© Peuples Noirs Peuples Africains no. 23 (1981) 136-140



L'APARTHEID, LE RACISME ET LES PRIX LITTERAIRES FRANÇAIS

Adrienne ZOONTJENS

Cet article a été publié dans Libération - Afrique - Caraïbe - Pacifique no 9 (avril-juin 1981).

Le prix Médicis étranger a été accordé à l'écrivain blanc sud-africain André Brink pour son roman Une saison blanche et sèche. Le prix lui a été donné pour ses qualités littéraires et pour sa prise de position contre l'apartheid. M. Brink proclame qu'il lutte contre l'apartheid. Pourtant, en tant que blanc, et appartenant à la couche sociale dominatrice, il ne peut que profiter de ce système de racisme et d'exploitation.

La société sud-africaine est organisée de telle sorte que chaque individu à sa naissance reçoit la qualification de « blanc », « métis », « indien » ou « noir ». Cette qualification établit, d'une façon artificielle et selon des normes racistes, une inégalité entre les groupes de la population. Elle détermine ensuite tous les aspects de la vie : les droits politiques, les possibilités économiques, l'éducation, les soins médicaux, l'habitation. Le groupe qualifié de « blanc » (environ 4 millions) possède tout le pouvoir politique et économique. Les blancs seuls font les lois pour la population entière, dont le reste [PAGE 137] (18 millions) n'a pas le droit de vote. L'inégalité n'existe pas seulement sur des bases économiques, mais elle est légalisée dans un ensemble de lois, qui formalisent les différences entre les groupes « raciaux ». Deux exemples qui illustrent ce que l'apartheid signifie dans la réalité : premièrement l'enseignement (discipline dans laquelle travaille Brink) : Pour un enfant blanc, le gouvernement dépense par année 3 184 F en moyenne; pour un enfant noir 208 F. Politique de salaires deuxièmement : le salaire hebdomadaire d'une famille noire se monte à 64 F, d'une famille blanche à 860 F. Ces différences sont garanties par des lois qui interdisent aux noirs d'avoir certains emplois et qui établissent des salaires différents pour les mêmes emplois, selon le groupe « racial » auquel appartient le travailleur. Dans les secteurs industriels, par exemple, un blanc gagne environ six fois plus qu'un noir, pour le même travail.

Ce système d'exploitation basée sur la discrimination raciale explique que, dans un des pays les plus riches du monde, il existe des enfants qui meurent de faim; des enfants noirs, bien entendu. Dans le plus grand hôpital pour noirs de l'Afrique du Sud, la maladie la plus répandue des enfants est le kwashiorkor, causé par la malnutrition et les carences alimentaires. Grâce à l'apartheid, les blancs mènent une vie luxueuse. C'est justement à cette classe blanche qu'appartient M. Brink et où il occupe la position importante de professeur d'université. Une université blanche, accès interdit aux noirs, bien entendu.

M. Brink proclame avoir une position progressiste dans cette communauté blanche. Néanmoins, il n'a pas échappé à la mentalité générale de sa classe. En fait, comme professeur d'université blanche, il participe consciencieusement et avec talent à l'éducation de la future élite blanche qui assumera demain le pouvoir dans le pays. Ses idées concernant le racisme ne témoignent pas non plus d'un rejet principiel du système d'apartheid. Brink, manifestant son étonnement des critiques parfois sévères sur l'apartheid en Afrique du Sud, a déclaré, il y a deux ans : « Au lieu de considérer le racisme comme une lèpre à tenir à distance pour éviter la contamination, il faut, je crois, regarder le racisme comme une réaction toute naturelle dans une certaine phase de l'évolution [PAGE 138] de la société. » (quotidien néerlandais Trouw, 27 décembre 1979). Les noirs seront heureux de cette solidarité et de l'aide d'un professeur blanc qui regarde le racisme comme « une réaction toute naturelle ».

Evidemment on retrouve les idées de Brink dans son œuvre, où il ne donne qu'une image stéréotypée du noir, ce qui frappe surtout dans Au plus noir de la nuit. Dans ce livre, qui a été jugé comme « immoral » par les blancs sud-africains, Brink met en scène une relation d'amour entre un homme « métis » et une femme anglaise blanche. Par ailleurs, il insiste beaucoup sur l'aspect sexuel de cette relation. En se servant d'un personnage « métis » pour s'écarter de la morale sexuelle blanche et pour présenter des idées jugées comme immorales, Brink en fait ne peut qu'affirmer des préjugés racistes. Il contribue à asseoir l'image stéréotypée du noir comme être inférieur et non-moral. Cette présentation est d'autant plus insidieuse, que Brink, en se servant d'un personnage « métis » comme narrateur, se présente comme porte-parole pour les noirs. Il adopte donc une attitude paternaliste : lui, blanc, sait mieux présenter la cause des noirs que les noirs eux-mêmes ? Oppresseur qui défend la cause de ceux qu'il aide à opprimer?

La position de Brink est hypocrite. Il proclame être contre l'apartheid, mais en fait il en profite en tant que blanc, en tant que professeur et en tant qu'écrivain. Il essaie de gagner la sympathie du courant blanc dit progressiste en Afrique du Sud et en Europe de l'Ouest, mais son engagement pour la justice et pour la cause des noirs ne va pas plus loin que cela.

Apparemment les idées de Brink sont bien reçues en France. Comment se fait-il que, tout en se proclamant solidaire de la lutte contre l'apartheid, on choisit de soutenir un écrivain blanc en lui octroyant un prix littéraire ? Les intérêts de Brink sont-ils les mêmes que ceux des Français ?

N'aurait-il pas été utile, dans la perspective de la lutte des noirs pour les droits de l'homme et pour leur libération, de soutenir un écrivain sud-africain noir ? Il existe une production riche et variée de la littérature sud-africaine noire, mais malheureusement, du groupe cité ci-dessous, seulement les œuvres d'Abrahams et Mpahlele ont été traduites en français ! On pense entre autres à [PAGE 139] ceux qui vivent en exil, par nécessité : Alex La Guma, The Stone Country et A Walk in the Night; Peter Abrahams, Tell Freedom et A Night of their Own, Dennis Brutus, A Simple Lust et Letters to Martha; Mazizi Kunene, Zulu Poems; Bessie Head, When Rain clouds Gather et Maru. On pense à ceux qui se trouvent en Afrique du Sud même : Miriam Tlali, Muriel at Metropolitan; Richard Rive, Emergency et Short Stories; Ezekiel Mpalflele, Down Second Avenue et The Wanderers; Sipe Sipamla, Poetry; James Matthews, divers recueils de poésie; James Matthews et Gladys Thomas, Cry Rage. Evidemment ceux-ci vivent dans des circonstances beaucoup plus difficiles et plus pénibles que Brink, qui d'ailleurs peut voyager librement entre son pays et l'Europe. Bien que les organisations contre l'apartheid et l'ANC (African National Congress : mouvement de libération) demandent ou plutôt exigent un boycott total de l'Afrique du Sud.

Par ailleurs, en supportant un écrivain noir, on aurait pu stimuler la connaissance du point de vue noir de la réalité de l'apartheid par les noirs eux-mêmes. Point de vue peu connu en Europe, même par ceux qui se proclament progressistes. Par contre, on choisit encore d'orienter son point de vue vers les blancs. N'est-ce pas aussi une forme de racisme ?

La sud-africaine noire Winnie Mandela (son mari est emprisonné perpétuellement à Robben Island) analyse : « Je suis convaincue que si le monde nous supportait vraiment dans notre lutte contre le racisme, la brutalité et l'oppression, notre situation serait tout à fait différente. Dans ce cas nous ne devrions pas répéter notre demande de ne pas investir dans ce pays... Certainement, nous, noirs, souffririons le plus d'un boycott. Nous sommes prêts à souffrir pour atteindre notre but... Vraiment, chacun qui plaide pour des investissements ici est un instrument de Pretoria... La seule raison qu'on nous impose le silence ou les « banning orders » c'est de nous empêcher de dire cela. Les pseudo leaders obtiennent des passeports et voyagent à travers le monde. Seuls les hommes de paille du gouvernement peuvent parler. » (Hebdomadaire néerlandais Le Nieuwe Linie, 3 décembre 1975.)

Brink, homme de paille, se laisse manipuler par son gouvernement qui, dans un dernier effort désespéré de [PAGE 140] maintenir le statu quo, essaie de donner au système pernicieux d'apartheid un visage plus modéré, en montrant qu'il y a encore des blancs non racistes qui comprennent la souffrance des noirs. Ceci a comme but de détruire la crédibilité des résistants noirs militants : il y aurait encore une possibilité de dialogue, puisqu'il existe des blancs raisonnables et modérés. En vérité, Brink coopère aux dernières tentatives pour sauver un système raciste. Son propre racisme (images stéréotypées et réduites des noirs dans son œuvre) et son paternalisme (lui, dans sa bienveillance, prend la parole pour les pauvres noirs souffrants), et sa position contradictoire de professeur blanc, montre éloquemment qu'il ne s'agit que d'un homme qui préférerait que les noirs continuent à accepter le monologue de la part des blancs, au lieu de s'organiser dans une résistance militante. Son œuvre ne contribue donc pas à la cause des noirs. Par contre, Brink présente l'apartheid comme un problème social comme les autres. Mais l'apartheid ne doit pas être amélioré, il doit disparaître! Brink contribue à véhiculer une image de fanatisme concernant la résistance noire. Il trompe ses lecteurs par une technique hypocrite et insidieuse – espérons que d'autres lecteurs que ceux qui lui ont accordé le prix Médicis ne tombent pas dans ce piège raciste.

Adrienne ZOONTJENS,
Février 1981.