© Peuples Noirs Peuples Africains no. 21 (1981) 87-92



RONALD REAGAN CONTRE DENNIS BRUTUS

Dennis BRUTUS

Le Professeur Dennis Brutus, l'un des militants noirs sud-africains les plus célèbres, est actuellement réfugié aux Etats-Unis où il poursuit des activités que le pouvoir démocrate avait tolérées avec plus ou mains d'agacement. Tout a changé avec l'avènement de Reagan dont on connaît les sympathies pour les hommes de l'apartheid. On assiste là-bas désormais à des pratiques qui rappellent fâcheusement celles de l'époque de Giscard à l'égard des militants africains résidant en France. La rumeur ayant couru pendant la conférence de Claremont que Dennis Brutus, qui enseigne dans une université américaine, était menacé d'expulsion à la demande des autorités sud-africaines, j'ai demandé à l'intéressé de s'expliquer à ce sujet.

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Mongo Beti – Dennis, c'est très grave ce qui arrive; on m'a dit que non seulement vous, mais d'autres Sud-Africains noirs aux Etats-Unis êtes en butte à des difficultés depuis que M. Reagan a été élu président. Je voudrais que vous me fassiez là-dessus une déclaration précise, [PAGE 88] car je vais la reproduire telle quelle dans la revue « Peuples noirs-Peuples africains ».

Dennis Brutus. – J'aimerais d'abord attirer l'attention des lecteurs sur deux choses. Je ne voudrais pas minimiser les difficultés auxquelles je suis en butte en ce moment; ces difficultés se sont aggravées avec l'arrivée au pouvoir du président Reagan; mais en même temps les problèmes que nous connaissons en ce moment étaient déjà là avant l'arrivée au pouvoir du nouveau président. La période de juillet 1980 par exemple coïncide avec la fin du gouvernement Carter, mais déjà les problèmes que je vais évoquer plus en détail avec vous étaient déjà là. Certes, mes difficultés se sont aggravées, mais je voudrais bien souligner le fait que ces difficultés existaient déjà antérieurement à l'arrivée de Reagan au pouvoir.

Puisque j'ai dit que nos difficultés se sont aggravées depuis le changement d'administration, je voudrais évoquer cinq points afin de bien vous expliquer ce que j'ai dans mon esprit. Reagan, dans une interview accordée à M. Cronkide qui est producteur d'une émission à la télévision nationale C.B.S., a dit que désormais la politique américaine va changer à l'égard de l'Afrique du Sud. L'Afrique du Sud va désormais être considérée comme un ami. Ceci est le premier point. Deuxièmement, Reagan a affirmé que les Etats-Unis avaient besoin de l'Afrique du Sud pour ce qui touche à ses matières premières et qu'on va la traiter en conséquence. Tout d'abord lorsqu'il a déclaré que l'Afrique du Sud devrait être traitée en tant qu'ami, Reagan a évoqué le comportement de l'Afrique du Sud pendant les deux guerres mondiales, disant que l'Afrique du Sud a toujours eu un comportement d'allié. En réalité, les gens qui, en Afrique du Sud, sont aujourd'hui au pouvoir, sont ceux-là mêmes qui travaillaient pendant la guerre contre les intérêts des Etats-Unis et œuvraient pour une victoire de Hitler. Il se trompe donc quand il prétend que ce gouvernement a toujours eu un comportement amical à l'égard des Etats-Unis.

Puisque je me suis étendu sur les deux points précédents, je vais être bref à propos des autres points que je me permettrai d'évoquer avec vous. Au mois de juillet de l'année dernière, Reagan, alors qu'il se présentait aux [PAGE 89] électeurs américains, a envoyé un de ses conseillers les plus autorisés, M. Meese, en Afrique du Sud. Ce conseiller fut reçu par les dirigeants de l'Afrique du Sud. Et, au mois de juillet, alors que les élections n'étaient prévues que pour le mois de novembre, M. Meese a déclaré dans une conférence de presse que, le jour où Reagan arriverait au pouvoir, l'Afrique du Sud serait traitée en tant qu'amie, et que la politique du gouvernement Carter serait abandonnée.

En plus, Richard Allan, qui maintenant est l'un des conseillers les plus influents de Ronald Reagan, occupait un poste à Washington dans une agence de public relations travaillant pour le compte du gouvernement sud-africain et ayant pour objectif d'influencer les décisions des représentants américains au Congrès afin de faire passer des lois favorables au gouvernement sud- africain. Ce même M. Allan, aujourd'hui, après avoir été un agent du gouvernement sud-africain payé pour défendre les intérêts de ce dernier à Washington, cet homme occupe une place très influente au sein de l'administration Reagan.

Quatrièmement, l'ambassadeur américain auprès des Nations-Unies occupe un rôle de grande importance pour tout ce qui touche à la défense des droits de l'homme. Cet ambassadeur, une femme qui s'appelle Mme Jean Kirkpatrick, a il y a peu de temps eu une rencontre secrète avec le chef de la police secrète sud-africaine. Donc cette même police qui met en prison, qui torture des ressortissants sud-africains, a pu rencontrer en secret l'ambassadeur des Etats-Unis à l'O.N.U., et cela est de très mauvais augure pour notre combat.

Cinquième point, Jonas Savimbi, qui a été le leader de l'UNITA en Angola, est venu aux Etats-Unis pour rencontrer des conseillers du président Reagan. Selon la revue Time, il va revenir aux Etats-Unis prochainement pour approfondir ces contacts. L'UNITA a d'abord été aidé par la C.I.A. dans le passé, mais ensuite une loi fut votée par le Congrès américain – appelée l'amendement Clark – qui enjoignait d'interrompre toute assistance par la C.I.A. à des mouvements politiques étrangers à l'insu du Congrès. Le gouvernement Reagan cherche à faire abroger cet amendement Clark afin de donner la possibilité à la C.I.A. de subventionner des mouvements politiques étrangers sans que le Congrès soit tenu au courant. En même temps [PAGE 90] on constate que s'effectue aux Etats-Unis un recrutement de mercenaires qui vont s'engager pour combattre avec l'UNITA en Angola. Donc bien que ce soit en violation d'une loi américaine toujours en vigueur, tous ces processus sont en cours de réalisation en ce moment, à l'insu du Congrès.

Mongo Beti – Maintenant je voudrais qu'on en vienne à vos problèmes personnels. En quoi ce changement dans la politique américaine se répercute-t-il sur votre situation aux Etats-Unis ? On m'a dit que vous êtes l'objet d'une menace d'expulsion pure et simple, à la demande des autorités sud-africaines. Nous autres francophones qui en avons pourtant vu d'autres, n'imaginions pas que 'expulsion de réfugiés politiques, notoirement persécutés par le gouvernement tyrannique de leur pays, figurât dans l'arsenal traditionnel de la démocratie américaine. En somme c'est un peu comme si Ronald Reagan, à la demande de Brejnev, expu1sait Soljénitsine. J'aimerais que vous nous exposiez un peu l'affaire, Dennis.

Dennis Brutus – Oui, en effet, je suis en butte à une grave menace. Je suis aux Etats-Unis grâce à une autorisation de séjour que je dois renouveler tous les ans; et on me l'avait toujours accordée normalement. L'année dernière toutefois, après que j'eus envoyé mon dossier, j'ai constaté qu'un délai relativement long s'est écoulé sans que je reçoive une réponse. Lorsqu'elle est venue, la réponse, datée du 5 février, me disait que mon autorisation de séjour ne sera pas renouvelée, et qu'il fallait que je quitte les Etats-Unis dans le délai d'un mois, de telle sorte que j'aurais dû quitter les Etats-Unis au plus tard le 5 mars. J'ai expliqué l'affaire à la faculté d'anglais de l'université où j'enseigne, et la faculté a rédigé une lettre dans laquelle les dirigeants de la faculté priaient le gouvernement de bien vouloir m'accorder la possibilité de séjourner ici jusqu'à la fin de l'année scolaire, c'est-à-dire jusqu'au mois de juin. Si cette autorisation est accordée, mais ce n'est pas sûr, cela me permettra donc de rester ici jusqu'à la fin du mois de juin. Et à ce moment-là, je referai ma demande pour une autre année scolaire. Les services officiels ont justifié leur refus en faisant valoir deux arguments : d'une part, selon eux, la [PAGE 91] procédure en vue du renouvellement de mon autorisation n'avait pas été faite dans les délais prescrits, en quoi ils avaient parfaitement raison (bien que, auparavant, en m'apercevant que j'entamais la procédure avec du retard, je leur aie écrit dans l'intention de leur exposer les raisons de mon retard, et bien qu'alors j'aie reçu leur autorisation de le faire malgré ce retard, affirmant que cela ne poserait pas de problème); d'autre part, il paraît qu'on n'a plus besoin de moi pour enseigner aux Etats-Unis; j'enseigne la littérature africaine et les services officiels (j'aimerais bien savoir comment ils peuvent se permettre de faire ce jugement) estiment que, si, au début, on avait besoin de quelqu'un ayant ma qualification, maintenant il existe des Américains qui pourraient me remplacer et enseigner aussi bien à ma place. Voilà les raisons officielles; mais je crois qu'au-dessous il y en a bien d'autres que j'aimerais évoquer avec vous.

Je voudrais brièvement expliquer quelles sont, à mon avis, les raisons officieuses de mes difficultés à l'heure actuelle. Je suis quelqu'un qui a, dans le passé, été mis en prison en Afrique du Sud, en application d'une loi qui mettait hors-la-loi tous les communistes; le mot communiste est utilisé avec une certaine élasticité chez nous. Mais le gouvernement actuel des Etats-Unis, qui se fonde sur les informations qui lui parviennent d'Afrique du Sud, pourrait très bien me considérer sous un certain angle comme un communiste. Par ailleurs, il est vrai que depuis que je suis aux Etats-Unis j'ai milité sans répit sur les campus des universités des Etats-Unis contre l'influence du gouvernement sud-africain aux Etats-Unis, mais plus exactement contre les énormes bénéfices réalisés par les sociétés américaines qui font du commerce avec l'Afrique du Sud. Je suis si connu que les media, radio, télévision, presse, ont largement rendu compte de mes efforts auprès de l'opinion publique américaine au détriment du gouvernement sud-africain. Mais je crois que le succès que j'ai eu avec les étudiants américains, dans plus de cent universités américaines, en tentant de faire pression sur ceux des établissements ayant des investissements dans des firmes américaines qui, elles, réalisent des bénéfices énormes en Afrique du Sud, m'a finalement porté préjudice. Les journaux de Johannesbourg et de Capetown ont amplement évoqué ces mouvements estudiantins [PAGE 92] aux Etats-Unis et la pression faite par ce biais sur les universités et sur l'administration américaine. Et je crois que c'est ce succès qui m'attire aujourd'hui les ennuis que je connais. J'ai aussi une autre idée – mais c'est dans le domaine de la spéculation – que je voudrais brièvement évoquer. C'est que le gouvernement américain actuel effectue un rapprochement avec le gouvernement de Prétoria et il est parfaitement facile de prévoir que, en raison de ce rapprochement, les censeurs du gouvernement sud-africain aux Etats-Unis vont se trouver confrontés à des problèmes, c'est normal, et ils doivent s'y attendre. Je ne serais pas surpris de devoir un jour quitter les Etats-Unis; il est logique que tous les actes que nous faisons entraînent des conséquences : l'action entraîne la réaction. Et si un jour je dois quitter les Etats-Unis, je les quitterai ayant du regret, mais j'irai travailler ailleurs, afin de pouvoir continuer le combat entrepris.

Et je citerai vos propres paroles, Mongo Beti, au sujet de l'exil[1] : la vie d'un exilé n'est pas facile. Et, afin de pouvoir continuer son travail, il faut accepter les conditions difficiles que cela impose.

Dennis BRUTUS (interviewé par Mongo BETI)


[1] Dennis Brutus se réfère ici de mémoire à un discours prononcé le jeudi 9 avril au cours d'une séance plénière de la conférence de Claremont.