© Peuples Noirs Peuples Africains no. 21 (1981) 41-49



LA NAISSANCE DE LA FEDERATION DU MALI

Odimi SOSOLO

Le 4 avril 1959 naissait difficilement des décombres de ce qui fut l'A.O.F. (Afrique occidentale française), une fédération africaine baptisée Fédération du Mali.

L'effectif des pays à fédérer n'avait cessé de s'effriter à mesure qu'approchait le grand jour, attendu avec enthousiasme par l'opinion africaine, mais redouté et secrètement boycotté par la métropole coloniale. Ce paradoxe, qui devint rapidement une contradiction irréductible, explique la naissance douloureuse de l'éphémère fédération, moment caractéristique de la décolonisation à la française.

L'A.O.F.

Dans le but de procéder à une exploitation méthodique et rationnelle de ses huit colonies ouest-africaines, le gouvernement français les avait regroupées en une fédération, l'A.O.F., neuf fois grande comme la France. Les décrets successifs de 1854 à 1904 achevèrent de donner à cet ensemble son contour définitif. Territoires concernés : Côte-d'Ivoire, Dahomey, Guinée française, Haute-Volta, [PAGE 42] Mauritanie, Niger, Sénégal, Soudan français.

Architecture de l'édifice.

1o – Un gouverneur général, clé de voûte de l'édifice, chargé d'imprimer une unité de direction à la fédération et ayant sous ses ordres, dans chacune des colonies fédérées, un gouverneur territorial et une batterie d'administrateurs des colonies. Lui seul est en rapport direct avec les autorités centrales de Paris. L'assistent dans l'exercice quotidien de ses fonctions : un secrétaire général et un conseil de gouvernement. Quelques-unes des figures les plus célèbres parmi les treize gouverneurs généraux ayant résidé à Dakar (capitale de l'A.O.F.) entre 1895 et la fin de la Deuxième Guerre mondiale : Chaudié, Roume, William Merlaud-Ponty, Van Vollenhoven, Angoulevant, Garde, de Coppet, Boisson, Cournarie (1943-1946).

2o – Un Grand Conseil : assemblée fédérale regroupant des représentants des huit colonies.

3o – Un budget fédéral de l'A.O.F. par lequel se réalisait l'unification du régime économique et financier de l'ensemble.

Pendant plus d'un demi-siècle, l'A.O.F. vivra sur elle-même, ne demandant rien à la métropole mais lui fournissant les produits nécessaires à son développement, à son enrichissement et au bien-être de ses habitants, sans oublier la chair à canon (« tirailleurs sénégalais ») pour les deux guerres mondiales et pour les guerres coloniales postérieures à 1945.

Aux approches de l'autonomie et de l'indépendance des colonies, le gouvernement français choisit de démanteler l'A.O.F. Ce fut l'objet de « la loi-cadre de 1956 », qui sera prochainement examinée dans un autre « point d'histoire ». But de cette politique de balkanisation :

– Faire échec à tout ce qui pouvait contribuer, concrètement, au renforcement de l'unité africaine. La France est restée fidèle à cette politique jusqu'à aujourd'hui;

– Renforcer l'assujettissement des territoires à la métropole (« Diviser pour régner ») en les reliant individuellement et directement à celle-ci et en empêchant la formation de tout intermédiaire susceptible de s'affirmer face à la France. Le succès de cette politique n'est plus à démontrer : le défilé quotidien, à la manière des petits écoliers, des chefs d'Etat d'Afrique française, des ministres, directeurs et chefs de service à Paris, constitue l'une [PAGE 43] des illustrations éloquentes de la dépendance accrue des colonies françaises après leur accession à l'indépendance. Il explique aussi les heurs et malheurs du Mali fédéral.

Regroupement des fédéralistes

Nous sommes à un moment (fin 1958) où, à l'exception de la Guinée devenue indépendante à la suite du « non » historique que l'on sait, tous les anciens partenaires de l'ex-A.O.F. viennent d'être érigés en Républiques autonomes, après avoir renoncé à l'indépendance (alors qualifiée de « sécession ») pour entrer dans la Communauté franco-africaine apprêtée par le général de Gaulle. La France avait fait de l'entrée dans cette Communauté inégalitaire la condition pour les pays africains de continuer à bénéficier de l'aide et de l'assistance françaises.

Mais le courant unitaire favorable à la reconstitution de l'A.O.F. était si fort dans l'opinion, en Afrique, qu'en dépit de l'hostilité ouvertement déclarée de Paris, quelques partisans de la fédération désobéirent aux ordres de l'Elysée et se retrouvèrent à Bamako (Soudan français) le 29 décembre 1958, dans le cadre d'une conférence. Etaient présents :

le Dahomey, avec Apithy (Premier ministre), Emile-Derlin Zinsou, Adandé, etc.;

la Haute-Volta, avec Joseph Ouedraogo, Gérard Ouedraogo, Salembere Sibiri, Nazi Boni, Joseph Conombo, Djibril Vinama, le Dr Ali Barraud...

le Sénégal, avec MM. Senghor, Mamadou Dia, Lamine Gueye, Doudou Gueye...

le Soudan, avec Modibo Kéita, Haïdara Mahamane, Ousmane Bâ, etc.;

la Mauritanie, par quatre observateurs.

Sous la présidence d'Apithy, chef du gouvernement du Dahomey, la conférence arrêta quatre mesures importantes :

1o) Réunion d'une Assemblée constituante fédérale, entre le 12 et le 17 janvier 1959;

2o) Le 22 février, référendum sur la constitution fédérale dans chaque pays ayant participé à la constituante;

3o) 29 mars 1959 : élections à l'Assemblée législative fédérale [PAGE 44] et réunion de celle-ci entre le 29 mars et le 5 avril;

4o) Adoption d'une résolution par laquelle la Conférence, « soucieuse d'élargir la fédération à tous les Etats de l'Ouest africain membres de la Communauté », lançait un appel solennel « aux gouvernements et aux formations politiques de ces Etats », et désignait « une délégation comprenant deux membres par Etat représenté à Bamako pour prendre contact avec les dits Etats ».

L'Assemblée constituante fédérale (Dakar 14 janvier 1959)

Conformément au calendrier arrêté à Bamako, une assemblée constituante fédérale se réunit à Dakar (Sénégal) le 14 janvier 1959. Quatre pays, les mêmes qu'à Bamako – plus la Mauritanie, toujours observatrice – y ont dépêché quatre délégations de onze membres chacune.

Placée sous la présidence du doyen d'âge, Me Laminé Gueye, la séance d'ouverture enregistra ce fait inhabituel de chefs de délégation défilant à la tribune pour apporter leur adhésion solennelle à la fédération : Haïdara Mahamane pour le Soudan, Alexandre Adandé pour le Dahomey, Senghor pour le Sénégal, et le Premier ministre Maurice Yaméogo pour la Haute-Volta.

Les travaux furent conduits de main de maître sous la présidence de Modibo Kéita. Le 17 janvier, le projet de constitution créant la Fédération du Mali et présenté par Doudou Thiam était adopté sans discussion. Après avoir rappelé une fois de plus le caractère ouvert de la fédération, le président Modibo Kéita fit prononcer le serment de fidélité au Mali à toutes les délégations debout :

« Je jure sur l'honneur, pour le respect de la dignité africaine, de défendre partout la Fédération du Mali, je le jure...

« Par monts et par vaux, je me ferai le pèlerin, précheur infatigable de l'unité politique africaine, je le jure...

« Et si, pour la Fédération du Mali, pour l'unité politique, pour l'unité africaine, je dois accepter l'ultime sacrifice, [PAGE 45] je n'hésiterai pas, je ne reculerai pas, je le jure. » Au nom des observateurs mauritaniens, M. Hassen lança un vibrant « au revoir » à ses pairs, en promettant qu'ils seraient de fidèles apôtres de l'unité.

Il était décidé, en outre, que Bobo-Dioulasso (en Haute-Volta) deviendrait la capitale du Mali. Et le mois suivant déjà, M. Djibril Vinama, maire de cette ville, évaluait à six milliards de francs CFA le coût du siège des institutions fédérales...

Tout était donc prêt pour un démarrage imminent du Mali à quatre, et peut-être à cinq, avec la Mauritanie mais c'était ne pas compter avec les forces de division hostiles à toute reconstitution d'un groupement viable et efficient des anciens partenaires de l'A.O.F.

Entrée en scène des forces centrifuges

Il serait intéressant de donner ici la parole à un témoin français, M. Yves Guéna, ancien ambassadeur de France en Côte-d'Ivoire dans les années 60 :

« ... Il avait été décidé à Bamako que le projet de constitution fédérale serait ratifié par les assemblées territoriales. C'était donner le temps à ses adversaires de développer leur manœuvre, Houphouet-Boigny ne s'en fit pas faute sous l'œil bienveillant du gouvernement français qui décelait dans le Mali plus l'appel à l'indépendance, quoique non explicité, que l'appel à l'unité. Pour Houphouet, il y allait de son prestige en Afrique; hier, Sékou Touré, son premier lieutenant au R.D.A., lui avait échappé; maintenant c'était Modibo Kéita le Soudanais, R.D.A. lui aussi, qui le trahissait. Aussi déploiera-t-il sa puissance pour briser la Jeune fédération. »

On sait que, depuis janvier 1956, M. Houphouet-Boigny était ministre à Paris du gouvernement français.

Au Soudan et au Sénégal, la ratification de la constitution s'accomplit sans surprise et sans difficulté majeure – le 22 janvier à Bamako, et le 24 janvier à Dakar par 49 voix contre 2. Les élections générales organisées dans ces deux pays, en vue du renouvellement des assemblées locales consacrèrent le succès des fédéralistes, qui obtinrent [PAGE 46] 76 % des suffrages exprimés au Soudan, 83 % au Sénégal.

Mais au Dahomey, où le chef du gouvernement local Apithy s'était précipitamment rendu à Paris après la conférence de Bamako, les choses allaient se dérouler de tout autre manière.

Premier signe inquiétant après le retour à Cotonou du Premier ministre : Apithy s'abstient d'assister à la constituante fédérale, ainsi qu'il en avait formellement fait la promesse avant son séjour métropolitain. C'est qu'à Paris des assurances venaient de lui être faites qu'en échange de son retrait de la fédération en gestation, les autorités françaises consentiraient peut-être à examiner avec bienveillance le vieux projet relatif à la construction d'un port en eau profonde à Cotonou...

Fédéraliste en décembre 1958, voilà M. Apithy converti, sur commande, à l'antifédéralisme militant en janvier 1959. Car, c'est désormais autour de lui qu'allaient se regrouper les différents courants dahoméens hostiles au regroupement, et notamment le parti de M. Ahomadegbe (UDD-RDA), et la formation régionaliste des élus du Nord que dirigeait Hubert Maga, autre féal assermenté de la métropole. Dès lors, tout allait suivre le rythme imposé par l'invisible chef d'orchestre qui, de Paris, menait la danse à Cotonou. Les fédéralistes seront totalement éliminés de l'assemblée législative dahoméenne élue le 2 avril 1959, et le Dahomey ne ratifiera pas la constitution fédérale.

Les conditions exigées par la France étant remplies, une convention franco-dahoméenne de financement du port de Cotonou intervint le 12 septembre 1959; c'était l'adieu définitif du Dahomey au Mali.

C'est par un cheminement sensiblement différent que la Haute-Volta allait, elle aussi, sous la pression de l'Elysée et d'Houphouet-Boigny, tourner le dos à la fédération.

De retour de Dakar où il avait dirigé la délégation voltaïque à l'assemblée constituante, le Premier ministre Yaméogo Maurice organise à Ouagadougou un grand meeting au cours duquel il déclare que « la fédération du Mali est le premier jalon sur la route qui conduit à l'unité africaine »; puis il formule, au nom de son pays, le vœu de voir la Côte-d'Ivoire rejoindre bientôt le Mali. Le 28 janvier, l'assemblée voltaïque adopte la constitution [PAGE 47] fédérale à l'unanimité des 59 députés présents (sur les 70 que compte le parlement local). Le Mali avait gagné la première manche. D'où le déchaînement tous azimuts des forces antifédéralistes, internes et externes.

En prévision de ce qui devait se passer en Haute-Volta, le gouvernement français y avait dépêché, au mois de janvier et sans s'être donné la peine de consulter ou même d'informer le gouvernement voltaïque, un nouveau gouverneur, M. Masson, connu comme un adversaire juré de l'unité africaine. Dans sa politique anti-Mali, Masson pouvait s'appuyer sur les 17 000 anciens combattants voltaïques, remarquablement organisés et tenus en main par un certain M. Dorange, un Français. Il pouvait s'appuyer également sur les chefs traditionnels, dont il attisait et entretenait l'hostilité à l'égard de la fédération par les moyens que l'on sait. On vit même arriver du Niger, le 6 février 1959, une délégation de chefs (dont un ministre) venue mettre en garde le Moro Naba (roi des Mossi) contre le danger que représentaient, pour la chefferie, les « révolutionnaires » de Dakar et de Bamako. Puis la Côte-d'Ivoire sortit l'argument, celui de la position géographique peu confortable de la Haute-Volta : on sait que ce pays ne possède aucune ouverture sur la mer, et que c'est la Côte-d'Ivoire qui lui tient lieu de débouché maritime, en même temps qu'elle absorbe la plus grande partie de sa main-d'œuvre excédentaire...

Il n'en fallut pas plus au Premier ministre Yaméogo pour remettre en cause les engagements régulièrement et librement pris envers la fédération du Mali. En effet, la République autonome de Haute-Volta devait se doter elle même d'une constitution, et une réunion de l'assemblée locale était prévue à cet effet pour le 4 mars 1959. Mais le 25 février et contre toute attente, Yaméogo convoque (par télégramme) les députés pour le 27 à 8 heures du matin. Il ne s'en présente que 31 sur 70. Le quorum n'étant pas atteint, on attend le délai réglementaire, et le 28 février à zéro heure cinq minutes, les 39 députés présents entament l'étude de la constitution de la Haute-Volta précipitamment adoptée à l'aube par 37 voix contre deux. Détail significatif : cette constitution nocturne exclut formellement l'adhésion de la Haute-Volta à toute fédération quelle qu'elle soit. Ainsi, « Monsieur Maurice » pouvait s'envoler le lendemain pour Paris avec, dans sa poche, [PAGE 48] le texte d'une constitution telle que la voulaient l'Elysée et Houphouet-Boigny.

On a rappelé à Yaméogo que, le 17 janvier, il avait juré être prêt à aller jusqu'à l'ultime sacrifice pour la fédération du Mali. Il a reconnu avoir bien levé la main – et les photos en font foi – mais pour regarder quelque chose dans sa manche... Un peu comme Dacko débarquant d'un avion militaire français à Bangui reconnaîtra que c'était juste pour s'amuser qu'il avait dit être disposé à établir de bonnes relations avec le paradis du racisme...

Depuis lors, il est sorti tellement de surprises de la manche du petit prestidigitateur de Ouaga qu'il en est politiquement mort.

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Ainsi des cinq partenaires de l'ex-A.O.F. qui participèrent à la conférence de Bamako en 1958, il n'en restait plus que deux, le Soudan et le Sénégal, pour concrétiser l'idée populaire d'une fédération africaine, idée pour la destruction de laquelle le gouvernement français et Houphouet-Boigny avaient mis le paquet.

Ce sont donc les quarante représentants du Sénégal et du Soudan (20 par pays) qui se réunirent en Assemblée législative fédérale le 4 avril 1959 à Dakar. Après avoir révisé certaines dispositions de la constitution pour tenir compte de la défection du Dahomey et de la Haute-Volta, l'Assemblée porta M. Senghor à sa présidence et investit Modibo Kéita comme chef du gouvernement fédéral. Puis elle adopta une résolution par laquelle la Fédération du Mali adhérait à la Communauté franco-africaine du général de Gaulle.

Un mois plus tard, on apprenait la création du Conseil de l'Entente, antidote du Mali fédéral, une initiative d'Houphouet-Boigny, c'est-à-dire du gouvernement français. En étaient membres : la Côte-d'Ivoire, le Niger d'Hamani Diori (fidèle lieutenant d'Houphouet), le Dahomey et la Haute-Volta.

Ceux qui suivaient alors l'actualité dans l'Afrique française ne pouvaient s'empêcher de penser à ce que Modibo Kéita affirmait le 6 mai 1959 à Bamako « M. Houphoue-Boigny reste fidèle à lui-même; il a toujours été pour la division de l'Afrique » [PAGE 49]

La fédération du Mali a finalement éclaté dans la nuit du 19 au 20 août 1960, sous l'effet de la triple offensive menée contre elle par les diviseurs de l'Afrique à partir de Paris, d'Abidjan et de Dakar. Mais il s'agit là d'une autre histoire, à raconter... plus tard.

Odimi SOSOLO