© Peuples Noirs Peuples Africains no. 21 (1981) 145-148



« MISÈRE DE L'OPPOSITION ET FAILLITE DE L'ÉTAT »

Un livre bizarre !

E. KALAMBAY

« Misère de l'opposition et faillite de l'Etat » est le titre du second livre écrit par Lumuna-Sando publié par la maison d'éditions A.F.R.I.C.A. à Bruxelles en 1979. Ce livre, préfacé par J. Ziegler, est l'œuvre d'un opposant au régime de Mobutu. L'ouvrage a remporté un grand succès qui explique la demande faite à son auteur de le rééditer. Contrairement à beaucoup d'autres écrits publiés sur l'histoire politique du Zaïre, le livre de Lumuna se démarque en posant pour la première fois l'épineuse question de la place de ce qu'il appelle les nations tribales (« tribus ») au Zaïre et de l'Etat extraverti qui le gouverne. Parlant du Zaïre, Lumuna pose un problème important, à savoir que le combat à l'heure actuelle ne se situe plus entre l'Etat zaïrois extraverti et le néocolonialisme, mais entre l'Etat Nation créé en 1885 et les nations tribales niées dans leur droit séculaire; les termes de combat se situeraient, selon l'auteur, à l'intérieur même de la république zaïroise. Ce livre est d'autant plus actuel que le Premier ministre zaïrois vient de grossir les rangs de l'opposition en Europe. Mon intransigeance à l'égard de Lumuna s'explique par l'importance même de l'enjeu politique soulevé.

C.K. Lumuna-Sando présente un livre que [PAGE 146] j'essaye d'aborder ici d'une manière critique. Je mets naturellement de côté certains concepts douteux que l'auteur utilise d'une manière déclamatoire, tels : « nationalisme tribal – national tribalisme, etc. », pour m'intéresser à ce qui mérite l'attention :

« Il nous faudrait, écrit Lumuna, considérer l'histoire du Zaïre comme une dialectique polarisée sur l'émergence d'un Etat unitaire et extraverti, protecteur des intérêts du capitalisme international, appuyé par une formation sociale socio-culturellement extravertie et aliénée. Cette aliénation socio-culturelle est porteuse d'une contradiction fondamentale entre les nations tribales expropriées, ignorées et l'Etat appareil de contrainte appuyé essentiellement par la population des villes qui désormais lient leurs intérêts, leurs projets, leur culture au fonctionnement de cet appareil extraverti et manipulé par les métropoles étrangères » p. 29-30). L'auteur de la « Misère de l'opposition et faillite de L'Etat » brille ici par son manque de rigueur théorique, son approche de l'histoire est singulièrement pauvre et appauvrissante; l'histoire du Zaïre ne se résume pas dans ses bavures. D'autre part, parler des nations tribales sans prendre la peine de définir ce que recouvre ce « concept », c'est ajouter à la confusion là où la clarté aurait été de bon augure.

« L'indépendance véritable passe par la résolution du contentieux interne entre les Etats et les nations tribales agressées. » Notre auteur semble oublier que les entités tribales qu'il privilégie ou réactualise dans son livre sont des entités historiques et non a-historiques ou simplement naturelles. Ces entités tribales secrètent des contradictions inhérentes à toute organisation sociale, dont certaines ont facilité la pénétration coloniale, n'en déplaise à Lumuna, je n'en veux pour preuve que le cas du Chef Kazembe au Sud-Katanga où le fameux roi Msiri n'a pu pénétrer qu'en profitant des conflits qui déchiraient l'empire sous l'administration de Kazembe, plus tard ce sera le tour des colons blancs.

Mais que ces contradictions internes à la tribu (communauté primaire) soient quelquefois secondaires, par rapport à l'antagonisme qui oppose les peuples au colonialisme ou à l'Etat unitaire extraverti, cette contradiction principale n'exclut pas l'existence des contradictions internes à la tribu qui, dans le cadre de l'Etat unitaire, [PAGE 147] ne sont plus autonomes mais façonnées et articulées par la domination de l'Etat unitaire. Or, donner priorité à la résolution du conflit entre l'Etat unitaire et les nations dites tribales et par surcroît agressées, c'est refuser de s'interroger sur le mode d'être aujourd'hui de ces entités tribales. Je veux dire que, après plus de vingt ans de présence néo-coloniale, il n'est pas possible d'invoquer la solidarité des nations tribales, en proposant comme point de repère la conscience tribale, c'est-à-dire en fait une clôture sociologique circonscrite par la conscience tribale. Par quel stratagème l'Etat colonial, suppléé par l'Etat unitaire zaïrois, a-t-il pu laisser subsister des forces non intégrées dans sa machine étatique ?

Faut-il rappeler que l'avènement de l'Etat colonial et néo-colonial a fait perdre à l'entité tribale ses institutions et son organisation d'autrefois, que le phénomène migratoire a été à l'origine des transformations sociales source d'intégration d'éléments étrangers dans les entités tribales, ne laissant subsister de la tribu que le nom ? Ne faut-il pas croire que la référence à la tribu cache de nos jours d'autres sentiments maladroitement confondus avec l'imaginaire tribal ? Ces nations tribales ne sont-elles pas devenues des appareils idéologiques de l'Etat unitaire ?

Hier les nations tribales ont été incapables de lutter contre le colonialisme, aujourd'hui elles obéissent à d'autres fins : servir d'exutoire aux nostalgiques. Actuellement il ne reste plus que le peuple zaïrois et c'est le seul qui reste encore mobilisable sous le mot d'ordre de la construction d'un Etat communautaire et libre.

Les tribus deviennent de plus en plus rares pour se sentir obligé de fonder sur elles un projet historique.

Pour un peuple dominé et exploité, « exister » c'est nier son existence en tant qu'agrégat de tribus, dont on aurait d'ailleurs du mal à cerner les contours politiques. Le 4 janvier 1959, le Congo a connu un soulèvement populaire anti-colonial, c'était notre mai 68 avec neuf ans d'avance.

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la vie intenable, l'exploitation redoublant, la répression policière sans précédent, il y a tout lieu de penser que cette réaction se reproduira avec cette fois plus d'intensité. Il importe de rappeler à l'intention de Lumuna que [PAGE 148] notre mai 68 (4 janvier 1959) n'était pas le fait d'une somme arithmétique de tribus congolaises, mais celui d'un peuple, c'est-à-dire de tous les spoliés de la société coloniale. Aujourd'hui devant l'insupportable, il est concevable que notre auteur en vienne à chercher dans la configuration tribale le secours mythique qui annoncerait la possibilité de sortir de la pré-histoire, au prix d'une lutte des « nations tribales » contre l'Etat unitaire extraverti.

Mais la faiblesse de ce type de démarche est double; d'une part, elle se situe sur le registre de l'Etat honni qui s'organise sur la division de notre peuple en tribus; l'efficace de l'Etat mise en cause réside dans ce qu'on ne peut l'abattre en le contestant de l'intérieur, en se servant de ses armes sans que soit entreprise la recherche d'un autre référent, pour rendre le combat plus décisif contre cette classe qui vit à l'ombre de l'Etat unitaire sans perspective historique. D'autre part c'est en tant que classe unifiée que notre peuple accomplira sa transmutation, sa réappropriation comme sujet de sa propre histoire et non pas en se rappelant le nombre des tribus qui font le Zaïre actuel, même si ce rappel s'avère nécessaire dans la lutte contre l'Etat unitaire.

Le livre de Lumuna, ne serait-ce que par le problème qu'il pose, mérite d'être lu.

E. KALAMBAY