© Peuples Noirs Peuples Africains no. 21 (1981) 66-78



L'HÉRITAGE COLONIAL ET L'UNITÉ AFRICAINE

E.A. SOUMONNI

Introduction

Parmi les questions d'examen posées en juin 1978 à des étudiants d'histoire de l'Université de Zaria, celle-ci a particulièrement retenu mon attention :

    « Does a common colonial experience constitute a solid foundation for nation-building in Africa ? »

Imaginons un instant que les candidats soumis à cette épreuve n'étaient autres que nos leaders africains. Nul doute que ces derniers auraient, dans leur grande majorité, répondu par la négative à une telle question. Ils n'auraient certainement pas manqué l'occasion ainsi offerte pour dénoncer le caractère artificiel des frontières héritées de la colonisation; pour condamner la barrière ou l'opposition que l'on tente de dresser entre « anglophones » et « francophones »; pour souligner les liens qui ont toujours existé entre les divers peuples africains bien avant la conquête coloniale; pour lancer enfin un vibrant appel à l'unité africaine, une unité qui doit s'appuyer sur les affinités régionales. Et, comme pour montrer qu'il ne s'agit nullement là de vœux pieux, ils n'auraient certainement pas manqué de monter en épingle ce qui a été jusqu'ici fait dans la voie de cette unité, tant sur le plan régional que continental! [PAGE 67]

Bref, on aurait eu, sans aucun doute, de très belles dissertations de nos illustres candidats. De très belles dissertations qu'une analyse même superficielle de la pratique politique dans nos Afriques d'aujourd'hui aurait malheureusement vite réduites à leur vraie dimension de simple littérature !

Les nombreux discours officiels, notamment dans les instances internationales ne doivent pas faire illusion. La pratique politique dans la plupart de nos Etats « indépendants » fait peu de cas des forces d'intégration que l'histoire de l'Afrique pré-coloniale révèle. Les tentatives d'unité régionale ou continentale auxquelles l'on assiste depuis les années 60 reposent ou s'appuient sur un héritage colonial à peine remis en question. La caractère artificiel des frontières héritées de la colonisation, dénoncé dans les discours, devient, dans la pratique, sacré, intangible et inviolable. Dès qu'un Etat africain s'intéresse ou se sent concerné par ce qui se passe chez son voisin, cela provoque un tollé général et conduit à une atmosphère de crise aux sommets de l'O.U.A. où l'on dénonce les immixtions dans les affaires intérieures d'un Etat-membre. Pendant ce temps, les interventions flagrantes, grossières et brutales des anciennes puissances coloniales ici et là dans le continent dès que leurs intérêts ou leurs valets sont menacés, sont, non seulement tolérées, mais considérées comme normales. Chaque Etat « souverain » n'a-t-il pas le droit, se hâte-t-on de faire remarquer, de faire appel à l'assistance d'une puissance extérieure lorsque sa sécurité est en danger ? La barrière entre « anglophones » et « francophones » est dénoncée et condamnée, mais les sommets de la « Francophonie » et du « Commonwealth » se déroulent généralement dans une atmosphère bien meilleure que ceux de l'O.U.A.. où l'on passe le meilleur de son temps à éteindre les conflits allumés et entretenus ici et là par le néo-colonialisme et l'impérialisme.

Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que les progrès jusqu'ici réalisés dans la voie de l'unité africaine tant sur le plan régional que continental soient si minces. Les réflexions qui vont suivre découlent de ce triste bilan de deux décennies de dépendance néo-coloniale. Elles s'efforceront de montrer :

    1) que l'héritage colonial constitue pour le continent une force de désintégration; [PAGE 68]
    2) que la fragilité de tout édifice bâti sur un tel fondement est attestée par les diverses tentatives de regroupement tant à l'échelle régionale que continentale;
    3) qu'une étude sérieuse pour la période pré-coloniale révèle de plus solides bases pour l'unité de notre continent.

I

La signification du phénomène colonial dans le processus historique de l'Afrique est différemment perçue par les chercheurs et étudiants de l'histoire africaine. Bon nombre d'africanistes, faisant écho aux colonialistes et autres apôtres de la « Mission civilisatrice » de l'Europe, mettent l'accent sur les changements révolutionnaires introduits dans le « Continent obscur » par l'aventure coloniale. C'est ainsi que, après avoir affirmé que l'ère coloniale a été un intermède qui a radicalement changé la direction et la vitesse de l'histoire africaine », R. Oliver et A. Atmore estiment qu'il serait déraisonnable de négliger l'apport positif de cet épisode, tout en dénonçant les aspects déplaisants – et inévitables – de la domination étrangère.[1]

Point n'est besoin de savoir lire entre les lignes pour comprendre que ces « aspects déplaisants » et de surcroît « inévitables », sont secondaires par rapport à ces « apports positifs ».

De plus en plus nombreux sont aujourd'hui ceux – africains et non-africains – qui ne trouvent pas « déraisonnable de négliger l'apport positif... de la domination étrangère ». Cependant, l'accord est loin d'être unanime sur la signification du colonialisme dans l'histoire africaine. Ainsi la période coloniale est parfois interprétée comme un « épisode » ou un « intermède »[2] dans [PAGE 69] l'histoire africaine. C'est un fait que, « mesurée à l'échelle du temps historique, l'ère coloniale n'a été qu'un intermède de relativement courte durée ».[3] Que représentent en effet trois quarts de siècle (1890-1960) dans la longue marche de l'histoire africaine ? Mais si l'on considère au contraire le colonialisme comme un système global, et la situation africaine comme un élément de ce système, la signification de l'expérience coloniale dans l'histoire africaine prend une toute autre dimension. Il s'agit, non plus d'un « épisode » ou d'un « intermède », mais bel et bien d'un processus, d'un long processus dont les origines remontent au XVIe siècle et dont les diverses étapes correspondent à des phases diverses du développement de l'économie capitaliste mondiale. La période coloniale constitue à cet égard une étape capitale dans ce développement historique.

Le processus d'exploitation et d'intégration des économies africaines au système capitaliste mondial dont le colonialisme n'est que la manifestation brutale, a été consolidé par la domination politique et culturelle directe. En achevant de faire du continent un appendice économique, politique et culturel de l'Europe, le colonialisme constitue, à n'en pas douter, une force ou un facteur de désintégration du continent. Et cela à tous les niveaux.

Au niveau économique d'abord, puisque c'est là la raison du colonialisme. La solidarité et la complémentarité régionale dans la production et les échanges à l'intérieur du continent ont été définitivement brisées. L'économie de chaque colonie devient un complément ou un appendice de l'économie de la « mère-patrie ». Il ne s'agit donc pas de stimuler le développement interne « comme distinct de l'économie d'exportation », le développement colonial étant conçu « non en termes du développement national de ces colonies selon leurs propres besoins, mais selon les besoins de la « mère-patrie ».[4] Les échanges se font dans le sens métropole - colonie - métropole. [PAGE 70] La colonie a pour vocation de ne produire essentiellement que ce dont la métropole a besoin et qu'elle ne peut produire elle-même. Elle doit en retour servir de marché aux produits de l'industrie métropolitaine. L'infrastructure économique créditée à cette période (routes, voies ferrées...) a été conçue dans cette perspective.

Au niveau politique, la carte de l'Afrique contemporaine est une réplique de celle de l'Afrique coloniale. Les frontières n'ont tenu compte que des intérêts des puissances coloniales rivales. Les mêmes groupes nationaux et parfois une même localité se sont trouvés ainsi partagés entre deux maîtres différents. Des barrières artificielles mais rigides se sont dressées là où il n'en existait pas auparavant.

Au niveau culturel, enfin, le passif est plus lourd qu'on ne le réalise souvent. Ce passif est aujourd'hui le fondement subjectif le plus solide du néo-colonialisme en Afrique. Le Français, l'Anglais, le Portugais ou l'Espagnol sont devenus des éléments d'une nouvelle communauté linguistique et culturelle africaine. Ces langues sont présentées comme des facteurs d'unité dans un continent jadis caractérisé, fait-on remarquer avec plaisir, par le « babélisme » linguistique.

Si j'ai évoqué de façon superficielle ces divers aspects du facteur de désintégration que constitue l'héritage colonial, c'est qu'ils relèvent, à mon avis, du lieu commun. Il s'agit de faits suffisamment connus pouvant être illustrés par des exemples très nombreux et à portée de la main, quelle que soit la région d'Afrique considérée. Il me semble par contre plus important, à ce stade de la discussion, de faire quelques remarques sur un sujet qui retient souvent l'attention des spécialistes de la période coloniale. Il s'agit de l'étude comparée des systèmes coloniaux français et britannique. Deux termes souvent résument l'opposition supposée de ces deux systèmes : l'« assimilation », pour le premier, et l'« indirect rule » pour le second. Puis l'on s'attèle à montrer les avantages et les inconvénients des deux systèmes, les résultats aussi. Sur ce dernier point – les résultats – il n'est pas rare d'entendre les élites africaines, sous-produits de l'une au l'autre forme de colonialisme, reconnaître, preuves à l'appui, les vertus de celle à laquelle ils n'ont pas été soumis. [PAGE 71] Pour les « Anglophones » par exemple, les Français ont été jusqu'à permettre l'accès à l'Assemblée Nationale française des Africains, ce qui aurait été impensable pour les Anglais. Les « Francophones » de leur côté estiment que les Anglais ont été plus respectueux des cultures africaines et se sont plus intéressés au « développement » de leurs colonies. Ce genre de comparaison, quel que soit le caractère scientifique qu'on lui donne, quel que soit le volume des documents qui l'étayent, relève à mon avis de la spéculation oiseuse. Il constitue en fait une gigantesque opération de diversion, négligeant la substance au profit de l'apparence, abandonnant le fond pour la forme, préférant les détails à l'essentiel. Au lieu de s'intéresser à la nature du colonialisme, à son but qui est le même quelle que soit la puissance coloniale considérée, il s'attache aux différences superficielles dans les moyens pour attendre ce but. Comme l'a fait remarquer J.F. Adé Ajayi :

« ... it should be borne in mind that the colonial policies and administrative structures were only means to an end. When colonial propaganda about humanitarian intentions and burdens of empire are discounted, all colonial regimes will be found to have shared a common goal in the exploitation of the economic resources of the areas they dominated, to the best of their abilities and with the least possible cost to the metropolitan countries ».[5]

Perçu dans cette perspective, le bilan du colonialisme, qu'il soit français, anglais, espagnol ou portugais, est fondamentalement le même. Il est négatif à bien des égards, sinon à tous les égards. Il ne peut donc pas constituer une base solide pour l'unité et l'intégration de notre continent. Certes, une nation n'est pas qu'une masse de territoires avec des frontières reconnues et des structures économiques et politiques, mais surtout une union de gens dont l'âme collective réside dans leurs expériences partagées au cours de l'histoire. Certes, l'expérience coloniale est une de ces expériences collectives. Mais il s'agit encore une fois d'une expérience stérile dont le rejet par les masses africaines a été illustré par [PAGE 72] les mouvements d'indépendance nationale.[6] Que cette expérience ne soit pas constructive, qu'elle ne puisse pas servir de fondement à l'unité africaine, il n'est pour s'en convaincre que d'examiner les diverses tentatives de regroupement politico-économiques auxquelles l'on assiste en Afrique post-coloniale.

II

Ici encore, les faits sont trop connus et trop frais dans nos mémoires pour qu'une étude détaillée soit nécessaire. Quelques constatations et observations suffiront à montrer la vanité de toute entreprise fondée sur l'héritage colonial. La fragilité d'un tel édifice est apparue très vite au lendemain des indépendances africaines sous la forme des conflits de frontières. On sait que les frontières coloniales ont été tracées au gré des diverses puissances coloniales en compétition pour le « partage du gâteau africain », qu'elles n'ont tenu aucun compte des populations concernées, des affinités culturelles ou régionales. Les exemples ne manquent pas, où les mêmes groupes ethniques sont séparés par une démarcation territoriale rigide, où la même agglomération est divisée en deux parties soumises à deux autorités coloniales différentes. Il n'est donc pas surprenant que ces frontières aient été contestées par les nouveaux Etats indépendants. Rappelons quelques-uns de ces conflits dont certains continuent aujourd'hui d'être des sources de tension en Afrique : Ghana-Togo; Ghana-Côte-d'Ivoire; Algérie-Maroc; Maroc-Mauritanie; Kenya-Somalie; Ethiopie-Somalie; Nigéria-Cameroun; Rwanda-Burundi, etc. La non-prise en considération des affinités ethniques a donné naissance, ici et là, à des mouvements irrédentistes, même avant les indépendances formelles des années 60.[7] C'est le cas avec le Mouvement Bakongo, visant à créer un seul Etat regroupant tous les Bakongos vivant sous administration portugaise en Angola, française et belge au Congo; [PAGE 73] c'est le cas avec le Mouvement de tous les Ewés du Togo et du Ghana; c'est aussi le cas du Mouvement de la Grande Somalie visant à incorporer dans le même ensemble politique tous les Somalis du Kenya, de l'Ethiopie et de l'ancienne Somalie française... Et l'on peut multiplier les exemples. Soucieux de préserver les intérêts acquis dans leurs anciennes colonies. Les néo-colonialistes n'épargnent aucun effort pour empêcher tout regroupement qui échapperait à leur contrôle ou qui remettrait en question leurs avantages acquis. On dénonce pêle-mêle le tribalisme et les ingérences extérieures ou, pour employer un terme à la mode, les tentatives de « déstabilisation » du continent. On promet son assistance militaire pour faire échec à ces manœuvres diaboliques. Le résultat ? Au lieu d'une remise en question conséquente des frontières coloniales, que tout le monde s'accorde à reconnaître artificielles, on aboutit à la consécration et à la consolidation de ces frontières avec l'appui des anciennes puissances coloniales. Rien d'étonnant dans ces conditions que le bilan des tentatives de fusion des Etats soit si mince. On se souvient de la malheureuse expérience de la Fédération du Mali. Le Nigéria lui-même n'a survécu comme entité politique qu'après de rudes épreuves qui ont conduit à accroître très sensiblement le nombre des Etats composant la fédération. Finalement, les seules expériences positives dans cette tentative de fusion sont la République Unie du Cameroun et la Tanzanie. Mais comparé à l'échelle du Continent, cela représente finalement peu de choses.

La situation n'est guère plus brillante quand on considère les regroupements régionaux. L'emprise néo-coIoniale est partout sensible. Ce qui confère une certaine homogénéité à ces regroupements, ce sont moins les affinités naturelles que le même héritage colonial. Ceci est particulièrement net dans le cas des anciennes possessions françaises. De l'UAM à l'UAMCE et l'OCAM, il n'y a qu'un réajustement de sigles selon les circonstances. La réalité demeure la même : le patronage de l'ancienne puissance coloniale. Ce patronage, même s'il est moins envahissant, n'est pas absent des anciennes possessions anglaises qui, à l'intérieur d'un même Commonwealth, se retrouvent régulièrement pour étudier les problèmes communs. [PAGE 74]

Certes il y a des tentatives pour surmonter cette barrière entre « Francophones » d'un côté et « Anglophones » de l'autre. C'est la raison d'être au niveau de l'Afrique de l'Ouest de l'Ecowas. Mais faute de pouvoir remettre en cause l'héritage colonial, à défaut d'une volonté politique commune, d'une monnaie commune, l'existence et la vie de cette organisation régionale se réduisent aux réunions de chefs d'état, des ministres et autres experts. Les populations concernées en sont à peine au courant. Les échanges entre les Etats-membres en ont été à peine affectés, la contrebande demeurant la forme la plus dynamique de ces échanges. Si l'on ajoute que la plupart des marchandises en circulation sont de provenance étrangère, il n'est pas erroné de conclure que l'Ecowas ne contribue nullement à une intégration économique régionale. Peut-il en être autrement, quand chaque Etat établit son plan de développement économique, son programme d'industrialisation sans tenir aucun compte de celui de son voisin ? Quand on continue de croire que le succès de tout plan de développement dépend des investissements étrangers ?

Sur le plan culturel, l'intégration régionale ne prend appui que sur l'héritage colonial. En dépit de nombreux appels, souvent passionnés, en faveur du développement des langues africaines, c'est autour de l'anglais, du français et dans une moindre mesure de l'espagnol et du portugais que se créent les nouvelles communautés africaines. Et certains de nos leaders n'épargnent même aucun effort pour donner une dimension mondiale à cette communauté. La « Communauté de culture » devient une arme subjective efficace de l'exploitation néo-coloniale.

An niveau continental enfin, la situation n'est guère plus brillante. Après bientôt deux décennies d'existence, l'essentiel des activités de l'O.U.A. se réduit à de coûteux sommets où l'on passe le meilleur de son temps à discuter des conflits inter-Etats. L'influence corrosive des allégeances néo-coloniales y est plus forte que jamais. La distinction « modérés » et « progressistes » ne fait que refléter l'attitude des uns et des autres face à cette influence.

Bref, que ce soit au niveau régional ou continental, l'héritage colonial constitue un frein à tout effort d'intégration, à toute velléité d'unité. D'où la nécessité de remettre [PAGE 75] en question cet héritage, de voir ce que l'étude de notre passé pré-colonial peut nous offrir comme meilleure base pour l'unité de notre Continent. C'est ce dernier aspect qui mérite d'être souligné.

III

Il peut aujourd'hui paraître anachronique de s'évertuer à réfuter la vieille opinion selon laquelle l'Afrique est un continent sans histoire. C'est un fait que l'histoire africaine, des origines à nos jours, est une discipline aujourd'hui enseignée dans presque toutes les universités européennes et américaines. Un tel développement, si significatif soit-il, ne doit cependant pas faire illusion. Le contenu de cette histoire africaine enseignée ici et là ne remet que superficiellement en question cette vieille opinion. Car, à bien des égards, l'histoire de l'Afrique précoloniale se réduit, à peu de choses près, aux aventures européennes en Afrique, aventures agrémentées d'anecdotes ésotériques sur les mœurs et coutumes africaines. La nécessaire décolonisation de l'histoire africaine ne fait donc que commencer. Cette importante tâche ne doit pas se limiter à la réfutation, preuves à l'appui, de l'idée de l'inexistence d'une histoire africaine qui ne serait pas réduite aux aventures européennes. Elle doit aussi montrer que les Africains avaient leurs philosophies de l'histoire, qu'ils étaient conscients de l'importance et du rôle de l'histoire dans la société et d'Etat, qu'ils attachaient du prix à l'éducation historique des jeunes. Une telle démonstration rend pratiquement ridicule la prétendue inexistence d'une histoire africaine avant l'arrivée des Européens. Cette dimension importante du débat, qui a jusqu'ici très peu retenu l'attention des historiens africains, a été examinée dans une partie du discours inaugural que le professeur I.A. Akinjogbin a récemment prononcé à l'Université d'IFE.[8] Certes, l'exemple étudié se limite au monde yoruba. Mais, comme l'a, à juste titre, fait observer l'auteur, l'importance de ce groupe et sa vaste distribution géographique en Afrique de l'Ouest [PAGE 76] en font un cas illustratif d'un processus sans aucun doute général.

Selon l'auteur, les Yoruba ont de l'histoire une idée assez proche de la conception cyclique, avec les phases successives d'émergence, d'apogée et de décadence. Mais en même temps l'histoire est perçue comme continue. (Aiye nlo an too : le monde coule et nous le suivons.)

Les Yoruba n'ont pas, non plus, perdu de vue l'utilité de l'histoire. La sagesse (Ogbon) est généralement considérée comme l'un des plus grands avantages que confère l'étude de l'histoire. Ce n'est donc pas un effet du hasard que ORUNMILA, symbole de sagesse et du savoir dans la Cosmologie yoruba, est appelé Opitan ile IFE, c'est-à-dire l'Historien du pays d'IFE. Et parce que l'étude de l'histoire confère la sagesse, cette discipline est aussi considérée comme le meilleur moyen d'éduquer l'enfant yoruba pour en faire un homme ou une femme accomplie.

Conscients de l'importance et de l'utilité de l'histoire, les Yoruba n'ont pas négligé les sources de cette histoire et leur préservation comme en témoigne l'institution d'Arokin ou historien officiel.

La conclusion du professeur Akinjogbin est d'une claire logique : si une société africaine, comme celle dont il vient d'être question avait une telle conception de l'histoire, il est alors stupide de prétendre que les Africains n'avaient pas d'histoire avant l'arrivée des Européens. Une étude des autres sociétés africaines montrerait en effet que les Yoruba ne constituaient pas une exception. L'existence des historiens officiels est un trait commun aux royaumes et empires africains. La nécessité d'une éducation historique semble avoir été aussi une préoccupation générale. Ainsi Maurice Ahanhanzo, Glélé, descendant de la branche aînée du roi Glélé, relate dans LE DANXOME[9] comment il était, avec les autres princes, astreint à des cours réguliers d'histoire du Dahomey.

La tâche qui incombe donc à l'historien africain ne consiste pas à user son énergie à réfuter l'idée que l'Afrique n'avait pas une histoire avant l'arrivée des Européens, mais de présenter un tableau dans lequel les Africains se reconnaissent, bref d'écrire une histoire qui constitue [PAGE 77] la somme de leurs expériences partagées et qui représente le fondement solide de leur unité. Cela implique le refus de se laisser emprisonner par le concept ambigu d'objectivité. Les colonialistes, dans leurs efforts pour faire des Africains de bons et loyaux sujets, étaient conscients de l'importance et du rôle de l'histoire et de l'éducation historique. On sait la place disproportionnée que l'histoire européenne a occupée dans les programmes d'enseignement en Afrique jusqu'à un passé très récent. De même l'historien africain doit être hautement conscient du rôle de la recherche historique et de l'enseignement de l'histoire dans la construction nationale, dans l'intégration et l'unité de notre continent. Cette conscience se développe de plus en plus et se traduit déjà dans l'orientation donnée à la recherche historique en Afrique. Des chercheurs africains s'efforcent de produire une histoire africaine qui, sans nier les conflits internes de la période pré-coloniale, ramène ces conflits à leurs justes proportions en faisant ressortir les facteurs d'unité entre les différents peuples africains, tant à l'échelle régionale que continentale. Ces facteurs d'unité n'existent pas que dans l'imagination de l'historien africain. Ils apparaissent clairement dans les sources internes de l'histoire africaine. L'impression générale que l'on en dégage est toute différente de celle à laquelle les récits des voyageurs européens et autres documents écrits des archives coloniales nous ont habitués.

Les rapports entre divers peuples africains pendant la période pré-coloniale étaient, en dépit des moyens limités de communication, relativement plus importants et plus significatifs que dans l'Afrique post-coloniale. Les échanges commerciaux entre diverses régions aussi. Sans les frontières rigides et les barrières douanières que l'on connaît aujourd'hui, les routes commerciales ont joué un rôle important dans les rapports humains et dans le développement des Etats, et cela quelle que soit la région considérée. Le cas des routes caravanières est bien connu. Le dynamisme de certains groupes de marchands aussi, comme les Haussa par exemple dont la langue s'est répandue un peu partout en Afrique de l'Ouest.

En dépit des conflits – dont beaucoup se situent dans le processus de formation des Etats – les divers groupes ethniques avaient entre eux des rapports pacifiques et [PAGE 78] mutuellement bénéfiques. Aucune source ne fait état, par exemple, des minorités ethniques massacrées ou expulsées d'une région qui n'était pas la leur, ce qui est pratique courante dans « nos Afriques indépendantes » d'aujourd'hui. Le tribalisme, dont il est si bruyamment question dans les milieux néo-coloniaux, n'est donc, après tout, qu'un sous-produit du colonialisme.

CONCLUSION

Il convient de mettre l'accent sur ces rapports multiformes entre divers peuples africains pendant la période pré-coloniale. Mais il y a un danger sérieux à vouloir circonscrire ces rapports à l'intérieur des « nations » issues de l'héritage colonial, quelle que soit la taille de ces « nations ». Cela reviendrait à justifier, consciemment, ou inconsciemment, ces frontières coloniales si souvent dénoncées. Cela conduit au renforcement des tendances micro-nationalistes. Il serait plus positif de placer ces rapports dans une plus vaste perspective, régionale et continentale, si l'on veut éviter de faire le jeu du néocolonialisme et si l'on veut asseoir l'unité africaine sur des bases autrement plus solides.

E.A. SOUMONNI
Department of History
Ahmadou Bello University
Zaria (Nigeria)


[1] R. Oliver et A. Atmore, L'Afrique depuis 1800 traduit de l'anglais pas O. Guitard. P.U.P., 1970, p. 295.

[2] J.F. Ade-Ajayi « Colonialism : An Episode in African History » in L. Gann and P. Duignan. (Eds) : Colonialism in Africa 1970-1960. Vol. 1, p. 497-509, et le commentaire de O. Ikime sur ce titre dans : On the Historiography of European conquest and African reaction : Preliminary thoughts. (Historical society of Nigeria congress, Calabar 4-7, April 1979)

[3] R. Oliver and A. Atmore, op. cit., p. 1295.

[4] Cf. M.B. Akpan. Neo-colonialism in E West Africa its origins and contemporary forms with special reference to Liberia and the Ivory Coast A paper presented at the Historical Society of Nigeria congress, Calabar 4-7, April 1979.) p. 4

[5] J.F. Ade-Ajayi, and M. Crowder (eds) : History of West Africa. Vol. 2, Longman 1974, p. 515.

[6] I.A. Akinjogbin, History and Nation Building. An inaugural lecture, IFE, 22-11-1977.

[7] Vincent B. Thopson, Africa and Unity : The Evolution of Pan-Africanism, Longman 1969, pp. 234-235.

[8] I.A. Akinjogbin, op. cit.

[9] M.A. Glèlè, Le Danome – Du Pouvoir Aja à La Nation Fon (Nubia, Paris, 1974) pp. 20-21.