© Peuples Noirs Peuples Africains no. 21 (1981) 50-65



LE SÉNÉGAL SOUS SENGHOR

André DEMERS

I. LA SITUATION POLITIQUE AU SENEGAL

1.1. La puissance du pouvoir

Inféodé à la politique extérieure colonialiste de la France, le pouvoir Senghorien s'exerce sous le signe de l'opportunisme et de la distribution de privilèges.

Un observateur écrivait récemment : « Le parti socialiste et le Gouvernement sont deux jumeaux d'un même père », et leur activité est conjointe. Les structures gouvernementales sont le giron de l'activité du parti dont l'organisation s'étend comme un filet sur l'ensemble du pays pour exercer un contrôle apparemment très fort sur toute l'activité politique du pays.

Toute la stratégie politique intérieure de Senghor est axée sur la récupération des efforts de l'opposition ou la dilution de ses efforts par l'utilisation de la tactique du leurre : là où se manifeste un mécontentement qui tend à se canaliser dans un mouvement politique, on crée un faux mouvement, on fabrique une structure qui porte le même nom pour confondre la population que visait à impliquer ou entraîner le mouvement originel.

L'exemple le plus apparent est la « reconnaissance » d'un Parti Africain de l'Indépendance officiel, qui n'est rien qu'un paravent d'un mouvement politique clandestin. [PAGE 50] Plus récemment, le Gouvernement s'est empressé de créer un syndicat officiel à la suite du regroupement de paysans dans un syndicat autonome. La pratique de l'association-bidon est chose courante. Dans le domaine de l'information, c'est l'addition de journaux mensuels qui vient contrer les journaux d'opposition, et alimenter des débats stériles.

La liberté de presse existe, mais elle est polluée par l'omniprésence de maquilleurs idéologues inféodés au parti dominant. Le seul journal d'information générale – LE SOLEIL – est, nonobstant une sélection de sous-produits de l'Agence France Presse, une suite de rapports d'activités du Président, du Premier ministre et des instances du parti dans les régions. Le ton est obséquieux dans le plus pur style thuriféraire.

Quant au multipartisme officiel il est proprement caricatural. En imposant des tendances obligatoires, Senghor a pris soin de ne pas reconnaître la seule opposition véritable du pays, le Rassemblement National Démocratique (RND). Le Parti de la Démocratie Sénégalaise (PDS) opposition officielle depuis les élections préfabriquées de 1973 – il a 18 députés sur 115 – n'est pas vraiment ancré dans le pays. Le PAI est une façade de marxisme-léninisme rétrograde. Quant au nouveau parti reconnu, le MRS – Mouvement Républicain Sénégalais – il est dirigé par un ancien membre du PS, Boubacar Gueye qui l'a quitté pour s'afficher plus à droite...

1.2. La fatigue du pouvoir

Senghor ne cache pas qu'il prépare sa sortie. Et en grand acteur de la scène internationale, il ne voudrait pas la rater. C'est dans l'optique de préserver son régime de toute instabilité qu'il a voulu éviter une période de vacance du pouvoir en cas de décès du président. La constitution a donc été modifiée pour permettre que le successeur du président soit le Premier ministre en titre, et non le président de l'Assemblée Nationale à titre temporaire.

Le Premier ministre actuel, Abdou Diouf, est reconnu comme le dauphin de Senghor. Mais il doit manœuvrer beaucoup pour préserver son ascendant sur le parti, car les politiciens habiles sont nombreux au Sénégal.

Pour préserver son pouvoir, le Premier ministre se tient le plus près possible de ses appuis traditionnels. [PAGE 52] Comme ces appuis représentent des forces économiques considérables, il doit veiller à se ménager leur soutien.

Les Marabouts Mourides, par exemple, contrôlent 25 % de la production arachidière du pays. Et ils ont un ascendant considérable sur leurs sujets qui suivent aveuglément leurs directives. Leurs choix politiques sont faits moins en considération de tendances idéologiques que de l'autorité à maintenir sur leurs vassaux. La fidélité au pouvoir en place n'est donc pas acquise a priori, mais elle doit être négociée, et plusieurs facteurs peuvent venir perturber la bonne entente avec le Gouvernement.

Ainsi, un mécontentement populaire concernant des politiques gouvernementales peut être une occasion pour les Khalifes de réaffirmer une force vis-à-vis du pouvoir politique actuel. Egalement, il peut éclater une division entre de jeunes Khalifes et les plus âgés. Certains Khalifes seraient plus sensibles aux revendications d'une partie de la population sénégalaise, notamment les éléments favorables au RND. C'est du moins ce que des membres du RND prétendent.

Les élections récentes dans les communautés rurales de Casamance ont permis au PS de rafler 64 des 68 communautés rurales. Sur la base de cet indice, on croirait que le PS va durer éternellement.

1.3. Le pouvoir des autres

La vérité est que le parti dominant est identifié comme un pouvoir « étranger » par la population. Le terme ouollof pour le qualifier, c'est la « mangeoire ». Elle est là pour ceux qui veulent en profiter. Mais à côté de la mangeoire, il y a ceux qui ont faim : la majorité. Le sentiment d'aliénation existe, et la réaction commence à se manifester.[1]

D'abord par l'abstention politique. En 1963, 39 % des inscrits ne sont pas allés voter. D'une élection à l'autre, des membres du parti n'arrivent pas à mobiliser le peuple sur la base des réalisations passées, ou sur celles d'un programme d'activités. Ils doivent faire appel au « Sens du devoir » ou à l'opportunisme pour maintenir l'appui des votants. [PAGE 53] Ensuite, c'est par la création d'organisations « apolitiques » mais très actives au niveau économique, sinon au niveau politique que s'affirme le pouvoir populaire. En outre, plusieurs de mes interlocuteurs font état de difficultés spécifiques d'autorités politiques au niveau local, de mécontentements paysans, etc.

Le dernier indice, et le plus sérieux, est le refus des paysans de rembourser leurs dettes à l'Etat, A la mi-avril, et malgré une campagne intensive du PS et de l'administration par l'entremise des autorités locales, on avait à peine réussi à se faire rembourser 50 % des dettes totales. La contestation la plus vive venait du Sine-Saloum (37 % de remboursement), région arachidière par excellence, la plus populeuse du Sénégal.

L'attitude la plus courante des contestataires est de dire : « remboursement ou pas, on aura des semences ». Quant aux autorités des coopératives, elles ne peuvent pas faire trop de pressions, sachant bien qu'elles risquent de perdre leur poste...

Pour regagner la confiance et inciter les paysans à payer, l'ONCAD a décidé d'inciter au civisme et à l'assainissement du mouvement coopératif « en lançant un programme limité dont ne bénéficieront que les coopératives ayant remboursé au moins 65 % de leurs dettes. En même temps, pour prouver sa bonne foi, elle abolit le régime de statut particulier dont jouissaient certains propriétaires d'une « surface d'influence ».

Enfin, à l'intérieur même de l'appareil administratif, la réputation de graissage est si répandue, que le Gouvernement fait la chasse à la corruption et aux détournements de stocks. Pour faire état de la bonne volonté du Gouvernement, le «Soleil» prête son concours actif aux « campagnes » gouvernementales de moralité publique.

1.4. L'administration publique

L'administration sénégalaise voit sa compétence augmenter de jour en jour. Elle ne doit pas être sous-estimée a priori. Elle est cependant entachée de plusieurs tares.

Dans plusieurs secteurs, elle n'arrive pas à attirer ou à retenir chez elle les compétences requises pour l'administration. La France se charge d'être présente dans les brèches ainsi ouvertes. C'est le cas de l'enseignement technique, où la coopération française a toujours été très active, [PAGE 54] au point que le Canada a décidé de s'en retirer presque totalement devant son incapacité à influencer le « développement du secteur ».

D'où vient cette fuite du milieu d'origine ? Un des facteurs les plus fondamentaux est l'orientation des politiques gouvernementales, axées sur le libéralisme des grandes entreprises et le dirigisme de l'activité économique à la base. Parfait schéma de l'exploitation, ce système entraîne un développement rapide du « secteur privé », qui creuse l'écart des salaires des travailleurs de ce secteur par rapport à ceux offerts aux employés de l'Etat. Ceux-ci n'hésitent pas à accepter une position plus avantageuse ailleurs.

Marginalisés progressivement dans l'ensemble de l'activité économique du pays, les jeunes cadres voient leur carrière atteindre leur sommet rapidement sans perspective de nouveaux défis. A terme, cette compression entraîne une stagnation de l'initiative et de la motivation au travail. D'où l'absence de leadership de l'Etat, et son inefficacité.

Devant le constat d'inefficacité de l'appareil d'Etat, les réformistes politiques ont tendance à pratiquer le dédoublement des structures : sans toujours faire disparaître le champ de juridiction des précédentes, on impose une nouvelle structure d'intervention. On retrouve donc des dédoublements de mandats, de la lenteur et de la confusion dans l'action.

Mais le cancer de l'administration, c'est la corruption. Dévalorisés ou mal payés, les employés de l'Etat sont incités à la recherche de compensations, d'abus de pouvoir ou à la corruption. La fonction publique est un lieu de magouillage, dans un système qu'encourage la recherche d'avantages personnels. Deux acteurs expliquent cette situation :

1) le maintien d'une soumission au colonialisme et au capitalisme périphérique, dont les avantages économiques se trafiquent avec la classe politique dirigeante du pays.

2) le contrôle du parti sur l'appareil d'Etat qui se voit soumis à des impératifs de service des intérêts d'une meute de partisans à la recherche d'avantages.

Un autre facteur incitatif, c'est la pression de la famille étendue sur le salarié pour qu'il contribue à soutenir [PAGE 55] les siens. Tout salarié est « condamné » à la redistribution ou à l'obligation de nourrir des bouches supplémentaires. Obliger un parent à nous nourrir est une marque d'acceptation de ce parent dans la famille... Cela peut contribuer à expliquer la tendance à tirer le maximum d'avantages d'une position donnée.

Enfin, un autre incitatif à la pratique du détournement est l'ampleur de l'aide internationale et du gaspillage auquel elle donne lieu.

1.5. L'aide internationale

Instrument du maintien de la dépendance, l'aide internationale témoigne par son ampleur de l'importance de celle-ci. Les grands thèmes idéologiques la concernant – soutien aux colonies, décennie du développement, dialogue nord-sud, etc., camouflent la réalité de la relation de dépendance et la protection effective des droits d'exploitation des occidentaux en territoire africain.

Il s'agit, pour les systèmes dominants, de trouver dans chaque pays des points d'appui à leurs intérêts politiques, économiques ou militaires. Au plan constitutionnel, on trouve ou on contribue à implanter le régime politique qui s'harmonise le mieux avec le système dominant, démocratie formelle ou parti unique.

Les « relais » économiques sont une élite locale propriétaires terriens, petits ou grands capitalistes locaux quand ils existent, chefs religieux, quand leur pouvoir se traduit également en argent.

Le système nécessite également la fabrication, via le système d'éducation calqué sur celui de l'ancienne métropole, d'une élite politique à qui on fera voir et toucher son avantage dans les politiques d'aide et d'investissement.

Enfin, c'est un aspect déterminant, on appuie cette « collaboration » d'une « aide » militaire qui vient garantir l'ordre intérieur ou satisfaire les ambitions extérieures du régime en place.

Au Sénégal, la présence française est la plus importante à tous les niveaux. La constitution est aménagée sur les conseils de milieux français. Les grandes entreprises minières (le phosphate) qui contribuent pour un pourcentage important du PNB national, les grandes entreprises commerciales d'import-export sont traditionnellement françaises. Le système politique est une pâle [PAGE 56] image du système français. Des conseillers français se retrouvent à des postes stratégiques. Le système d'éducation est truffé de Français, surtout dans les spécialités les plus demandées. Enfin, l'armée française possède ses bases aériennes, navales et terrestres.

Le colonialisme est même inscrit encore dans l'espace symbolique – les plus grands colonisateurs ont leur nom de rue Faidherbe, De Gaulle, etc.

La sécheresse, et la concurrence capitaliste ont cependant amené de nombreux autres pays à faire sentir leur présence : le Canada viendrait au 2e rang avant les USA pour l'aide au Sénégal. Les Allemands font sentir leur riche présence à coups de milliards de CFA. Les Japonais s'en viennent...

En même temps qu'elle trouve sa légitimité dans les pénuries qu'a engendrées la sécheresse, l'aide internationale trouve son profit en utilisant les pays « aidés » pour compenser les resserrements d'activité économique dus à la crise actuelle : la majeure partie de l'aide sert à financer l'activité d'entreprises ou à payer les salaires de ses propres ressortissants.

S'appuyant sur la perspective de l'aide qu'il sait disponible, le parti dominant a développé un système basé sur la mendicité à l'échelle internationale. La moindre difficulté économique sert d'argument aux diplomates sénégalais pour trouver des sources de financement de l'Etat toujours renouvelées.[2]

C'est la certitude de cette aide qui permet à l'Etat Sénégalais de planifier la dépendance des paysans. Ainsi, on exigera d'eux qu'ils remboursent immédiatement les dettes contractées en semences et en engrais, pour leur garantir leur « aide » sous forme de provisions, en période de soudure (période qui précède les nouvelles récoltes qui suivent l'hivernage).

L'aide internationale a cependant subi beaucoup de critiques dans l'opinion publique des pays occidentaux. La réputation de gaspillage est répandue partout. Ce sont pourtant les représentants occidentaux qui parlent le plus des détournements de fonds des autochtones, de leurs dépenses de prestige, du gaspillage et de la mauvaise [PAGE 57] allocation des sommes distribuées, de l'énormité des frais administratifs, etc.

Les Sénégalais sont plus discrets en ces matières, et soulignent d'avantage le fait que l'aide sert aux pays donateurs, qu'elle n'est pas toujours faite sous la forme désirée, qu'elle est planifiée de l'extérieur et impossible de coordonner efficacement, etc.

Ces « justifications » sont accompagnées d'une nouvelle orientation des interventions de 1'Etat et de l'aide internationale : la réponse aux « besoins de base ». Tant au niveau des organismes internationaux d'aide que de l'administration sénégalaise, on recherche les formules axées sur la participation de la base aux financements de projets et, dans une moindre mesure, aux décisions les concernant. C'est le nouvel emballage de l'aide internationale, désormais consciente du peu d'attrait qu'elle offre à passer par la voie des dons massifs et des gaspillages astronomiques qu'ils entraînent.

L'Etat sénégalais, quant à lui, cherche à éviter le glissement de son pouvoir en adoptant des formules des planificateurs occidentaux : « déconcentration des services et de l'organisation », « décentralisation partielle des lieux de décision, adoption de formules de participation par les sociétés d'intervention en milieu rural : SAED, SODEVA, SODEFITEX, SOMIVAC. « Participation », « volonté de la base » ou ses équivalents amènent une banalisation du langage qui tue l'esprit de transformation qu'il peut contenir.

II. LES PRINCIPAUX PROBLEMES DU PAYS

Dans le contexte de la dynamique d'entretien de la dépendance qui vient d'être soulignée, comment se présentent les principaux problèmes du pays ? Je soulignerai les manifestations des difficultés intérieures du pays qui me semblent fondamentales.

2.1. L'aliénation culturelle

Comme la mendicité, qui est organisée à l'échelle internationale et se répercute à tous les niveaux de la société, témoigne de la dépendance du pays à l'endroit du système économique dominant, l'aliénation culturelle se reconnaît à tous les niveaux du pays. Elle commence par [PAGE 58] la négritude de Senghor et sa soumission à la culture française, se prolonge dans l'élite administrative et intellectuelle qui emprunte tous ses modèles à l'Occident et fétichise les techniques dites de pointe au détriment d'une connaissance des potentialités réelles du milieu africain.

Cette aliénation est un obstacle fondamental au développement sénégalais parce qu'elle est le signe de la dépendance et la réalité de son accroissement. Dans un commentaire sur la culture africaine paru dans Le Monde Diplomatique de mars 1979, Sembène Ousmane pose un diagnostic sévère sur la situation d'aliénation que vit cette culture :

« Jadis, la colonisation c'était l'occupation des terres et aussi un certain désir de nous faire ressembler à des Européens. Actuellement, avec l'avènement des grands moyens de communication de masse, l'impérialisme culturel vise à occuper nos cerveaux. Déjà, la plupart de nos dirigeants politiques ont la tête farcie de références et de critères européens : ils se sont éloignés de leur peuple, de l'Afrique. Et ils ont peur de la culture africaine. Cette culture qui, pourtant, n'a jamais été oppressive puisque l'homme avait toujours droit à la parole et que la collectivité était souveraine; cette culture rendait solidaires les hommes. Aujourd'hui, nos traditions volent en éclats, et il est très difficile, plus difficile que jamais, d'être Africain ...

Liés à l'Europe, perméables aux idées occidentales, incapables de mobiliser le peuple, ces hommes politiques n'ont pas eu le courage de faire confiance aux masses; en retour, celles-ci les méprisent sans exception, et considèrent tous les dirigeants africains comme des voleurs, ce qui est une grande preuve de sagesse... » [3]

Ce constat de mépris de la part du peuple, j'ai eu l'occasion de le vérifier à plusieurs reprises à même des exemples qui ont été apportés par des interlocuteurs africains : un paysan, un animateur, un professeur, un soldat, qui chaque fois se référaient à des contextes différents, mais témoignaient de la lucidité du peuple sénégalais.

Mais cette lucidité face aux dirigeants ne diminue pas l'ampleur du phénomène d'invasion culturelle de l'Occident [PAGE 59] qui se manifeste à travers les modèles de consommation rapidement adoptés par les jeunes, déracinés du milieu traditionnel. Incapable d'assumer la survivance économique, rendu dépendant de l'aide et de l'initiative extérieure, le milieu traditionnel ne peut plus exercer le même ascendant sur une jeunesse de plus en plus nombreuse, ni proposer avec la même autorité ses valeurs traditionnelles.

2.2. Les difficultés de la production

Elles tiennent d'un ensemble de facteurs au premier rang desquels figure l'orientation de l'économie elle-même, qui cherche sa richesse dans l'exportation de l'arachide et de la phosphate (12 % du PNB), et dans l'importation de l'aide des pays du nord.

Pour assurer la survie du système, l'Etat a implanté un système de coopératives contraintes à la vente de leur production au monopole d'Etat, l'ONCAD, qui « encadre » les coopératives par le biais d'un lourd appareil de contrôle. L'ONCAD pratique une politique de prix qui exploite systématiquement le paysan. Celui-ci est donc de moins en moins intéressé à produire, d'où la stagnation du système et la baisse des revenus globaux.

Pour compenser ses insuffisances, l'Etat recherche de gros investissements. Ceux-ci, réalisés dans le secteur agricole aboutissent à une concentration des terres dans les mains de gros producteurs qui pour leur mise en valeur doivent réduire le rapport main-d'œuvre/technologie pour augmenter la productivité. Ainsi, l'économie axée sur l'exportation contribue à marginaliser la population paysanne. Celle-ci est dépourvue de connaissances techniques suffisantes et d'un encadrement adéquat pour assurer l'autosuffisance alimentaire des communautés locales.

2.3. La sécheresse

Les difficultés structurelles de la production ont été accentuées au cours des années 70-75 par la sécheresse qui a frappé la zone sahélienne. Les conséquences de la sécheresse se répercutent souvent quelques années plus tard en raison des conséquences écologiques : assèchement des marigots, désertification, diminution de la faune et de la flore, et surtout, assèchement des puits.

Conséquemment, la production diminue, les problèmes de santé augmentent et l'émigration vers la ville devient [PAGE 60] de plus en plus massive. Les régions les plus touchées sont celles de Louga et de Djourbel avant celles du fleuve, de Thies et du Sine-Saloum.

2.4. Les conditions de vie en milieu rural

On pourrait les décrire par des statistiques. Mais celles-ci ne sont guère complètes, et lorsqu'elles le sont, elles ne sont pas souvent disponibles.

Plusieurs sous-régions ont un taux de mortalité infantile de près de 50 %. Entre 2 et 5 ans, période de sevrage, la déshydratation n'est pas rare, la malnutrition courante, et la plupart des maladies les plus courantes sont reliées à l'environnement et aux conditions d'hygiène, elles-mêmes souvent tributaires de la piètre qualité de l'eau ou de l'ignorance.

2.5. L'analphabétisme

L'analphabétisme est à la source de beaucoup d'ignorance. Au Sénégal, c'est le lot de 70 % de la population de la région du Cap-Vert et de 80 à 99 % de la population des autres régions. La population paysanne est totalement marginalisée sous ce rapport. Les femmes le sont davantage encore. Pour des raisons culturelles, on instruit moins longtemps les femmes lorsque ça se produit.

Les conséquences sont parfois dramatiques. Lorsque avec la migration des hommes vers la ville – et un emploi potentiel – les villages ne sont habités que par des femmes, des enfants et des vieux, le problème de l'analphabétisme est plus sérieux. Nous avons pu constater comment les gens du village de Sinthiane se trouvaient dix mois par année incapables d'utiliser la pharmacie villageoise faute de pouvoir lire les ordonnances et le nom des médicaments.

Une telle situation prête le flanc à l'exploitation des pharmaciens et des infirmiers, qu'on dit fréquente dans certains milieux.

2.6. La natalité excessive

La croissance démographique atteint au Sénégal des proportions qui seraient catastrophiques dans des pays comme le nôtre. On verrait les coûts sociaux augmenter et la richesse relative diminuer. Mais le Sénégal n'a pas adopté ces schémas de référence, et la natalité est encore perçue comme un signe de richesse.

Le taux officiel de natalité au Sénégal est de 48 nouvelles naissances par mille habitants, ce qui est astronomique [PAGE 61] pour un occidental. Le chiffre réel est probablement plus élevé à l'heure actuelle. Dans une région rurale de 30 000 habitants, j'ai calculé à partir du registre des naissances un taux de 60/1000! Pour un pays qui souffre de sécheresse et commence à se préoccuper sérieusement de diminuer la mortalité infantile en particulier, ces taux sont inquiétants et ajoutent au risque de famine.

III. LES FACTEURS DE CHANGEMENT

Les difficultés propres au pays et les obstacles structurels qui ont été mentionnés ont-ils une contrepartie libératrice ? La réponse est affirmative. J'ai eu l'occasion d'identifier plusieurs facteurs de changement.

3.1. Des formes incontrôlées

J'ai déjà évoqué quelques-uns de ces facteurs en mentionnant des phénomènes d'une ampleur difficilement contrôlées : le mécontentement populaire, la migration urbaine, la forte natalité. Ce sont là des facteurs de tension sociale qui provoquent inévitablement les changements importants dont on ne peut prévoir la direction.

L'accroissement démographique important en banlieue de Dakar est troublant pour les autorités qui constatent l'augmentation de la délinquance.[4] Elle peut par contre créer des lieux de solidarité nouvelle et des expériences de transformation du milieu.

La croissance démographique est toujours menaçante pour un technocrate occidental, car il la met immédiatement en comparaison de la croissance de la production alimentaire et industrielle. Pourtant, l'augmentation de la population jeune (actuellement 52 % de la population sénégalaise a moins de 20 ans) est un facteur de changement social qui peut aussi être révolutionnaire.

Quant au mécontentement populaire, il peut s'exprimer par des gestes violents en certaines occasions. Un député a dû démissionner récemment sous la pression populaire : on parlait de le lyncher.

3.2. Les voies de sortie

Il faut compter en premier lieu sur la lucidité [PAGE 62] de la population sénégalaise. Face à ses dirigeants politiques, elle manifeste son identité ou sa provenance paysanne et est de plus en plus consciente du caractère aliénant de l'organisation politique sénégalaise.

Les paysans

Les paysans savent très bien comment fonctionne l'économie agricole. Ils connaissent les inefficacités et les abus de l'ONCAD, la distance des décideurs par rapport aux producteurs. Actuellement, les paysans se font tirer l'oreille pour rembourser leurs dettes. L'an dernier, on les a forcés à cultiver l'arachide, menaçant de ne plus leur donner de semences les années suivantes s'ils n'en prenaient pas cette année-là. Les paysans avaient bien vu que le mil serait plus profitable parce que les pluies étaient déjà abondantes. De plus en plus d'ailleurs, les paysans cherchent à opérer la substitution de la culture de l'arachide vers celle du mil. Le mil est une production qui vise les marchés locaux, assure l'autosubsistance, et n'est pas soumise aux politiques d'achat obligatoire de l'ONCAD...

Récemment, un syndicat de paysans est né dans la région de Thies. Sa force réelle est difficile à évaluer, mais elle menace déjà le pouvoir politique qui s'est empressé d'en créer un parallèle, officiel celui-là.

Les jeunes

Les jeunes représentent une entité-surprise. On ne peut sans risque se hasarder à décrire le comportement de la jeunesse comme un tout homogène. Il y a une telle ambivalence dans l'énergie déployée, qu'on a peine à voir la direction la plus importante qu'elle emprunte : conformisme, respect des traditions, adoption de mode de vie nouveau, critique et recherche d'un changement, délinquance.

Sembène Ousmane souligne le désarroi de la jeunesse devant l'invasion culturelle, désarroi accentué par le déracinement obligatoire qui entraîne la migration due à la sécheresse ou à l'éducation.[5]

Mais il y a de nombreuses formes de solidarité maintenues et développées chez les jeunes, en milieu rural [PAGE 63] comme urbain. Nous avons eu l'occasion de rencontrer plusieurs associations de jeunes très dynamiques, dont le caractère apolitique témoigne d'une volonté de prise en charge collective. Ces associations de jeunes sont souvent la principale force de développement dans un village qu'ils représentent. La solidarité s'exerce autant en milieu urbain que rural. Dakar et Pikine sont pleines d'associations de ressortissants de villages de brousse. Tous n'ont pas la même orientation dynamique (certains sont plutôt des amicales d'anciens ou des supporteurs financiers) mais toutes sont solidaires du village d'origine.

Les femmes

Les femmes m'ont paru être le groupe le plus dominé, ici au Sénégal. Elles travaillent beaucoup, non seulement à la reproduction, aux tâches éducatives et aux travaux domestiques, mais elles fournissent l'eau au village et travaillent également dans les champs. Un tel programme explique facilement qu'elles soient moins alphabétisées que les hommes.

Pourtant, celles que j'ai rencontrées à Sinthiane et Bokidiawé m'ont manifesté ouvertement leur volonté d'alphabétisation. La résistance à cette volonté est fréquente chez les hommes qui sentent la menace de la connaissance...

Les structures autonomes

En plus des associations de jeunes de village qui réalisent en leur nom propre, et au profit de la collectivité villageoise des projets de développement (champs collectifs, puits, jardins, écoles), bon nombre de groupes existent qui veulent se distancer des structures de participation obligatoire à l'économie (les coopératives notamment). Papa Kane m'en a mentionné deux, qui œuvrent à Bakel et à Roni.

Il y a aussi des réseaux indépendants de l'activité gouvernementale. Le SUCO a travaillé avec l'Association des postes de santé privés catholiques du Sénégal, dont le travail comme organisation est très efficace et dont les membres semblent bien accueillis à la base.

Les Maisons Familiales Rurales, dont Jacques Gauthier avait vanté les mérites, ont maintenant 47 participants à leur réseau, sont financées par le Gouvernement (Promotion Humaine) [PAGE 64] et semblent supporter le poids de cette « tutelle » à cause de leur structure de décision qui vient des populations membres de chaque Maison Familiale Rurale.

Les organisations de développement

On peut les regrouper selon qu'elles sont internationales, gouvernementales ou non. Les organisations internationales (OMS, UNICEF) ont le pouvoir de l'argent et de l'expertise. Elles peuvent, à partir de là, proposer des orientations, des philosophies d'intervention, ou encore des techniques particulières. Mais leurs priorités sectorielles sont fixées par le gouvernement, qui est obligatoirement leur interlocuteur.

Il en va de même des aides bi-latérales au développement faites par les pays étrangers, également soumises aux priorités du Ministère du plan.

Parmi les organisations gouvernementales, il y a les sociétés d'intervention – SAED, SODEVA, SODEFITEX et SOMIVAC. Elles ont un gros budget et ont d'abord cherché la production intensive en utilisant des technologies « de pointe ». Maintenant, devant leur peu d'efficacité (on dit que la SODEFITEX fait exception), elles cherchent à intervenir dans le cadre de petits projets locaux, autonomes qu'on propose aux populations.

Il y a également les structures d'encadrement que constituent les CER - Centres d'Expansion Rurale – qui coordonnent l'action des Ministères au niveau local et régional. Je n'ai pas eu de contacts avec les représentants de ce niveau d'intervention mais des témoignages d'inefficacité et d'abus d'autorité.

Parmi les organisations non-gouvernementales, il y en a plusieurs dont le pouvoir est fondé sur la capacité de dépenser – Cathwell, Caritas, Terre des Hommes, sont de ceux-là. J'ai eu très peu de contacts avec les ONG ici, sauf avec Caritas, dont le bureau de développement a un type d'action qui vise à appuyer les initiatives de groupes de base qui démontrent une vitalité et une capacité de mobilisation collective.

Les mouvements politiques

Je n'en ai rencontré que deux : la SWAPO, toujours active à Dakar et le RND. Ce dernier prétend avoir des [PAGE 65] racines en milieu paysan, alors que sa réputation ne va pas dans ce sens.

André DEMERS
Juin 1979.


[1] Elle a plusieurs antécédents, notamment un soulèvement en 1968, au moment où l'ONCAD avait arbitrairement creusé l'écart entre le prix d'achat de l'arachide aux paysans, et son prix de vente à l'étranger.

[2] L'aide reçue de l'OCDE en 1976 représente 9,8 % du PNB.

[3] Le Monde Diplomatique, mars 79, page 29.

[4] La ville de Pikine, en banlieue de Dakar, a vu sa population quintupler en 10 ans. Elle a 400 000 habitants.

[5] Le Monde Diplomatique, mars 79, page 29.