© Peuples Noirs Peuples Africains no. 23 (1981) 98-108



TRISTE RETOUR DU GABON

Claire DAYEZ

Un soir d'août. Un homme voyage seul dans l'avion Libreville-Paris. Il est préoccupé. Il est abattu. Il ne répond pas à l'hôtesse qui lui propose boissons et cigarettes. Il semble ne pas voir ce qui l'entoure. Il repousse d'un geste de la main la collation qui lui est présentée. Quelle souffrance se cache derrière son front buté ?

Le voici qui sort son portefeuille. Il fouille fébrilement. Il en sort trois billets d'avion qu'il contemple longuement. Puis tout à coup, avec rage, il les déchire, les jette à terre, se prend la tête dans les mains et se met à pleurer comme un enfant. Il pleure longtemps, doucement, sans bruit, avec des sanglots étouffés. Car c'est un homme. Un homme ne pleure pas. Un homme ne doit pas pleurer. Les autres, dans l'avion, ne doivent pas remarquer qu'il pleure. Il vaut mieux que l'on pense qu'il a mal à la tête... D'ailleurs, il a vraiment mal à la tête. Il renifle, se mouche bruyamment, et appelle l'hôtesse pour avoir un comprimé d'aspirine. Il s'absorbe dans la contemplation de « l'UPSA » qui se dissout dans l'eau et boit à petites gorgées, lentement, très lentement, pour faire durer... Cela lui fait du bien de s'occuper de son corps. Cela le distrait, l'occupe. Si ce mal de tête pouvait passer! Peut-être pourrait-il [PAGE 99] s'endormir ? Bienheureux sommeil en qui les êtres souffrants espèrent, pour quelques minutes, quelques heures, oublier leur douleur!

Mais le sommeil ne vient pas. L'homme croise et décroise nerveusement les jambes. Il cale sa tête d'un côté, puis de l'autre, dans son fauteuil. Il est très agité. Calmer d'abord son corps. Voilà ce qu'il doit faire. Réussir à tenir son corps tranquille. Après, ses membres s'engourdiront et le sommeil viendra. Des jours qu'il souffre d'insomnies! Il est épuisé. Il finira bien par tomber de sommeil. Il se met à respirer calmement, profondément. Il se concentre sur sa respiration.

Mais non, le sommeil ne vient pas. Il pense à ses filles. Ses filles, dont les billets Libreville-Paris sont éparpillés en morceaux à ses pieds. Ces billets devenus inutiles. Les petites sont restées à Libreville, dans leur famille maternelle.

Pourtant, il avait pris toutes ses précautions. Il s'était bien renseigné avant de laisser partir ses enfants, et de décider d'aller lui-même les rechercher. La Convention judiciaire entre la France et le Gabon lui donnait, lui avait-on dit au tribunal, toutes les garanties.

Quatre ans! Quatre ans qu'il avait consacrés à l'éducation de ses filles dont le tribunal lui avait confié la garde. Maintenant, il était seul dans cet avion Libreville-Paris. Ses enfants, les reverrait-il un jour ?

Tout aurait pu continuer comme avant. Pourquoi sa femme avait-elle brusquement décidé de retourner vivre au Gabon ? Pourtant il n'était pas regardant. Il lui payait une pension qui lui permettait de vivre honorablement en France, quitte à se priver lui-même de ces petits plaisirs dont on dit qu'ils rendent la vie agréable. Il savait que la situation se compliquerait horriblement si sa femme quittait la France, car elle voudrait sûrement emmener les enfants dont elle s'occupait régulièrement, même si elle n'en avait pas la garde. Lui-même d'ailleurs n'aurait pas aimé que les enfants soient privés complètement de la présence de leur mère, à qui il les savait sincèrement attachées. Il fallait donc coûte que coûte qu'il obtienne qu'elle reste en France, malgré leur séparation. Elle-même d'ailleurs affirmait qu'elle préférait vivre en France plutôt qu'au Gabon. Elle y était plus libre. Femme sans mari. elle savait bien le sort qui l'attendait si elle [PAGE 100] retournait dans son pays : elle serait obligée d'aller vivre chez un parent et de se soumettre aux lois de la famille.

L'homme avait longtemps cru que sa femme était trop européanisée pour retourner vivre dans sa famille. Mais il fallait lui trouver du travail. C'était cela, l'élément qui la stabiliserait en France. Il avait essayé, usant de ses relations, de lui trouver quelque chose. Sans succès. Il lui avait fait suivre une formation professionnelle et elle avait obtenu son diplôme. Malgré cela, elle n'avait jamais réussi à trouver une place stable. Sans doute était-elle aussi défavorisée par la couleur de sa peau, bien qu'elle ait eut la nationalité française.

Normal qu'au bout de quelque temps elle ait eu envie de repartir chez elle! Depuis qu'elle cherchait du travail! Rien, jamais rien! Que de petits emplois intérimaires sans rapport avec sa formation d'esthéticienne. Elle avait perdu tout espoir et ne cherchait même plus. Et puis l'isolement lui devenait de plus en plus pénible. Elle voyait ses enfants chaque semaine, mais cela ne suffisait pas à remplir sa vie affective. Elle avait eu plusieurs déceptions, et depuis que son dernier compagnon l'avait quittée pour retourner au Mali, elle avait beaucoup déprimé. L'idée du retour au Gabon l'obsédait de plus en plus. Sa sœur lui avait promis de l'aider si elle revenait au pays. Mais il y avait le problème des petites, dont elle ne voulait pas se séparer. Et son mari avait la garde ! Et le tribunal avait même pris la précaution de limiter son droit de visite au territoire français.

Sa sœur lui avait envoyé un billet d'avion Aller et Retour pour Libreville. Elle décida de partir. Puisqu'elle n'avait de toutes façons pas de travail, cela lui ferait du bien de revoir sa famille.

Sans doute, le clan familial avait-il préparé son plan. Car au retour de ce voyage-là, Francine était complètement changée. Métamorphosée. Elle était devenue très combative. Maintenant, c'était décidé, elle repartirait au Gabon, mais pas sans avoir changé la situation par rapport aux enfants. Dans sa famille il y avait un haut fonctionnaire qui l'avait très bien renseignée, et surtout, avait financé les frais d'avocat et de justice. Témoignages à l'appui, y compris du Consul de France, elle obtint la révision du jugement.

Le tribunal fut inondé de pièces toutes plus convaincantes [PAGE 101] les unes que les autres, toutes provenant du Gabon, bien entendu, et dont l'authenticité et la véracité étaient impossibles à vérifier. L'homme, qui connaissait bien le Gabon, savait que Ià-bas, avec du piston, on pouvait tout obtenir. Absolument tout. Il savait que ces pièces étaient pour la plupart fausses, que les témoignages qui l'accusaient lui étaient faux. Mais comment le prouver, ici en France ? Que dire par exemple de ce certificat de travail de « chef comptable » à la Compagnie Nationale d'Assurances dont comme par hasard un parent éloigné de sa femme était directeur ? Et le certificat d'attribution d'un logement de trois pièces doté de tout le confort moderne ? Jusqu'au Consul de France qui n'hésitait pas à certifier que les conditions de vie des cadres gabonais étaient tout à fait comparables à celles des Européens de même niveau social, et que l'infrastructure sociale et sanitaire au Gabon offrait toutes les garanties en ce qui concernait l'éducation d'enfants en bas âge ! Comment faire comprendre à un juge de province qu'un diplomate français au Gabon peut avoir des intérêts économiques privés à défendre sur place, et que cela peut l'amener à toutes les compromissions ? Ce n'est pas en regardant les informations à la télévision que l'on apprend que, quand il y a du pétrole ou de l'uranium en jeu, les diplomates valsent au gré des gouvernements des pays d'accueil ! Ce Consul ne faisait finalement preuve que de beaucoup de diplomatie en ne voulant pas déplaire à un haut fonctionnaire gabonais.

L'homme s'était senti piégé. Il avait tenté de démolir la belle construction de son épouse en présentant au tribunal toute la documentation qu'il avait pu recueillir sur la situation au Gabon. Mais tout cela était général, lui avait-on dit. Rien de concret concernant la situation de son épouse au Gabon. « D'ailleurs, Monsieur, avait dit le juge, n'y a-t-il pas quelque trente mille Européens qui vivent au Gabon avec leurs familles, sans nullement se plaindre ? »

Il aurait fallu pouvoir parler de cet enfant de deux ans souffrant d'une staphylococcie, évacué sanitaire trop tard, dont la maladie avait dégénéré en ostéomyélite. Cet enfant serait infirme à vie...

Il aurait fallu pouvoir parler de ce jeune époux et père refoulé sans douceur à l'aéroport par les policiers alors [PAGE 102] qu'il voulait accompagner sa jeune femme et sa petite fille âgée de deux semaines, évacuées sanitaires d'urgence.

Il aurait fallu parler de ce professeur expulsé sans explications au bout de trois mois de séjour.

Et encore de cette journaliste française expulsée parce qu'elle avait transmis à son journal un reportage jugé déplaisant pour le Président.

Et de cette femme blanche, sortie de force de sa voiture après un accident, rouée de coups et laissée inanimée sur la chaussée.

Et puis des policiers qui rançonnent les automobilistes, qui vous demandent tous vos papiers, jusqu'au certificat de mariage, et vous font payer deux mille francs CFA si vous ne les avez pas tous sur vous. Deux feux rouges que l'on vous accuse d'avoir grillés, alors que vous vous êtes normalement arrêté... et les témoins ne manquent jamais, dans ces cas-là, pour dire que vous mentez.

Et des tracasseries administratives. Tracasseries ! Quel terme pudique ! Des « backchichs », sans quoi l'on n'obtient rien. De la peur... peur de parler, peur d'écrire, peur de faire quelque chose qui peut attirer des ennuis. La peur... le quotidien de la plupart des gens qui vivent à Libreville. Vivre avec la peur, vivre en faisant attention, attention à ce qu'on dit, à ce qu'on fait, vivre en se méfiant, c'est quelque chose que l'on apprend très vite dans ce pays!

Bien sûr, il y a ceux qui sont protégés, ceux qui ont le pouvoir, ceux qui font la loi, ceux qui font peur aux autres. Ceux-là parlent, ils disent que tout est bien, que le Gabon est « l'Eldorado » de l'Afrique, un flot de prospérité dans ce continent misérable. Ils ne pensent qu'aux millions qu'ils amassent, ils « font du C.F.A. ». Que leur importe si pour cela il faut mentir ?

L'homme esquisse un sourire amer en se remémorant la physionomie du Juge, sûr de lui, de sa justice, des documents « incontestables » qui sont étalés sous ses yeux. Il avait vite compris qu'il était inutile de dire quoique ce soit. Il fallait des témoins, des pièces à conviction, des preuves. « Qu'avons-nous à faire de vos états d'âme, Monsieur? Vous n'êtes pas objectif, puisque vous êtes concerné. »

Il avait quand même obtenu le report de l'audience. Ce répit allait lui permettre de réunir les preuves nécessaires. [PAGE 103] Quoi, il n'était pas seul ! N'avait-il pas quantité d'amis ? Il connaissait encore des gens au Gabon, et des gens qui avaient assez séjourné au Gabon pour apporter des témoignages dignes de foi. Eux, on les croirait !

Ah, qu'il est bon de confier ses ennuis à ses amis, de se sentir compris, soutenu, d'entendre confirmer ce que l'on dit, d'être approuvé! Chacun avait un cas tragique en mémoire, ou avait lui-même vécu une expérience douloureuse.

Ah, qu'il est dur, à la fin de la conversation, d'être éconduit avec une tape amicale sur l'épaule :

« Bon courage, mon vieux. Surtout, ne lâche pas le morceau. Sois combatif. Tu peux faire état de tout ce que je t'ai dit, mais surtout, ne cite pas mon nom. Je ne veux pas être mis en cause. » Ils invoquaient les uns leur peur, les autres les liens ou les intérêts qu'ils avaient encore là-bas, ou leur soi-disant honnêteté qui les empêchait de prendre parti.

L'homme avait surtout été déçu par le pasteur, celui qui les avait mariés, sa femme et lui, au Gabon. Ce pasteur avait été expulsé en même temps que les autres missionnaires protestants et ne retournerait jamais dans ce pays. D'ailleurs, il ne s'occupait plus du tout de missions, maintenant, mais d'enfants handicapés. Ce vieux missionnaire connaissait si bien le pays qu'il parlait plusieurs langues vernaculaires. Lui l'aiderait. Sûrement. Il ne risquait rien et n'avait aucun intérêt économique à protéger. Ah, certes, il avait été généreux en conseils de toutes sortes, et en bonnes paroles, ce pasteur! Mais il s'était dérobé, lui aussi. Pourquoi ?

Cela le tracasse, l'homme. Des mois que cela le tracasse

Il comptait beaucoup sur ce pasteur. Il avait tant confiance en lui! Il avait besoin de se sentir approuvé par cet homme qu'il estimait. La compréhension affichée par ce dernier n'était-elle pas feinte ? Si elle était réelle, pourquoi s'être dérobé ? Des mois qu'il retourne la question dans sa tête! Si cet homme avait parlé !

Le voilà qui se met à siffler le refrain : « Si toi aussi tu m'abandonnes... » Oui, tous l'avaient abandonné, lâché, trahi. Il sursaute. « Voilà que je vais me prendre pour Jésus-Christ maintenant! »

A défaut de témoignages, il avait demandé l'audition des [PAGE 104] enfants. Après tout, il avait déjà la garde de ses petites, et l'enquête sociale lui avait été favorable.

Qu'elle est belle, l'impartialité des juges français.

Malgré leur jeune âge (huit à douze ans), les petites furent entendues par le juge. Voulaient-elles vivre avec leur père en France, ou avec leur mère au Gabon ? Etrange question pour un enfant de huit ans qui n'aspire qu'à une chose, vivre avec son père et sa mère réunis, et en tous cas, veut garder l'affection des deux. Pour les enfants, il ne s'agissait pas de se prononcer pour la vie en France ou au Gabon. D'ailleurs, comment auraient-ils pu répondre à une telle question, n'ayant jamais mis les pieds au Gabon ? C'était contre leur père ou contre leur mère qu'ils avaient conscience de devoir se prononcer, donc risquer de perdre l'amour de l'un des deux. C'était une question intolérable pour des enfants. Mais la justice exige parfois que l'on fasse fi de la psychologie.

Les petites demandèrent à rester chez leur père, mais à passer les vacances au Gabon chez leur mère « pour qu'elle continue à nous aimer comme avant », avait dit la plus grande. Le jugement avait entériné l'avis des enfants. C'était un juge d'avant-garde...

L'homme avait été abasourdi. Envoyer les filles en vacances chez leur mère, c'était être presque sûr de les perdre! A quoi servait alors de lui confier la garde ? N'y avait-il pas là une contradiction ? Ou était-ce de l'hypocrisie ? N'y avait-il pas eu déjà assez de précédents ? Le juge n'était-il donc pas au courant ? Pourtant les cas dramatiques d'enfants arrachés à un père ou à une mère et emmenés à l'étranger n'étaient pas difficiles à trouver dans les Colonnes des faits divers des journaux. Et qu'il s'agisse de l'Allemagne, de la Suède, de l'Algérie ou du Brésil, il était quasiment impossible de faire revenir l'enfant dans son pays d'origine. « Les cas que nous connaissons, dit le juge, sont très différents, car il s'agit d'enfants confiés à leur mère qui ont été récupérés par un père étranger. »

L'homme n'arrivait pas bien à comprendre cette différence-là. Mais pour le juge, cela semblait une évidence.

Maintenant, il pense, l'homme. Il pense qu'il aurait pu cacher ses enfants, refuser de les confier à leur mère. Il pense qu'il aurait pu prendre le risque de se mettre dans son tort. Qu'il aurait dû ! C'est devant un autre [PAGE 105] tribunal qu'il aurait été convoqué pour « non-présentation d'enfants », et là, peut-être, aurait-il gagné ? Il y pense, l'homme, et il a des remords. Pourquoi s'était-il soumis au jugement ? Pourtant il savait; il aurait dû savoir...

Il s'imagine à nouveau devant le juge. Dès qu'il sera rentré, il portera plainte. Il obtiendra la condamnation de sa femme. Sans aucune difficulté. Il obtiendra même sûrement le retrait du droit de visite. Il n'aura plus à discuter, à fournir des preuves. Les faits parleront d'eux-mêmes. Oui, il aura gain de cause, enfin ! il ébauche une grimace qui veut ressembler à un sourire. Etre dans son droit, mais trop tard !

Il a toujours voulu être dans son droit. Il est d'ailleurs un homme droit. Respectueux des lois. Aimant l'ordre. Il n'a jamais grillé un feu rouge, ou roulé dans un sens interdit. Il n'a pas du tout l'esprit frondeur, comme on le dit des français; d'ailleurs, il n'a jamais aimé cet aspect de ses compatriotes. Ce n'est certes pas lui qui chercherait à tromper le « fisc », ou à passer quelque objet en fraude à la douane ! Non. Rien à lui reprocher. Personne d'ailleurs ne lui avait jamais rien reproché, jusqu'à ces faux témoignages venus du Gabon.

L'idée l'avait effleuré, de ne pas donner ses enfants à leur mère. Il en avait parlé à son avocat. Que risquait-il ? La prison ! La peine pouvait aller jusque-là! Il n'en revenait pas.

Etait-ce parce qu'il s'était senti complètement isolé ? Ne pouvait-il assumer de se mettre dans son tort, même quand il s'agissait de l'avenir de ses enfants ? Avait-il eu peur ? Ou bien était-il las, las des procédures judiciaires, les entretiens avec les avocats, de toutes ces tracasseries qui l'empêchaient de vivre sa vie ? Car enfin, n'était-il pas un homme comme les autres, n'avait-il pas le droit d'être heureux, d'aimer encore ? Oh oui, il aimerait rencontrer une femme, l'aimer, avoir un enfant avec elle, recommencer sa vie, repartir à zéro ! Malgré toute l'affection qu'il portait à ses filles, n'y avait-il pas eu au fond de lui un désir inconscient de se libérer de son passé sans se sentir coupable ?

Depuis que les petites étaient montées dans l'avion, rayonnantes – c'était la première fois qu'elles montaient dans un avion – il tournait et retournait sans cesse ces questions dans sa tête. A quoi bon ? Pourquoi s'acharner [PAGE 106] à comprendre ? Les billets de retour des enfants étaient éparpillés en morceaux à ses pieds... Il avait agi comme il agissait toujours, méthodiquement. Il s'était renseigné. Il avait pris connaissance de la Convention judiciaire entre la France et le Gabon. Il avait vu l'Ambassadeur du Gabon en France, qui lui avait donné toutes les garanties : « Le Gabon a toujours respecté ses engagements. Il y a des institutions politiques, sociales et administratives, dans notre pays, qui ne laissent place à aucun arbitraire », avait-il dit.

Sa femme aussi lui avait donné toutes les garanties. Elle acceptait le jugement, promit qu'elle tiendrait ses engagements et laisserait repartir les petites à la fin des vacances. En grand cérémonial, elle avait cherché une bible au fond d'une cantine et avait juré sur la bible à ses filles qu'elle les renverrait en France.

L'homme avait rassemblé ses économies et avait acheté un billet aller et retour pour lui, en plus des billets de retour de ses filles. Certes, ce n'était pas bon marché, et ce n'était pas encore cette année qu'il pourrait remplacer sa vieille voiture toute percée. Mais il crut que la première année il était plus prudent d'aller lui-même rechercher ses enfants.

Maintenant qu'il était seul dans l'avion, et qu'il contemplait les bouts de papier qu'il avait jetés à terre, il se demandait, l'homme, s'il y avait vraiment cru, qu'il allait ramener ses filles ? Ou avait-il seulement fait semblant d'y croire ? Pourquoi ce voyage ? Pour se déculpabiliser ? Pour prouver à tout le monde qu'il avait joué le jeu jusqu'au bout ? Pour être encore et toujours sans reproches ? C'est vrai; personne ne pourra rien lui reprocher. Au contraire, tout le monde le plaindra. Il sera la victime.

Le juge aura des remords. La tête du juge l'obsède. Il n'arrive pas à l'oublier. Il voudrait déjà se trouver devant lui, le voir perdre sa belle assurance, lire l'embarras sur son visage, sentir qu'il a des remords.

Mais pour l'instant, c'est lui, l'homme, qui a des remords. Il veut comprendre pourquoi il a agi ainsi. Mais plus il tourne et retourne ces questions dans sa tête, plus il doute, plus tout devient flou, plus il a de remords...

A Libreville, il avait été reçu hospitalièrement par la famille de sa femme, mais fermement : « Les filles ont changé d'avis; elles veulent rester ici, et aller passer les [PAGE 107] vacances en France. D'ailleurs nous les avons déjà inscrites dans les meilleures écoles de Libreville. » Interrogées du regard par leur père, les enfants confirmèrent ce qu'avait dit leur tante. C'était à n'y rien comprendre. Un mois qu'elles étaient parties, et déjà ce changement ! Mais avaient-elles été libres de leur choix ? Il ne le savait toujours pas, car malgré ses efforts, il n'avait pu rester en tête à tête avec aucune de ses filles, ne fût-ce que cinq minutes.

Ravies, les petites avaient entraîné leur père dans leur chambre qui contenait un lit à deux places et trois cantines. La tante s'empressa de fournir les explications nécessaires « J'ai déjà commandé leur mobilier : des lits superposés, une armoire et une table pour faire leurs devoirs. Le tout sera livré par « Roche-Bobois » avant la rentrée scolaire. Elles vivront à l'européenne. » Et elle ajouta : « Dieu, merci, je ne vis plus dans la misère où tu m'as trouvée il y a quinze ans. Gabriel m'a sortie de là. »

Des heures qu'il avait passées à discuter, essayer de convaincre. Mais plus il essayait de convaincre, plus le ton devenait menaçant : « Tu n'as pas le choix. Accepte, sinon nous t'obligerons à rester ici et à reprendre la vie commune avec Francine. Tu es blanc, tu trouveras facilement du travail. »

Il avait tous ses papiers en règle. N'était-il pas français ? Tout cela était absurde ! Comment pourrait-on le retenir de force au Gabon ? Ses filles aussi d'ailleurs, étaient françaises, et il avait son jugement en poche. « L'Ambassade de France... » mais il s'était arrêté net. L'Ambassadeur était un ami personnel du Président. Et puis le Consul de France n'avait-il pas témoigné pour sa femme ? En plus comment aurait-il pu se rendre à l'ambassade à l'insu de sa belle-famille ? Il était accompagné dans tous ses déplacements !

« Nous sommes chez nous, et c'est nous qui faisons nos lois, dit son beau-frère, celui qui était haut fonctionnaire. Si nous ne voulons pas que tu partes, tu ne partiras pas. D'ailleurs, pourquoi t'inquiéter ? Tu as notre parole : nous t'enverrons les enfants en vacances l'année prochaine. Nous ne faisons que respecter leur désir. »

Leur parole ! il se rappelait la cérémonie avec la bible! [PAGE 108]

Le désir des enfants ! Comme c'est facile de manipuler des enfants ! Peut-être les avait-on menacés ?

Encore une fois l'homme était seul, piégé.

Il avait repris l'avion le plus vite possible, car il ne voulait pas se présenter à son travail avec un jour de retard. Il avait toujours été un homme droit, à qui on n'avait jamais rien reproché...

Claire DAYEZ

Cette nouvelle est le fruit de la pure imagination de son auteur. Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé, ou avec des événements réels, serait purement fortuite.