© Peuples Noirs Peuples Africains no. 21 (1981) 137-144



LES LIMITES DE LA RÉVOLUTION CESAIRIENNE

DANS LE CAHIER D'UN RETOUR AU PAYS NATAL

Victor HOUNTONDJI

Ce que Senghor dit, tout le monde le dit...
Ce qui est frappant, c'est la correspondance des
termes avec le discours mystifié et mystificateur
du néo-racisme auquel tout le monde grâce à lui mord.
Stanislas Adotevi.[1]

Depuis Marcien Towa[2] et Stanislas Adotevi,[3] plusieurs critiques ont été formulées sur le Mouvement littéraire de la « Négriture » et ses auteurs. Toutes, cependant, épargnent, dans une certaine mesure, Césaire, Damas, Roumain, etc., et s'acharnent sur Senghor dont elles dénoncent la « servitude », peut-être parce que celui-ci « never grew up »[4] depuis la naissance de la « Négritude », et s'entête, comme l'a justement remarqué Stanislas Spero K. Adotevi, « à tenir aux nègres un langage qui n'est pas [PAGE 138] le leur »[5] (alors qu'un Aimé Césaire, par contre, a proclamé, tout haut, depuis le 8 décembre 1971 au moins[6], son « refus absolu d'une espèce de pan-negrisme, idyllique à force de confusionnisme » ainsi que de toute « idéologie justificatrice »).

Mieux, pour faire la part des choses, elles insistent sur les « différences structurelles » qui existent entre la négritude de Césaire (lequel est considéré par tous comme un « prophète de la révolution des peuples noirs »[7] à l'exception toutefois de Stanislas Adotevi qui condamne tout le Mouvement; cependant, concernant les insuffisances théoriques, lui aussi n'a pensé qu'au « cas Senghor »), et celle de Senghor que Towa découvre singulière et qu'il nomme « senghorisme ».[8] Pourtant, à y regarder de près, plusieurs des théories communément reprochées à Senghor trouvent leur fondement dans certaines affirmations du Cahier d'un retour au pays natal,[9] où Césaire donne une définition de sa Négritude. Lorsque, par exemple, Césaire, pour justifier le retard technique des nègres, se prévaut du fait qu'ils soient un « silo où se préserve et mûrit ce que la terre a de plus terre », il annonce déjà Senghor qui écrira, plus tard : « On l'a dit souvent, le Nègre est l'homme de la nature. Il vit traditionnellement de la terre et avec la terre, dans et par le Cosmos ».[10] Or, comme l'a justement montré Adotevi, traduisant la pensée de Marx, « développement et progrès, participant de la transparence de l'œuvre humaine, ce sont des catégories opératoires qui introduisent par le travail et singulièrement le travail industriel, une distance entre l'homme et la nature ».[11] [PAGE 139]

On ne peut dire en termes plus clairs que la Négritude (et pas seulement celle de Senghor, mais aussi, comme nous venons de le montrer, celle du Cahier d'un retour au pays natal) est un frein au développement et au progrès des peuples noirs.

Participe également de l'idée du Nègre-Nature, cet « être-dans-le-monde du Nègre » donné à lire dans ces vers qui décrivent l'existence végétale du Nègre :

    elle plonge dans la chair rouge du sol
    elle plonge dans la chair ardente du ciel
    elle troue l'accablement opaque de sa droite patience.

Or, la nature, comme l'écrivait Baudelaire, « n'enseigne rien ou presque rien... elle contraint l'homme à dormir, à boire, à manger, et à se garantir tant bien que mal, contre les hostilités de l'atmosphère ».[12]

En outre, quelle différence y a-t-il entre ce passage du Cahier :

    mais ils s'abandonnent, saisis, à
    l'essence de toute chose
    ignorants des surfaces mais saisis
    par le mouvement de toute chose
    insoucieux de dompter, mais jouant
    le jeu du monde
    véritablement les fils aînés du monde
    poreux à tous les souffles du
    monde
    aire fraternelle de tous les souffles du
    monde
    Lit sans drain de toutes les eaux du monde
    étincelle du feu sacré du monde
    chair de la chair
    du monde palpitant
    du mouvement même du monde,

et l'idée Senghorienne de la « participation », amendement de la célèbre sentence héritée de Lévy- Bruhl «[13] l'émotion est nègre comme la raison est hellène ».[14]

Lisons plutôt : [PAGE 140]

    ... le Nègre... est un sensuel, un
    être aux sens ouverts, sans intermédiaire
    entre le sujet et l'objet, sujet et
    objet à la fois. Il est d'abord sons
    odeurs; rythmes, formes et couleurs
    je dis tact avant que d'être œil,
    comme le Blanc européen.
    Il sent plus qu'il ne voit – il se
    sent. C'est en lui-même, dans sa
    chair, qu'il reçoit et ressent les
    radiations qu'émet tout existant –
    objet. Ebranlé, il répond à l'appel et
    s'abandonne, allant du sujet à l'objet
    du moi au toi, sur les ondes de l'Autre.
    Il meurt à soi pour renaître dans l'Autre.
    Ce qui est la meilleure façon de le connaître...
    C'est dire que le Nègre, traditionnellement,
    n'est pas dénué de raison comme on a voulu
    me le faire dire. Mais sa raison n'est pas
    discursive elle est synthétique.
    Elle n'est pas antagoniste; elle est
    sympathique. C'est un autre mode de
    connaissance. La raison nègre n'appauvrit
    pas les choses elle ne les moule pas en
    des schémas rigides en éliminant les sucs
    et les sèves elle se coule dans les artères
    des choses, elle en épouse tous les contours
    pour se loger au cœur vivant du réel.
    La raison blanche est analytique par
    utilisation, la raison nègre, intuitive
    par participation.[15]

Or donc, « la participation dont on nous rebat les oreilles », écrit Adotevi en se référant à Heidegger, « n'est autre que cette solidarité des êtres et des choses et qui est une réponse hallucinatoire à la résistance d'un monde où la modicité des moyens de production empêche encore de réveiller les forces endormies au sein de la nature ».[16]

L'on comprend, dès lors, aisément, le caractère transitoire des sociétés nègres non techniciennes, ainsi que [PAGE 141] la gratuité de la condamnation, par Césaire, du « monde blanc » technicien et industrialisé, laquelle condamnation, si elle devait être prise à la lettre, signifierait le refus par Césaire, pour le monde nègre, de la technicité, donc du progrès !

Une autre insuffisance de la révolution césairienne tient à la nature même du Cahier qui est poésie, c'est-à-dire, verbe, c'est-à-dire rêve. Contre l'arrogance indicible de l'Europe colonialiste et esclavagiste, on aurait voulu la violence d'une révolution sanglante, comme celles d'Algérie, du Vietnam, de l'Angola, du Mozambique, du Zimbabwé, de l'Azanie, de la Guinée Bissau, des Iles du Cap-Vert, de Namibie, etc.

Mais on ne trouvera dans le Cahier d'un retour au pays natal qu'un discours sur cette révolution et, fait plus grave encore, une illusion de révolution.[17]

Ceci traduit le caractère factice de l'écriture césairienne du Cahier, ainsi que l'inanité tragique de toute écriture poétique qui se proposerait pour objet la révolution.

« La réalité » écrit encore Adotevi, « celle qui appelait la restructuration du monde, est en effet affaire de révolution et non de bouillonnement cosmique. C'était à la révolution... qu'il fallait s'atteler. Hier comme aujourd'hui et non à polir des vers ».[18]

Cependant, ces constatations faites, compte tenu de la nature même du genre littéraire qu'on appelle poésie et qui est le produit d'une subjectivité, laquelle fait du « poème », selon le mot de Marcien Towa « un chant qui jaillit au point de rencontre d'une sensibilité et d'une situation historique »,[19] il est aisé, voire nécessaire, de réhabiliter le Cahier d'un retour au pays natal : il suffit, pour cela, de le replacer dans son contexte socio-historique et de se souvenir que la revendication pour la race noire, par Césaire, de la non-technicité ainsi que de la raison non discursive, en 1939, était la simple légitimation d'une situation de fait. Et puisque cette situation de fait était cause du mépris que les Européens professaient pour les Nègres, l'attitude de Césaire était, à moins d'opter [PAGE 142] pour le complexe d'infériorité dénoncé par Fanon,[20] la seule qu'il fallait adopter, sans que cela constitue, pour les nègres, une option raisonnée, objective, définitive. « Au cours de cette phase historique dominée par l'intention démonstrative », note avec quelque humour Ebénézer Njoh- Mouelle,[21] « on comprend aisément la tendance à idéaliser... (la) femme noire... les masques noirs, l'organisation politique noire, bref, toutes les valeurs produites par la société noire, lesquelles se voyaient affectées d'un coéfficient de positivité égal à l'infini. Le militantisme frénétique de ces années d'un combat précis explique ce que les ténors de ce mouvement eux-mêmes considèrent aujourd'hui comme des excès inévitables alors. Les Africains prenaient systématiquement le contre-pied des postulations coloniales. C'est dans cette même foulée que, préoccupés de renverser un certain symbolisme, des Africains ont imaginé un Jésus-Christ noir et des anges noirs. Pour se guérir d'un premier traumatisme, il a fallu se soumettre à un contre-traumatisme ou à un traumatisme à rebours ».

Il faudrait ajouter à cela l'influence de la révolution surréaliste des années 20. Partis en guerre contre la société française, bourgeoise, technicienne et industrielle, les surréalistes avaient renversé systématiquement les tables de toutes les valeurs prisées par l'Occident, dont celles de la morale chrétienne, de la raison discursive, de la science, de la technique. Dès lors, furent intronisés la déraison, la pensée pré-logique, tout ce qui est « primitif », c'est-à-dire antérieur ou étranger à la civilisation occidentale, l'enfance, comme âge d'or de l'homme (la période pendant laquelle l'homme n'a pour ainsi dire, pas de passé, pas d'avenir, mais se contente de vivre l'instant présent, de rêver, donc d'être... libre !), bref, tout ce qui est applicable aux sociétés extra-occidentales et, par suite, aux communautés nègres.

L'on comprend alors aisément que dans un tel contexte, Césaire puisse se prévaloir de son « naturel », de son mysticisme, de sa sorcellerie, de sa « non-technicité, surtout que ceux-ci étaient, au-delà de toute intention provocatrice, [PAGE 143] réels, tout comme Senghor se saisira du thème de l'enfance pour affirmer, fièrement :

    Les nègres ne sont pas encore sortis
    du royaume de l'enfance !! [22]

En outre, pour ce qui concerne le caractère « littéraire » et onirique de la révolution césarienne, il convient de noter que, comme tout produit littéraire, le Cahier était appelé à charrier dans le cœur de ses lecteurs les préoccupations de son auteur, et à les gagner ainsi, par par une action persuasive exercée en douceur sur leur conscience individuelle, à sa cause.

Le retentissement du Cahier, comme de toute &œuvre littéraire, dépendait donc de la masse des lecteurs qu'il aurait eus, de la parfaite adaptation de son écriture au message, de la conviction personnelle de son auteur. Or le Cahier a joui d'une grande audience auprès des Noirs du monde entier (et plus particulièrement, de l'intelligentsia noire). Il nous reste simplement à dire que le rêve (qui, comme la pensée, précède nécessairement l'action révolutionnaire authentique), est si vivace ici, qu'à l'ordre de l'être il substitue, spontanément, un ordre du devoir-être[23] pour reprendre un terme d'Ebénézer Njoh-Mouelle, conférant ainsi à l'objet rêvé un rayonnement tel qu'il n'est pas exagéré de dire qu'au Cahier d'un retour au pays natal est due, dans une certaine mesure, la révolution culturelle des peuples noirs, annonciatrice des indépendances africaines de 1960. Il importe donc, compte tenu de la complexité des facteurs qui interviennent dans la genèse des œuvres d'art, de considérer avec un œil extrêmement critique, certaines affirmations de nature à jeter le discrédit sur telle ou telle de ces œuvres.

(N'était-ce l'entêtement de Senghor à « maintenir le concept – de négritude – dans son inachèvement théorique »[24] originel, aucun critique littéraire n'aurait eu le droit de le condamner, comme poète, fût-ce au nom de sa « servitude »!)

« D'ailleurs, pour saisir une œuvre d'art » notait, à ce sujet, [PAGE 144] Rainer Maria Rilke,[25] « rien n'est pire que les mots de la critique. Ils n'aboutissent qu'à des malentendus plus ou moins heureux; les choses ne sont pas toutes à prendre ou à dire, comme on voudrait nous le faire croire.

Presque tout ce qui arrive est inexprimable et s'accomplit dans une région que jamais parole n'a foulée. Et plus inexprimables que tout sont les œuvres d'art, ces êtres secrets dont la vie ne finit pas et que côtoie la nôtre qui passe... »

Victor HOUNTONDJI
Dept. of Languages and Linguistics
University of Calabar
Nigeria


[1] Négritude et Négrologues, Union Générale d'Editions, 1972, p. 115.

[2] Cf. Léopold Sédar Senghor : négritude ou servitude? Marcien Towa, CLE, 1971.

[3] Cf. Négritude et Négrologues, op. cit.

[4] Ibid., p. 130.

[5] Ibid., p. 118. Cahier d'un retour au pays natal, d'Aimé Cesaire, Edition bilingue, Présence Africaine, 1971.

[6] Date de son entretien avec Lilyan Kesteloot : cf. Aimé Césaire, l'homme etl'œuvre, L. Kesteloot et B. Kotchy, Présence Africaine, 1973, pp. 235-239.

[7] Titre d'un article de Marcien Towa in revue Abbia, no 3, Yaoundé.

[8] Léopold Sédar Senghor : Négritude ou Servitude ? op. cit., p. 11.

[9] Notamment dans un passage contenu entre les pp. 115-121.

[10] Cité par Stanislas Adatevi in Négritude et Négrologues, op. cit., p. 43.

[11] Négritude et Négrologues, op. cit., p. 133.

[12] L'Art Romantique, le Peintre de la vie Moderne, Eloge du maquillage Baudelaire. Cité par Stanislas Adotevi in Négritude et Négrologues, op. cit., p. 133.

[13] Cf. : Fonctions Mentales dans les Sociétés Primitives, Lévy-Bruhl.

[14] Esthétique négro-africaine, Léopold Sédar Senghor, in Liberté 1 Négritude et Humanisme, Le Seuil, 1964, pp. 202 et 203.

[15] Cité in Négritude et Négrologues, op. cit., p. 43.

[16] Négritude et Négrologues, op. cit., p. 49.

[17] Cf. Cahier d'un retour au pays natal, 137-155.

[18] Négritude et Négrologues, op. cit., p.82.

[19] Léopold Sédar Senghor : Négritude ou Servitude ? op. cit., p. 9.

[20] Cf. Peau noire, masques blancs, Frantz Fanon, Seuil, 1952.

[21] Cf. Jalons II, L'Africanisme aujourd'hui, Ebénézer Njoh-Mouelle, CLE, 1975, p. 18.

[22] Cité par Marcien Towa.

[23] Cf. Jalons, recherche d'une mentalité neuve, Ebénézer Njoh-Mouelle, CLE, 1970, p. 22.

[24] Négritude et Négrologues, op. cit., p. 43.

[25] Lettres à un jeune poète, Rainer-Maria Rilke, Grasset, 1971, pp. 15 et 16.