© Peuples Noirs Peuples Africains no. 23 (1981) 153-157



POÈMES

Daniel VIGNAL et Adiyi Martin BETSMAN

PUZZLE

Une pirogue d'iroko à moteur une seconde chapeautée par un filet qui s'étire brusquement avant de s'abattre, tel un épervier, sur un cours d'eau peuplé en aval de torchères du diable, de pêcheurs en tee-shirt BP et de poissons mazoutés...

Une Mercedes climatisée, immatriculée KN qui donne dix kobos au mendiant du mallam installé, une gamelle ébréchée coiffant son crâne luisant, sur le paillasson d'un super-marché...

Une houe fatiguée de se casser la lame sur la latérite tassée par le soleil dont l'énorme caterpillar jaune de la ferme gouvernementale voisine se joue à longueur de journée de quatre heures...

La fête de l'igname, dansée derrière les masques des ancêtres parés de longues tignasses végétales autour d'un feu criant la joie des villageois, retransmise en direct et en couleur sur le réseau de la télévision nationale... [PAGE 154]

Un baobab nu comme un ver qui s'extrait du sable ardent en gémissant sous le soleil assoiffé de lits de rivières du côté de Katsina et des hectares d'hévéas hauts, verts et serrés qui prennent leur bain de vapeur quotidien dans le sauna du Bendel...

Chukwemeka en costume-trois-pièces bleu-marine et cravate, attaché-case à la main et lunettes blanches sur le nez, Bamidele enfermé dans ses blue-jeans serrés, agbada sur le dos et tongs aux pieds et Suleiman enveloppé dans sa babanriga de fin coton, une chéchia brodée à dominantes vertes et blanches sur la tête...

Une piroque, un iroko, un moteur, une seconde, un filet, un épervier, un cours d'eau, des torchères, le diable, des pêcheurs, des tee-shirts, B.P., des poissons, du mazout...

Une Mercedes, un climatiseur, Kano, dix kobos, un mendiant, un mallam, une gamelle, un crâne, un paillasson, un super-marché...

Une houe, une lame, de la latérite, le soleil, un caterpillar, une ferme, le gouvernement, une journée, quatre heures...

La fête, de l'igname, une danse, des masques, les ancêtres, des tignasses, un feu, la joie, des villageois, le direct, la couleur, le réseau, la télévision, la nation...

Un baobab, un ver, le sable, le soleil, des lits, des rivières, Katsina, des hectares, des hévéas, un bain, de la vapeur, un sauna, le Bendel...

Chukwuemeka, un costume-trois-pièces, une cravate, un attaché-case, une main, des lunettes, le nez, Bamidele, des blue-jeans, un agbada, le dos, des tongs, des pieds, Suleiman, un babanriga, du coton, une chéchia, la tête...

Ces quelques pièces repérées... Restent les autres...

Daniel Vignal
1980
[PAGE 155]

A CONTRE-FLOT

(en souvenir du vendredi 13-6-1980)
Pour Walter Rodney,

Congo!
Lancinantes, tes empreintes digitales
Sillonnent mes paupières

Congo houleux, éblouissement futile, dis-moi
Quel torrent a déchargé les cargaisons
De pollens sacrificatoires là-bas
Sur les plantations hurlantes ?

Ah ! dis, Congo oublieux de l'Histoire
Sais-tu qui a laissé tonner les foudres
De 1914, la reprise en 1939
Et les larves sismiques sur Hiroshima ?
Sais-tu quel cyclone a composé les requiem
Pour les Esquimaux et les Indiens
Les premiers possesseurs du « Nouveau Monde » ?

Congo oublieux de l'Histoire
Quel ouragan a éteint les Incas et les Aztèques ?
Quelle tornade a napalmé les pupilles vietnamiennes ? [PAGE 156]
Le sais-tu, Congo ?
(Et vous, Saint Laurent et Meschacebé et Amazone ?)

Congo fêlé, extase heurtée!
Congo, jadis griffes de léopard!
Mon Congo qu'on intoxiqua
D'humiliations, de génuflexions et de petitesses
Panthère jadis frissons qu'on aveugla
Quelle danse givrée stérilise les baobabs ?
Quelle rafale de crépuscules éclaboussa Wagadu
Ghana, Dahomey, Songhai, Tombouctou... ?
Mais quelle gueule a englouti Walter Rodney
Steve Biko, Martin Luther King, Lumumba
Samory, Béhanzin, Chaka le Zoulou, Toussaint Louverture... ?
Je t'interroge, Congo, fétiche futile
– « Toujours la même Bête
Sainte, savante, civilisée et dépeceuse
Toujours le même Sacrificateur fauve
Guettant l'heure cendreuse
L'heure de faucher l'œuvre
Par cinq milliards d'années délicatement mûrie
Au nom du Père, du fils et du saint esprit »
Me répond la nuit atone de Harlem
ALLELUIA! SO BE IT.

Dérive, dérive toujours, oh Congo
Picoreur de pulpe d'aubes naissantes
Pachyderme bourdonnant de trahisons et de trypanosomes
Caïman aux abois qui avale tes œufs
Oh Congo, gonflé de ton image impure
Hélas ! les semailles ont misé sur toi
Mais dérive, laisse-toi dompter par les cataractes
Sombre dans les naufrages toujours renaissants
Rampe, tel un python aux étreintes engourdies
Rampe et effiloche-toi dans l'océan onctueux
Mouvance perlière à la remorque de la Lune obèse
Charrie tes mines d'or, de cuivre, de cobalt
De diamant, d'uranium, de pétrole...
Là-bas, au Couchant
Gonfle les caisses ventrues des zombis rapaces
HOURRAH PROVIDENCE! [PAGE 157]

Congo oublieux
Quand les soleils et les pluies annonciatrices
Avortent
Et la terre ténébreusement sanglote
Les graines portent
Le poids du désastre
Souviens-toi Congo, ne l'oublie pas
Ah! Congo, mon sanctuaire qui pactises avec les fossoyeurs
Tes contre-flots ne défendront pas
La floraison de l'aube séminale
Demain les gisements d'arcs-en-ciel
Embraseront l'élan de l'aube inédite
Demain nos têtes conjuguées
Inventeront la cohérence des alphabets interdits
Délice !

Alors, déferlez vents, éclairs, soleils, pluies, écumes
Et toi, rosée incantatoire, tinte tinte
Au-dessus du Congo en délire
C'est le temps du pétillement
Saut dans le vertige de l'AUBE apprivoisée

LE DIEU DE L'AFRIQUE N'EST PAS MORT!

Adiyi Martin Betsman