© Peuples Noirs Peuples Africains no. 21 (1981) 121-136



LA GUERRE CIVILE NIGERIANE COMME FACTEUR DE CREATION LITTÉRAIRE

Aloy. U. OHAEGBU

Elle est maintenant histoire, la Guerre Civile nigériane qui a duré près de trois ans (du 6 juillet 1967 à décembre 1970). Les uns l'appellent « la Guerre du Biafra », les autres « la Guerre Civile du Nigéria ». Peu importe le nom. La haine et l'intolérance, l'orgueil, l'égoïsme, l'exploitation brutale d'un peuple par un pouvoir élitiste obsédé par la préoccupation de défendre ses avantages sociaux et politiques injustement acquis – ce qu'on pourrait appeler la bêtise de l'homme – ont souvent conduit à la révolte. Cette révolte, puisqu'elle est manifestation d'une conscience blessée, d'un sentiment acéré d'insécurité, et puisqu'elle vise le rétablissement de l'ordre et de la justice, prend parfois la forme de violence qui, dans ses tourbillons, avale des vies humaines, détruit des institutions et inflige des souffrances aux vivants. La guerre civile nigériane n'échappe pas à cette loi.

Dans son My Command le Général Olusegun Obasanjo qui a conduit la guerre jusqu'à la défaite du Biafra et qui a eu le bon sens de céder le pouvoir à un gouvernement civil élu en 1979, a ceci à dire sur la cause de la guerre : [PAGE 122]

    « The war itself was the culmination of an uneasy peace and stability that had plagued Nigeria from independence. That uneasy peace and stability had their genesis in the geography, history and demography of Nigeria.

    But the immediate cause of the civil war itself may be identified as the coup and counter-coup of 1966, which altered the political equation and destroyed the fragile trust existing among the major ethnic groups. »[1]

On comprend ainsi que le Nigéria porte en lui-même, depuis son indépendance, les causes de la guerre civile. La loyauté et la rivalité ethniques ont un potentiel de guerre, aggravé par le coup et le contre-coup militaires de 1966. La paix nigériane avant la guerre est une « paix troublée ».

C'est dire que les signes avant-coureurs du désastre qu'est la guerre se montraient bien avant que le gouvernement, dans un effort tardif et désespéré de sauver la nation, ne prenne recours à un casus belli. L'écrivain, témoin pondéré des processus sociaux, politiques et économiques a été parmi les premiers à interpréter les signes et à en avertir les siens. C'est comme il se doit. Ce rôle de l'écrivain, Soljenitsyne l'a bien signalé dans son Les Droits de l'Ecrivain :

    « Du moment qu'il regarde le monde avec des yeux d'artiste, et grâce à son intuition, l'écrivain découvre, avant les autres hommes et sous des aspects inattendus, nombre de phénomènes sociaux. C'est là que se situe son talent et un certain devoir découle de ce talent : il doit parler à la société de ce qu'il voit, ou du moins de ce qui n'est pas bon et représente un danger. »[2]

Il s'en suit que, sans le vouloir, le grand écrivain devient prophète, pour lui-même et pour sa société; ses regards ne s'arrêtent pas à la surface mais ils la pénètrent pour toucher la vérité cachée.

En effet, les événements tristes, les malaises sociaux [PAGE 123] qui ont abouti à la Guerre du Biafra (1967-1970) n'ont pas surpris les écrivains et artistes nigérians. Pourtant seuls très peu de ceux-ci, dont John Ekwere, Christopher Okigbo, Chinua Achebe et Wole Soyinka, s'y sont penchés sérieusement et ont eu le courage de condamner dans leurs œuvres, avant que n'éclate la guerre, l'aberration politique, le tribalisme, les violences politiques. la corruption officielle et l'oppression qui atteignaient déjà leur paroxysme dans les années 1962-1966. La situation est si grave, tendue et alarmante que John Ekwere a dû avouer dans son Rejoinder que :

    « Now no more the palefaced strangers
    With unhallowed feet
    The heritage of our fathers profane
    Now no missioned benevolent despots
    Bulldoze an unwilling race;
    No more now the foreign hawks
    On alien chickens prey –
    But we on us »[3]

Le sentiment de désillusion exprimé dans ce poème est apparent : le despotisme, l'insécurité, et l'exploitation du peuple par les autorités politiques. Tous ces phénomènes troublants font penser à une situation coloniale et par conséquent à l'échec de l'indépendance. Aussi la réflexion du poète n'est-elle pas seulement une critique du statu quo mais également un appel à la raison, à un changement immédiat des mentalités, sans quoi le pays court vers une déstabilisation, voire vers une révolte armée des opprimés.

Pour sa part, le grand romancier nigérian, Chinua Achebe, ne se tait pas devant les bouleversements malsains de son pays. Il choisit la corruption, les rivalités politiques, la violence et la loyauté ethnique outrée comme les quatre grands fléaux qui terrasseraient sa société. Dans son roman A Man of the People [4], publié en 1966, Achebe prédit, avec l'humour et l'ironie qu'on lui connaît, l'aboutissement des conflits politiques au coup d'Etat militaire[5] qui renversa le gouvernement de Tafawa Balewa [PAGE 124] le 15 janvier 1966. Les personnages du Chef Nanga et d'Odili sont bien symboliques de l'alignement des forces politiques hostiles qui doivent détruire la Première République du Nigéria. D'une part il y a le C.P.C. (parti à tendance socialiste et auquel appartiennent Odifi et Max) et, d'autre part, le P.O.P. (parti au pouvoir prétendument démocratique et dont Nanga est membre). Les deux partis s'affrontent dans les élections législatives où le jeune Odili oppose sa candidature à celle du Chef Nanga, ministre d'Etat et homme corrompu. Achebe nous y fait voir l'état d'insécurité dans lequel vit la population, les propagandes haineuses et l'emploi dangereux des fauteurs de désordre par le parti au pouvoir pendant les élections et comment les violences ont donné l'anarchie dans laquelle Max, dirigeant du C.P.C., est assassiné. Le roman se termine par un coup d'Etat militaire. En effet, ce coup d'Etat est prophétique de celui qui renversa le gouvernement d'Abubakar Tafawa Balewa en 1966. Un contre-coup complique la situation, provoque des massacres et éventuellement la guerre.

Le poète des Labyrinths[6], Christopher Okigbo, exprime lui aussi son profond désarroi et ses regrets devant les violentes secousses socio-politiques annonciatrice d'une guerre dans son pays autrement promis à un brillant avenir. Sa poésie est pleine d'image et de tonnerre, de destruction, de sang, de lumière vite éteinte, de couvre-feu, de peur et de mort; c'est une poésie de rupture. Le poète voit son rôle comme celui de « town-crier » qui avertit les siens des dangers imminents capables de troubler leur bonheur. Que l'on lise « Path of Thunder » ou « Lament of the silent sisters », et « Lament of the Drums » [PAGE 125] que Sunday Anozie[7] voit en rapport étroit avec les crises politiques à l'Ouest du Nigéria (1964-1966) et avec l'emprisonnement d'Obafemi Awolowo (1962) pour un complot tendant à renverser le gouvernement de Tafawa Balewa, qu'on les lise et on ne manquera pas d'être frappé du ton à la fois pathétique et angoissé d'Okigbo à la recherche d'un désordre qui se concrétise dans la guerre civile.

Kongi's Harvest[8] de Wole Soyinka prophétise lui aussi, la guerre civile en nous présentant une société imaginaire où le président, qui veut se faire dieu, détruit lui-même les traditions et les institutions sacrées dont il est censé être le champion, et finit par un renversement et l'exil. Nous voulons dire que les indices de la guerre préexistaient déjà à la confrontation militaire et que les écrivains nigérians leur donnaient une expression littéraire. Mais puisque, selon Ahmadou Kaurouma, « la politique n'a ni yeux, ni oreilles, ni cœur »[9], les dirigeants politiques n'ont pas pu résoudre les problèmes qui ont causé la guerre.

Les écrivains nigérians ne s'arrêtent pas à la condamnation du violent bouleversement de l'ordre socio-politique qui précède la guerre, ni ne se contentent de prophétiser la guerre elle-même. En effet, depuis les premiers tirs de fusil dans le champ de bataille jusqu'à présent, ils ne cessent d'exprimer leur angoisse devant une guerre qui leur paraît atroce et futile; un corpus substantiel d'œuvres exprimant diverses perspectives de la confrontation armée a été publié[10]. Sous forme de roman, nouvelle, poésie, théâtre et autobiographie, les écrivains [PAGE 126] ont vigoureusement essayé de nous présenter la problématique existentielle de l'homme pendant cette période lugubre de l'histoire nigériane. Dans cette tâche de transformer la réalité vécue, certains écrivains soulèvent les problèmes de la destruction physique occasionnée par la guerre, des intrigues et des trahisons consubstantielles à tout conflit armé, alors que d'autres, comme Wole Soyinka, pleurent l'abrutissement de l'homme par la guerre, sa destruction psychique et la dictature militaire qui réprime toute liberté d'opinion.

Le poète, J.P. Clark, figure parmi les écrivains qui dénoncent la guerre. Dans son recueil, Casualties, il décrit avec une grande émotion de tristesse les souffrances que la guerre impose non seulement à la nation comme entité politique mais aussi aux compatriotes devenus frères ennemis et tragiquement séparés par un conflit qu'on aurait pu éviter; il fait revivre les circonstances du premier coup d'Etat de 1966 et présente les militaires concernés comme des bêtes avides de sang et de pouvoir et qui doivent périr, eux aussi, dans la violence. En effet, l'univers poétique de Clark dans Casualties est celui des bêtes humaines qui se poursuivent et s'entre-tuent dans la chasse; c'est un monde dominé par la peur, l'incertitude et l'insécurité générales. Pour lui tous les Nigérians, qu'ils soient du côté du Biafra ou de celui des fédéralistes, sont victimes de la guerre :

    « We fall
    All casualities of the war
    Because we cannot hear each other speak
    Because eyes have ceased to see the face from the crowd »[11] [PAGE 127]

Sa poésie coule et touche surtout lorsqu'elle déplore la rupture des liens amicaux et fraternels, la séparation forcée des hommes et des âmes, et la haine suicidaire qui s'intronise. Mais Clark est un « fédéraliste » anti-sécessionniste et malgré son angoisse au spectacle des amitiés coupées et des souffrances infligées, il laisse parfois filtrer dans sa poésie, surtout dans les poèmes descriptifs des combats, un certain rire aux dépens des sécessionnistes. Les chefs militaires du mouvement sécessionniste Biafrais sont traités avec une certaine dérision qui laisse douter de l'objectivité du poète dans sa présentation des faits. Dans son « Leader of the Hunt », Clark évoque une situation militaire comparable à la chasse où un militaire ambitieux, « un lion » selon le poète, fait un coup d'Etat manqué et détale pour s'enfermer dans « une cage » chez un « dieu » qui est lui-même, en train de choir. Il y a dans ce poème une allusion à peine voilée à Ojukwu et à sa fuite en Côte-d'Ivoire. Il serait « le chef rebelle », « le lion » qui est traqué, qui perd du terrain et se sauve dans ce qui devient sa prison. Cette allusion caricaturale est si claire qu'Ezekiel Mphalele, commentant le poème, affirme ceci :

    « General Ojukwu, leader of the Ibo revolt in the civil war, is obviously the man referred to here. In Ivory Coast he was received by Houphouet Boigny, himself like a god about to fall »[12].

Peut-être le poète a-t-il le droit de créer des images qui conviennent à sa pensée. Mais le ton moqueur de l'œuvre, s'il contribue à renforcer le comique de la situation décrite, montre clairement que le poète dépasse le domaine du vécu pour se perdre dans des considérations subjectivistes qui tendent à affaiblir la valeur intrinsèque de ses révélations poétiques.

Casualties est l'œuvre d'un écrivain qui regarde la guerre de l'extérieur des zones de combat. Mais certaines œuvres, telles que The Anonymity of Sacritice, Girls at War, Double Attack, et Sunset at Dawn, s'évertuent à démontrer les drames à la fois collectifs et individuels qu'ont vécu ceux qui sont bloqués, poursuivis et bombardés à l'intérieur du Biafra. Leurs auteurs ont été témoins oculaires [PAGE 128] des événements qu'ils racontent, ou ont vécu activement les expériences qu'ils nous livrent. Leurs regards, profondément intérieurs, révèlent avec beaucoup d'esprit critique l'enthousiasme initial des Biafrais au début de la guerre, les trahisons, la sauvagerie de la guerre et son absurdité, les morts, les rivalités internes, l'égoïsme des haut-placés devant les besoins vitaux de plus en plus insatisfaits, la dégradation des mœurs qui accompagne celle de la guerre, et le doute qui plane sur une victoire éventuelle des troupes biafraises.

The Anonymity of sacrifice est une œuvre tragique, d'une réalité déchirante, dans laquelle le romancier, Aniebo, décrit la vie de souffrances inouïes que les militaires et la population civile du Biafra ont menée pendant la guerre civile. C'est une existence hasardeuse, pleine de sacrifices qui ne se justifient pas toujours. Pour démontrer cette grande perte de vies humaines dans l'anonymat, le romancier choisit un moment hystérique de la guerre où le manque grave des matériaux militaires affaiblit la discipline et le moral des combattants et fait naître, au sein de l'armée biafraise, la suspicion et le conflit entre les officiers, alors que la puissance de tir des troupes fédérales augmente de plus en plus et fait tomber, dans une succession rapide, des villes biafraises. C'est également un moment où les officiers mettent en pratique les meilleures tactiques de combat qu'ils ont apprises.

Awka, une ville stratégique du Biafra, est aux abois, gravement menacée par les soldats nigérians. Le Capitaine Onwurah, bien connu pour son éducation militaire bien assise et son esprit d'initiative dans le combat, vient d'être dépêché pour sauver Awka. Mais il y rencontre le sergent Agumo, lui peu instruit dans l'art militaire, borné, courageux et farouchement attaché à la cause biafraise. Craignant la mort en masse de ses soldats dans leur encerclement imminent par les troupes fédérales, le Capitaine Onwurah ordonne la retraite. Mais le Sergent Agumo, dans un excès de zèle et de suspicion, refuse d'obéir à l'ordre de son supérieur et s'obstine à faire avancer ses soldats qui sont pourtant très mal équipés et mal entraînés. Il ne voit dans la retraite demandée qu'un acte de sabotage, car, dit-il, seul un saboteur peut ordonner une telle retraite :

    « Only a saboteur could ask Biafran soldiers [PAGE 129] to withdraw as though they were fighting on enemy territory and not in defence of their own hearths. »[13]

Ne pouvant plus contrôler sa colère, Agumo tire sur Onwurah et le tue; il doit lui-même être condamné à mort par un tribunal militaire.

Les événements que nous raconte le romancier se passent dans l'espace temporel de trois jours pendant lesquels le romancier nous révèle la faiblesse matérielle de l'armée biafraise, la faim qui décime la population civile, la désertion à l'ennemi, le problème des réfugiés et l'immoralité naissante dans la société affamée. Cependant, au milieu de cette souffrance, le romancier nous montre que la vie sentimentale ne se suspend pas, que les uns meurent et les autres naissent. Les hommes assiégés cherchent parfois à vaincre l'ennui par l'amour, le vin et la prière. C'est ainsi qu'on peut expliquer la liaison amoureuse du Capitaine Onwurah avec la belle Franca; le Sergent Agumo lit la Bible régulièrement et boit beaucoup. C'est toute une vie intensément vécue que nous présente le romancier.

Sunset at Dawn de V.C. Ike exploite les mêmes thèmes de souffrance, de destruction, de rivalités intestines au Biafra, de dégradation des mœurs que nous avons soulevés dans The Anonymity of Sacrifice. Mais la différence réside dans ce que le roman d'Ike donne une perspective plus élargie de la guerre que celui d'Aniebo, et par conséquent contient d'autres détails intéressants. Sunset at Dawn présente la guerre dès le début des hostilités jusqu'à la fin; le romancier nous y montre, d'une façon merveilleuse, comment malgré l'enthousiasme des sécessionnistes biafrais, ceux-ci perdent rapidement, au début de la guerre, des villes importantes et pourtant décident de poursuivre la guerre jusqu'à la fin.

Le romancier voit la fin même de la guerre dans le début de celle-ci. Cette fin, pour lui, s'annonce non seulement par la prise sans grands efforts par les troupes fédérales des trois premiers théâtres de la guerre, Nsukka, Ogoja, Bony et même de la capitale biafraise, Enugu, tout au commencement des combats, elle s'annonce aussi par l'insuffisance d'armes et des munitions constatée dans l'armée biafraise. Il n'y a pas dans ce roman une intrigue [PAGE 130] mais des intrigues, pas de personnage principal mais des personnages principaux. Le romancier enregistre tous les milieux et toutes les couches sociales vivant le drame du conflit et doutant parfois d'une fin heureuse. En effet, nous voyons partout dans le roman des gens – villageois, juristes, intellectuels des universités, médecins, commerçants – qui s'assemblent en petits groupes pour discuter avec passion leurs expériences personnelles ou collectives et la destinée de cette confrontation armée.

Mais le romancier ne semble pas avoir réussi à insérer tous ces phénomènes dans un contexte philosophique ou idéologique qui aurait donné plus de valeur à son œuvre. Cette faiblesse apparente pourrait s'expliquer à la fois par la nature panoramique du roman et le fait qu'il n' a pas une seule intrigue dont le but serait de raconter la vie et les aventures d'un individu quelconque mais plutôt des intrigues qui visent, toutes, à présenter les manifestations les plus variées possibles de la problématique de la guerre et du vécu. Toutefois, on doit apprécier l'ironie de Sunset at Dawn, surtout lorsqu'on se souvient que l'emblème du Biafra sécessionniste est « The Rising Sun » (le soleil levant) et que chaque ville importante vite prise par les troupes fédérales fait pâlir le soleil biafrais et l'empêche de s'accroître. Aussi le soleil est-il obligé de se coucher avant d'atteindre son midi. Œuvre pessimiste, peut-être, mais également roman réaliste, voilà ce qu'est Sunset at Dawn.

Souvent le choix entre la préservation de soi-même et la défense d'un idéal, si noble soit-il, se soumet à une rude épreuve. En effet, lorsqu'il est question de sauver sa vie, l'homme est fortement tenté, voire obligé de ne plus s'engager avec fougue dans la défense d'un idéal; il se laisse facilement corrompre par les forces qui, seules, peuvent lui garantir la survie et la satisfaction des besoins élémentaires. C'est cette réalité amère que Chinua Achebe nous présente dans sa nouvelle Girls at War, à travers deux personnages clés, Reginald Nwankwo et Gladys.

Le Nigéria vient de déclarer la guerre contre le Biafra sécessionniste. Mais partout au Biafra la colère monte contre le Nigéria et tout le monde (hommes, femmes, enfants) jure de défendre à tout prix la jeune république. Brûlant de zèle, Gladys, jeune écolière biafraise, [PAGE 131] quitte l'école pour se faire enrôler dans l'armée. Mais l'année n'admet pas de femmes et Gladys doit travailler dans le cadre de « Civil Defence Corps » chargé de veiller à la sécurité interne du Biafra. Elle doit fouiller toutes les voitures qui passent, pour voir si elles portent des armes et pour contrôler l'infiltration des troupes ennemies et des saboteurs dans la population civile. Elle montre un si grand dévouement à sa fonction qu'elle a dû fouiller sans pitié la voiture de Reginald Nwankwo, une personnalité importante biafraise qui travaille au Ministère de la Justice et qui l'avait une fois aidée.

A Reginald qui proteste, énergique, Gladys répond :

    « Sorry to delay you, sir. But your people gave us this job to do. »[14]

Pour Gladys la réussite du Biafra ne doit pas être compromise dans des considérations subjectives.

Mais au fur et à mesure, que la guerre continue, que la famine sévit au Biafra et que les bombardiers nigérians sèment la panique et la mort dans la population civile, le zèle et les grands idéaux qui animent Gladys s'évaporent et le souci de se sauver, de se vêtir et de se nourrir remplace chez elle celui de sauver le Biafra. Obligée par la nécessité, Gladys se laisse corrompre par Reginald, homme de fausse respectabilité qui exploite la situation de la guerre et tourne celle-ci à la satisfaction de ses désirs personnels et égoïstes.

Gladys est, dans la pensée d'Achebe, symbole de l'innocence scandalisée et finalement ruinée, alors que Reginald incarne le mal; il est un « coureur de jupons », un hypocrite qui gâte la jeunesse féminine et pourtant s'étonne de la déchéance morale des femmes pendant la guerre. Le mérite d'Achebe dans cette nouvelle réside dans ce qu'il a pu montrer dans un style simple et saisissant comment, à force de conditions matérielles insupportables, les hommes peuvent se laisser corrompre et comment on ne doit pas chercher à trouver la vertu dans la souffrance, surtout lorsque celle-ci est de nature à abîmer l'homme. Girls at War est en effet un exemple frappant du drame interne du Biafra, drame qui se joue sous d'autres formes dans Double Attack de Charles Umeh, [PAGE 132] Toads for supper d'Eddie Iroh, Sunset at Dawn d'Elechi Amadi et Divided We Stand de Cyprian Ekwensi, où les auteurs soulèvent les problèmes de la futilité de la guerre, de la destruction physique et morale qui l'accompagne, de l'arbitraire et de la rupture de l'équilibre individuel. Pour ces écrivains, ces phénomènes constituent la sève empoisonnée qui doit faire écrouler le Biafra.

Mais si certains écrivains s'attachent à la description des forces internes qui trament la problématique existentielle du Biafra, d'autres révèlent les intrigues nouées à l'extérieur contre lui et ainsi montrent que sa destinée malheureuse ne dépend pas entièrement de lui mais aussi d'un ensemble de volontés hostiles dirigées par les intérêts politiques et économiques de certaines grandes puissances européennes comme la Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne, les Etats-Unis et même l'Union Soviétique. Aux yeux de certains écrivains, les artisans de la guerre civile du Nigéria ne sont que des jouets aux mains des impérialistes européens.

Parmi les œuvres qui soulèvent le problème d'immixtion étrangère dans la guerre civile sont The Combat de Kole Omotoso, Behind the Rising Sun de Mezu et Forty-Eight Guns for the General d'Eddie Iroh.

The Combat d'Omotoro est une allégorie qui se moque de la stupidité de la guerre qu'on aurait dû éviter, si les deux partis qui se battent ne s'étaient pas laissé manipuler par des étrangers. Ce roman trace dans l'espace d'une semaine le coup d'Etat de 1966, la déclaration de la sécession par le Biafra, les tentatives avortées (à Abouri au Ghana) pour trouver une solution négociée au problème de la sécession et enfin la guerre elle-même. Chuku Debe et Ojo Daba, les deux personnages importants, l'un représentant le Biafra et l'autre le Nigéria, se disputent la paternité d'un enfant né de leur amante commune, Moni. Les deux amis se brouillent et en deviennent ennemis. Des étrangers se rangent les uns derrière Chuku Debe, les autres derrière Ojo Daba et préparent un combat pour les deux. Entre-temps l'affaire est devant le tribunal, mais au lieu d'aider à arrêter le combat les grandes puissances en rallument le feu jusqu'à ce que le combat aboutisse dans une guerre qui offre à ces mêmes puissances l'occasion d'exploiter les deux combattants en leur vendant des matériaux militaires dont ils se servent pour [PAGE 133] se détruire. Pendant tous ce temps la mère de l'enfant disputé devient femme d'affaires, très riche et maintenant connue sous le nom de Dee Madam.

Vers la fin de l'œuvre, Omotoso nous offre un spectacle navrant qui attriste nos yeux : dans un grand banquet donné par Dee Madam, le corps mutilé de l'enfant disputé est servi comme repas aux invités. Nous voyons également dans The Combat la destruction des hommes et des biens avec les armes et munitions importées de l'étranger, des militaires qui désertent le combat pour devenir voleurs à main armée. Omotoso suggère qu'avec la compréhension et l'amour, et si les grandes puissances s'étaient tenues à l'écart, les deux frères ennemis Chuku Debe et Ojo Daba (le Biafra et le Nigéria) auraient empêché la guerre civile.

Au Biafra les armes et les munitions font parfois défaut et même quand on les achète en Europe on est souvent exploité par les négociants. Dans son Behind the Rising Sun Mezu nous promène à travers les grandes cités de l'Europe – Paris, Genève, Prague, Lisbonne – où les émissaires militaires Biafrais se laissent tromper par des marchands d'armes, tels que Kutzenov qui prend de l'argent pour fournir des avions au Biafra. Même lorsque les diplomates biafrais réussissent à louer un avion pour transporter les armes et munitions déjà achetées, les pilotes européens jettent celles-ci dans la mer. D'autres fois les émissaires biafrais eux-mêmes dépensent l'argent dans les grands hôtels européens. Pour Mezu tout concourt au malheur du Biafra; on dirait qu'une conspiration internationale ourdie à l'extérieur a juré de faire échouer le Biafra en le démoralisant et en étouffant sa résistance. Cette vision du monde n'est pas seulement celle de Mezu, nous la retrouvons chez Eddie Iroh, auteur de Forty-Eight Guns for the General, qui soulève le problème des soldats mercenaires européens combattant pour le Biafra.

Enugu, capitale du Biafra vient de tomber et le Général, Commandant Suprême de l'armée, fait arrêter le Colonel Chumah qui en commande le régiment. Pour empêcher la chute imminente d'Onitsha, le Général fait recruter en Europe des mercenaires dont le chef est un certain Allemand, Jacques Rudolf, qui a combattu en Indochine, en Algérie, au Katanga et au Yemen. Une fois arrivés [PAGE 134] au Biafra, les mercenaires se constituent en un véritable Etat dans l'Etat, échappent au contrôle du Général, tuent des centaines de soldats biafrais et font perdre Onitsha et d'autres villes importantes du Biafra. Rien d'étonnant, car, pour les mercenaires, « a good soldier fights to fight another day » et « the good hero is a living hero ». Pour Rudolf l'important n'est pas la survie du Biafra mais sa propre survie et les gains matériels qu'il peut tirer de la guerre :

    « Retirement, next to physical survival, has become the craving closset to Jacques Rudolf's ageing heart recently. Well, Biafra was his own post, his last post. It was his route to the nest of retirement and rest. The pay was good. His fortune lay in his own hands. »[15]

Le Biafra a payé pour cent mercenaires mais Rudolf lui en donne quarante-huit; les mercenaires sont payés pour sauver les villes et soldats biafrais mais ils les détruisent. Véritables combattants de fortune ils exploitent le Biafra et puis le trahissent. Eddie Iroh est un bon romancier; son récit de la guerre est lucide, malgré la tentation d'enseigner la morale dans une situation de guerre qui, elle- même, est pourrie.

Mais l'homme qui souffre dans la guerre n'est pas seulement une existence physiologique; il est aussi une entité psychique. Tuer l'homme n'est pas seulement détruire sa vie mais aussi le priver de toutes les conditions matérielles et spirituelles qui donnent un sens à la vie. C'est de cette perspective que Wole Soyinka voit la guerre civile nigériane comme atrocement criminelle. Dans son Madmen and Specialists et son The Man Died, l'image de la mort, de la privation, de la torture, et de la destruction mentale de l'homme domine sa pensée et fait croire à un monde de fous pour qui la vie humaine n'a aucune valeur. Il s'agit d'un monde où les hommes abandonnent leurs professions nobles pour devenir spécialistes dans l'art de détruire leurs semblables; tel le médecin Bero de Madmen and Specialists, qui s'enrôle dans l'armée avec l'unique but d'éventrer les soldats ennemis capturés. [PAGE 135]

Soyinka n'a pas participé activement à la guerre, mais il participe mentalement à l'agonie de ses compatriotes broyés au Biafra par la meule implacable de la guerre; il condamne la guerre et accuse les militaires et l'élite frondeuse d'être responsables de ce qu'il appelle « le génocide ». Sa dénonciation de la guerre lui a mérité la prison;

    « My arrest and my framing were two entirely different affairs. The one was prompted by the following activities : my denunciation of the war in Nigerian papers; my visit to the East [Biafra]; my attempt to recruit the country's intellectuals within and outside the country for a pressure group which would work for a total ban on the supply of arms to all parts of Nigeria; creating a third force which would utilize the ensuing military stalemate to repudiate and end both the secession of Biafra, and the genocide-consolidated dictatorship of the Army which made both secession and war inevitable. »[16]

Pour Soyinka comme pour bien d'autres écrivains nigérians, la guerre est futile parce que ce n'est pas tant la conscience de la nation que la haine et l'intolérance tribales qui poussent un groupe de Nigerians à déclarer la guerre à l'autre. Il ne semble voir dans la guerre civile ni une direction intellectuelle bien définie, ni une idéologie politique qui pourraient justifier la destruction physique et morale de tout un peuple. Il a même comparé la Guerre Civile du Nigéria à celle de l'Union Soviétique :

    « The Soviets fought their Civil War gun in hand and political ideology in their heads. That was a whole half-century ago. But we thrust soldiers today into the field with just the slogan kill Yanmirin [Igbo] or kill hausa »[17].

L'écrivain se déchire aussi à la constatation qu'il n'y ait aucun programme d'action arrêté pour détruire, une fois pour toutes, « les iniquités fondamentales qui ont provoqué les conflits initiaux »[18], et exprime sa déception devant l'alliance malsaine entre « l'aventurier capitaliste [PAGE 136] et un bourgeois militaire »[19], alliance qui sera difficile à briser après la guerre. Ce qui distingue l'œuvre de Soyinka de celles des autres écrivains nigérians sur la guerre, c'est que Soyinka dépasse la simple révélation des atrocités de la guerre pour porter un jugement philosophique sur sa raison d'être et son opération. Ce qui prime chez lui est l'homme, son bonheur et sa dignité – choses que la guerre bafoue.

Comme on le voit, la Guerre Civile du Nigéria a donné de l'inspiration à beaucoup d'écrivains. Des œuvres se multiplient d'année en année depuis la fin des hostilités en 1970 et chaque écrivain présente sa propre vision qui nous révèle, souvent, de quel côté de la guerre il était: My Command du général Obasanjo et The Nigerian Revolution and the Biafran war d'Alexandre Madiebo témoignent de cette vérité. Tous les écrivains ont condamné la guerre et l'ont vue comme un mal qu'on aurait dû éviter. Du point de vue du style, cette littérature de la guerre laisse beaucoup à désirer : il semble que le souci majeur de la plupart des écrivains est de présenter les faits, voire de les décrire simplement. Les vies psychologiques des personnages romanesques ne sont pas souvent fouillées et dans certains cas les intrigues ne sont pas fortement serrées. A part chez Soyinka et Achebe, les œuvres laissent à peine voir des pensées philosophiques qui donnent du poids à la création. Peut-être l'état d'insécurité et de quasi-dictature militaire dans lequel ces écrivains ont travaillé peut-il expliquer cette faiblesse apparente de la technique.

Aloy. U. OHAEGBU (professeur)
University of Nigeria,
Nsukka – Nigeria


[1] Obasanjo, Olusegun. My Command : An account of the Nigerian Civil War 1967-1970, London : Heinemann, 1980, p. xi of « Prologue ».

[2] Soljenitsyne, Alexandre. Les Droits de l'Ecrivain, suivi de Discours de Stockholm, Paris : Seuil, 1969, p. 18.

[3] Ekwere, John. « Rejoinder », in Reflections (ed. Frances Ademois, African Universities Press, Lagos, 1962).

[4] Achebe, Chinua. A Man of the People, London : Heinemann, 1966.

[5] En effet, le gouvernement du Général Ironsi qui succéda à celui de Tafawa Balewa en 1966 fut vite renversé par un contre-coup qui hissa Yakubu Gowon au pouvoir; celui-ci fut délogé aussi par un putsch qui mit le Général Murtala Mohammed à la tête du gouvernement. En 1976 le Général Murtala Mohammed fut assassiné par un groupe de militaires et le Général Obasanjo a dû lui succéder. C'est celui-ci qui, après treize ans de régime militaire (1966-1979), a eu le bonheur de rendre le Nigeria à la pratique de la démocratie et de se retirer du pouvoir et de l'armée, vivant.

[6] Okigbo, Christopher. Labyrinths : Poems, London : Heinemann, 1971.

[7] Anozie, S.O. Christopher Okigbo. Creative Rhetoric, London Evans Brothers Ltd., 1972, pp. 131-133.

[8] Soyinka, Wole. Kongi's Harvest, London, Oxford University press, 1967.

[9] Kourouma, Ahmadou. Les Soleils des Indépendances, Paris : Seuil, 1910, p. 164.

[10] La liste suivante montre combien l'expérience directe ou indirecte de la guerre produit des résonances littéraires :

Achebe, Chinua. Girls at War, London : Heinemann, 1972.
Omototo, Kole. The Combat, London, Heinemann, 1972.
Soyinka, Wole. The Man Died, London, Rex Collings, 1972.
Madmen and specialists.
Mezu, S.O. Behind the Rising Sun, London : Heinemann, 1971.
Clark, J.P. Casualties, New York : Africana Publiqhing Corp., 1970.
Ekwensi, Cyprian. Survive the Peace, London : Heinemann, 1976.
Divided We Stand, Enugu : Fourth Dimension, 1980.
Ike, V.C. Sunset at Dawn, London : Collins and Harvill Press, 1979.
Aniebo, J.N.C. The Anonymity of Sacrifice, London : Heinemann, 1974.
Iroh, Eddie. Forty-Eight Guns for the General, London : Heinemann, 1976.
Madiebo, A.A. The Nigerian Revolution and the Biafran Civil War, Enugu : Fourth Dimension, 1980.
Obasanjo, O. My Command, Ibadan : Heinemann, 1980.

[11] Clark, J.P., op. cit., p. 37.

[12] Mphahlele, Ezekiel. The African Image, London : Faber and Faber, 1974, p. 261.

[13] Aniebo, J.N.C. The Anonymity of Sacrifice, p. 94.

[14] Achebe, Chinua. Girls at War, London : Heinemann, 1972, p. 99.

[15] Iroh, Eddie, op. cit., p. 52.

[16] Soyinka Wole. The Man Died, Penguin, 1979, p. 19.

[17] Soyinka Wole. Ibid., p. 179.

[18] The Man Died, p. 181.

[19] Ibid., p. 180.