© Peuples Noirs Peuples Africains no. 21 (1981) 107-115



TERRE DES ANGES

Tchichellé TCHIVELA

– Hein, comment s'appelle la maison de Suzie ?

– « L'Erreur Impardonnable », frère.

– Ah bon ! Est-ce encore loin ? Depuis sa mort, Wadymbala s'impatientait de revoir Suzie. Après avoir erré pendant longtemps, il avait enfin découvert le village de sa bien-aimée : « Oui, c'est bien ici qu'elle habite », lui avait répondu la sentinelle en ouvrant la porte. Aussitôt une ombre vêtue de moisissure s'était présentée pour le conduire vers Suzie. « Est-ce encore loin ? » A présent, Wadymbala roulait à bicyclette à côté de son guide, sur le sentier de nuage qui courait, s'évasait, se rétrécissait, se retournait sur lui-même pour prendre une autre direction. Un vol d'étoiles les dépassa, s'éparpilla entre les lampadaires qui projetaient çà et là une lumière amère comme la situation d'un pays occupé par des forces étrangères. « Est-ce encore loin ? »

– Non, frère. Mais, dis-moi, qui est Suzie pour toi ?

– Celle qui reste sans avoir été. Comme le guide ne semblait pas comprendre, Wadymbala ajouta : j'aime Suzie au-delà de moi-même. Mais cette vérité, je ne l'ai comprise que pendant ma détention. Voilà pourquoi, une fois sorti de prison, je me suis rendu immédiatement [PAGE 108] chez Suzie, pour me réconcilier avec elle. Mais, voulant fêter d'abord ma liberté recouvrée, je m'arrêtai dans un bistrot, le temps d'avaler un verre de bière. Il était environ huit heures du soir : on buvait, on dansait, on riait aux éclats. Les hauts-parleurs diffusaient le disque « MBau na ko récupérer yo ». Soudain, qui se présente devant moi ? « Oui, c'est moi, Suzie. Comment ça va, Wady ? » Quelle agréable surprise! On s'embrassa longuement, et déjà on s'aimait comme avant mon départ pour l'Eurique. Longtemps après l'avoir raccompagnée chez elle, je restai encore éveillé chez moi : le sommeil ne parvenait pas à plier mes paupières raidies par le bonheur. Le lendemain à l'aube, je me précipitai chez ma bien-aimée. Son grand-père, matinal comme toujours, m'apprit qu'elle était morte depuis longtemps. Quoi ? « Si tu y tiens, mon fils, je t'accompagnerai jusqu'à sa tombe. » Je n'insistai pas : à mon avis, le grand-papa radotait; et je courus chez Diyéla, la cousine de Suzie, qui me reçut en larmes. Oui, Suzie avait bel et bien quitté la vie : désespérée par mon emprisonnement, elle s'était suicidée, et son aïeul qui la chérissait l'avait rejointe peu après dans la mort. Pour me montrer que je vivais un cauchemar, Diyéla me conduisit au cimetière où elle me montra la tombe de ma bien-aimée et, non loin, celle du vieil homme. Ah, mon frère, peux-tu imaginer ma peine ? Peux-tu deviner ce que fut le reste de ma vie ? Enfin, passons ! A propos, la maison de Suzie, est-ce encore loin ?

– Nous arrivons, frère. Ne l'entends-tu pas chanter ?

En effet, d'une fente blessant le noir bleuté du village, la voix de Suzie suintait allègrement. « Aleeeeyah, mon homme arrive. Sois le bienvenu, Wady. Désormais, notre amour durera plus longtemps que la mort, et nous vivrons définitivement heureux; aleeeeyah. Viens vite, Wady, mon amour. » Cette voix qui résonnait comme un songe, Wadymbalala la perçut à son tour, avec plaisir. La mer! Oui, Suzie était comme la mer, que l'on entend avant de la voir, et dans laquelle il allait plonger bientôt, aleeeeyah. Torturé d'impatience, WadymbaIa pédala de plus en plus vite. Le guide le rattrapa et s'exclama : « Ah, le bon accueil qu'elle va te réserver, frère ! » [PAGE 109]

*
*  *

« Bonjour, Wady, comment ça va ? » Lorsque, six mois après son retour à Tongwétani, le professeur Wadymbala revit Suzie, il resta indifférent. Immobile et debout, il regardait comme une étrangère la femme avec qui il avait passé deux années arrosées de baisers, et qui à son départ pour l'Eurique lui avait promis : « Je t'attendrai tout le temps qu'il faudra, Wady, car je n'aime que toi. » Au vrai, Suzie avait prévu cette indifférence de Wadymbala : aussi réitera-t-elle calmement son salut : « Bonjour, Wady, ne me reconnais-tu pas ? »

– Entendez-vous, hein ! moi, j'ai accompli ma mission. Diyéla sortit de sa maison où elle venait d'amener Wadymbala, qui s'assit dans un fauteuil de bois et sans coussin. Suzie lui servit de la bière, « j'espère que tu n'as pas changé de goût, n'est-ce pas ? » et s'offrit un verre de Délis-Cola, « tchin-tchin ». Ils burent en silence. « Pourquoi ne dis-tu rien, Wady ? Je sais bien que tu me détestes, mais est-ce une raison pour ne pas répondre à mon salut ? » Suzie avait quitté son fauteuil et s'approchait de Wadymbala qui se leva brusquement, dardant sur elle un regard terrifiant. La jeune femme s'arrêta net, mais à vrai dire elle était satisfaite : Wady avait enfin réagi. Elle le pria de ne pas s'en aller, « excuse-moi », et marcha à reculons.

– D'accord, répondit l'homme, mais à condition que tu restes sage dans ton coin. Sa voix chantante – ah, elle n'avait pas changé – émut Suzie qui se rasseyait à sa place « je vois que tu es resté le même, Wady : toujours prompt à la colère. »

– Soyons sérieux. J'ignore pourquoi tu voulais me rencontrer, mais tu dois savoir qu'entre toi et moi c'est fini, et bien fini, tu entends ?

Suzie encaissa le coup sans broncher. Non Wady n'avait pas changé : il conservait toujours son franc-parler, son goût d'indisposer, de blesser. Mais après ce qu'elle avait fait pendant son absence, pouvait-il se comporter autrement avec elle ? Wadymbala reprit :

– Sache que je suis marié et que je n'échangerai jamais ma femme contre toi.

Suzie le regarda, puis éclata de rire. « Qu'est-ce qui te fait rire ? » Wadymbala lui jeta un coup d'œil courroucé, « tu te moques de moi ou quoi ? »

– Excuse-moi, Wady ! tu ne peux pas savoir combien [PAGE 110] tes paroles me font souffrir, mais ça ne fait rien, je l'ai bien mérité. A part ça, comment ça va ?

Wadymbala se leva, pivota sur lui-même et se rassit. Non, en vérité, hormis ses favoris grisonnants, il n'avait pas changé, non. Toujours svelte, il portait comme autrefois une chemise aux manches à peine retroussées et un pantalon dit « taille basse », Suzie le dévora des yeux pendant un bon moment, puis : « j'ai envie de te dire quelque chose, Wady, tu me le permets ? »

Wadymbala l'y exhorta d'un geste de la main et elle lui déclara : « je... je t'aime toujours, Wady, et... je regrette sincèrement... de ne t'avoir pas attendu. Me crois-tu ? »

– A quoi bon revenir sur le passé ? Je ne t'en veux pas, moi. D'ailleurs, si tu veux tout savoir, je te considère désormais comme une sœur que je...

Brusquement Suzie se précipita dans la chambre à coucher où la rejoignit Wadymbala. Courbée sur le lit, le visage entre les mains, elle sanglotait. Le professeur la regardait, les bras croisés, debout derrière elle. Bientôt des scènes d'autrefois affluèrent à son esprit, et son cœur enflammé se mit à vomir du sang chaud.

– Excuse-moi, Wady, ce n'est rien. Calmée, Suzie s'était assise sur le lit et s'essuyait les yeux avec un mouchoir parfumé à l'eau de Cologne. Excuse-moi, mais tu m'as fait très mal tout à l'heure : en tout cas, je ne supporterai jamais d'être une simple sœur pour toi, tu entends, je...

– Tu ne m'as pas bien compris, Suzie.

– Ah, Wady, tu m'as appelée : Suzie !

– Oui, car c'est un nom qui évoque pour moi des souvenirs inoubliables.

La voix chantante était devenue lente et douce. Wadymbala s'assit sur le lit à côté de Suzie qui appuya sa joue contre son épaule à lui; il ne la repoussa pas.

– Comment te croire, mon chéri ? Après tout ce que tu m'as dit entre-temps, reconnais qu'il m'est très difficile de te croire sur parole.

– Ce n'est pas mon problème. Je n'ai qu'une parole, et elle vaut tous les serments.

– J'ai besoin d'une preuve concrète, Wady. Par exemple, nous sommes seuls dans cette chambre, et il n'y a personne dehors, qu'est-ce qui nous empêche de...

– Ah, bon ! Wadymbala se leva, le regard sévère, [PAGE 111] la voix grondante. C'était donc ça que tu espérais, bordelle! Tes déclarations d'amour, tes regrets, tes larmes. C'était donc pour en arriver là ? Ah, que j'ai été bête d'être venu ici, comme je regrette le temps que j'ai perdu avec toi, bordelle, va !

– Ce n'est pas ça, Wady, tu te trompes, je te jure, ce n'est pas ça. Ne t'en va pas, excuse-moi. Suzie sanglotait. Ne t'en va pas, Wady, Wady, Wady-i-i-i.

Ces retrouvailles manquées, combien de fois Suzie en avait projeté le film sur l'écran de sa mémoire, combien de fois! Elle y songeait encore ce matin-là, en revenant de la gare où son amant Abwey-Tsa, secrétaire général de l'UGTT, avait pris le train pour aller à Mbokabato où les travailleurs de la STODRRA faisaient la grève. Tête basse, elle marchait lentement sur le trottoir, ayant refusé de rentrer avec le chauffeur d'Abwey-Tsa. C'était une femme potelée, au visage rond et brun comme une mandarine, très séduisante dans son bleu-jean qu'elle portait aussi le jour où elle avait revu Wadymbala. Cet unique maître de son cœur, elle l'avait relancé à plusieurs reprises depuis leur dernière rencontre, mais sans succès. Qui s'en étonnerait ? Pendant que Wadymbala grelottait de froid en Eurique, Suzie forniquait publiquement avec le maire Bykoto. Gâtée, elle abandonna ses études et cessa de correspondre avec son « Wady je t'attendrai, car je n'aime que toi. » Butineur des utérus, Bykoto lorgna aussi Diyéla qui s'offrit sans scrupules. L'ayant découvert, Suzie rompit avec son amant, mais pardonna à sa cousine, car, disaient les anciens, lorsque ton propre couteau te blesse, essuie le sang de la lame, mais ne le jette pas. Elle voulait renouer avec Wadymbla et lui adressa à plusieurs reprises des lettres qui demeuraient sans réponses. Alors, elle redevint la maîtresse du maire et, bientôt en même temps, d'autres dignitaires de Mabaya. Enfin elle agrippa Abwey-Tsa qui, malheureux dans son foyer conjugal, finit par vivre chez elle. Elle lui restera fidèle jusqu'au jour où Diyéla lui annoncera, la voix haletante, le retour de Wadymbala. « Aleeeeyah, mon chéri est arrivé, il faut que je le revoie. » Elle chargera sa cousine de le retrouver et « fixe-lui un rendez-vous de ma part chez toi ».

Oui, c'est encore à ces retrouvailles manquées que Suzie songeait lorsqu'elle s'entendit proposer par [PAGE 112] Motungisi de la ramener chez elle. Elle entra dans sa « 504 » blanche et le sexivore la conduisit à l'Hôtel Stella où il lui transfusa son désir. Il la gratifia ensuite de plus qu'elle n'en avait besoin pour payer un taxi : « excuse-moi de ne pouvoir te raccompagner chez toi, j'ai un compte à régler avec un chapon qui se prend pour un coq ». Elle passera ensuite la journée chez Diyéla. Le soir, l'amant de celle-ci lui annoncera, à peine entré dans la maison, l'arrestation de Wadymbala. Aussitôt elle se précipitera dans un taxi vers la Prison Centrale où on ne l'autorisera pas – « les ordres sont les ordres, madame » – à voir son bien-aimé. Mais elle y apprendra que son Wady devait son incarcération à Motungisi : « Ah, ma mère, c'était donc Wady le « chapon » en question. Et dire que ce matin, j'ai... ah, mon Dieu, pourquoi donc la vie est-elle si cruelle avec moi? »

Il faisait nuit lorsque Suzie arriva chez elle. Désespérée, elle l'eût été sans doute davantage si elle avait deviné que l'hélicoptère qui haletait alors au-dessus de sa tête emmenait Abwey-Tsa chez Motungisi, son futur assassin. Mais elle ne s'intéressa pas à l'appareil, car elle avait décidé que la vie continuerait désormais pour d'autres.

*
*  *

Ombres repues de plaisir et fondues l'une dans l'autre, Wadymbala et Suzie s'étaient enroulés en spirales autour de leur amour, pour savourer leur bonheur. Bientôt des vies humaines défilèrent devant eux, ondulant dans le vent qui les entraînait, et répondirent à Wadymbala qui suçait comme une mangue le sein de sa bien-aimée : « nous avons détrôné le Président de la République qui nous a alors expatriés ici ».

Wadymbala ne reconnaissait aucun de ces passants, car, à Tongwétani, il vivait en marge de la société, tel un moine. Les siens lui reprochaient d'avoir épousé une Euricaine, « comme si Tongwétani ne pullule pas de belles femmes dignes de lui », et se plaignaient de ce qu'ils appelaient son avarice. Comme on ne fréquente pas l'arbre qui ne porte pas de fruits, ils rompirent avec lui. (Au vrai, sa sœur aînée s'occupera de lui pendant sa détention, après que son épouse, excédée par les tracasseries auxquelles sa belle-famille et certains dignitaires [PAGE 113] la soumettaient, aura regagné l'Eurique avec ses enfants.) Par ailleurs, ne maîtrisant plus sa langue nationale et ne pouvant plus, par conséquent, communiquer aisément avec les moins instruits de ses compatriotes, Wadymbala ne se promenait pas dans les quartiers populaires de Mabaya. En outre, il souffrait de ne pouvoir discuter sérieusement avec ses collègues qui, dès qu'il abordait des sujets touchant à la politique nationale, se taisaient ou, prétextant une course urgente, détalaient. Enfin, après sa détention, on l'évitait, tel un sorcier. Ses collègues, ceux-la même qui avaient organisé à son arrivée une grande réception en son honneur, le croisaient sans le saluer, comme s'ils ne le reconnaissaient plus. Mais eût-il serré leurs mains ?

– Regarde, Wady, ces enfants vêtus d'espoir qui passent en tenant un flambeau couleur de liberté, ne les reconnais-tu pas ? Eh, fils de Tongwétani, pourquoi êtes-vous ici ?

– Ah, pitié, madame : nous avons protesté contre l'intolérable, et notre pays a perdu son avenir.

Derrière la jeunesse, marchaient, debout et droits, les esprits des arbres coupés de leurs racines : « on nous a abattus pour construire une caserne à Talabika ».

« Cinq ans, Suzie, cinq ans de tortures que j'ai supportées pour toi, mon amour. Je sors de prison avec l'espoir de me marier avec toi, et je ne rencontre que ton souvenir, ah quelle peine ! » Voilà ce qu'avait répété Walymbala, en sanglotant, devant la tombe Suzie où Diyéla l'avait conduit à sa sortie de prison. Ah, comme il haïssait Motungisi : l'instrument des ses malheurs. Le souvenir de son arrestation lui revint à l'esprit.

Précédés par le planton du lycée, trois policiers firent irruption dans la classe où Wadymbala enseignait et, devant ses élèves figés d'étonnement, l'arrêtèrent. Dans son bureau où un climatiseur ronronnait. Motungisi, Directeur de la Sûreté Nationale, lui fournit les raisons de son arrestation. Wadymbala passait pour « un professeur agitateur très dangereux », comme en témoignaient les rapports de ses propres collègues : « tenez, lisez-les vous-même ». Wadymbala en prit connaissance et hochait la tête en découvrant les témoignages et l'identité de ses délateurs. « Alors, Monsieur le Professeur, qu'avez-vous à dire pour votre défense ? » Comme Wadymbala se taisait, [PAGE 114] Motungisi ajouta : « dites quelque chose, quoi! Par exemple : les propos que vos collègues tiennent contre le Gouvernement, est-ce qu'ils nous... »

– Ne vous fatiguez pas, Monsieur. Je ne trahis même pas les traîtres, trancha Wadymbala.

– Parfait. Qui se tait s'accuse. A propos, on vous a vu avec madame Suzie dans la maison de sa cousine Diyéla où vous êtes restés seuls pendant longtemps. Ne savez-vous pas que madame Suzie est la femme d'Abwey-Tsa, un dignitaire de l'Etat ?

D'une voix calme et lente, Wadymbala répondit que, depuis longtemps, Suzie ne représentait plus rien à ses yeux, « car, voyez-vous, je ne me baigne pas dans une mer de pus, moi ». Aussitôt Motungisi se leva, l'index tendu, le ton grondant : « oser m'injurier dans mon bureau, Wadymbala, pour qui te prends-tu ? En tout cas, tu viens de commettre l'erreur impardonnable qui te condamne irrémédiablement. Au nom de la loi je t'arrête pour outrage à Magistrat dans l'exercice de ses fonctions. Gardes! »

Cinq ans, Suzie, cinq ans d'angoisse, mais aussi cinq ans d'amour, parce que je savais que tu m'attendais, ne me le répétais-tu pas en rêve ? Pourquoi donc es-tu partie, ma chérie, à quoi me sert-il de vivre désormais ? »

Abattu par le chagrin, contraint au chômage, et interdit de quitter Mabaya, Wadymbala se mourait le long de sa vie. Souvent, il passait ses journées devant la tombe de Suzie, assis sur une petite chaise. Chez sa sœur aînée où il logeait, il parlait rarement, ne mangeait que pour plaire à Diyéla qui lui répétait, pour stimuler son appétit, les propos que Suzie lui avait tenus le jour même de son suicide : « Bien qu'il ne m'ait pas pardonné mon erreur, Wady reste l'homme de ma vie, celui que mon cœur a vraiment aimé. Grâce à mes relations, je favoriserai son ascension sociale. Si je venais à mourir, promets-moi que tu t'occuperais de lui. »

Quand il allait au cimetière, Wadymbala enfilait des avenues herbeuses, creusées d'ornières, et jonchées de fumiers que des chiens malingres exploraient en se bousculant. Torturés par la faim, des chemineaux déguenillés tendaient la main aux passants, découvrant dans leur regard une détresse à fendre l'âme d'un chrétien; quelquefois, transpirant du front sous le soleil torride, l'un d'eux [PAGE 115] s'effondrait brusquement sur le sol, évanoui. Une fois, un piéton en costume se précipita sur une femme renversée par une voiture, pour lui voler son sac à main, sous le regard de trois gendarmes en uniforme.

Un jour, en se réveillant, Wadymbala apprit le renversement du Berger Suprême par l'Armée Nationale. Il hurla de joie, mangea avec appétit, « ouf, c'est maintenant que je sors vraiment de prison », et bavardait avec n'importe qui dans la rue. Mais le matin qui ne dissout pas les cauchemars en Afrique lui annonça aussi, un peu plus tard, que le Berger Suprême avait reconquis le pouvoir grâce à l'Eurique, la mère de nos Pères de la Nation.

Comme un camion armé de soldats euricains passait alors devant lui, il se précipita vers le véhicule, hurlant de rage, le poing levé. Un seul coup de fusil, une seule balle au front, et il galopera sur son amour à la recherche de Suzie. Le lendemain, les conjurés et leurs complices – une étonnante famille – seront passés par les armes. Quant aux élèves qui protesteront devant l'ambassade de l'Eurique, ils plongeront peu après dans une fosse commune.

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Dans la campagne de Talabika, non loin de notre capitale, les soldats euricains ont installé leur base. Et, veillant sur notre liberté, ces anges gardiens ne dorment plus que d'un œil, le doigt sur la gachette.

Tchichellé TCHIVELA