© Peuples Noirs Peuples Africains no. 22 (1981) 39-54



MORT A L'INTELLIGENCE

Kambi BITCHENE

I

A peine fut-il arrivé qu'on l'enferma dans une petite pièce aux murs sans fenêtres. Elle puait la moisissure. Son contact avec le plancher lui provoqua une vague de frissons qui glacèrent tout son corps. Un cancrelat se posa sur sa tête. Du revers de la main, il l'envoya s'écraser contre le mur rocailleux. Peu à peu, ses yeux s'habituèrent à l'obscurité. Il distingua trois formes humaines silencieuses comme leurs pensées, recroquevillées sur elles-mêmes comme des escargots.

Wayi s'étonna du lieu où il avait finalement échoué. Pourquoi l'avait-on abandonné là? Etait-ce la salle des témoins ?

*
*  *

Dans le courant de l'après-midi, la cellule enregistra une nouvelle tête. Le nouveau venu était aussi bavard qu'une pie.

– Bonjour frères ! Mon nom est MBin' wa NGomon. Savez-vous pourquoi je suis ici ? Eh bien, parce que [PAGE 40] j'ai eu le malheur d'avoir couché avec la fille de mon patron. Dites-moi, mes frères, ne dit-on pas que l'amour n'a pas de frontière ? Et alors ! En quoi les cuisses de la fille d'un ministre ou d'un directeur valent-elles plus cher que celles des nôtres ? Après tout, ces hommes ne couchent-ils pas avec nos sœurs, nos épouses, nos mères ? Pourquoi l'inverse ne serait-il pas possible ? Leurs femmes, leurs filles, elles brillent comme de l'or mais elles sont incapables de satisfaire un homme. Elles ne savent même pas balancer la croupe. Il faut les voir prendre des grands airs. Ah! Ah ! Ah! Et vous, pourquoi êtes-vous là ? Ce n'est pas pour le même délit, je suppose !

La cellule commençait à sortir de sa torpeur.

– Quant à moi, dit un autre, on m'accuse de coups et blessures volontaires. Depuis dix années, j'exploite une boutique. Après quelque temps d'expérience, j'étais arrivé à comprendre que dans ce genre d'entreprise, « tout marchait sur le crédit, les affaires et le reste, car après tout, qu'est-ce que le crédit sinon le fait que les gens étaient des êtres humains et que si on était vraiment un être humain, on faisait crédit à autrui qui à son tour vous faisait crédit ». Quelqu'un l'a dit avant moi et je crois qu'il a raison. C'est ainsi que j'en vins à accorder des crédits à quelques connaissances dans le quartier, avec toutes les facilités de paiement. Parmi mes créanciers, un nommé Bikila qui se dit être fonctionnaire du ministère de la justice. En un mois, cet individu avait battu tous les records. A la paye, il s'était envolé pour réapparaître trois mois plus tard, prétextant qu'il avait été en mission en Amérique du Sud. Puis il sollicita un nouveau crédit. Je lui présentai la première facture, impayée depuis des mois. Savez-vous ce qu'il m'a répondu ? « Va te faire foutre. Pour commencer, sais-tu à qui tu as affaire ? A un représentant légal du ministère, de la justice. La loi c'est nous qui la faisons, c'est aussi nous qui la défaisons. C'est encore nous qui l'appliquons. Va te plaindre devant n'importe quel tribunal de ce pays. Va voir n'importe quel juge. Je serai là. Et je te promets que jamais tu n'auras raison contre moi, car je suis la loi. Oui, la loi c'est moi. Je suis -la loi. » Je lui répondis qu'il était un pauvre parasite et que je n'avais pas à me plaindre d'une mouche. C'est alors qu'il me gifla à la joue droite. Et comme je ne suis pas homme à tendre [PAGE 41] les deux joues, je lui expédiai un uppercut qui lui arracha deux dents. Dans le temps, j'étais boxeur. Si vous avez entendu parler de Gonzirra-le-dragon, c'est moi. On est venu m'arrêter en pleine nuit alors que j'étais en train de labourer mon champ. Quel pays ? Quand je pense qu'on n'a même pas le droit de demander sa dette...

– Espoir, grand frère ! La loi te donnera raison. Justice sera faite. Crois-moi, tu seras libéré : la cage s'ouvrira pour toi, dit MBin' wa NGomon, l'air enjoué.

– Tu parles! Enragea une nouvelle voix. Les lois de ce pays, on sait trop ce qu'elles sont. Elles n'existent que pour réprimer le faible.

Il avait un voix juvénile. C'était certainement le plus jeune de la cellule.

– S'il y avait des lois dans ce pays, si réellement on respectait le droit dans ce maudit pays, je ne serais pas ici en train de moisir entre les quatre murs de cette pièce infecte et obscure. Savez-vous de quoi je suis coupable ?

– Comment le saurions-nous si tu ne nous l'apprends pas toi-même? Rétroqua MBin' wa NGomon, l'animateur de la cellule.

– J'ai lu un livre interdit...

– Il faut désormais lire le journal gouvernemental si tu ne veux pas avoir des ennuis. C'est le seul qui ne soit pas censuré, conseilla MBin'. Et l'autre frère ?

Malgré l'obscurité, Wayi savait que cette question s'adressait à lui, que son tour était venu de parler. L'arrivée de MBin' wa NGomon avait fait naître un sentiment de confiance et de camaraderie entre les différents occupants de la cellule.

Wayi s'éclaircit la voix et déclara à son tour :

– Lorsqu'on est venu me chercher, j'ai cru savoir que c'était pour une déposition. Voilà que, je ne sais par quel malheureux hasard, je me retrouve ici. Vous, vous savez au mains pour quel motif vous êtes là. Moi pas. Je me torture l'esprit pour le savoir, mais je n'y arrive pas...

– Que faites-vous dans la vie ? demanda MBin', toujours prêt à poser des questions comme un juge.

– Si cela vous intéresse de le savoir : je suis professeur.

– Vous êtes donc un intellectuel. Faites extrêmement attention. Nous assistons à la mort du cerveau dans ce pays. [PAGE 42] Quant à votre délit, ne vous en faites pas, ne vous fatiguez pas les méninges. Les médecins de la maison vous trouveront un diagnostic à votre mesure...

Des pas résonnèrent dans le couloir. C'était sans doute les geôliers.

Le silence se rétablit dans la cellule.

*
*  *

Wayi se revoyait dans sa classe, quelques heures auparavant, au milieu de ses élèves. Le proviseur était entré, d'une façon impromptue. Les élèves s'étaient levés pour le saluer. Indifférent, il les avait fait asseoir d'un geste de la main. Wayi avait alors, interrompu son cours. Le proviseur l'avait approché et à distance lui avait demandé de le suivre immédiatement dans son bureau. Qu'y avait-il de si important pour valoir le déplacement du proviseur ? Généralement ce genre de commission était dévolu aux surveillants. La quarantaine environ, velu comme une chenille, le proviseur était un homme de petite taille qui aimait à paraître. Il avait transformé son bureau en boxon. Chaque jour on y voyait défiler des filles, des minettes en particulier, qu'elles fussent du lycée ou de l'extérieur. Cet homme avait une manie : il tenait toujours dans sa main gauche un lot de clés qu'il aimait à faire tinter. Pour cela, les élèves l'avaient surnommé « De la clé ». En vérité, il s'appelait Vouanza Camilla. Cet ancien instituteur de 5e échelon avait été promu professeur certifié à titre exceptionnel par un décret exceptionnel de Papa National sur proposition exceptionnelle du ministre de l'Education nationale. Vouanza Camilla devait cette ascension peu ordinaire à son zèle sans pareil et à son entier dévouement au Parti unique, le Parti du Rassemblement du Peuple dont il était un grand animateur. Depuis sa nomination à la tête de ce lycée naguère agité, il n'y avait plus eu une seule grève, un seul mouvement de contestation, une seule inquiétude de la part du gouvernement. C'était un homme très efficace et très discret. On chuchotait sa prochaine nomination en qualité de Ministre-ambassadeur dans quelque pays ami.

Wayi avait abandonné ses élèves sur leur faim, ses affaires éparpillées sur le bureau. Il avait trouvé [PAGE 43] le proviseur en compagnie d'un homme rond de la tête et du ventre. Ce dernier lui avait été automatiquement présenté : brigadier-chef Yanora Quekina. Cela avait suffi. Le représentant de l'ordre avait remercié le proviseur pour sa coopération et avait demandé à Wayi de venir avec lui pour quelques questions, rien que pour quelques questions, Dans la voiture qui l'emportait vers le siège de la police, Wayi, très surpris et non affolé, s'était soudain souvenu que trois jours plus tôt, on avait découvert un homme mort à proximité de son domicile. La victime avait été tuée par douze coups de couteau. Une déposition ? C'était tout à fait normal...

*
*  *

Le siège de la Police Spéciale était un édifice dont l'architecture, particulière dans son genre, avait quelque chose de repoussant, de lugubre, de fantomatique. Cet aspect était plus accentué par le manque d'écriteau, quelque chose de vivant comme on en trouvait à l'entrée de chaque édifice public. Il s'échelonnait sur huit étages. Quatre de ces étages émergeaient de la terre pour abriter les bureaux tandis que les quatre autres, enfouis dans le sous-sol, faisaient office de geôles.

Dès son arrivée, Wayi avait été cueilli par deux agents de l'ordre qui l'avaient fouillé, débarrassé de ses chaussures et du contenu de ses poches avant de l'enfermer dans la CELLULE D'ATTENTE. Cette cellule était au quatrième étage.

II

La porte métallique s'ouvrit. Un policier vint l'appeler. Wayi le suivit dans un couloir tortueux, interminable et mal éclairé. Le policier s'arrêta devant une porte fermée, frappa, le poussa devant lui et le fit entrer dans une salle spacieuse. Pendant un moment, Wayi fut aveuglé par la lumière vive de la pièce, Elle ne comportait ni gravure, ni tableau, pour tout dire rien de gai sauf le portrait de Papa National, les yeux cachés derrière de grosses lunettes noires, la moustache sauvage, la veste bardée de médailles, le sourire faux. [PAGE 44]

– Mes respects, Excellence... L'intéressé est là. Je vous l'apporte.

Ceci dit, le policier s'inclina et s'effaça. Debout près de ce qui ressemblait à une fenêtre, vêtu de l'uniforme d'officier, la main gauche dans la poche de son pantalon, un homme fumait goulûment un cigare. Il était grand avec un dos large et une nuque en forme de crochet. L'homme avait l'air méditatif.

Wayi devina sous cet accoutrement une forte musculature. L'homme quitta enfin son repère (que pouvait-il regarder dans ce sous-sol ?), l'air serein, approcha d'une table, tira un fauteuil et s'assit lourdement. Cette pièce servait en même temps de bureau, de salle d'interrogation et de torture.

– Ne restez pas debout. Asseyez-vous donc, fit-il, s'adressant à Wayi. Je suis le capitaine Bourrankô.

Il jeta un regard exploratoire en direction de Wayi à qui son nom n'avait produit aucun effet.

– ... Je constate que vous ne me connaissez pas, reprit-il un peu énervé. Nous ferons plus ample connaissance tout à l'heure. Pour l'instant, sachez que tout le sous-sol est sous mes ordres et que je m'occupe particulièrement des cas de votre espèce.

Wayi voulut lui poser une question mais il hésita par crainte, car la crainte, aimait-il dire, est le début de la sagesse.

L'homme était coiffé au ras. Il avait un visage sévère, des yeux féroces et brillants. Son nom était tristement célèbre mais Wayi l'ignorait. Très proche de Papa National qui l'utilisait tantôt comme conseiller, tantôt comme garde du corps, il avait la possibilité et la facilité de voir ce dernier à n'importe quel moment de la journée ou de la nuit. Papa National lui faisait une confiance sans contrôle.

– Vous êtes Wayi-Lembé, né à Toro.

– Exact.

– 29 ans.

– Correct.

– Célibataire, père d'un enfant de sexe... euh euh, bref c'est une fille. Elle a trois ans et demi.

– C'est cela.

– Vous avez rompu avec la mère de votre enfant quatre mois après son accouchement. [PAGE 45]

– Correct.

– Fiancé ! Votre future épouse s'appelle Gagnya. Elle sortira docteur.

– Oui.

– Votre traitement mensuel est de 84 483 F. Vos impôts directs s'élèvent à 11 111 F.

– Vous êtes bien renseigné.

Le capitaine Bourrankô continua ses révélations comme s'il n'avait pas entendu ce compliment qu'il attendait depuis le début de cet interrogatoire.

– ... Vous aimez les mets épicés, la viande de mouton au couscous et des poissons sans écaille.

– C'est juste.

– Vous adorez le cinéma, le théâtre et la musique. Par contre vous détestez le vin et les grillades.

– En effet.

– Vous fumez circonstanciellement. Votre cigarette préférée est la Zia.

– Oui.

– Votre maîtresse s'appelle Zatarra; c'est l'une de vos anciennes élèves.

Où veut-il en venir ? s'interrogea Wayi.

Qui ne dit mot... euh euh. qui ne dit... Il fit semblant de fouiller dans sa tête puis finalement abandonna, changea de question.

– Votre seuil de compétence est quatre coïts. Pas plus, pas moins, fit-il, victorieux. Pouvez-vous me dire la longueur de votre pénis ?

– Je ne l'ai jamais su, répondit Wayi choqué par le caractère singulier de cet interrogatoire.

– Je sais. Je peux même vous dire la position dans laquelle vous dormez et voire même le volume de vos testicules. Mais je préfère m'en tenir là. Vous voyez, je sais tout à votre sujet. Je vous demande d'avouer toute la vérité. Cela vous évitera des atrocités. Une fois que vous aurez reconnu, vous serez pardonné.

– Je suis innocent. Je jure que je n'ai pas tué cet homme. Je ne suis pas un assassin, je ne suis pas un criminel. Je suis un honnête citoyen.

– Un honnête citoyen. Un honnête citoyen... enfin, de qui te moques-tu ? Ne joue pas la comédie avec moi. Je te préviens que ça ne colle pas avec moi, le malin. A malin malin et demi. [PAGE 46]

Un sourire se dessina sur les lèvres de Wayi malgré la gravité de la situation.

– Pourquoi voulez-vous que je tue cet homme ? Je ne le connaissais pas. Je vous avoue que...

– Assez ! Ecoute-moi bien, petit. Ce pays est bien là où il est, tel qu'il est. Ce n'est pas toi qui le changeras, ni aujourd'hui ni demain. Si ce qu'on fait ici ne te plaît pas, ferme-la et exile-toi...

– Je vous assure que ce n'est pas dans mes intentions.

– ... Ce pays n'ira jamais ailleurs s'implanter pour te laisser la place.

Il était enragé. Sa voix était brutale.

– As-tu quelque chose à dire ? Questionna-t-il de nouveau.

– Non, rien, répondit Wayi qui tombait des nues.

Cette réponse fit éclater le capitaine de plus belle.

– Ils sont tous pareils, ces intellectuels, ces fameux intellectuels. Dehors ils ont la gueule forte, ils sont pleins de courage et d'idées mais dès qu'ils franchissent le seuil de cet édifice, ils se mettent à pisser dans leurs culottes et ne savent même plus comment ils s'appellent. Ils nient tout. Tout. Pourriture.

Il tapa fort du poing sur la table, leva nerveusement le combiné et composa un numéro. Quelques secondes plus tard, deux policiers firent irruption dans le bureau.

On dévêtit Wayi de sa chemise avant de l'emporter au troisième étage dans la CELLULE HETERO où il eut pour compagnons d'infortune de nouveaux visages.

III

Dans l'après-midi du troisième jour, Wayi fut retiré de sa nouvelle cellule. On l'amena dans la grande salle. Le capitaine Bourrankô siégeait derrière son bureau. Il avait changé de tenue. La casquette sur sa tête le rendait plus imposant.

– Sachez une fois pour toutes que je ne m'occupe pas des affaires criminelles. Bon. Je pense que la nuit vous a porté conseil et que vous allez sagement répondre à mes questions. Commençons. Dites-moi : Où avez-vous étudié ? [PAGE 47]

– A l'étranger. A...

– C'est suffisant. Ne précisez pas où. Je sais. Vous êtes philosophe.

– J'enseigne la philosophie, rectifia Wayi.

– Où est la différence, hein ?

– Il y a une nuance.

– Une nuance ! Qu'est-ce que c'est ! Toujours des grands mots pour rien. De toutes les façons, ce n'est pas la philosophie qui m'intéresse, surtout pas celle de l'étranger. D'ailleurs la nôtre nous suffit très largement. Et puis je n'ai pas besoin de grands mots pour vivre. Les femmes me suivent parce que j'ai mon argent.

Regardant Wayi dans les yeux :

– Vous êtes l'auteur de plusieurs articles publiés ici et là dans des revues étrangères. Pourrez-vous me dire la nature de ces articles ? Sur quoi portent-ils ? Quelle en est la longueur ?

– C'est toute une diversité de sujets. Il y a des essais philosophiques et des textes littéraires. Dans mon dernier article par exemple, j'ai écrit sur le rôle social de l'écrivain. Quant à la longueur de mes différents articles, elle varie selon les thèmes et l'inspiration.

– Je sais tout, coupa-t-il. Puis il s'enfonça dans son fauteuil comme pour prendre l'élan afin de mieux sauter. Vous écrivez aussi un roman. Quel en est le titre ?

– En fait de roman, il s'agit plutôt d'un récit à caractère philosophique inachevé. Je n'ai pas encore trouvé de titre. Ce sera le dernier travail.

– Parlez-moi de votre livre.

– Il faut des heures.

– Brièvement. Dites-moi brièvement le contenu.

– D'abord, c'est une œuvre surréaliste par laquelle je souhaite (y arriverais-je ?) montrer que l'homme est la mesure de toute chose et que la liberté est essentielle pour l'épanouissement de l'homme dans sa plénitude.

Wayi jugea que son interlocuteur n'avait rien compris et qu'il valait peut- être la peine de le lui expliquer d'une manière simpliste comme à un enfant. Mais le capitaine n'était pas un homme à se laisser vaincre. Il voulait montrer à Wayi qu'il était à la hauteur de sa tâche.

– Vous êtes un homme intelligent, fit-il comme pour masquer ses insuffisances.

– Vous aussi, capitaine. Tout individu possède [PAGE 48] un quotien d'intelligence. D'abord, qu'est-ce que l'intelligence ? Un vaste terrain, une terre inculte qu'il nous suffit de savoir mettre en valeur afin d'obtenir une moisson pour nourrir l'esprit. Voyez-vous, le développement de l'intelligence, au sens où ce mot signifie raisonnement, jugement, bon sens, clairvoyance, le développement de l'intelligence, disais-je donc, est subordonné à l'exercice constant et méthodique de nos facultés mentales. il en est de même de la culture individuelle...

– Revenons-en à notre sujet, coupa le capitaine qui s'était complètement égaré dans les méandres de ce raisonnement auquel il n'était pas habitué. Ah, ces intellectuels! de véritables fous.

« Dites-moi, qu'enseignez-vous à vos élèves ?

– Je professe les rudiments de la philosophie.

– Je le sais trop bien.

– Vous voulez savoir comment est dispensé cet enseignement, si je ne me trompe ?

Le capitaine Bourrankô fit oui de la tête avec un air supérieur.

– Chaque enseignant, de l'école primaire à l'université, enseigne suivant un programme précis. Ce programme, chez nous, est élaboré par les services du ministère de l'Education nationale. Les manuels que nous utilisons sont subdivisés en chapitres. Chaque chapitre porte sur un sujet ou en ensemble de sujets apparentés si j'ose m'exprimer ainsi.

– Exprimez-vous ainsi, je vous l'accorde, intervint-il comme s'il avait attendu ce mot.

– Je voulais dire que...

– Inutile. J'ai tout compris. Maintenant, définissez-moi votre rôle.

– Tout enseignant a une...

– Répondez du tic au tac. Pas de longs discours inutiles. Je veux des réponses claires et précises. Répondez à ma question !

– Mon rôle est d'éduquer, d'instruire, de préparer l'avenir de notre pays... à la limite de mes compétences.

– L'avenir de ce pays ne dépend pas de toi. Il est entre les mains de Papa National, du Parti du Rassemblement du Peuple et de ses militants, éclata-t-il.

« Puisque tu parles de tes compétences, que penses-tu de toi-même ? Réponds ! [PAGE 49]

– Autrement dit quelle opinion je me fais de moi, de ma personne. Une question pertinente. Comment voulez-vous que je le sache d'autant que je n'assume même pas ma propre personne. Je ne sais pas si j'existe en tant qu'être. Voyez-vous, Monsieur...

– Capitaine! Monsieur c'est pour les civils, intervint brutalement Bourrankô.

– Voyez-vous, capitaine, chaque individu est la somme des perceptions visuelles et auditives de son environnement, des autres ses semblables. Tout ce que je sais de moi est que je m'appelle Wayi-Lembé. Je ne sais même pas ce que cela signifie. Mon nom même, puisque c'est celui qui m'identifie, n'est pas de moi. Il m'a été en quelque sorte imposé par mes parents, comme une loi. Connaissez-vous l'histoire de la poule et de l'œuf ? La poule est dans l'œuf, l'œuf est dans la poule. Lequel des deux est à l'origine de l'espèce ? Telle est la problématique de mon moi. Je n'ai aucune opinion de ma personne.

– Et si je retournais la question en disant : qui êtes-vous ?

Wayi faillit dire qu'il avait déjà répondu à cette question en répondant à la précédente, mais il se ravisa, jugeant qu'il lui fallait répondre à toutes les questions, même les plus idiotes, pour satisfaire cette brute. Il s'était rendu compte, depuis un certain moment, que le commandant du sous-sol le regardait d'une façon bizarre. Son attitude même avait changé.

– Je suis un paisible citoyen, un modeste professeur de lycée aux mains blanchies par la craie qui tente de former des hommes responsables, lucides, conscients de leur être et de leur devenir.

– Dis-moi, jeune homme, n'as-tu pas déjà souffert de quelque maladie mentale ?

– Non! fit Wayi choqué. (Pour qui se prenait cet idiot pour le traiter ainsi.)

– Je sais maintenant qui tu es et à quel rythme tu danses.

Il se pencha sur le téléphone.

Quelques instants plus tard, la porte s'ouvrit sur de nouvelles têtes de policiers. Un geste de la main et Wayi perdit son pantalon. [PAGE 50]

– Descendez-le, ordonna le capitaine.

Le jeune professeur quitta la salle d'interrogatoire en slip. Il fut conduit au deuxième étage dans la CELLULE DES SUSPECTS où il se retrouva avec d'autres visages inconnus.

IV

Dehors, il faisait une chaleur torride. De gros nuages noirs avaient envahi le ciel. Ils se déplaçaient de l'Est vers l'Ouest. C'était le signe d'un orage.

Au quatrième étage de la Police Spéciale, dans le bureau de son directeur général, une réunion de travail, l'habituelle « séance de travail hebdomadaire », rassemblait les principaux responsables de la Police Spéciale. On passait au peigne fin toutes les fiches et tous les cas des prisonniers, dossier par dossier, cellule par cellule. Les dossiers, généralement volumineux, étaient classés d'une façon chronologique, examinés selon la nature et l'importance du délit. Le dossier de Wayi n'était pas à l'ordre du jour du Conseil de direction. Il figurait parmi les dossiers en instance, car le capitaine Bourrankô, le plus influent du conseil, l'avait retenu pour la prochaine séance de travail. Le cas Bourrankô n'était pas encore arrivé à (son) terme.

Parmi les affaires soumises à l'appréciation du conseil ce jour, il y avait celles de l'ingénieur Trimobé accusé d'intelligence avec l'étranger, Kouaty accusé de rébellion ouverte contre le parti, Fikkila accusé d'avoir distribué des tracts, Bassanga soupçonné d'avoir approché la femme d'un très haut dignitaire, Gamassélé accusé d'avoir tenté d'organiser une marche de protestation contre des mesures jugées arbitraires, Pouawa pour avoir rédigé des tracts, Ximana pour avoir injurié publiquement un membre du Parti du Rassemblement du Peuple, Pfouna pour n'avoir pas respecté le couvre- feu, Kwala pour ne s'être pas incliné devant l'effigie de Papa National à l'heure de la prière nationale. En réalité, le conseil siégeait pour la bonne forme, car tous ces cas avaient été jugés à l'avance, sauf ceux de Fikkila qui, disait-on, s'était égaré, trompé par les forces du mal. Cet individu avait quelque [PAGE 51] lien de parenté avec Papa National. Il y avait aussi le cas Ximana, neveu d'un ministre important, qui avait agi en état d'ivresse. Il n'était donc pas entièrement coupable.

*
*  *

Assis sur son séant, le cerveau encombré par une multitude de pensées obscures, Wayi s'étonnait d'être si calme alors que sa situation ne cessait d'empirer du jour au lendemain. La dégradation dont il était l'objet depuis le premier jour de son arrestation lui apparaissait comme un cauchemar. « Jusqu'où va mener cette histoire ? Qui est à l'origine de mon arrestation ? Au juste, que me reproche-t-on ? Quel est le diagnostic de mon mal ? » Se demanda Wayi, stoïque et un peu naïf. Il éprouvait une très grande envie de parler à quelqu'un, de se confier à une oreille attentive, pour raconter l'histoire de son innocence afin de se libérer de ce bloc de questions qui torturaient son cerveau, sa chair et son sang. Mais à qui parler dans cet enfer ? A cette question, ses pensées montèrent vers les premières étapes de sa chute vers l'inconnu.

Dans la cellule d'attente, il avait eu pour camarades d'infortune, des hommes de chair et de sang. Il avait particulièrement été fasciné par la bonhomie de MBin' wa NGomon. Sa voix bourdonnait encore dans ses oreilles. Qu'étaient-ils devenus là-haut, ces braves gens de la cellule d'attente ?

Dans la cellule hétero, il avait eu des compagnons peu bavards, certes, mais c'étaient des gens sympathiques, disposés à écouter et même à parler. Quant à la cellule des suspects, son nouveau domicile, c'était un véritable enfer. Ses habitants étaient bouchés et muets : pas un petite toux, pas même un chuchotement. Chacun était blotti dans son coin, préoccupé comme éprouvé.

Par la fissure de la porte de la cellule filtrait une lumière extrêmement faible qui dévoilait des physiques disparates : ventres ronds, ventres plats, mollets fuselés, mollets effilés, dos arrondis, dos plats, poitrines nues, poitrines herbassées... La cellule des suspects était celle de l'indifférence par excellence.

Wayi oublia ce monde fantastique pour penser à sa fille Taya [PAGE 52] qu'il n'avait plus revue depuis quelques jours. Il lui semblait que depuis un siècle il n'avait plus entendu sa voix pleurnicharde. Il la revoyait en train de courir vers lui pour l'accueillir. Pauvre petite fille, si tu savais dans quel pétrin on avait enlisé ton petit père ! Vint ensuite l' image de sa fiancée. Que penserait-elle de lui ? Qu'il lui cachait des choses ? Il était sûr qu'elle ne fermait plus l'œil pour penser à lui et qu'elle se battait de toutes ses forces pour avoir au moins de ses nouvelles à défaut de le voir en chair et en os, car on n'avait jamais des nouvelles du sous-sol. Une fois qu'on y était enfoui, on restait complètement coupé du monde extérieur jusqu'au jugement final. Mais Gagnya sa fiancée était la nièce d'une très haute personnalité. Ce fut sur cette image que le sommeil l'emprisonna et l'entraîna irrésistiblement dans le monde des merveilles.

V

Sur le coup de minuit, on vint prendre Wayi pour un nouvel interrogatoire. Le capitaine Bourrankô était assis derrière son bureau comme toujours, encadré par deux costauds aussi gros que gras, qui ressemblaient à des champions de catch. Ils avaient une expression brutale. On fit asseoir Wayi comme d'habitude. Le capitaine avait le regard intensément belliqueux, sauvage.

– Je pense que tu deviens coopératif.

– Je l'ai toujours été.

– Bien. Quelles sont tes opinions politiques ?

– Je ne fais pas de politique. Toutefois, dans le cadre de ma profession, il m'arrive d'y faire allusion, car je ne vois pas comment enseigner la philosophie dans un pays comme le nôtre sans parler politique. Ce qui somme toute est différent de l'acte politique.

Le capitaine poursuivit son interrogatoire comme s'il n'attendait pas de réponses à cette question.

– Que penses-tu du Parti du Rassemblement du Peuple.

– Rien.

– Intéressant. Et notre Papa National ? [PAGE 53]

– Papa National ? Mais il est très national.

– Tu es sage. C'est digne d'un philosophe. Maintenant parlons un peu de ce qui se passe dans tes cours.

« On dit que tes cours sont de véritables séances politiques où les enfants apprennent à se rebeller contre leurs parents, contre les lois et contre l'autorité. As-tu reçu mandat de parler politique aux élèves ? Tu ne peux rien me cacher. Je sais tout. J'ai eu affaire à des gens plus coriace que toi, de véritables durs à cuir. Où sont-ils aujourd'hui ? Hein ? Demande-moi, où sont-ils ? Ils sont tous là, là. Il cogna du pied sur le plancher, désignant la terre, de son index. Sais-tu que tu es le seul, je dis bien le seul de tout le corps professoral de ton établissement, qui ne sois pas inscrit au Parti du Rassemblement du Peuple ? Jamais tu n'as assisté à un seul meeting, participé à une seule réunion du Parti. Et tu oses embobiner des enfants...

« Tu as étudié à l'étranger, tu es philosophe, même si tu ne le reconnais pas, pour moi tu es philosophe; tu as écrit des livres suspects, tu parles d'idéologie importée, tu empoisonnes les enfants, tu bouches les oreilles aux recommandations du parti, tu méconnais les bienfaits et la grandeur de Papa National... Sais-tu qui tu es ?

Le cancer en personne, la contagion même, le diable en chair et en os; un élément dangereux, un réfractaire, une brebis galeuse, une brebis égarée, pour tout dire, un opposant qui veut « abattre le régime » selon votre propre expression. Quel est votre plan ? Quel coup préparez-vous ? Quand ? Comment ? Où ? Quelles sont les instructions ? Quel est votre mot de passe? Quels sont tes complices ? Où vous réunissez-vous ? Qui est votre chef ? Comment s'appelle-t-il ? Parle, fils de chien ! Parle ! Vas-tu parler ? Hein ? (Il y avait la rage dans sa voix et dans ses gestes.) Parle, je te dis.

Deux larges mains s'abattirent sur Wayi. Un filet de sang coula sur sa figure, Le capitaine Bourrankô avait le regard torve.

– Occupez-vous de lui, dit-il aux deux gaillards.

Ils avancèrent vers Wayi en véritables bourreaux. Le sang glaça tout son corps. Ses cheveux se redressèrent sur la tête. Wayi était paniqué. Il tremblait. Pour la première fois de sa vie, il tremblait de peur. L'un des robots [PAGE 54] passa derrière lui, l'autre, plus fougueux, se tenait devant lui, prêt à frapper. Le premier coup manqua d'emporter sa tête. Il sentit une chaleur atroce fut aussitôt neutralisée par une pluie d'autres coups. Alors la douleur grossit, forma une masse compacte, sans mesure.

Du fond de son gouffre noir rempli d'éclairs fulgurants, Wayi entendait une foule de parle parle parle qui grossissaient dans sa tête prête à éclater.

Wayi se réveilla avec le soleil. Il était couché sur le dos. Tout son être était devenu un bloc de souffrance, une infinité de douleur. Il avait l'impression que son œil gauche, entièrement poché, pesait une tonne. Il passa la langue sur ses lèvres mais elle ne rencontra qu'une chair fendue par les dents. Son ouïe, soignée par les médecins des aveux, avait cessé de fonctionner; ses oreilles n'étaient plus que des conduits bouchés par un caillot de sang; sa tête, cabossée comme un vieux matériel, n'était que bourdonnement de moteurs.

Le jeune professeur respirait par saccades.

Il fit glisser une main tuméfiée sur son ventre. Lentement, elle escalada le nombril, atteignit le bas-ventre, descendit plus bas et toucha son sexe meurtri.

L'œil droit était le seul élément vivant qui restait de lui, de tout son corps, de ce corps qui avait ensemencé la vie de la petite Taya, ce corps mâle qui avait exploré le royaume de Gagnya qu'il avait inondé de bonheur, ce corps qui avait apporté la lumière dans les cœurs des bâtisseurs de l'avenir.

Wayi entrevit, autour de lui, des ombres humaines penchées sur sa carcasse : c'étaient ses camarades de cellule, tous nus comme des vers de terre. Il se trouvait maintenant au premier étage: CELLULE DES DETENUS POLITIQUES du sombre édifice de la Police Spéciale.

C'était la dernière étape avant la fosse commune.

Kambi BITCHENE