© Peuples Noirs Peuples Africains no. 23 (1981) 109-119



SIGNIFICATION DES SUJETS

DANS « MISSION TERMINEE » ET « LE PAUVRE CHRIST DE BOMBA » DE MONGO BETI

Gisèle SMITH-BESTMAN

La réalité coloniale et ses conséquences néfastes, véritable fond des romans de la période pré-indépendance camerounaise chez Mongo Beti, signifie à travers différents thèmes élaborés de façon originale et bien structurée. En effet, dans les deux romans Le Pauvre Christ de Bomba et Mission Terminée, datant respectivement de 1956 et 1957, l'auteur nous fait voir les grands problèmes du contact de deux civilisations, où l'une s'efforce d'assimiler, de déshumaniser l'autre en implantant de gré ou de force ses propres valeurs et systèmes.

Mongo Beti nous apparaît d'abord et avant tout comme un écrivain engagé. L'œuvre romanesque est pour lui un instrument de lutte et de dénonciation. Le sujet, transformé à partir de la fable par le génie littéraire donne des indices irréfutables de faits exacts qui se sont passés dans le monde contemporain des œuvres de cet auteur.

Nous sommes donc ici en présence de deux ouvrages qui s'apparentent sensiblement et par leur signification pour la société et par leur structure interne. D'abord, ce sont deux récits à la première personne, de narrateurs jeunes, sans véritable expérience de la vie, récits qui sont [PAGE 110] des regards neufs. Tous deux feront leur propre cheminement à travers leur aventure, et finiront à la dernière page « autres » qu'ils l'étaient au début. Et ce cheminement est bien symbolisé par un voyage dans l'espace qui, en changeant les contextes, transforme et initie le protagoniste. C'est par cette transformation, ou vision du monde évolutive chez un adolescent significativement « pur », que le message de l'œuvre sera transmis au lecteur, indirectement, mais d'autant plus suggestivement.

Un roman nous parle du catholicisme tel que propagé par les missionnaires européens, l'autre, bien que ce thème n'y soit pas absent, a pour sujet central l'aliénation culturelle provoquée par une incompatibilité profonde entre deux mondes, d'où l'Africain moderne et éduqué, qui ne trouve plus sa place dans aucun de ces deux mondes. Et ces deux thèmes principaux sont étroitement liés entre eux par le dénominateur commun du colonialisme.

En effet, dans le monde du Pauvre Christ de Bomba, où nous sommes en pleine mission évangélisatrice telle qu'envisagée par certains prêtres catholiques, où le sujet sera bien sûr les conflits qui résultent de l'imposition d'une religion mal adaptée au contexte africain, on réalise que le christianisme est soutenu par le système colonial, représentant d'une Europe chrétienne. Les deux, selon Beti, sont alliés, témoin le passage où l'administrateur Vidal propose au Révérend Père Drumont d'exempter des travaux forcés ceux qui se tourneront vers le catholicisme. D'ailleurs, le Père s'était vite rendu compte que les gens n'avaient peut-être pas adhéré au christianisme de leur propre gré, qu' « il n'y a que les gens de la route pour être de bons chrétiens »,[1] ces gens qui « vivent dans une terreur perpétuelle à cause des réquisitions, des travaux forcés, des bastonnades, des tirailleurs... Croient-ils réellement, ou se tournent-ils vers (lui) qui les console... ?[2]

Beti accuse

    « de complicité (...) la mission et l'administration, (ce qui) n'est pas, chez (lui), le fruit de l'imagination. [PAGE 111] C'est un fait historique que le Français René Bureau confirme dans ses études sur le Cameroun : « "Le Catholicisme, dit-il, fut lié dès ses débuts à la puissance coloniale, ce qui fut à la fois un atout et l'origine d'une ambiguïté certaine" »[3]

La religion fait donc partie intégrante de l'oppression coloniale qui considère l'Africain sans culture, sans valeurs dignes de ce nom, sans civilisation. Ravalés au rang de « sauvages » plus ou moins, ou d'animaux qu'on peut facilement domestiquer, les Noirs pourront être façonnés au gré des colonisateurs « comme on fait d'un vase, lui imposer la forme que l'on désire ».[4] Mais « Prenez donc un vase déjà cuit, essayez de lui imposer votre forme à vous » .[5] Voilà la tragédie, voilà le noyau de la signification du roman autour duquel tout tournera faisant passer le Révérend père Drumond du stade de vainqueur aveugle à celui de vaincu réaliste.

Examinons alors comment, à travers ses différents personnages principaux, le grand thème de l'œuvre sera construit et divulgué. D'abord, comme on l'a déjà dit, nous pénétrons au sein de l'univers missionnaire à l'aide du regard neuf, journal intime de Denis, jeune « boy »ombre du R.P.S. Avec Zacharie, le chef-cuisinier-contrepoint du Père, nous avons le triangle inséparable qui voyagera de Bomba au pays des Tala, pour revenir et éclater au point de départ. Seul élément fixe du triangle, c'est-à-dire qui restera fidèle à lui-même tout au long des péripéties romanesques, le cuisinier sera le témoin-type, qui, par ses sarcasmes ou ses contreparties irrévérencieuses, transcendera le texte naïf de Denis où domine l'adulation de ce dernier pour le prêtre, pour constamment ramener le lecteur à la réalité, au contexte de la fable colonialiste. Inséparables dans le voyage romanesque, inséparables pour la signification du Pauvre christ de Bomba, chacun de ces personnages, signifiant par eux-mêmes ou dans leur relation les uns avec les autres, sera un porte-parole pour Mongo Beti, de façon [PAGE 112] ironique, humoristique, ou naïve ou même grotesque, ou calquant encore les pires idées colonisatrices, pour faire réfléchir et réagir le lecteur, la société. Pourquoi en effet, le Père garde-t-il auprès de lui cet être vicieux, perverti, qu'est Zacharie, qui n'a que des considérations blasphématoires sur la religion ? Pourquoi les deux restent-ils si attachés l'un à l'autre ? N'est-ce pas parce que le cuisinier est nécessaire au roman ? Que, sans lui, ni le Révérend Père, ni Denis, ni même le lecteur n'auraient peut-être compris la véritable importance du « voyage » ? Antithèse de Drumont, il est l'Afrique personnifiée, à certains égards, aux yeux d'un observateur étranger. Les événements qui arrivent sont comme les réalisations concrètes de prophéties, d'un don de double-vue, ou simplement du réalisme implacable de Zacharie. Sa disparition à la fin du roman, alors que le R.P.S. a tout compris, qu'il est revenu sur terre, est des plus significatives. On n'a plus besoin de lui, sa « mission» est terminée. Il a gagné. Le message est clair : c'est l'échec de la religion européenne, la victoire de l'Afrique, tout comme dans le Roi Miraculé, qui se ferme sur le retour du roi à ses femmes, malgré les prescriptions du père Le Guen. C'est une certaine ouverture vers l'avenir, où l'Afrique, sans être un monde idéal (Beti ne proclame pas une Afrique traditionnelle parfaite; il est réaliste, dans tous les sens du terme!) sera maître de ses destinées et pourra évoluer selon ses propres valeurs. Ce symbole est même l'un des rares éléments positifs : l'auteur, comme on le verra plus loin, est généralement pessimiste dans son regard sur son continent en devenir.

Instrument romanesque indispensable, Zacharie fait encore, par sa seule présence, ressortir le caractère du Révérend Père Supérieur, son tempérament de colonisateur, aveugle et sourd aux traditions des gens qui l'entourent, très différentes des siennes, mais profondément humaines. Il ne pense pas, mais agit. Bourreau de travail, il tonne, bouscule tout, transforme tout. Violent, colérique, tout le monde doit faire ce qu'il prescrit. Les catholiques de la route le sont à cause de lui. Il y a changé l'Afrique, du moins apparemment, comme on l'a vu plus haut, sauf Zacharie, qui est peut-être l'envers latent de sa propre conscience, conscience qui s'ouvrira et qu'éclaircira au fur et à mesure du voyage chez les Tala. [PAGE 113]

Cette tournée dans le pays des « infidèles », qui forme la structure spatiale de cette œuvre romanesque, est fort significative. Parti pour reconquérir le troupeau dissident, le pauvre prêtre va de désillusion en désillusion. Riches, les gens n'ont plus besoin de religion. Cela dit encore une fois clairement la profonde incompréhension du catholicisme face à l'Africain, qui connaissait Dieu bien avant l'arrivée des Blancs ! L'indice de cette défaite magistrale est fort habilement suggéré dès le début du roman, lors du fameux sermon où il déclare que les Tala, après sa longue absence de trois ans, auront sûrement renoncé à leurs vices – mais quels sont ces « vices », sinon la polygamie, inhérente aux habitudes des Africains, le fait de donner naissance à des enfants hors du mariage, ce qui n'est pas une faute au pays de ses ouailles, et l'amour de l'argent, institué, propagé et encouragé par les colonisateurs ! Après tout ce temps, ils auront une « fringale du Christ » ! Mais « Zacharie prétend que ça ne les a certainement pas changés. Il dit que ces gens doivent être plutôt heureux que personne n'aille plus les embêter chaque année »...[6] La non-compréhension du R.P.S. est encore flagrante, par son discours même, symbolique de l'inadaptation au contexte local, lorsqu'il se compare au bon pasteur retrouvant sa brebis perdue, alors que personne ne peut réaliser ce qu'il veut dire, pasteur et troupeaux n'existant pas chez les peuples des forêts.

Denis, commentateur naïf des expériences de son « patron », nous amène à comprendre l'écart quasi infranchissable entre les mentalités africaines et européennes, par l'ironie même de sa propre situation. Lui-même colonisé et fils de colonisé, il a été endoctriné à un tel point qu'il ne voit plus que par les yeux de son maître. Cela met encore plus en relief l'absurdité de l'assimilation intellectuelle, pratique et religieuse qui fait qu'un enfant du pays ne reconnaisse même pas les terribles méfaits de la colonisation. Témoin l'épisode où des « païens » s'avisent de danser et de jouer de la musique un premier vendredi du mois, et où la colère du Père est si terrible qu'il va jusqu'à briser les instruments. Mais ces gens n'ont aucunement affaire à lui, n'étant même pas catholiques ! [PAGE 114] On est encore en face du thème blanc-prêtre-colonisateur, maître de tout et de tous. Pendant cet entracte révoltant, Denis est fort heureux, car il retrouve enfin son Père, tel qu'il était avant ! Le jeune garçon a oublié les réalités de son peuple! Mais le périple du « boy » lui ouvrira quelque peu les yeux, et il finira par se poser des questions, par se demander si, finalement, Zacharie n'avait pas vu juste...

Le désastre final de la Sixa de Bomba, transformée en maison close infestée de maladies vénériennes aura raison du R.P.S. et de ses dernières illusions. Il aura enfin compris à quels dangers on peut faire face en ne pénétrant pas à fond l'humanité à laquelle on veut faire part de ses convictions. La « bonne nouvelle » risque alors fort d'en être une mauvaise. Incarnation-type de bien des prêtres, le R.P.S. sera pourtant l'un des rares à admettre que « ces braves gens ont bien adoré Dieu sans (eux). Qu'importe s'ils l'ont adoré à leur manière... en mangeant de l'homme ou en dansant au clair de lune, ou en portant au cou des gris-gris d'écorce d'arbre. Pourquoi (s')obstiner à leur imposer (leur) manière à (eux) ? »[7]

Superbe ironie, la portée et le message du Pauvre Christ de Bomba pourraient donc être résumés par ces paroles du Père Drumont lui-même, décrivant les agissements de Sanga Boto le sorcier, et les rapportant tels quels à certains prêtres et à ce qu'ils ne font que représenter :

    « Des gens comme (lui) sont extrêmement dangereux. Ils arrivent comme ça parmi une population naïve et superstitieuse; ils se mettent à la bonimenter en faisant des simagrées, en s'entourant de mystère. Après quoi, ils l'exploitent. »[8]

Si la critique de la colonisation se fait moins directe dans Mission Terminée que dans Le Pauvre Christ de Bomba, si la trique et la chicote y sont moins présentes physiquement, la signification du sujet y est tout aussi forte et peut-être même encore plus tragique. Car l'avenir de tout un continent désafricanisé, ne sachant plus à qui appartenir, est mis en question. C'est le drame de la [PAGE 115] nouvelle élite désorientée d'avant l'indépendance, qui tient le destin de son pays en mains, mais qui ne sait quelles valeurs y appliquer. Nous sommes loin des héros positifs de Sembène Ousmane, loin des Oumar Faye et des Bakayoko qui sont une lumière, une force indiscutables pour l'Afrique; Beti est un pessimiste, et à travers son humour constant perce un grand point d'interrogation qui n'a pas beaucoup d'aspects tant soit peu positifs...

Le roman commence par un échec, et finit par un autre échec. Le héros a évolué, mais ne peut faire face à ses nouvelles responsabilités, à ce qui aurait pu être une aide à son peuple. Il se dérobe à sa jeune femme, à ses devoirs. Jean-Marie Medza sera un raté sur toute la ligne, comme le laisse entrevoir la conception de Mongo Beti sur la nouvelle Afrique.

En effet, l'une des personnifications du Cameroun en devenir, Jean-Marie, vient de rater son baccalauréat. Espoir de son père, il craint d'affronter ce dernier. De la ville à son village natal de la route, il ne peut s'empêcher de penser à cet échec. Sûrement, l'auteur de ses jours entrerait dans une colère folle. Il ne semble pas tellement réaliser l'importance elle-même de ses études, étant entré au collège non pas de son propre gré, mais poussé par son père. De plus, le fait d'avoir assimilé des matières « européennes » non adaptées à la vie camerounaise, comme l'était le catholicisme du Pauvre Christ à l'âme africaine, ne semble pas l'avoir particulièrement ému... C'est là une autre critique cuisante des « malheurs » coloniaux ! Il se rappelle, dès le début du roman, les paroles très humoristiques de son confrère Daniel, qui annoncent, parallèlement à la portée significative du sermon et des agissements du Père Drumont au commencement de l'œuvre précédente, le contenu de Mission Terminée et le conflit qui y est représenté, propre à éveiller les consciences :

    « Moi, mes ancêtres furent non point Gaulois, mais Bantous; ils le sont d'ailleurs restés depuis. Et, apparemment, il n'y a pas de raison qu'ils veuillent changer de parti aujourd'hui »[9] [PAGE 116]

On sait que les jeunes de l'Afrique francophone apprenaient telles quelles les leçons dans des livres destinés aux petits Français. Cette façon d'enseigner est une négation et simple de toute civilisation, tentant de rendre français des gens qui ne pourront jamais le devenir. On se rapporte déjà à la fin du livre, qui fermera la boucle au point de départ (même structure que dans le Pauvre Christ de Bomba) : « ( ... ) le drame dont souffre notre peuple, c'est celui d'un homme laissé à lui-même dans un monde qui ne lui appartient pas, un monde qu'il n'a pas fait, un monde où il ne comprend rien ».[10] Pensées lourdes de sens, que tout le voyage de Medza aidera à formuler.

Ici encore, un voyage donnera naissance à de nouvelles conceptions de la réalité. Envoyé chez les « péquenots » de Kala avec la mission délicate de ramener l'épouse de son oncle, qui avait fui le foyer conjugal, Jean-Marie Medza part en conquistador. Après son ardeur quelque peu refroidie à travers la forêt humide, son arrivée à Kala est peu remarquée. Il est même fort impressionné à la vue d'un match où les joueurs sont de grands gaillards, match oublié chez les gens de la route... Fasciné, « le conquistador d'occasion se convainquit tout à coup qu'il ferait mieux de redevenir le recalé au baccalauréat, d'aller de rhabiller et de remiser son armure au magasin des accessoires. »[11] Il prend rapidement conscience d'une autre Afrique, d'une Afrique qu'il ne connaissait pas, plus pure et moins touchée par la civilisation européenne, où les jeunes sont libres, sans tabous sexuels, indisciplinés, gais, et se prodiguant une amitié franche et solide. Le cousin Zambo semble irrespectueux pour son père, mais les relations entre les deux sont fort cordiales, amicales même et le jeune ne contredira jamais la volonté du vieux. A travers la brousse de Kala, il perçoit des valeurs qui n'existent plus dans ce qu'il connaît de son pays, il perçoit une pureté qui le hantera à jamais, mais il perçoit aussi les symptômes du mal qui pourrait rendre Kala semblable à tous les autres villages de la route.

Au milieu de cette vie plus saine et plus près de la nature, Jean-Marie, à son grand étonnement, apparaît comme une « révélation », un phénomène de science et [PAGE 117] de savoir. Sa première rencontre avec Zambo montre l'absurdité de sa situation : « Figurez-vous un recalé au baccalauréat ( ... ) qui verrait un jeune dieu se prosterner à ses pieds et l'adorer ».[12] Il réalise très vite « qu'à cause de ses diplômes, tout le monde (lui) doit un grand respect ». [13] Et pourtant, il a raté son examen ! Situation fort équivoque, qui rappelle implicitement celle de l'Afrique tout entière, après l'invasion par les Européens, une Afrique où n'importe quel Blanc, quelque nul qu'il fût dans son pays, peut faire la loi, une Afrique qui doit obéir à des valeurs qui ne sont pas les siennes. Le peu de connaissances de Jean-Marie deviennent donc mythisées en pays Kala – un de ces symptômes du grand Mal, un de ces symptômes qui font des habitants de KaIa, des « sortes de caricatures de l'Africain colonisé ».[14] Sachant les « secrets » des Blancs, il en est le représentant dans ce village de brousse. Lui qui n'est rien aux yeux d'un Européen, se voit élevé sur un piédestal chez des gens plus ignorants que lui. Quel dilemme ! on tourne en rond... Cette conception bétienne de la réalité africaine s'ouvre-t-elle sur une solution ? Sans héros dynamique, il est difficile d'apercevoir une ligne à suivre, ou du moins un quelconque espoir. Pourtant, lors de ces fameuses soirées où Jean-Marie est forcé d'être l'hôte d'honneur, il apporte lui-même quelques notes positives, en tentant de démystifier les Blancs aux yeux de « péquenots ». Les questions pleuvent sur lui, et ses réponses, plus ou moins maladroites, montrent encore plus l'immense écart entre les mentalités africaines et européennes. Pour les premiers, le savoir suprême est celui acquis patiemment par les enseignements ou traditions des ancêtres. Ils ne comprennent alors pas pourquoi les enfants noirs seraient ni meilleurs ni plus mauvais que les enfants blancs à l'école, car tous les secrets qui y sont enseignés étant ceux des ancêtres des Blancs, ces derniers devraient forcément devancer les premiers. (La même idée était venue dans Le Pauvre Christ, lorsque l'on voit les gens irrités contre le prêtre, représentant le Dieu des Blancs.)

Mais le sommet, le point crucial est atteint, lorsqu'un [PAGE 118] homme pose « une question fort embarrassante, tentant de (le) contraindre à (s)'exprimer sur le point auquel (son) esprit jamais ne s'était arrêté et dont l'idée (l)'eût terrorisé, ( ... ) (son) avenir, ainsi que celui de tous ceux de (sa) génération ».[15] Quelle question ! En effet, quel est l'avenir de ces jeunes qui sont maintenant arrivés à un degré d'instruction leur permettant d'accéder à des emplois déjà occupés par des Blancs ? Et si jamais ils trouvent un tel poste, oublieront-ils leur famille, leur clan, leur sol maternel à qui ils doivent la vie ? Seront-ils des étrangers dans leur propre pays ? Et, dans une autre optique, est-ce aussi déjà une anticipation des problèmes créés, dans la situation inverse, par la parenté parasite des plus argentés dans un Sénégal ou un Cameroun contemporains ? En vérité, nombreux sont posés les problèmes chez Beti, problèmes réels et tous centrés autour du colonialisme et de son déplacement des valeurs. L'auteur laisse l'objet de nombreuses réflexions...

Le voyage est pour Jean-Marie Medza comme pour Denis du Pauvre Christ de Bomba l'occasion d'une initiation sexuelle en territoire moins influencé par l'Europe. Cela nous semble un symbole d'une initiation plus importante, celle du retour aux sources, faisant fi des prescriptions de l'occupant en matière de conventions morales ou religieuses et, par extension, dans tout ce qui touche les valeurs occidentales. Tant qu'ils sont restés sous l'influence des Blancs, les deux jeunes garçons ont obéi inconsciemment aux idées de leurs « maîtres ». Transférés dans un autre milieu, ils en subissent aussi l'influence, malgré l'impossibilité pour eux de s'y adapter. Parmi les « péquenots » de Kala, qui sont les siens, Medza restera étranger. Ce séjour aura contribué à l'évolution de sa conscience, mais à une évolution sans issue pratique. Comme il l'avait prévu, il y aura connu des « aventures sans précédent dans (sa) vie »,[16] décisives du reste. Le fait d'avoir connu tant de succès auprès de ces villageois lui donnera plus d'assurance et ce sera la révolte ouverte contre son père toujours détesté, ce « dictateur à domicile, (ce) tyran au foyer »,[17] celui qui est la cause de son [PAGE 119] déracinement pour l'avoir forcé à fréquenter l'école. Cette révolte tout à fait négative, il ne l'aurait jamais osée avant sa « mission ». A Kala, il aura aussi saisi l'envergure des désastres de la colonisation, vidant de leur sens les traditions les plus respectables, telle la caricature de chef vendu à l'administration coloniale, un autre de ces « accapareurs de tout sorte », de ces « affameurs professionnels », de ces « gros estomacs »[18] tant haïs.

Si donc, on ne peut plus se rattacher à rien de respectable dans son propre monde, et encore moins dans l'autre, l'européen, source de toutes ces situations dramatiques, à quoi se fier, à qui ? A quel idéal se rattacher ? Chez Medza, représentant de la jeune Afrique bétienne (et, disons-Ie, sous bien des aspects, de la jeune Afrique tout court), le mal est devenu irréparable. Il n'a même pas le courage d'utiliser ce qu'il sait des deux réalités pour essayer de construire quelque chose de neuf, de solide, de positif. Il fuit, et il semble qu'il fuira toute sa vie. Il a « découvert le drame dont souffre son peuple », drame dont il souffre lui-même, et il l'a fait découvrir au lecteur, à qui il laisse le soin de désespérer ou d'agir.

Eclaireur de consciences, Mongo Béti fait plus que suggérer les situations inhérentes au contexte colonial. Il les dénonce. Et ce, dans un univers romanesque qui met en relief les plus grandes failles de ce qui a prétendu être « la mission civilisatrice de la France ». A la société de juger et d'établir le moyen terme entre la pensée bétienne et la réalité historique, réalité qui semble chez notre auteur fort significative!

Gisèle SMITH-BESTMAN
Dept. of Modern European Languages,
University of Ife,
Ile-Ife, Nigeria.


[1] Mongo Beti, Le Pauvre Christ de Bomba, Paris, Présence Africaine. 1976, p.51.

[2] Ibid., p. 52.

[3] W. Umezinwa, La religion dans la littérature camerounaise d'après les romans de Mongo Beti, Benjamin Matip et Ferdinand Oyono, thèse de doctorat, Université Laval, 1971, pp. 15-16.

[4] Le Pauvre Christ de Bomba, op. cit., p. 50.

[5] Ibid., p. 50.

[6] Ibid., p. 15.

[7] Le Pauvre Christ de Bomba, pp. 196-197.

[8] Ibid., p. 96.

[9] Mongo Beti, Mission Terminée, Paris, Buchet/Chastel, 1957, p. 14.

[10] Mission Terminée, pp. 250-251.

[11] Ibid., p. 43.

[12] Ibid., p. 45.

[13] Ibid., p. 46.

[14] Ibid., p. 250.

[15] Ibid., pp. 114-115.

[16] Ibid., p. 62.

[17] Ibid., p. 230.

[18] Ibid., p. 35.