© Peuples Noirs Peuples Africains no. 23 (1981) 38-46



« DE LA PROBLEMATIQUE DU TRANSFERT DE LA TECHNOLOGIE A CELLE DE SA MAITRISE »

(Communication aux IIe Journées Internationales de Technologie organisées par l'A.U.P.E.L.F.)

Firmin KINZOUNZA

Le problème du transfert de la technologie, saisi sous l'angle de l'entrée de celle-ci dans les pays lumpencapitalistes (les pays dits « sous-développés » dans la conception anti-scientifique) s'articule, dans la théorie économique dominante, autour de la thèse de la croissance transmise, toutes choses égales par ailleurs; dans ce cadre théorique, la technologie apparaît comme une marchandise à transférer des pays capitalistes (les pays dits « développés » dans la conception anti-scientifique) vers les pays lumpencapitalistes par le truchement essentiel des firmes multinationales.

Lorsque l'on se situe au niveau des apparences immédiates, force est de reconnaître l'existence d'un mouvement de technologie des pays capitalistes vers les pays lumpencapitalistes, par le canal des firmes multinationales essentiellement. Ce mouvement, fondé sur la conception de la technologie comme marchandise, présente les deux caractéristiques suivantes :

– d'une part, la circulation de la marchandise – technologie au sein de l'espace intégré société-mère – sociétés filiales de la firme multinationales; [PAGE 39]

– d'autre part, la circulation de la marchandise – technologie de l'espace intégré des firmes multinationales vers les potentiels scientifiques et techniques des pays africains. L'origine territoriale de ce double mouvement de la technologie (les pays capitalistes) détermine la nature de la technologie transférée; en outre, ce double mouvement est la traduction dans la pratique de la stratégie de maximation du taux de profit de la firme multinationale au plan des sphères de production et de circulation des marchandises dans le cadre du mode de production capitaliste au stade de monopole régi par la loi du développement inégal et combiné de type capitaliste.

Ainsi, il y a bien entrée de la technologie dans les pays lumpencapitalistes par le double jeu de sa circulation interne et externe sous le contrôle des firmes multinationales; toutefois, dans la mesure où cette circulation et la nature de la technologie transférée obéissent à la fois aux contraintes des firmes multinationales (maximation du taux de profit) et des économies des pays capitalistes (pénurie et coût élevé de la main-d'œuvre, abondance des moyens financiers, substitution de matières synthétiques aux matières premières naturelles), ce mouvement n'aboutit pour les pays lumpencapitalistes qu'à des « gains de produit »; ces gains de produit se matérialisent pour les économies africaines par l'achat-acquisition du « faire » (le « doing »), le « savoir » (le « knowing how to do a thing ») étant conservé par le fournisseur, ce qui permet à ce dernier de perpétuer la dépendance du client.

Dans le cadre d'une politique de transfert de technologie, la maîtrise locale de la technologie recouvre deux aspects fondamentaux : l'importation et la génération de la technologie. La génération interne de la technologie, dont le stade final est la création, est un processus de longue haleine qui présuppose la genèse progressive d'un PSTN (potentiel scientifique et technique national) permettant à un pays lumpencapitaliste déterminé de rompre sa dépendance sur le triple plan du choix, de l'acquisition et de la mise au point des techniques.

Le choix des techniques présuppose 3 conditions fondamentales :

– la recherche de l'information sur les différentes variantes possibles ; [PAGE 40]

– la sélection des variantes technologies possibles en fonction des contraintes objectives pays importateur;

– et, les moyens de choisir; ces derniers englobent aussi bien les moyens techniques (notamment l'information et l'évaluation des technologies susceptibles d'être achetées grâce à des cadres compétents, intègres et patriotes) que les moyens politiques (la possibilité effective de choisir inscrite dans le cadre d'une politique autonome dans la matière fondée uniquement sur les besoins objectifs du pays).

Quant à la mise au point des techniques, elle se situe au cœur même du processus de génération interne de la technologie.

L'objectif ultime dans ce domaine est, pour les pays lumpencapitalistes d'aboutir à la création de PSTN autonomes.

Dans le monde, à l'heure actuelle, seuls les pays capitalistes le COMECON, l'Albanie, la Chine.... possèdent des PST autonomes dans la mesure où ils contrôlent sur la base nationale leurs rapports sociaux de production et, par voie de conséquence, leurs ressources financières, scientifiques et techniques.

En revanche, au niveau des pays lumpencapitalistes d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine, il y a lieu de distinguer 3 catégories de PST :

– Le « PST spécialisé » il se caractérise par son insertion dans la division internationale du travail sous l'égide des firmes multinationales;

– le « PST imitateur »; dans ce cas, le PST possède l'infrastructure nécessaire à l'absorption et à la reproduction des technologies importées mais seul le pouvoir d'innovation, de création, caractéristique de l'autonomie (abstraction faite des conditions extra-économiques, le contrôle local des rapports sociaux de production en l'occurrence), fait défaut;

– et le « PST utilisateur », dans ce dernier cas, comme le note C.A. Michalet (in « Le capitalisme mondial », PUF, 1976) « l'accent est mis sur l'utilisation efficiente des techniques importées de l'extérieur. Mais le pays n'a pas les moyens industriels de fabriquer lui-même la totalité ou une partie des biens qu'il utilise. » [PAGE 41]

La génération interne de la technologie va donc consister, dans les pays africains, dans le passage d'un (ou de la combinaison) des PST caractéristiques des pays lumpencapitalistes aux PST autonomes caractéristiques des pays contrôlant leurs rapports sociaux de production et donc leurs ressources financières, scientifiques et techniques.

La stratégie actuelle des pays lumpencapitalistes qui repose sur le recours sans discernement aux firmes multinationales (et aux organismes spécialisés des Nations-Unies), dans la création de PSTN autonomes, dans les faits, « débouche sur une dépendance excessive à l'égard des sources étrangères de technologie à travers l'implantation de filiales ou la conclusion d'accords de licences. Il en résulte à la fois une non-compétitivité des industriels des pays en voie de développement sur les marchés mondiaux, ainsi qu'une entrave à la promotion d'industries nationales de biens d'équipements » (P. Judet et J. Perrin).

Les expériences du Japon et de la Chine notamment, montrent le caractère erroné d'une telle stratégie; en effet, dans la voie de la création d'un PSTN autonome, la transformation des pratiques en matière de formules contractuelles et d'accords de licences est insuffisante; le passage des PSTN caractéristiques des pays lumpencapitalistes aux PSTN autonomes caractéristiques des pays où les alliances de classes au pouvoir dirigés par des classes nationales en contrôlent les rapports sociaux de production, nécessite la création de capacités nationales d'ingénierie et de construction locale de biens d'équipement : « La capacité de conception correspond exactement à la capacité de faire des avant-projets qui servent de base aux études de détail et aux études d'exécution et qui commandent la réalisation.

Elle prend appui :

– à l'amont, sur une capacité d'initiative, en matière d'idées, de produits, de volumes de production, de choix de filières.

Cela fait partie des études préliminaires qui relèvent d'un bureau d'études propre au maître d'ouvrage;

– à l'aval, sur l'existence et la promotion d'une capacité locale de production de biens d'équipement ( ... ). D'autre part, développement de la construction de biens [PAGE 42] d'équipement et développement de capacités nationales d'ingénierie sont liés. Il faut d'abord que les biens d'équipement nationaux puissent être reconnus et intégrés dans la réalisation de projets industriels (agricoles, d'infrastructures); cela dépend déjà de la manière dont les études préliminaires auront été réalisées. Il faut ensuite que la réalisation des projets soit l'occasion de promouvoir la construction locale de biens d'équipement, de passer de fabrications simples à des fabrications plus complexes. Il est clair qu'une telle promotion n'est possible que sur la base de la fourniture d'études des détails et d'exécution, de l'appui permanent d'un conseil et, plus largement, de la volonté d'intégration de la construction nationale de biens d'équipement mesurée par l'acceptation de prix plus élevés et de délais plus longs au sein d'un projet susceptibles de reprises et de retouches, à partir de l'initiative locale » in (P. Judet, J. Perrin : « Problématique économique » in P. Judet, Ph. Kahn, A. Ch. Kiss et J. Touscoz : « Transfert de technologie et développement » Librairies Techniques, Paris, 1977, pp. 57-58 et 60).

Il convient maintenant de réfléchir sur les conditions à réunir pour que les firmes multinationales puissent contribuer efficacement à l'autogénération de la technologie au niveau local. Trois attitudes sont à éviter lorsque ce problème est abordé :

– la première consiste à voir dans la firme multinationale une panacée et donc à y faire appel sans veiller à créer certaines conditions au sein du pays hôte : c'est l'attitude actuelle des pays africains de la zone franc qui traduit à ce niveau leur attitude de démission nationale consommée au niveau politique dès 1960;

– la deuxième consiste à voir dans la firme multinationale la cause de tous les problèmes économiques, financiers, technologiques et politiques des pays hôtes et à préconiser en conséquence la nationalisation pure et simple de ses filiales : c'est l'attitude de certains auteurs qui se réclament à tort du courant marxiste;

– la troisième, enfin, consiste à poser que, toutes choses égales par ailleurs (ici, dans le cadre structurel pays capitalistes - pays lumpencapitalistes) moyennant quelques réformes de détail (« démocratisation » des régimes des pays hôtes et « code de conduite » pour les firmes [PAGE 43] multinationales), la firme multinationale peut contribuer positivement au processus d'autogénération de la technologie dans les pays hôtes : c'est la position d'une partie des tenants du Nouvel Ordre Economique International.

L'attitude scientifique oblige à déterminer, après analyse concrète de la situation concrète, les conditions à remplir aussi bien par les pays hôtes d'Afrique que par les firmes multinationales.

a) Du côté des firmes multinationales :

Etant admis que non seulement la contribution des firmes multinationales ne peut pas dépasser le niveau de complément à l'effort national nécessairement supérieur, mais aussi qu'en tant que produits et facteurs de reproduction du « développement inégal et combiné de type capitaliste » (« le développement – sous-développement » dans la conception anti-scientifique), les activités des firmes multinationales s'inscrivent dans le cadre de leurs plans respectifs de maximisation des gains à l'échelle mondiale, les conditions suivantes doivent être réunies :

– leur contribution (financement, gestion, technologie et ingénierie) doit s'inscrire dans le cadre de la politique d'indépendance scientifique et technologique du pays hôte, arrêtée par le Plan de développement économique et social établi en fonction des besoins et des ressources internes;

– leur contribution sera sollicitée chaque fois qu'elle peut permettre d'atteindre l'objectif final de création de potentiels scientifiques et techniques nationaux autonomes plus vite que ne l'aurait fait le recours aux moyens entièrement nationaux.

b) Du côté des pays hôtes d'Afrique :

Dans le cadre global de la stratégie de rupture avec le MPC (Mode de production capitaliste), l'objectif ultime des pays africains étant la maîtrise de la technologie grâce notamment à la création de PSTN (et de rapports techniques de production y afférents) autonomes, l'effort national (supérieur à l'aide extérieure) doit porter sur la mise en place d'un ensemble de conditions extra-économiques et économiques dans lesquelles s'inscrira la contribution des firmes multinationales. [PAGE 44]

b1/ 1re condition : l'existence d'alliances de classes au pouvoir, favorables à la maîtrise de la technologie, en actes et en paroles.

b2/ 2e condition : l'inscription de la politique de développement technologique dans le cadre général du Plan impératif fondé sur le recensement le plus récent des ressources naturelles, humaines et en surplus économique (en valeur) par la création :

– d'une part, d'institutions de production d'application et de diffusion des connaissances scientifiques et techniques;

– d'autre part, d'institutions plus directement rattachées au projet de création d'un PSTN autonome : organismes d'identification des besoins prioritaires; de recherche dans le stock mondial des connaissances scientifiques et techniques disponibles, des filières techniques et économiques les plus appropriées aux contraintes locales; organismes d'importation et d'assimilation des technologies étrangères; organismes de création de nouvelles filières techniques et économiques; etc. Bref, des institutions capables d'intervenir efficacement aux différentes phases suivantes de l'autogénération de la technologie :

PHASES et DEFINITIONS

I. IMPORTATION

Phase se décomposant en :
– (a) Contrôle de l'entrée de la technologie par une sélection fondée sur les besoins, les ressources et les capacités locaux; et
– (b) l'achat

II. REPRODUCTION (ou IMITATION)

Processus de reproduction, sans modification, d'une technologie existante, procédé ou produit.

III. ADAPTATION

Modification d'une solution technologique existante en vue de la rendre plus efficace sous des conditions socio-économiques et techniques données.

IV. CREATION

Mise au point d'une solution originale au problème de production des marchandises ou des services. [PAGE 45]

Source : Junta del Acuerdo de Cartagena: « Andean Pact Technology policies ». International Development Research Centre, Otawa 1976, pp. 18-19.

Au cœur d'un tel projet se trouve la politique de séparation :

– d'une part, du paquet offert par les firmes multinationales en ses différentes composantes (gestion, financement, technologie et ingénierie);

– d'autre part, du paquet technologique du paquet global; ici également, le paquet technologique sera éclaté en ses divers éléments (technologie essentielle et technologie périphérique);

b3/ 3e condition : la révolutionnarisation des RTP (Rapports techniques de production) :

Il y a lieu de distinguer les mesures générales et les mesures spécifiques.

b3l/ Les mesures générales

Elles porteront sur la mise en place de mécanismes tendant à la suppression, tant à l'école qu'à l'usine, de la séparation entre le travail manuel et le travail intellectuel en réalisant :

– d'une part, au niveau de l'école, la cohérence de l'enseignement (programmes, méthodes de formation, critères de recrutement des enseignants et des enseignés...

avec les besoins définis par le Plan;

– d'autre part, au niveau de l'usine, le prolongement du contrôle juridico-politique des rapports sociaux de production par la nouvelle alliance de classes dirigée par les ouvriers, par celui des forces productives (RTP notamment), grâce, notamment, au « système des 2 participations » et à la création de « groupes de triple union » (cf. expérience de la Chine populaire).

b32/ Les mesures spécifiques

Elles porteront :

– d'une part, sur la suppression de l'essence de l'aliénation des besoins ainsi que de l'aliénation et de l'auto-aliénation des individus par la participation active de la nouvelle alliance de classes à la bataille politico-militaire, économique, culturelle et technologique contre l'ancienne alliance de classes au pouvoir, en vue du développement cohérent sur la base nationale des forces productives;

– d'autre part, sur le passage du modèle culturel dominant de type « décadent » aux modèles culturels « originel » [PAGE 46] puis « classique » grâce à l'alphabétisation fonctionnelle et à la scolarisation en langue(s) nationale(s), la généralisation de l'esprit scientifique...; bref, à la création d'un contenu d'images mentales compatibles avec la nouvelle politique technique et scientifique arrêtée par la nouvelle alliance de classes.

b4/ 4e condition : la coopération scientifique et technique avec les pays capitalistes et le COMECON, l'Albanie, la Chine.... sur la base de l'avantage mutuel et du respect de leurs souverainetés nationales respectives.

Ainsi, le transfert de technologie pour atteindre son objectif ultime, l'autogénération de la technologie au sein du pays hôte nécessite, au niveau de ce dernier des bouleversements d'ordre politique, économique et culturel; sans ces bouleversements, le transfert de technologie ne sera qu'un pseudo transfert parce que bâti sur du sable.

Firmin KINZOUNZA,
Docteur d'Etat ès Sciences Economiques
Chef du Département de Gestion
(Université Marien N'Gouabi)