© Peuples Noirs Peuples Africains no. 22 (1981) 5-29



PEUT-ON ETRE COOPÉRANT ET INTELLIGENT ?

(suite)

Nous sommes heureux de pouvoir offrir aux lecteurs de Peuples noirs - Peuples africains, après les élucubrations scandaleuses d'une certaine Françoise Lieutier, suivies du vigoureux commentaire de Traoré Biny, que nous approuvions totalement cela va sans dire (cf. P.N-PA., no 20 mars-avril 1981), ce témoignage réconfortant de lucidité, de modestie et de sérénité – bref, d'intelligence. Nous le devons, significativement, à Benoît-Thadée Standaert, un Belge, ayant servi comme coopérant en Afrique francophone.

Pourquoi « significativement » ?

Après avoir longtemps réfléchi sur l'étonnante qualité des lettres qu'on va lire, je m'en suis finalement un peu ouvert à leur auteur lui-même. Je lui ai demandé s'il ne pensait pas qu'un coopérant belge au Cameroun, c'est-à-dire dans une région de l'Afrique considérée comme une chasse gardée de la France, ne se trouvait pas dans des conditions psychologiques privilégiées pour aborder les Africains. Il n'a pas voulu en convenir. Je ne renonce pourtant pas à mon interprétation. [PAGE 6]

Non pas que je n'aie rencontré d'anciens coopérants français (ayant travaillé en Afrique anciennement française) lucides et même modestes, mais en revanche, je n'en connais point qui soit vraiment serein. Qu'ils se soient épanouis là-bas en s'identifiant pleinement à leur fonction de civilisateur, tels une Françoise Lieutier en Haute-Volta, ou un Hervé Bourges, commensal attitré pendant sept longues années des présidents Ahidjo et Bongo, ces hautes figures d'humanité et de renoncement, ou qu'ils aient été traumatisés en découvrant les mensonges et les crimes de la coopération franco-africaine, ils sont universellement, en Afrique ex-française, obsédés par la mission dont ils étaient persuadés d'être investis, et qui est la source principale de leur allégresse ou de leur mauvaise conscience. Ils l'ont accomplie à leur satisfaction ou bien ils l'ont ratée; ils ne la mettent pas en cause en tout cas. En rendant la coopération franco-africaine parfaitement mystifiante, ce fantasme la condamne à la malfaisance. Acharné, par exemple, à se masquer ainsi qu'il est un rescapé du chômage de l'hexagone, comment le coopérant français en Afrique ex-française imaginerait-il qu'il usurpe en réalité la place d'un Africain ? C'est tellement plus sécurisant de se répéter que les Africains manquent d'hommes compétents! Comment, sauf exception, soupçonnerait-il qu'il est l'instrument d'une vaste escroquerie ?

Un coopérant belge, au moins en Afrique ex-française, ne traîne pas ce boulet psychologique. La Belgique, ici, ne prétend avoir aucune mission providentielle à remplir, ni aucun rang à tenir. Voilà qui explique au moins certaines différences dans les mentalités et les attitudes.

Mongo BETI

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LA COOPERATION : INUTILE ET INCERTAINE?

Doumé se présente comme une petite sous-préfecture de la Province Est du Cameroun; pour le regard de l'Occidental qui y débarque pour la première fois : deux mamelons qui émergent des parasoliers, ayous et autres fromagers environnants. Doumé, Le terme du voyage. Quand on y accède par la piste, cette fine veine rouge de poussière qui serpente dans le poumon vert de la forêt, quand on franchit le pont métallique qui enjambe la mince rivière fuyant au bas de la ville et qu'on porte son regard vers les hauteurs des deux mamelons jumeaux, deux symboles se détachent, dominants : la cathédrale et le fortin, qui célèbrent les noces baroques du sabre allemand et du goupillon français.

La cathédrale, qui date des années 30, forme une sorte de sacré-cœur colonial de briques rouges; quant au fortin de 1911, flanqué sur tout son pourtour d'une dentelle de créneaux, on le dirait tout droit sorti d'un western mexicain de Sergio Leone. Par-dessus le vallon de végétation moite qui les sépare, ils se font face en une rencontre muette aussi stupéfiante que celle d'un parapluie et d'une machine à coudre sur une table d'opération.

Cependant, on s'en doute, si la forme symbolique [PAGE 8] de la présence occidentale passée semble s'apparenter au poème surréaliste, cette même présence, mais actuelle, est plutôt prosaïque en ses formes réelles.

Doumé, qui abritait jusqu'il y a peu l'évêché du diocèse de l'EST (maintenant situé à Bertoua), est doté, outre sa mission, d'un collège d'enseignement secondaire qui compte environ 500 élèves : le Collège de la Salle, dirigé par les petits frères des écoles chrétiennes hollandais.

J'y ai enseigné, à titre de volontaire, la philo et le français de 1978 à 1980 et ce, en remplacement du service militaire. Rentré en Belgique, j'ai échangé quelques lettres avec Mongo Beti dont j'avais lu les livres. Ce dernier m'a proposé de publier des extraits de cette correspondance dans la revue à titre d'élément du dossier : « Peut-on être coopérant et intelligent ? ». J'ai accepté, et ce sont donc ces fragments de lettres que je veux présenter aux lecteurs.

Les lecteurs se souviendront qu'un témoignage, celui de P. Lieutier, avait déjà été versé au dossier, à titre involontaire il est vrai, puisqu'il servait d'exemple-repoussoir à l'analyse de Biny Traoré (Cf. PN-PA, no 20 : pp. 97-132). Sur le fond, je n'ai rien à ajouter à l'article de Traoré : je suis d'accord avec lui, sauf pour qualifier le papier de Lieutier de « torchon », les torchons ne méritant pas 30 pages de commentaires, ni même une. En tant qu'Occidental, je me contenterais d'ajouter, avant de passer aux lettres, deux pièces aux attendus du débat :

1) Pour l'Occidental, le mythe de l'Afrique (c.-à-d. l'Afrique perçue comme une substance indifférenciée et radicalement Autre : on pourrait faire remonter la rationalisation de ce mythe à Hegel, p. ex. Voir « La Raison dans l'Histoire », si instructive à tant d'égards, aux pp. 247 et ss. Trad. Papaioannou. Ed. Bourgois, coll. 10/18) agit encore trop souvent à la manière d'un révélateur qui ferait apparaître, de façon tranchée, la réalité en Noir et Blanc. D'où il découle un comportement intellectuel et social tout aussi tranché qui diffère sensiblement du comportement adopté en Europe. En Europe, Lieutier aurait sans doute, comme philosophe et enseignante, sauvegardé une distance de soi à soi, un humour pour tout dire, qui l'eût empêchée de se confondre pleinement avec sa fonction et son enseignement entendu comme [PAGE 9] une défense, une offensive même, du « rationalisme » cartésien.

Qu'on se reporte, pour en juger, aux leçons des meilleurs : je pense plus particulièrement ici aux récits si savoureux et intelligents de Pascal Laine (« Bon, je fais le cours. Selon le programme. Et d'abord « la philosophie, son intérêt, son but ». Après le titre, le plan : petit un, petit deux, etc. Et puis non ! je ne peux pas. Je ne peux pas faire ce cours de philosophie. Je le leur dis; je leur dis que ce n'est pas sérieux. Comment, pas sérieux ? Non pas sérieux! Je leur parlerais de la liberté selon Spinoza, de l'existence de Dieu selon saint Anselme et Descartes, de l'« instinct divin » du Vicaire savoyard, comme le prescrit le programme, à ceux qui vont s'user les veux pendant 40 ans sur des colonnes de chiffres, « débit », « entrées », « nantissement », « agios » à ceux qui vont s'user l'âme au grondement impitoyable des machines; et ce serait sérieux ? Non ! » - extrait de « l'irrévolution », Ed. Gallimard, coll. « Le chemin », p. 67, 1971) et de François George (voir son excellent « Prof. à T. », Bourgois Ed., coll. 10/18, 1976 ; Cf. notamment les pp. 60-61 dans cette édition).

On voit les conséquences de ce mythe de l'Afrique en ce qui concerne notre exemple : alors qu'ici l'apport de Descartes est reçu comme problématique, le brave René se retrouve là-bas, par je ne sais quel tour de magie, métamorphosé en clef-à-molette, apte à redresser les vis et autres écrous tordus des petits Noirs ; un Descarte-ingénieur-des-âmes en somme! Qu'on m'entende bien : je ne dis pas que l'« Afrique » (c'est quoi au juste, l'Afrique avec un grand « A » ?) n 'est pas différente de l'Europe ni que Descartes est à traiter en chien crevé. Je constate seulement le risque d'assurance – qui peut aller jusqu'à l'arrogance – qui guette l'Occidental s'aventurant hors du « Centre ». Cette assurance est déplacée, aux deux sens du terme : elle procède du déplacement du métropolitain qui, voyant ses structures mentales confrontées à d'autres schémas, a tendance à durcir ses positions, à les ériger en référence intangible; elle n'est pas fondée en raison et est donc injustifiable.

2) L'Afrique, c'est bien connu, n'est pas seulement une substance différente : elle est aussi arriérée. En tant que telle, elle suscite, chez l'Occidental, une curiosité et, [PAGE 10] par voie de conséquence, une littérature « ethnologique ». J'appelle telle, en un sens certes impropre et volontairement vague, toute considération qui, adoptant un point de vue de survol – ce qui entraîne des conclusions généralisantes bouvardoises et pécucheteuses, pour ne pas dire tarzantuesques – s'adresse, dans le dos de l'ethnos-population considérée, au clin d'œil complice du pair, blanc en l'occurrence. Il me semble que l'article de Lieutier appartient à ce « genre » littéraire.

Mais, que le lecteur se rassure, Je ne vais pas refaire la démonstration de Traoré. Il me semble seulement nécessaire de souligner, dans toute communication, l'importance du destinataire. Revenons à notre exemple. F. Lieutier eût-elle estimé intéressant de faire publier un article : « Descartes à Cannes ? ». Non. C'eût été inintéressant. Qu'eût-elle appris sur les Cannois qu'on ne savait déjà ? Et pourtant. Et pourtant, si l'on estime que toute philosophie exige une conversion par rapport aux « attitudes naturelles » (De Waelhens), quoi de formellement différent dans l'apprentissage de la philosophie au-delà et en deçà de la Méditerranée, étant entendu que les attitudes naturelles ne sont pas partout identiques ? Alors pourquoi Descartes se révèle-t-il « importantissime » (Lieutier) en Haute-Volta ? Serait-ce qu'il ne l'est point à Cannes ? Mais alors pourquoi là-bas et pas ici ? F. Lieutier, en voulant absolutiser le « rationalisme » cartésien, le relativise : elle semble dire que si le cartésianisme n'est pas si important ici, c'est qu'il va de soi, qu'il nous est naturel, à nous Blancs. Qui ne voit alors que l'introduire ailleurs n'est pas philosopher mais bien asséner une simple opinion ? On voit où je veux en venir : soit Descartes est « important », et alors il l'est pour tous et de la même manière, soit il ne l'est pas et, dans ce cas, à quoi bon en parler ? Or, F. Lieutier en parle mais pour s'adresser à nous, Occidentaux, et avec l'air de nous dire : « j'ai fait ce que j'ai pu, mais voyez, cela ne marche pas, Descartes ne passe pas en Afrique ». Voilà qui est inadmissible. Sur le fond : qui ne sait que dans une classe beaucoup d'élèves restent réfractaires, pour toutes sortes de raisons, à la philosophie et ne la « bûchent » que pour l'examen ? Cela est vrai partout. Dans la forme : que signifie, dans ce cas, prendre les Occidentaux à témoin de la prétendue incapacité des [PAGE 11] Noirs à ingurgiter du Descartes sinon une condamnation injuste et facile? Et si l'on me dit que, de peuple à peuple, le danger d'« ethnologisation » est incontournable, je pose la question : A quand l'analyse d'un ressortissant de la périphérie sur la « volonté de savoir » (Foucault) et le voyeurisme blanc ? A quand les lettres persanes d'un Persan ?

Ceci étant dit, il me faut remarquer que ma « position » au Cameroun ne différait guère de celle de F. Lieutier en Haute-Volta. Tout comme le colonialisme était un système qui ne connaissait ni « bons » ni « mauvais » mais seulement des colons tout court, le néo-colonialisme ne connaît que des néo-colons qui, même et surtout s'ils se croient plus « utiles » (cette farce!) en Afrique qu'en Europe, ne font bien souvent que prendre la place d'un Africain. Alors, faut-il, pour parodier Pascal juge de Descartes, déclarer la coopération « inutile et incertaine » ? On comprendra que je ne veuille pas conclure. Plus modestement, il vaut peut-être la peine de se poser, cas par cas, la question.

Le mien, tout d'abord, et pour cela, passons aux lettres. Je le dis tout de suite : par bien des aspects, elles paraîtront mesquines. Si c'est ainsi, c'est qu'elles sont à la mesure des faits qu'elles décrivent, et qu'on peut, en effet, juger petits et mesquins. Mais derrière ces faits petits et mesquins je vois, grande et impalpable, la peur, la peur justement de parler de ces faits. Si ce qui suit doit avoir un sens, j'aimerais que ce soit, pour parler comme l'autre, de rendre la honte de cette peur plus honteuse encore en la rendant publique.

Je voudrais dire aussi que je ne m'en prends pas aux personnes : je n'ai pas une âme de procureur, je n'ai ni l'envie ni les moyens de jouer les redresseurs de torts.

Et puisqu'on parle d'enseignement, je voudrais ajouter encore ceci : j'ai été pleinement heureux comme professeur à Doumé. Lire une bonne dissertation me mettait de bonne humeur pour l'après-midi entière. Discuter avec les élèves et au village m'a énormément enrichi. Dans ce qui suit, ce bonheur ne transparaît guère et je m'en suis expliqué : d'une certaine façon pourtant, il est encore là; c'est pourquoi s'il arrive un jour à d'anciens élèves de lire ces lignes, je leur demanderais d'y voir, [PAGE 12] aussi, toute la gratitude pour ce qu'ils m'ont appris : elles leur sont fraternellement dédiées.

Mais j'entends déjà les lecteurs me reprocher de n'avoir pas été au bout de mon raisonnement, au bout de la réponse à la question que je posais concernant l'utilité et la valeur de la coopération :

S'agissant de mon cas personnel (je n'ai pas la compétence voulue pour traiter de ce problème en général), je demanderais au lecteur l'indulgence de distinguer un côté subjectif et un côté objectif.

Subjectivement, je l'ai déjà laissé entendre, c'est peu dire que ces deux ans passés à Doumé m'ont été « utiles » : ils m'ont découvert un monde. Non que je ne soupçonnais pas l'existence d'un tel monde. Mais il y a du soupçon à la rencontre toute la distance de la coupe aux lèvres. Une paille, diront certains : ils oublient qu'une paille suffit parfois à allumer un feu; encore faut-il qu'elle soit là. Ceci étant, j'ai, bien sûr bénéficié de circonstances favorables qui permettaient la rencontre avec les Africains. J'étais dans un village à 75 000 CFA par mois. Coopérant à 250 000 CFA par mois dans une grande ville, qui aurais-je fréquenté ? La réponse est dans la question. Objectivement : c'est l'évidence même (ce type d'évidence qui ne vous aveugle que lorsque vous êtes sur place) que j'ai occupé deux ans la place d'un homologue camerounais. Il y a des diplômés en suffisance. Seulement voilà : qui parmi eux accepte d'enseigner dans des écoles privées (où le salaire est notoirement plus bas) ? Voilà la question, et j'accorde qu'elle n'est certes pas de celles qui admettent des réponses simples.

Si mon travail a été « incertain » ? Certes, il l'a été jusqu'à un certain point; comment pourrait-il en être autrement ? Puisqu'il s'agit de Pascal critiquant Descartes, je répondrai ceci : Avec mes élèves, j'ai suivi le programme scrupuleusement : je leur donnais une dissertation à faire par semaine et le maximum de corrigés. Je leur avais demandé d'adopter comme « morale provisoire » la réussite au Baccalauréat. Ça a marché ni mieux ni moins bien qu'ailleurs. Mais j'admets qu'avec un prof. camerounais le travail eût été moins incertain : question de terrain connu. Un exemple bénin : J'ai mis six mois à comprendre d'où venait l'expression « absenter quelqu'un » rencontrée dans des dissertations de Seconde. [PAGE 13] Un prof. camerounais eût corrigé cette peccadille plus habilement et plus rapidement que je n'ai pu le faire. Enfin : un prof. blanc qui donne cours de « philosophie africaine » à des Noirs, cela fait tout de même sourire, non)

Enfin, je ne peux terminer cette présentation sans remercier Mongo Beti pour sa gentillesse à m'accueillir dans sa revue et pour la patience qu'il a eue à vaincre ma méfiance du « vécu », fût-il mien.

Bruxelles, 27-03-81

Cher Mongo, Beti,

Je viens tout juste d'achever la lecture de « Mission Terminée » qui m'a procuré un intense plaisir et une réelle jubilation. Je n'ai pas encore lu « La ruine presque cocasse d'un polichinelle » non plus que « Le roi miraenté », mais je peux déjà dire que « Mission Terminée » me parait un de vos romans les plus réussis avec « Perpétue » auquel va ma préférence. J'ai beaucoup estimé ce dernier pour son équilibre formel ainsi que pour sa charge critique; les raisons qui me font apprécier « Mission Terminée » sont beaucoup plus subjectives puisque dans ce cas c'est une identification au héros, Medza, qui me le fait goûter.

Vous vous demandez sans doute qui je suis pour m'autoriser aussi librement à vous écrire au sujet de vos livres : eh bien, tout d'abord, un de vos lecteurs. Je veux cependant ajouter que j'ai été de 1978 à 1980 volontaire au Cameroun et c'est de ce dernier que je voudrais, si vous le permettez, m'entretenir avec vous.

J'ai enseigné, à titre de service civil, la philosophie et le français au Collège de la Salle à Doumé, dans l'Est. Avant de partir, j'ai tâché de me renseigner rapidement sur le pays; c'est ainsi que j'ai lu le petit « Que sais-je ? » d'Imbert, « l'introduction à la politique camerounaise » d'A. Eyinga, et votre livre, « Main basse... » qui venait de sortir en poche chez Maspéro.

Je dois dire que ce livre m'a, sur le moment, secoué.

Une fois sur place, j'ai tenté de discuter avec différentes personnes des faits relatés dans le livre et [PAGE 14] de la politique générale qui les avait rendus possibles : ce n'était pas facile.

Dans l'ensemble, ce qui dominait, chez les villageois, c'était « la fierté d'être Camerounais » fierté d'appartenir à un pays calme environné par une mer en tempête qui frappe tantôt le Nigéria, tantôt le Tchad; tantôt le Centrafrique, tantôt la Guinée Equatoriale, tantôt encore le Congo Brazza, bref, tout le monde; cette fierté, à ce qui me semblait, les rendait aveugles aux faits mentionnés dans votre livre ou se rebiffait a tout le moins devant ce qui lui était présenté comme critique venant de l'extérieur (d'un Blanc, en l'occurrence moi).

Il y a certes un esprit frondeur caractéristique de la population de l'Est (je ne veux pas parler des autres régions que je ne connais pas), mais cette fronde ne s'étend qu'aux aspects superficiels de l'autorité, à savoir les petites vexations des gendarmes, etc. Je n'ai pratiquement jamais réussi à faire parler les gens de l'ambiance qui régnait dans les années 70 (couvre-feu, etc.); il y a donc certainement une peur qui domine encore, Pour ce qui est d'aujourd'hui, ce qui frappe au premier chef l'Occidental qui se déplace en car de brousse, c'est la fréquence des contrôles routiers : il m'est arrivé une fois (il est vrai que c'était la période de perception des impôts) de me faire contrôler cinq fois entre Doumé et Bertoua (50 km environ!). La liberté de circuler est donc strictement réservée a ceux qui peuvent présenter leurs papiers en règle en même temps que, si possible, leur carte du parti.

Autre petite anecdote amusante : j'avais passé 8 jours en brousse, pendant les vacances de Pâques, chez les Pygmées de Lomié. J'étais arrivé en fin d'après-midi et je m'étais contenté de saluer un gendarme rencontré dans un bar. Le lendemain j'étais en forêt et 8 jours plus tard j'étais à nouveau à Lomié m'apprêtant à prendre le car pour Abong-Mbang. J'ai eu alors la malencontreuse idée de me montrer devant la terrasse du sous-préfet qui s'apprêtait, ce me semble, à passer sa sieste avec une fille. J'ai alors eu droit à une interpellation et à un sermon en règle (visant sans doute à impressionner sa protégée) et je me suis vu fermement inviter à me présenter à la sous-préfecture une heure plus tard, Ce que je fis. Là, on s'assura d'abord que je n'étais point un [PAGE 15] mercenaire (sic) – il est vrai qu'après mon séjour en forêt mon aspect extérieur n'était sans doute pas des plus engageants – ensuite on me servit toute une salade idéologique sur le « libéralisme planifié » du Cameroun qui se distinguait si heureusement du capitalisme américain et surtout du marxisme congolais, par exemple, où jamais on ne m'aurait laissé circuler comme je l'avais fait ici. Une vraie dissertation en trois points, dont il ressortait comme conclusion qu'on prenait soin de ma sécurité (re-sic) mais qu'il me fallait pour cela me présenter aux autorités. Je passe sur les allusions – restées obscures pour moi – à ma « mission » à Lomié, « mission » qu'on s'emploierait à me faciliter si je voulais seulement m'en ouvrir au sous-préfet. Sans doute pensait-il que j'étais un trafiquant d'ivoire ? Je ne le saurai jamais. Cette histoire a toujours fait rire les Camerounais auxquels je l'ai racontée; en même temps, d'apprendre qu'un sous-préfet s'occupât d'opérations de basse police, les rendait furieux.

En ce qui concerne Ahidjo, j'ai l'impression que l'attitude des villageois est ambivalente. Pour la fête de la jeunesse, j'avais fait jouer « Le train spécial de son Excellence » de Guillaume Oyônô-Mbia par ma classe de Seconde. Toutes les petites pointes faisaient mouche immanquablement, et, notamment lorsque Bikokoé Mendengue, l'« évolué » du village, affirme en exultant qu'ayant son certificat de fin d'études primaires, il pourrait travailler dans n'importe quel ministère à Yaoundé (pp. 39-40 Ed. Clé), l'effet était atteint. D'autre part, j'ai souvent entendu dire, de la part de mères de famille il est vrai, que le « petit bâtard du Nord » s'était bien débrouillé sous entendu, la chance est donnée au Cameroun à qui peut la saisir et il n'est pas dit que mon propre fils lui-même n'arrive pas un jour... bref quelque chose, comme l'équivalent de la réplique de Krouchtchev à tel self-made millionnaire texan, je crois : « Moi, qui n'étais qu'un petit berger ukrainien, voyez donc ce que je suis à présent. »

Si je passe maintenant à la population scolarisée de l'Est, je dirais qu'elle se montra, pour une part tout au moins, fort curieuse de tout ce qui lui était présenté comme information venant de l'extérieur : il y a là un appétit de savoir qui n'est certainement pas assouvi, [PAGE 16] notamment en ce qui concerne votre œuvre. Dans les deux seules librairies de Yaoundé, je n'ai jamais vu aucun de vos ouvrages, si ce n'est « Ville cruelle » qui est par ailleurs au programme de français de Seconde. Les étudiants d'université disent que vos romans n'existent qu'en un seul exemplaire chaque fois à la bibliothèque de l'Université; par le fait même, il leur est difficile de se les procurer. En contrepartie de cette curiosité parmi la population scolaire, je dirais qu'il y a un sentiment d'impuissance très réel face à toute idée d'opposition, organisée ou non. En ce domaine, on pourrait dire que l'opération d'anesthésie du président Ahidjo a pleinement réussi (à l'Est, encore une fois). Et pourtant! Et pourtant, il subsiste – parmi la population scolaire surtout – comme une aspiration, diffuse, mais très réelle cependant, à l'idée démocratique. Les candidatures uniques font sourire, « mais le moyen de faire autrement ? » disent ces mêmes sourires.

Ce qui m'a personnellement fort frappé était le niveau scolaire élevé au Cameroun, niveau qui entraîne une exigence intellectuelle accrue. De ce point de vue, il y a un fossé qui va grandissant entre la « tenue » d'un Cameroun Tribune et ce que les lecteurs en attendent.

Les arguments qu'on entend encore trop souvent – notamment dans la bouche du clergé blanc – sur le manque de maturité intellectuelle et politique justifiant l'inexistence de la démocratie sont, à cet égard, proprement scandaleux.

Ceci étant dit, je reste perplexe quant au réveil démocratique réel à l'intérieur de la population à court terme. Je ne crois pas que j'aurais recueilli certaines confidences – ô combien prudentes – si je ne les avais provoquées explicitement. Pour le dire autrement : si, de mon côté, je n'avais pas lu vos ouvrages, il ne me serait pas venu a l'esprit de soupçonner la façade si débonnaire du régime.

P.S. – Au début de ma lettre, je vous écris que le plaisir que m'a valu la lecture de « Mission Terminée » venait d'un sentiment d'identification au héros de ce roman. Ceci vaut un petit mot d'explication. Bien que votre livre date de 1957, j'estime qu'il n'a pas pris une seule ride : j'ai été invité une fois par un de mes élèves [PAGE 17] dans son village, du côté de Messamena. Ce fut réellement, souffrez ce néologisme, medzaresque...

> Une autre fois, j'avais accepté, dans ma naïveté d'alors, d'aider un ami à retrouver sa femme qui s'en était retournée dans sa famille. Cet ami, non moins naïf que moi, s'imaginait que ma « qualité » de Blanc et d' « instruit » allait impressionner son beau-père... et nous fûmes reçus par un vieux renard qui nous remit l'un et l'autre à notre place. Ceci pour vous dire que « Mission Terminée » a ravivé en moi de très bons souvenirs et m'a fait rire presque d'un bout à l'autre. Comme le disaient les élèves de Seconde déçus de devoir laisser « Ville cruelle » pour l'analyse du « Candide » et à qui je demandais la raison de leurs soupirs : « C'est que les romans africains sont sucrés, c'est comme la sauce d'arachide, tandis que les autres... »

Benoît-Thadée STANDAERT

Bruxelles, le 14-04-81

Cher Mongo Beti,

Un grand merci pour votre lettre et pour l'envoi du numéro de mars de votre revue « Peuples noirs-Peuples Africains ».

Je suis heureux que vous m'invitiez à poursuivre notre correspondance : en effet, le fait de m'adresser à un clerc engagé (pourquoi la synthèse de Benda et de Sartre ne serait-elle pas possible ?) tel que vous m'oblige à tirer au clair ma conscience de volontaire occidental ayant travaillé au Cameroun. Trop souvent, quand le débat devenait politique, les interlocuteurs camerounais que j'ai eus adoptaient l'une de ces deux attitudes qui, si elles semblent divergentes, concordent en fait, ne fût-ce que dans le résultat : soit ils se montraient critiques, mais tout aussi empressés de pardonner ce qu'ils venaient de critiquer (« c'est le passé ») pour se faire pardonner sans doute leur participation escomptée au pouvoir présent ou futur, négligeant ainsi de considérer que si pardonner est honorable, oublier n'est pas permis, s'agissant de fautes graves ; [PAGE 18] soit, plus simplement, ils se refusaient à toute critique. Simplifierais-je exagérément si je disais que ce sont ceux qu'on imaginait exercer la critique qui s'en abstenaient et inversement, ceux qu'on imaginait pouvoir s'en passer qui l'exerçaient ? Du reste, c'est un phénomène universel.

Il est entendu que je ne veux jeter de pierre à personne en particulier. Je veux dire par là que Je n'ai de leçon à donner à personne. En outre, bien des choses qu'on peut trouver regrettables au Cameroun ne sont nullement propres à ce pays. Ce que j'y ai relevé de « négatif » recoupe bien des aspects qu'on peut retrouver en Belgique ou ailleurs. Il me paraît tout aussi entendu que toute libre et franche discussion politique est présentement exclue dans l'Est du Cameroun. Et même en Belgique ! J'ai eu ainsi récemment l'occasion d'assister à une « présentation » du Cameroun donnée par de jeunes étudiants camerounais à la maison de L'Afrique à Bruxelles. Ils avaient prévenu l'auditoire qu'ils écarteraient a priori tout débat politique s'attirant ainsi les sarcasmes rieurs des autres Africains dans la salle. La discussion roula sur l'agriculture et l'enseignement. J'ai appris par la suite qu'il y avait une secrétaire de l'ambassade présente au « débat »...

Mais laissez-moi commencer par un point que vous soulevez dans votre lettre et qui concerne le clergé missionnaire.

Il est tout à fait exact de maintenir que, dans sa totalité, ce dernier est réactionnaire, au sens politique du terme, pas nécessairement social donc. (Le frère des écoles chrétiennes hollandais le plus « ouvert » que j'ai vu me disait que « Jeune Afrique » était beaucoup trop à gauche à son goût !) Une dernière fois, je répète ici que je parle de l'Est en général.

Je vous avoue être content de vous rencontrer sur ce point. Combien souvent les blancs-becs fraîchement débarqués que nous étions et qui nous permettions quelques menues impertinences à l'égard de la hiérarchie religieuse (en tant que Belges élevés dans des établissements religieux, nous savions à qui nous avions affaire) ne nous sommes nous pas vu reprocher cette même impertinence par des membres de la population. Celle-ci, à force, avait fini par considérer les missionnaires comme étant des leurs; [PAGE 19] position que ces missionnaires partagent toujours avec le R.P. Le Guen d'Essazam. Et, bien entendu, ces reproches en arrivaient parfois à nous donner mauvaise conscience.

Dans un premier temps, je vous dirais mon étonnement, arrivant à Doumé, devant la pauvreté de la vie culturelle des Maka. Il m'est apparu qu'il y avait (au moins) une double cause à cela :

La première, relativement récente, réside certainement dans le processus – bien relatif, il est vrai – d'urbanisation et de modernisation de l'Est. Il est frappant de voir à quel point une sous-préfecture comme Doumé se voit vider, par vagues successives, de ses jeunes élites. Dans la classe des 20-30 ans, ne restent au village qu'une poignée de jeunes désœuvrés ou dépités d'avoir à « tenir la machette » : tous leurs amis sont, qui à Bertoua pour les plus proches, qui à Douala pour les plus éloignés. Le résultat est que l'animation au sens le plus large, est réduite au minimum, Dans les faits, elle se résume à la bière le soir, dans les bars, et au football le dimanche,

La seconde, plus éloignée dans le temps, mais certainement plus importante, serait à chercher dans l'accuIturation subie au contact de l'Eglise catholique. A entendre le discours des villageois, surtout les plus âgés, ce contact les a dépossédés de leur force. (A cet égard, j'aime, dans vos romans, la façon dont est traité le thème de la route : que de fois n'ai-je pas entendu conter les vieux combien plus vite on allait jadis à pied « par les raccourcis » qu'en voiture par la route, de Doumé à Nguélémendouka - 70 km pourtant !)

Même si ce discours n'est pas à prendre au pied de la lettre, il est l'indice d'un certain trouble. Ce qu'il y a de sûr, c'est que si l'Eglise a détruit, elle n'a que peu rebâti, culturellement parlant.

D'une part, on sent trop ce que l'endoctrinement a de superficiel parmi les masses paysannes (en ce qui concerne la pratique religieuse, ce sont les femmes et les vieux qui, pour la plupart, fréquentent l'église; et cette pratique coexiste avec des restes de croyances et de traditions non religieuses); d'autre part, j'ai l'impression que la religion catholique n'est plus perçue positivement si ce n'est comme une très médiocre valeur refuge face aux assauts du monde moderne. [PAGE 20] Ainsi, l'enseignement catholique reste prisé mais pour des raisons utilisatrices, les enfants y étant davantage couvés qu'ailleurs (où à l'inverse ils se montrent plus débrouillards), et non pour des raisons de principe. Il me paraît clair également, sans pouvoir prouver ce que j'avance, que l'Islam l'emporte de loin, en tant que vecteur d'identité culturelle, sur l'Eglise catholique.

Maintenant, il me faut tout de même faire une distinction parmi ces missionnaires entre les membres enseignants et les pasteurs. Si tous, indistinctement, ressortissent à la catégorie de ceux que Césaire appelle dans « Une Tempête » les « intoxiqués » (intoxiqués de l'Afrique : leur statut là-bas, eu égard à leurs qualifications, leur paraissant infiniment préférable à celui qu'ils auraient ici), ceux-ci semblent mettre leur activité pastorale en veilleuse, se contentant, pour la plupart, de leur messe dominicale, tandis qu'il faut bien reconnaître que ceux-là font preuve d'un réel dévouement pédagogique qui porte d'ailleurs ses fruits.

Sur le plan idéologique, j'ai l'impression qu'on assiste à un recul de l'Eglise catholique, pour ce qui est de l'enseignement comme pour ce qui est de la pastorale. En ce qui concerne cette dernière, je n'ai toujours pas compris le zèle avec lequel les missionnaires décourageaient systématiquement les vocations parmi lesquelles nombre étaient, je crois pouvoir en témoigner, sincères. L'Est, si je ne me trompe pas, est peuplé de séminaristes auxquels on a signifié un jour de haut, sans discussion possible, qu'ils n'étaient pas « appelés ». Le résultat est que le diocèse n'a toujours pas son évêque camerounais et que ce sont les prêtres blancs qui tiennent les leviers de commande de toutes les missions de la province : vingt ans après l'indépendance, il faut le faire !

En ce qui concerne l'enseignement, il y a un déclin idéologique du religieux également. Pour prendre l'exemple de Doumé, il y avait autrefois un séminaire (le séminaire Lieberman) adjacent au Collège de la Salle. Ce séminaire a fermé par pénurie de pensionnaires. Les séminaristes sont actuellement « intégrés » à l'internat du Collège. Pour toutes sortes de raisons que je n'ai pas réussi à débrouiller, ce sont immanquablement les plus bornés qui sont retenus et reconnus « aptes » à embrasser l'état de séminariste. Le résultat, c'est qu'après avoir [PAGE 21] doublé et redoublé ils échouent, dans le meilleur des cas, en Première; arrivés là, on leur demande alors de « suivre » en élèves libres les cours de Terminale après quoi ils ont une chance d'entrer au vrai séminaire. Par ailleurs, lorsque j'y étais, les cours de « doctrine » à l'usage des élèves des dernières années du Collège de la Salle étaient dispensés par une vieille religieuse française un peu ahurie qui, la plupart du temps, la pauvre, obtenait un franc succès comique de son auditoire de grands gaillards que les aventures de la sainte vierge ne concernaient que vues sous l'angle zygomatique.

Au niveau du secondaire en général, l'enseignement confessionnel est encore majoritaire, il est vrai : mais il se tient sur la défensive dans la guerre scolaire qui l'oppose à l'enseignement d'Etat. Deux petites anecdotes à ce propos : un Camerounais catholique, membre de la commission qui traite des relations enseignement confessionnel-enseignement d'Etat et qui était passé au Collège expliquer l'avancement des travaux de cette commission, avait menacé, au nom des catholiques, de « prendre le maquis » (!) si l'Etat ne considérait pas mieux son partenaire éducatif. Pur effet oratoire et démagogique mais qui en dit long sur un état d'esprit! Une autre fois, c'était à la fin de l'année scolaire, un grand escogriffe d'aumônier à l'université de Yaoundé était venu tenir un prêche en bure blanche devant les Terminales : il en ressortait qu'il fallait se méfier comme du démon de l'influence de messieurs Towa et consorts et, pour ce, passer à l'aumônerie aussi souvent que possible.

Revenons, pour terminer, aux élèves face à ce problème culturel évoqué. Pour parler vite, je dirais que chez mes élèves les plus conscients, la négritude (d'accord, je n'aime pas le terme, il est trop ambigu; j'entends par là la pleine affirmation – visée comme réappropriation – de leur être) était vécue essentiellement comme nostalgie, que ce soit nostalgie d'un passé magique ou nostalgie d'un futur prometteur. Je qualifierais cette nostalgie d'« objective » en ce qu'elle constituait un pôle où se déversaient leurs aspirations. Corrélativement, il me semble que c'est dans la gentillesse et dans la candeur profondes (ces termes étant pris non péjorativement) des élèves qu'il faut chercher le pôle « subjectif » de cette nostalgie. [PAGE 22]

Si la question : « Que faire ? » revenait, pour Lénine, à y répondre de la façon la plus ferme et la plus déterminée, cette même question ne faisait que se redoubler dans son interrogation même chez les élèves. Et si cette question n'aboutit à rien dans les collèges catholiques, c'est, en grande partie, parce que les missions maintiennent l'étouffoir. Pour ceux qui ont la chance d'aboutir à l'université de Yaoundé, je suppose qu'il en va autrement. Pour les autres, votre fresque rubéniste, s'ils la connaissaient, prolongerait la question et amorcerait la réponse.

Même si je n'aime pas cette distinction, je vous ai écrit, la dernière fois, les raisons de fond (celles-ci étant essentiellement que vos livres opèrent des dévoilements) qui me faisaient apprécier vos romans : si j'aborde aujourd'hui la forme, je dirais que ce qui me plaît surtout dans votre art d'écrire, c'est qu'il s'agit d'une écriture-peinture. Je veux dire par là que, contrairement à un Sembène Ousmane auquel, si je me souviens bien, on vous a parfois comparé, et dont l'écriture me paraît plutôt relever du dessin en ce que ses personnages sont fixés au trait, vos personnages à vous semblent pris dans la pâte, la saveur et l'odeur des mots comme des blocs qu'on ne peut séparer ni de leur environnement ni de l'intrigue qui les entraîne et qu'ils entraînent en même temps. De là un sentiment de liberté et de vérité dans vos romans parce qu'on voit bien qu'ils forment des totalités complexes où tout se tient tout naturellement parce que l'auteur a la politesse de se montrer absent. D'où un sentiment de vie, aussi; au bout de quelques pages, on est entraîné irrésistiblement : c'est que « ça suit son cours » et que rien ni personne, même l'auteur, ne semble pouvoir arrêter le mouvement amorcé.

Cher Mongo Beti, faut-il vous le dire ? Je ne suis pas content de ma lettre, elle manque de nuances, je voulais écrire ceci, c'est cela qui s'est glissé sous ma plume... pour échapper à ces glissements, j'emprunterai sa plume a un autre, Henri Michaux, qui, dans un aphorisme de « Poteaux d'angle », résume parfaitement l'impression que me fait votre œuvre, il écrit :

    « Dans un pays sans eau, que faire
    de la soif ?
    De la fierté.
    Si le peuple en est capable. » [PAGE 23]

Dans un pays sans démocratie, vous aidez le peuple à se montrer fier de sa soif; c'est, je crois, l'essentiel et je vous en sais gré.

Benoît-Thadée STANDAERT

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Nous ne résistons pas au plaisir d'offrir à nos lecteurs, à la suite de cette correspondance, le compte rendu de lecture, par notre ami Laurent Goblot, du livre de François de Négroni, qui, bien qu'interprété presque toujours à contre-sens, fit cependant quelque bruit en son temps.

    François de NEGRONI
    « LES COLONIES DE VACANCES »
    (Editions Hallier, 1977)

    La politique française en Afrique paraît changer, sur trois pans au moins : rapports avec l'Afrique du Sud, commerce des armes, politique envers les travailleurs et étudiants africains en France. Le document sur les intentions socialistes en Afrique, rédigé par Mme Véronique Neiertz, publié peu avant l'élection présidentielle, parle de la coopération, comme si des changements « n'étaient pas urgents » dans ce domaine (article de M. Decraene dans « Le Monde «, avril 1981). Après l'élection, il a été dit que « la coopération avec l'Afrique doit être l'affaire de tous les Français ».

    La déclaration du nouveau ministre de la Coopération et du Dévelopement au Conseil économique et social (9 juin) rompt heureusement avec ces ambiguïtés : dénonciation par Jean-Pierre Cot de la colonisation, « qui a conduit le tiers-monde à voir son économie organisée sur la base des seuls besoins des métropoles extérieures », dénonciation du Pacte Colonial et « des prix de plus en plus dérisoires » des biens alimentaires, matières premières et ressources énergétiques achetées au tiers-monde. « C'est ici le responsable d'un ministère, qui n'était aucunement [PAGE 24] celui de la Coopération, qui vous parle ». Langage honnête et courageux.

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    François de Négroni évalue l'effectif à 45 000 assistants techniques, et la population concernée (familles, contrats privés, etc.) à cent mille personne environ. En tenant compte des durées inégales, c'est plus de 800 000 Français qui ont été, à un titre ou à un autre, coopérants depuis le début de l'assistance technique à 1977; il ne compte pas dans ce chiffre les conseillers militaires et les administrateurs des anciennes colonies, « reconvertis » dans la coopération, qui constituent des milieux, des castes séparés. Il souligne la dispersion géographique du personnel coopérant, l'hétérogénéité des tâches, des statuts, des formations, des situations familiales.

    Pour la France, la coopération comporte des avantages : résorber le chômage national, occuper les militaires le temps du service, fournir une clientèle aux entreprises françaises.

    La préparation des coopérants, par des stages d'éveil aux réalités du pays d'accueil, des conversations avec ceux qui reviennent, est vécue comme une rupture avec l'environnement d'origine, le desserrement des contraintes, la fuite du quotidien; suit l'apprentissage du jargon de base, pour marchander avec les domestiques, discuter des prix et salaires, soucis communs des touristes.

    L'IMPUNITE[1]

    Dans le travail, l'absence de rivalité avec les collègues du pays d'accueil, et plus généralement [PAGE 25] l'absence d'autorité et de concurrence entre les individus, entraînent fatalement le dépérissement des notions de rendement. Les responsables autochtones ne payent pas eux-mêmes les coopérants, ce qui entretient le laxisme. « L'impunité », ce mot est un leitmotiv de ce livre.

    Comme les anciens coloniaux, à leur retour, coopérants et touristes se prévalent de leur séjour pour entretenir le même folklore : climat, maladies rapportées, mépris des habitants, absence d'hygiène, et l'inévitable plat pimenté.

    Les assistants techniques « bénéficient » des siècles antérieurs de soumission des colonisés. Devant eux, les files d'attentes s'effacent, chez les commerçants ou à la poste. Souvent, ils représentent des micro-sociétés d'abondance, qui font vivre aux coopérants les privilèges d'un statut nouveau.

    Les incompatibilités de modes de vie sont aussi vécues au niveau des enfants des coopérants et des nationaux. A l'âge de l'école, et en français, ils seront conduits à remarquer les différences et à leur donner un sens, à interpréter leurs résultats scolaires supérieurs en termes de dons et mérites et non d'héritages culturels et linguistiques.

    Ils deviennent « mascottes irresponsables » de la « supériorité blanche ».

    Informé dès son arrivée des prix qu'il doit pratiquer, le coopérant rationalise comme d'autres avant lui : « Ils n'ont pas les mêmes besoins que nous ».

    « Plus flagrante est l'inégalité économique, plus outrée doit être la comédie des privilégiés pour créer l'illusion d'un consensus sur les valeurs », écrit F. de Négroni; comédie qui ne dupe personne, d'ailleurs, car les travailleurs pratiquent couramment deux prix : un pour les compatriotes, un pour les coopérants; mais comédie qui a pour utilité de se masquer à eux-mêmes le sens réel de leur nouvelle conditions sociale. D'autres démarches concourent au même résultat en prenant comme bouc émissaire le vieux milieu colonial subsistant, ou même une garnison française, on détourne l'agressivité sociale provoquée par la situation privilégiée des coopérants. Ce transfert débouche sur des discours moralisateurs, [PAGE 26] qui créent des dédains réciproques entre les deux milieux. Mais quand on parle des gens du pays, c'est sous le pseudonyme de « Norvégiens » – on pense ainsi que ceux-ci sont trop bêtes pour saisir que c'est d'eux qu'on déblatère.

    Des professions sont vécues au-dessus des conditions qu'elles impliqueraient en France. Au temps de la colonie, le personnel français dépendait de la métropole. Aujourd'hui, les coopérants ont des jouissances de pouvoir sur un Etat souverain, deviennent des éminences grises dans des secteurs clefs. Le terrain soi-disant vierge, et l'impunité, permettent de faire l'expérience de son métier en Afrique. Chose rare : quelquefois le racisme est avoué.

    J'ai écouté M. Georges Conchon, l'actuel greffier du Sénat, faire le récit de son stage de coopérant dans ce métier, en présentant son livre « L'Etat Sauvage », et avouer que c'est pendant son séjour qu'il était devenu « raciste ». N'est-ce pas cette impunité qui l'y conduit ?

    F. de Négroni note qu'ils observent ainsi la vie politique d'un pays dépendant à partir d'un privilège. « D'une telle situation, ils ne manquent pas de tirer une assurance effrontée ».

    Les colonies étaient des chasses gardées, « autrefois ». Qu'a été d'autre la coopération jusqu'ici ?

    « On assiste toujours à l'irritation des diplomates français, devant la coopération fournie par d'autres Etats, comme si cette incursion représentait une intrusion dans une chasse gardée », écrit C. Fraysse dans « Le Monde » du 24 novembre 1972.

    LA « SEXPATRIATION »

    Sous ce titre, F. de Négroni examine les résultats de cette impunité, déjà signalée sur d'autres plans, en matière sexuelle.

    Dans ce domaine aussi, les coopérants héritent de la situation particulière créée par la colonisation : « Fondamentalement, l'entreprise coloniale s'analyse comme une agression masculine (armée, explorateurs, missionnaires, administrateurs, concessionnaires), [PAGE 27] donc comme un envahissement engendrant une demande sexuelle unilatérale. »

    Aujourd'hui, « au sein de la société coopérante, la compétition hétérosexuelle est faiblement développée, les femmes y sont minoritaires, mariées dans l'ensemble et peu disponibles affectivement et sexuellement ».

    L'auteur développe ainsi les conséquences idéologiques de cette inégalité, en société coloniale ou coopérante :

    « L'homme (colonisé), vaincu et borné dans son particularisme, y est porteur de tous les stéréotypes raciaux : paresse, malhonnêteté, cruauté, apparence sournoise, simiesque; tandis que la femme, tout en subissant partiellement une dévaluation raciale analogue, qui fait d'elle cet animal exotique, mi-sauvage, mi-domestiqué, tour à tour guenon, chienne, panthère ou chatte siamoise, échappe cependant largement à ces déterminismes négatifs ». « Le relâchement des censures sociales permet d'en faire la partenaire docile de fantaisies sexuelles réprimées en métropole. » On retrouve là cette idée d'impunité, et c'est à cause d'elle que « la femme indigène reste désirable, alors que l'homme (indigène) est déprécié physiquement, et exclu d'une compétition hétérosexuelle mixte ».

    « Tous les coopérants disposent donc d'atouts identiques considérables et insoupçonnés ( ... ). Ceux qui s'y engagent à corps éperdus voient, dans beaucoup de cas, leur rapport à la sexualité se modifier de manière flatteuse. Leur prestige, leur position, rapidement intériorisés se transforment en totale muflerie.

    « Roland Barthes, dans « Sade, Fournier, Loyola », écrit, à propos du sadisme : « Si les pratiques sadiennes nous paraissent aujourd'hui tout à fait improbables, il suffit cependant de voyager dans un pays sous-développé pour comprendre qu'elles y sont immédiatement opérables : même coupure sociale, mêmes facilités de recrutement, même disponibilité des sujets, mêmes conditions de retraite, et pour ainsi dire même impunité. »

    Certains coopérants, pour se donner bonne conscience, [PAGE 28] identifient plus ou moins « révolution sexuelle », victoire sur les tabous, avec leurs nouvelles possibilités. Après avoir connu et « bénéficié » de l'exotisme, dans un couple idéal, certains se disent incapables de ressentir de l'amour pour une Blanche, qu'ils comparent à divers légumes : « Comment peut-on jouir, comment ai-je pu jouir avec une femme blanche ? Endives ! » (Jack Thieuloy, « L'Inde des grands chemins »). « Je n'ai plus que répulsion pour ces chairs de navets » (J.P. Morin, « La traversée »).

    L'impunité est-elle si séduisante, que plus rien d'autre n'est désirable après l'avoir goûtée ? Il résulte de ces mœurs des syndromes dépressifs, des frustrations, pour les coopérantes, « benoîtement attribués par les hommes au climat ».

    F. de Négroni insiste sur le caractère réservé du « club », puis il examine les différents « types idéologiques » avec les idéologues correspondants. Il conclut cette énumération : « Indésirables, les coopérants le sont donc sans exception, qu'on le veuille ou non, nous sommes les agents d'une politique néocolonialiste; il est naïf d'imaginer qu'on puisse échapper à la logique du système. Tous œuvrent objectivement à l'inégalité croissante du développement. »

    Ceux des coopérants qui ne sont pas corrompus par le milieu sont engagés dans un processus historique sur lequel ils n'ont aucun contrôle, et sentent que leur présence est définitivement indésirable. Ainsi, l'auteur décrit la manière dont il a vécu la journée du 13 mai 1972 à Tananarive, pendant que ses élèves affrontaient les troupes du vieux régime Tsiranana, aux cris de « coopération = trahison », « Non à l'impérialisme culturel », etc., au milieu des rumeurs fantaisistes de pogroms anti-français, et des velléités coopérantes d'autodéfense, suites politiques de la destitution morale des coopérants par la nation assistée.

    Après avoir évoqué des événements analogues au Laos, l'auteur prend position pour une décoopération réelle – le mot décolonisation étant démonétisé.

    Au nom d'idéaux européens, comme 1. la conversion au christianisme, 2. l'égalité des hommes, 3. le développement, l'Europe entreprend respectivement 1. la traite des esclaves, 2. la colonisation, [PAGE 29] 3. la coopération – la seconde remplaçant: la première; la troisième, la seconde – et l'auteur en conclut qu'il « appartient à ces peuples de suspecter méthodiquement les contenus idéologiques engagés dans les formes d'appropriation occidentale, qui leur sont abandonnés, et de concevoir souverainement le discours de leur déservitude ».

    L'impunité : c'est le dernier mot de la conclusion.

    N'est-il pas utile, M. Decraene, de rappeler l'existence de ce livre, Pour que quelque chose change dans ce B.M.C.,[2] ce Beau Ministère de la Coopération ?

    Le nouveau ministre paraît le vouloir. Mais, en matière coloniale, il est déjà arrivé, plusieurs fois, que deux politiques soient simultanément menées – à la Libération, sous Mendès-France, sous le Front Républicain – et qu'une politique, la plus pernicieuse, remplace la meilleure.

    Laurent GOBLOT


[1] « En France, vois-tu, on étouffe. On ne peut vivre que là-bas ! Si tu savais ! Cette liberté des Blancs au milieu des Noirs ! Ici, on ne soupconne même pas ce qu'elle peut être, cette liberté-la. Aucune règle, aucun contrôle ! Tu n'as même pas à craindre le jugement d'autrui ! Saisis-tu ? Peux-tu seulement comprendre ça ? Tu as le droit d'étre toi-même, partout et toujours. Tu es aussi libre, devant tous ces Noirs, que tu l'es ici, devant ton chien ».
R. Martin du Gard, Les Thibault, tome 1er.

[2] B.M.C., initiales de l'argot militaire qui signifiait : « Bordel Militaire de Campagne ».