ougandaise.

L'Occident a trouvé un plaisir raciste à présenter pendant des années les aspects les plus grotesques du président ougandais. Présenté sans cesse comme sujet de ridicule, l'Ubu noir, ou le Gengis Khan africain, ou encore simplement le bon géant ou le bouffon, Amin Dada a fait la joie des caricaturistes, et la bouffonnerie sans cesse mise en avant a souvent caché la réalité nationale ougandaise même lorsque les journaux se sont mis à en parler.

Il faut aussi ajouter, ce qui est peut-être le plus important, que la Grande-Bretagne est demeurée le partenaire commercial privilégié de l'Ouganda sous Amin, même si les relations diplomatiques étaient souvent des plus mauvaises entre les deux pays. Business is business, et la situation intérieure de l'Ouganda, et même l'exécution d'un Dennis Hills n'auraient rien changé à la nature des relations commerciales entre l'Angleterre et l'Ouganda.

Enfin Amin Dada est un produit made in England. Il représente le prototype du nègre colonisé, frustré, dont les complexes ont rejailli sous les formes du caractère et de la politique d'Amin Dada. Sa paranoïa est le résultat de la colonisation britannique, elle est une maladie du colonisé. Comme l'a si bien écrit un journaliste, [PAGE 64] le Maréchal Amin Dada n'est pas un erreur. Il a reflété très exactement ce qu'il a vécu pendant les années de la présence anglaise dans son pays. Bourreau, certes, mais aussi victime de la colonisation, Idi Amin n'a été que la tare d'une certaine colonisation, ce qui n'a pas empêché, comme le dit Pierre Merle, les anciens colonisateurs de s'étonner tout de même d'avoir eu un si brillant élève.

A tous ces titres, la Grande-Bretagne est responsable en grande partie des crimes d'Amin Dada et de son burlesque.

Il convient d'ajouter que la France a également apporté à l'Ouganda d'Amin une certaine contribution financière.

Quant à la société internationale, elle n'est pas moins responsable. Une volonté unanime des Etats de l'O.N.U. sur une politique à adopter à l'encontre du Chef d'Etat ougandais, tel un isolement diplomatique et économique, aurait peut-être pu modérer les initiatives et le sadisme d'Amin; mais le jeu politique international est trop corrompu, et la dictature du souverain ougandais, quelque tyrannique qu'elle ait été, n'a pas suffi à troubler la froide logique des diplomates, car si démuni que soit l'Ouganda, ce pays demeure un pion non négligeable; ce qui explique que le sang ait coulé en Ouganda dans l'indifférence totale. L'O.N.U. s'est contenté de timides condamnations au niveau du discours, et la Commission des Droits de l'Homme à l'ONU est allée jusqu'à refuser de condamner le gouvernement tyrannique de Kampala. La dictature aminesque se trouvait ainsi confortée dans sa répression interne, sa débâcle économique et sa clownerie internationale.

Et pourtant, au regard des problèmes socio-économiques où elle se débat, l'Afrique n'avait pas besoin d'un Amin Dada.

Bibliographie

1. Merle (Pierre) : Amin Dada ou Les sombres exploits d'un sergent de l'armée britannique, éditions Régine Deforges, collection Nos grands hommes, Paris, 1978.

2. Wiedemam (Eric), Amin Dada, éditions internationales Charles Denu, Albertville. 1977.

3. Kyemba (Henry) L'Etat sanguinaire sous le règne d'Amin Dada, éditions Stanké, 1977.

4. Le Monde quotidien, no de 1971 à 1978.

5. L'Express, hebdomadaire, no de 1971 à 1978.

6. Le Point, hebdomadaire, no de 1971 à 1978.

Florent KIHULU SOMPA


[1] Eric Wiedemann, Amin Dada, éditions internationales Charles Denu, Albertville, 1977.

[2] « Simba » signifie en Swahili « Lion »; c'est ainsi que s'étaient fait appeler les révolutionnaires lumumbistes dirigés par Mulele et Sumialot dans maquis zaïrois.

[3] Le Président Amin Dada n'a jamais remboursé cette somme qu'il avait du reste toujours nié avoir reçue et qu'il avait toujours continué à réclamer à la Grande-Bretagne.

[4] Idi Amin Dada mesure 1,96 m et pèse 120 kg.