© Peuples Noirs Peuples Africains no. 24 (1981) 1-10



L' AFRIQUE ENTRE BARBOUZES ET ENFANTS DE CHŒUR

Odile TOBNER

Alors qu'elle se trouve probablement, pour une part non négligeable, à l'origine du changement de majorité gouvernementale intervenu en France au printemps 1981, l'Afrique sera, très certainement, celle à qui ce changement de majorité profitera le moins. L'histoire nous a habitués à cette ironie. Qui dira, en effet, la part des scandales africains dans la démonétisation de l'image de Giscard d'Estaing ? Mais, d'autre part, si les Africains sont vassalisés, ils ne sont pas électeurs, leurs intérêts sont très exactement « ce que les autres disent qu'ils sont ». Dans la balance politique ils ne pèsent rien. Par quel miracle Mitterrand, tel le « deus ex machina » qui intervient au théâtre pour que tout se termine bien, viendrait-il les tirer de leurs misères, les débarrasserait-il de leurs oppresseurs ? Pourquoi prendrait-il un pareil risque ? Pour faire baisser le niveau de vie des Français dans leur totalité, lui qui a été élu pour faire augmenter le niveau de vie de certains Français ? Pourquoi tenterait-il d'arracher les populations africaines aux griffes de l'exploitation, lui qui aura tout le mal du monde à en arracher les catégories les plus démunies de la nation [PAGE 2] qui l'a élu ? Réformisme et real politik vont de pair. Il y a les choses à quoi on touche et celles à quoi on ne touche pas. On a assisté, en France, à une valse des directeurs de l'Information, valse des Recteurs, valse des Préfets. Dans le domaine du visible le changement de pouvoir s'est montré de façon spectaculaire. Dans des domaines plus occultes la valse s'est réduite à de très discrets glissements. La Police, les Affaires Etrangères, le SDECE, l'Armée, sont des instruments plus incontrôlables qui demandent à être maniés avec ménagement. Quant aux Présidents africains, ils ont tous été confirmés dans leurs fonctions. S'il est un domaine où il faut y regarder à deux fois avant de changer quelque chose, c'est bien la politique africaine du gouvernement français, camp retranché où l'extrême-droite évolue comme un poisson dans l'eau et où elle détient toutes les positions. Ce n'est pas une petite variation électorale qui peut y changer quoi que ce soit.

S'il est un domaine, d'ailleurs, où les termes de « droite » et de « gauche » sont impropres, c'est celui de la politique française en Afrique. La France n'a d'ailleurs pas le monopole de cette aberration. On a vu la Chine socialiste cautionner le Chili de Pinochet. Quand il s'agit de choisir entre les grands principes et les intérêts égoïstes, le nationalisme l'emporte toujours. On en trouverait mille exemples. A quel point on peut associer un credo progressiste, pour ce qui est de l'humanisme à usage interne ou neutre, et les réflexes les plus réactionnaires quand les intérêts de la nation se sentent menacés, la lecture du « Monde » en donne un exemple quasi caricatural, dans le hiatus idéologique qui existe entre la rubrique africaine et les autres rubriques de politique intérieure ou étrangère. Depuis l'élection de Mitterrand, Philippe Decraene, le grand prêtre de l'africanisme mondain – entendez « du Monde ».... mais c'est la même chose finalement – mène une campagne forcenée pour le statu quo en matière africaine. Il a même repris, à cette occasion, une formule célèbre, malheureusement célèbre, en affirmant que le bilan de la politique africaine du régime précédent était « globalement positif ». On peut s'arrêter un peu sur l'hypocrisie d'une pareille formule. Que peut-elle bien vouloir dire en effet? Un bilan est positif ou négatif. On admettrait qu'il soit [PAGE 3] « légèrement », « largement » ou « totalement » positif, mais « globalement » a quel sens ? En clair cela veut dire que tout a foiré sauf ce qui est considéré comme l'essentiel. Cet essentiel est toujours, comme son nom l'indique, de l'ordre de la théorie, de l'essence, du bon par définition. Cet absolu, dans le cas de l'Afrique de M. Decraene, c'est d'être française, militairement française, monétairement française, donc culturellement française. Tout ce qui concourt à ce résultat, quels qu'en soient les moyens, est bon, tout ce qui risque de le remettre en cause est a priori rejeté comme mauvais.

Cette politique est celle d'un impérialisme. L'impérialisme français a des souteneurs inconditionnels dans tous les secteurs de l'opinion, même si, dans sa pratique, il est le fait de l'extrême-droite. La paralysie de la pensée « de gauche » devant l'analyse de cet impérialisme, son effroi pudique à l'idée de le nommer, réduisent les discours progressistes à n'être que d'affligeantes et vertueuses déclarations de principe. On se garde de jamais sortir des généralités, on favorise ainsi le développement et l'impunité des plus cyniques entreprises coloniales et racistes, dont l'archaïsme fruste et grossier donne la mesure de l'absence de toute réflexion critique sur ce sujet tabou.

Les deux pôles de la politique africaine de la France sont constitués d'une part d'un verbalisme idéaliste parfaitement mystificateur sur la nécessité de cette fameuse « aide » aux pays sous-développés, d'autre part d'une action réaliste parfaitement cynique et le plus complètement possible occultée. Ces deux pôles se complètent harmonieusement et on voit assez comment la gauche et la droite se sont réparti la tâche dans ce concert. On se trouve alors dans une situation où la pensée assure un simple discours idéologique, tandis que l'action obéit à un pur égoïsme national. Ce schéma se lit constamment dans les déclarations de tous bords. La période électorale du printemps dernier a vu s'épanouir jusqu'à la caricature tous ces types de discours nationalistes. On eut prendre comme exemple le chapitre « africain » des déclarations de deux candidates. On peut les prendre, ces deux candidates, comme illustrant remarquablement les discours-types, peut-être parce que, femmes, et représentant des fractions « pures » de l'opinion, c'est-à-dire [PAGE 4] celles qui accordent, naïvement, plus d'importance à la clarté idéologique qu'au nombre de voix, elles échappent à ce flou artistique qui caractérise les déclarations des grands ténors sur des questions peu rentables électoralement. Arlette Laguiller nous a dit, avec cette vibrante indignation devant l'injustice qui la rend si sympathique, qu'on devait prendre de l'argent sur les monstrueux bénéfices capitalistes, sur les gigantesques dépenses pour l'armement pour le « donner » aux pauvres sous-développés. Jésus-Christ n'aurait pas mieux dit. Marie-France Garaud, le plus mâle des candidats, a dit virilement qu'il n'était pas question de « lâcher » l'Afrique, étant donné que ses matières premières étaient nécessaires au développement...de la France. Voilà des discours clairs, qui s'éclairent encore mieux l'un par l'autre en montrant dans quelle hypothèse ils s'annuleraient. A quoi bon donner, en effet, quand il suffit de ne pas prendre ? La vérité de l'extorsion se dit dans le discours de droite, mais sans dommage, car, « nous somme entre Français n'est-ce pas? » le discours de gauche sert de manteau de Noé car on ne peut quand même pas dire à un électeur de gauche qu'il est un exploiteur par appartenance nationale, lui qu'on n'a jamais accoutumé idéologiquement à trouver justes et naturelles certaines exploitations, comme sait si bien le faire le discours de droite. Les variantes plus subtiles, plus politiques, de ces discours ont fleuri après les élections, quand il est devenu moins risqué de s'aventurer sur un terrain délicat, quand, les trois quarts des gens étant retournés à leurs distractions habituelles, on a parlé enfin pour les vrais amateurs, ceux qui aiment les nuances. Du côté gouvernemental Jean-Pierre Cot a solennellement déclaré que la politique africaine de la France serait mise sous le signe de la Générosité. Imaginez un instant l'impression qu'aurait faite Mauroy déclarant que la clef de sa politique était l'appel à la générosité de la classe possédante, et vous aurez une idée de la consternation qui a été la nôtre. Jacques Chirac a déclaré, lui, qu'il ne fallait pas laisser l'Afrique à elle-même, car ce serait la livrer à d'autres puissances... Il est assez amusant de noter sur quels points jouent les nuances et les omissions par rapport aux deux discours précédents. Jean-Pierre Cot, s'il parle de générosité se garde bien d'en indiquer les ressources, [PAGE 5] ce qui laisse à penser que ses moyens ne seront pas au niveau de ses excellentes intentions, mais il ne faut pas choquer la droite déjà suffisamment traumatisée. Quant à Chirac il remplace le discours du patron de choc qu'était Garaud, par le discours paternaliste de la protection. (Quel malheur pour les Africains s'ils étaient mangés par d'autres!) Mais quoi, il faut bien parler au cœur de la majorité de gauche. Dans les deux cas, ce qui est escamoté, c'est la mention précise du nerf de la puissance qu'est l'argent, donné ou pris. Au lieu de cela le relief donné à des formes nominales absolues, sans objet : Générosité, protection. Générosité des enfants de chœur, protection des barbouzes. Africains, la France vous offre toute sa généreuse protection.

Parlons plutôt, nous sommes des gens grossiers et sans éducation, de la circulation de l'argent. C'est le circuit d'un moteur à quatre temps. Production de monnaie et production de matières premières refluent d'Afrique dans l'industrie et la banque française, c'est-à-dire viennent nourrir le capital, en retour l'aide maigre, mais susceptible d'être augmentée pour maintenir le circuit en état de marche, versée par la totalité des Français qui paient l'impôt sur le revenu, est le viatique économique qui permet essentiellement de financer la survie de la structure administrative et politique qui gouverne les pays africains, ce qui permet d'assurer sans encombres le fonctionnement du premier temps.

Bien loin que ce schéma politique soit étudié, mis au jour, analysé par des spécialistes « désintéressés » du savoir, tout est fait pour le dissimuler, le nier, le noyer sous le flot d'un verbe prétentieux. Nous nous réservons de taire prochainement une étude de la « politologie africaniste ». Pourtant cette structure montre sa pertinence par la clarification qu'elle apporte à un ensemble de phénomènes qui s'ordonnent, s'éclairent, perdent leurs apparentes contradictions. Le moindre intérêt de ce système à quatre temps n'est pas, en effet, l'escamotage des affrontements d'exploitation qui sont très vite évidents dans un système à deux temps. Les masses africaines fournissent le gros de la plus-value dont a besoin le capitalisme français, les masses françaises paient pour l'entretien des camarillas de tyranneaux qui assurent la police des réserves. Ce qui, entre autres résultats, entretient [PAGE 6] le racisme d'une population à laquelle sa presse montre toujours des chefs d'état en position de mendicité, comme c'est le cas de la Centrafrique. Quand la mendicité ne porte pas sur des subsides, elle porte toujours sur une protection militaire. C'est un fait palpable, en effet, que c'est le troufion français qui assure la défense des régimes africains. Et ce fait répercuté par « Paris-Match » dans le style « nos as au Shaba » n'est pas une mince contribution au racisme.

Si on étale complaisamment dans la presse française tout l'argent qu'on dépense pour l'Afrique dans le financement de la généreuse protection qui est accordée aux régimes en place, on prend le lecteur pour l'imbécile qu'il est peut-être en ne donnant, pour seule motivation de cette généreuse protection, que la nécessité de préserver l'Africain des rapacités soviétiques ou américaines. Avez-vous déjà vu des gangsters faire le siège d'un taudis ? On ne peut pas en même temps apitoyer les gens sur l'extrême pauvreté des Africains et se mobiliser pour leur défense armée. S'ils sont pauvres il faut les secourir mais il n'est pas besoin de les défendre les armes à la main car ils ne doivent, logiquement, exciter nulle convoitise. S'ils sont riches c'est encore mieux, ils se défendront bien tout seuls en utilisant intelligemment leurs richesses. Ou bien alors il faut se résoudre à révéler la triste réalité : ils sont des riches pauvres, ou des pauvres riches, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas comme tout le monde, ils sont particulièrement bêtes et il leur faut des régimes politiques spéciaux, une presse spéciale, pas des régimes politiques pour gens intelligents, ni une presse pour gens intelligents. Et il leur faut en outre la protection de gens intelligents qui eux sauront se servir intelligemment de leurs richesses. Ne riez pas; c'est implicitement, pour une part, explicitement pour l'autre, ce qu'on lit sur L'Afrique. « Les systèmes démocratiques occidentaux sont inadaptés aux réalités profondes de l'Afrique. » La réalité profonde de L'Afrique serait-elle la bêtise ? Car enfin un peuple incapable de se gouverner, il doit lui manquer quelque chose du côté de l'esprit. Si ce n'est pas totalement explicite c'est parce que c'est gros, tellement gros qu'on se doute bien qu'il y a une autre explication. [PAGE 7] et le public français peut marcher tant que l'ignorance règne en des domaines essentiels. Les pays africains sont des pays à comptabilité occulte. La fiscalité des entreprises étrangères y est pourtant un modèle de bienfaisance qui gagnerait à être connu. L'Afrique est le pays des cadeaux, vous savez bien, c'est traditionnel. Ces cadeaux fiscaux, quand, par hasard, on en parle, sont justitifés comme rémunération de l'activité philanthropique qui consiste, pour un capitaliste, à investir en Afrique. L'argument, là aussi, ne vaut que pour les débiles mentaux. A qui persuaderez-vous qu'il faut se mettre en quatre pour « attirer » des capitaux, alors que les pays africains constituent, pour le capital, le terrain rêvé ? Des salaires au-dessous de toute concurrence, pas de charges sociales, une libre circulation de l'argent, tout cela constitue un tableau d'exploitation effrénée et sauvage dont la description chiffrée manque cruellement. Si cette description existait on comprendrait enfin le pourquoi de l'état lamentable de ces pays à propos desquels on joue à pleines pages des grandes orgues de l'apitoiement. La seule exigence du capital, mais elle est vitale, c'est la nécessité de régimes forts. Force armée et obscurantisme sont les deux piliers de ces régimes « qui conviennent aux Africains ». Les populations y vivent dans la terreur et l'ignorance. Terreur larvée entretenue par les exactions permanentes de l'arrogante minorité administrative. La passivité d'une population humiliée est garantie par une censure destinée à tuer dans l'œuf tout progrès de la prise de conscience qui se traduirait certainement par la nécessité d'avoir recours à la plus sanglante des terreurs, dans le style sud-américain.

Voilà quel chaudron de sorcière, voilà quelles écuries d'Augias constitue l'héritage africain pris en charge par la nouvelle majorité française. Dans ce système rien ne peut être changé sans entraîner d'incalculables conséquences sur là situation intérieure même de la France. L'inconscience de la population française étant totale, puisque l'extrême-gauche elle-même en est encore au vocabulaire de « l'aide charitable », on conçoit que les détenteurs du pouvoir politique, qui n'ont jamais, dans aucune situation historique, marché à l'avant de leurs troupes, ne puissent que chausser les bottes de l'ancien pouvoir. On le conçoit mais on ne saurait l'approuver. Ce pas [PAGE 8] a pourtant été allègrement franchi par un certain nombre de consciences élastiques qui pérorent dans la presse « intellectuelle » réduite, en ce domaine, à un rôle de propagande, ayant renoncé à toute activité critique. A ceux qui nous accuseraient d'avoir brossé un tableau caricatural nous proposons, pour finir, quelques faits, quelques indices, quelques étranges anomalies de comportement qui traduisent l'existence d'une pathologie bien dissimulée.

Passons sur les honneurs rendus à l'assassin notoire qu'est Mobutu, mais il y a quand même là de quoi grincer des dents. Plus comiques les malheurs de l'inénarrable Bongo, défendu par le chevalier sans peur et sans reproche qu'est l'inénarrable Decraene, qui s'indigne de la « campagne de presse » faite, paraît-il, au détriment de son protégé, parangon de la vertu persécutée. Tout cela parce qu'on ne peut même plus assassiner en France aussi à son aise qu'au Gabon, où il n'existe, la presse sérieuse nous le garantit, aucune opposition, les opposants ayant la fâcheuse habitude de manquer de santé. La merveille c'est que, le tandem Bongo-Decraene ayant tapé du pied, l'affaire Luong retournera aux oubliettes. On a du pouvoir ou on n'en a pas, à défaut d'avoir, ne parlons pas d'honneur, c'est un mot qui, dans ce contexte ferait rire, mais cette parure inutile qu'est l'honnêteté.

Citons les nouvelles du Cameroun que nous donne Amnesty International, sortie depuis peu de sa léthargie à l'endroit de certains pays africains. Ces nouvelles vous ne les trouverez dans aucun organe de la grande presse. Au Cameroun la distribution d'un tract hostile au régime coûte l'arrestation, la torture, plusieurs années de prison, pour certains la disparition pure et simple. Alors que ces malheureux n'ont, à aucun moment, fait l'objet d'une inculpation, que la police s'est simplement emparée d'eux, quand il en sort quelques-uns, guéris par des méthodes persuasives de toute velléité d'expression de leurs opinions, on dit que le Président, dans son immense générosité, les a amnistiés. Pourtant le magistrat français Philippe Texier, membre important du syndicat de la Magistrature, qui a enseigné le Droit au Cameroun, comme directeur de la formation des magistrats, loin de s'étonner, dans la presse, de cet usage bizarre de la pratique et du vocabulaire du Droit, nous gratifie, dans [PAGE 9] « le Monde » d'une tribune libre sur les Droits de l'homme... au Salvador ce qui part des meilleurs sentiments et est certainement utile aux malheureux salvadoriens, mais ne lui demande pas un courage surhumain ni un suicide professionnel.

Ajoutons, au chapitre camerounais, que le sémillant progressiste Hervé Bourges dirigeait une école de journalisme dans ce pays où l'on va en prison quand on distribue un tract. Ce n'est pas cela qui le gênait le moins du monde. Il en a même rapporté une conception progressiste du journalisme qui a fait un certain bruit quand elle a tenté d'être imposée à l'UNESCO par M. Bow et Bourges réunis, toujours ces tandems. Il s'agissait ni plus ni moins de faire délivrer les cartes professionnelles de journaliste par les gouvernements et non par les organisations professionnelles. Il est bien évident qu'un Etat peut contrôler une organisation professionnelle, mais en faisant sauter ce maillon on s'assure quand même un bien plus solide contrôle de l'Information, objectif capital pour tous ces pays où la moindre liberté d'expression déchaînerait la réplique des mitraillettes. Vous voyez bien que c'est par humanisme que cette réforme était proposée.

Enfin, car il faut bien abréger l'inventaire de toutes ces choquantes attitudes, soulignons que pas une de ces affaires politico-criminelles, dont la prolifération est quand même un indice inquiétant, ne se déclenche en France sans exhiber sa ramification africaine. Assassinat de Broglie, tuerie du bar du Téléphone, assassinat de Luong, tuerie d'Auriol, toutes ces mystérieuses affaires entretiennent entre elles des liens subtils dont le dénominateur commun est l'évocation, dans la coulisse, de trafic de faux francs CFA ou de silhouettes de barbouzes spécialisés dans l'Afrique. C'est peut-être pour avoir reconstitué quelques pièces de ce sinistre puzzle qu'est mort le juge Michel. N'avez-vous pas trouvé génial le flair du ministre de l'Intérieur qui savait, une journée après l'assassinat et avant évidemment toute conclusion de l'enquête, que c'étaient les trafiquants de drogue qui avaient assassiné le juge ? Il y a tant de risques que cela à soulever un autre couvercle ?

C'est tout cela, tout ce que la politique africaine draine d'immoralité et de corruption, comme tous les domaines [PAGE 10] où le contrôle démocratique ne s'exerce pas, qu'on avait pu former le rêve de voir finir. Il ne s'agissait pas, comme l'insinuent Philippe Decraene et Jacques Chirac, que la nouvelle majorité mette à la tête des pays africains ses propres hommes à la place des obligés de l'ancienne majorité. Quel terrible aveu que l'expression de ces craintes qui ont effectivement secoué, on s'en est aperçu, maint potentat africain! Quel aveu que la nervosité soudaine du placide Decraene vitupérant les jeunes turcs socialistes « qui n'y connaissent rien à l'Afrique »! C'est donc si facile que cela de changer de pions ? Les candidats à la succession qui sont venus mendier à Paris l'investiture socialiste ont montré en cette occasion un manque de dignité qui donne la mesure de l'avilissement moral et du mépris de soi qu'engendre l'oppression. Une longue servitude donne les réflexes de la servilité. Ils l'on fait, au risque de voir un Decraene se gausser de leur absence de troupes et c'est bien fait pour eux. Non, il s'agissait simplement de taire passer un peu d'air frais, d'ouvrir ce domaine réservé aux investigations d'une information honnête, de faire la lumière sur un certain nombre de scandales, de trafics, d'assassinats. Il s'agissait de faire un peu le ménage dans la barbouzerie. Mais pour cela les bons sentiments des enfants de chœur ne suffisent pas, il y faut une lucidité et un courage politique et moral qui sont pourtant le pari, toujours gagnant, de la vraie grandeur.

Odile TOBNER