© Peuples Noirs Peuples Africains no. 20 (1981) 152-189



L'ENFANCE PRECAIRE ET CAHOTEUSE DE GUILLAUME DZEWATAMA

(Extrait d'un roman à paraître)

Mongo BETI

La vie était déjà précaire et cahoteuse avant même que Guillaume Henri Joseph, futur camionneur, ne vînt au monde. C'est ce que Raymonde lui confiait pendant ces ultimes semaines marquées par une anxiété attendrie, Jean-François ayant enfin donné signe de vie en annonçant son retour. Encore Raymonde elle-même ne savait-elle pas tout.

– C'était en quelle année au juste, ma naissance ? disait Guillaume.

– L'année de ta naissance ? répondait Raymonde à peine égayée par la curiosité rituelle de son fils, quelle importance cela peut-il avoir pour un futur camionneur ? Mais, puisque tu y tiens, je vais t'en faire la stupéfiante révélation : tu es né en 1963. Voilà.

– Est-ce que Jean-François était fier en me découvrant ?

– Jean-François ? faisait Raymonde en se détournant ou en baissant les yeux, Jean-François n'était pas là, âh Guillaume.

– Où était-il ?

Raymonde ne répondait pas.

– Pourquoi Jean-François n'était-il pas là ? reprenait [PAGE 153] l'enfant. Pour tous les petits bébés, le papa est là à leur naissance. Ce n'est pas vrai, dis ?

– Pas toujours vrai, âh Guillaume, oh non ! Parfois le papa est là, parfois il n'est pas là. Le monde est si précaire, mon Guillaume.

Jean-François était revenu en juillet 1962 : qui mieux que Raymonde pouvait s'en souvenir ? Une atmosphère soudaine de fête et d'exaltation avait miraculeusement effacé la monotonie coutumière de la vie. Comme il était grand maintenant !

En réalité, sa stature n'avait pas changé depuis son départ deux ans auparavant, mais son cou s'était épaissi, son buste alourdi de même peut-être que son abdomen. Il semblait vraiment un homme; il en avait les poses calculées, le regard appesanti, le geste assuré sinon recherché.

Dès les premières heures, Ndzomam, dont l'œil exercé avait promptement pris la mesure de l'enfant prodigue, s'était lancé dans un tourbillon de consultations avec son entourage de sages et d'hommes d'expérience, toutes les autorités morales de la cité, la famille immédiate du héros, bref avec tout ce qui pouvait compter en cette circonstance grave. Il n'en avait dégagé aucun projet définitif, instruit par la tradition qu'il convient avant tout d'observer où se porte spontanément le coq lâché au milieu d'une basse-cour.

Jean-François semblait au comble du bonheur de se retrouver parmi les siens : n'était-ce pas déjà rassurant ? Hormis ses vêtements, rien ne le distinguait des jeunes gens de la cité; et, comme eux, il allait aux jeunes filles des clans voisins, en homme qui recouvre les réflexes d'une tradition millénaire. Il était du reste patent qu'elles lui accordaient généreusement leur préférence.

On l'avait d'abord vu souvent aux côtés de Jeanine, la plus belle enfant de la contrée, la plus élégante aussi, celle surtout dont la réussite scolaire à la mission protestante était quasi légendaire. On s'était en quelque sorte attendu à cette faveur. Une semaine plus tard, Jean-François avait délaissé sa cavalière, à la surprise non seulement de la cité, mais de toute la contrée. Que s'était-il passé ? On ne le sut jamais.

Jean-François s'attarda alors successivement sur plusieurs beautés sans qu'il fût possible à la cohorte de [PAGE 154] sages de Ndzomam de déterminer quelles vertus il souhaitait trouver dans une future épouse.

A la fin, Ndzomam l'avait pris en secret.

– Mon cher enfant, lui avait-il dit, tu m'as confié que ton séjour serait bref dans la cité de tes ancêtres : au terme de quelques semaines seulement, il te faudra repartir. Ensuite, m'as-tu annoncé, nous devrons attendre encore deux ans avant que notre sauveur ne revienne définitivement parmi nous.

– Deux ans en effet, avait répondu Jean-François, mais peut-être un peu plus, homme vénérable; comment savoir exactement d'avance ? Mes maîtres blancs sont tyranniques, capricieux; ils se contenteront peut-être de deux années encore pour prononcer la fin de mon initiation; mais ils peuvent aussi bien exiger une année de plus.

– Mon cher enfant, avait alors déclaré Ndzomam, nous t'avons toujours laissé poursuivre ta route aussi avant que tu le désirais. Avons-nous eu tort ? Avons-nous eu raison ? L'avenir seul le dira. Il suffit que tu n'oublies jamais le but de ces douloureuses séparations. Et ce but, le voici, mon cher enfant : dans une belle maison vitrée que baignent à la fois la lumière de l'électricité et les dernières lueurs d'un doux crépuscule, nous sommes groupés autour de toi, et tu nous repais de viandes succulentes, de boissons capiteuses et de musiques inconnues, toutes choses délicieuses que doit nous valoir la suprématie de ton instruction. Telle est l'issue qui doit récompenser nos chagrins actuels. En es-tu d'accord au moins, mon cher enfant ?

– Tout à fait, vénérable vieillard.

– Tu séjourneras donc encore deux années là-bas, ou peut-être un peu plus si tes initiateurs blancs en décident ainsi. Mais alors, il faut nous laisser un gage de ton retour. Au moins comptes-tu revenir définitivement parmi nous un jour ?

– Mais comment donc, homme vénérable.

– Alors laisse-nous un gage de ton retour; tu apaiseras ainsi notre souci, mon cher enfant.

Jean-François ne semblait pas comprendre ce langage. Alors le patriarche lui avait exposé, en usant de toutes les ficelles de l'éloquence traditionnelle pour l'intriguer et lui en imposer, que la seule amarre capable d'assujettir irréversiblement un homme aux siens, c'est [PAGE 155] sa maison, c'est-à-dire une femme et des enfants. Si éloigné que se trouve un homme de sa communauté naturelle, pourvu qu'il y ait laissé une femme et des enfants, c'est comme un chat mâle : deux jours, trois jours, quatre jours, cinq jours durant on le cherchera en vain des yeux mais un soir il réapparaîtra soudain, comme par enchantement.

Comment l'être humain serait-il inférieur aux bêtes ? avait poursuivi Ndzomam avec exaltation; car observe aussi ce qui arrive si l'heureux chasseur capture le petit du chimpanzé; le singe géniteur s'attache silencieusement à ses pas, de hallier en hallier, dissimulé par les broussailles au milieu desquelles il se glisse, jusqu'à la lisière de la cité où, parfois, il n'est pas rare qu'il s'aventure, résigné à sauver l'otage en donnant pour rançon sa vie.

– Est-ce vrai, homme vénéré ?

– Oserais-je le dire s'il n'en était ainsi, mon enfant ?

– Il en est certainement ainsi puisque tu l'as dit, homme vénérable.

Ainsi se nouèrent entre Ndzomam et Jean-François des tractations dont la durée frappa tous les observateurs. C'est seulement au terme de plusieurs journées que l'on sut, par la confidence, que le choix s'était arrêté sur Raymonde. La confidence précisait que, bien entendu, c'était le choix de Ndzomam qui n'avait fait mine de lâcher la bride au jouvenceau que pour lui imposer la femme dont il rêvait pour lui.

Quand Jean-François fut seulement à deux semaines du départ, Ndzomam pressa les rencontres entre les sages des deux clans, les démarches et les formalités de toute sorte, tous les préalables. On convint que Raymonde était toute désignée, compte tenu de son instruction, pour se rendre plus tard au bureau d'état civil de Mazongo et, assistée de son beau-frère Emile et d'un autre témoin, y déclarer son mariage.

Le rite traditionnel put enfin déployer ses fastes, alors qu'il ne restait plus que quelques jours au voyageur. L'ardeur avec laquelle Jean-François prenait sa part des réjouissances communes enthousiasmait les spectateurs; on ne tarissait pas d'éloges sur ce magnifique spécimen d'une race élue, qui à la beauté du corps joignait l'alacrité de l'esprit et la rectitude morale. On s'émerveillait [PAGE 156] de l'attachement aux siens chez un jeune homme que la possession des diplômes les plus hauts, troublée par une ambition irréfléchie, aurait pu détourner des coutumes ancestrales vers un orgueil funeste. Quels meilleurs augures de la passion que, devenu haut fonctionnaire d'ici quelques armées, il mettrait à défendre sa famille dans les instances suprêmes où se décide le sort des provinces de la République.

Jean-François tint à ce que l'enfant qui venait de lui être donnée pour épouse fût une des rares femmes à figurer parmi les gens qui l'accompagnèrent à l'aéroport, et même parmi tous ceux qui se trouvaient là, exception étant cependant faite des femmes européennes. Quand, au dernier moment, elle avait éclaté en sanglots, il l'avait consolée en la tenant embrassée, la tête enfouie au creux de l'épaule, comme une sœur, mais sans témoigner un chagrin excessif, qui eût été inconvenant chez un homme dans cette circonstance.

Combien la vie fut encore plus précaire par la suite pendant ces interminables armées où Raymonde attendit longtemps sans espoir le retour de son mari, Guillaume Henri Joseph eut bien de la chance de n'être pas assez conscient pour le vivre réellement. Jean-François ne revint pas au bout de deux années, ni de trois. En vérité, le père de Guillaume ne réapparut qu'après sept ans et même plus, alors que son souvenir se transformait en un mirage irritant.

Tout s'était d'abord enchaîné sous les meilleurs auspices et, le jour même de son arrivée là-bas, le voyageur avait écrit pour rassurer sur sa santé et rappeler à Raymonde d'aller déclarer leur mariage au bureau de l'état civil. Ses lettres s'étaient succédé régulièrement, accompagnées parfois d'un mandat; le plus souvent il recommandait à ses parents de traiter Raymonde comme une reine quand elle viendrait habiter avec eux, surtout de l'exempter des besognes traditionnelles de la femme, comme d'aller au champ.

A la longue, Raymonde complut à son lointain mari en venant s'installer dans la cité; bien qu'elle tentât d'abord de cacher qu'elle attendait un enfant, nul ne put bientôt plus en douter; elle poussa donc devant elle, fièrement, l'enflure démesurée et pourtant croissante de sa grossesse. Elle ne voulut pas se dispenser totalement [PAGE 157] du travail des champs, où elle accompagnait sa belle-mère, sans toutefois s'astreindre comme elle à y demeurer toute la journée.

Mais le plus souvent celle qui se croyait l'épouse d'un futur haut fonctionnaire occupait son temps en se préparant aux charges du rang qui l'attendait et dont il lui était aisé d'imaginer le style de vie. Elle en ignorait en revanche les recettes et les détours; pour s'en enquérir, elle crut devoir voyager à Mazongo et jusqu'à la capitale, chaperonnée par quelque parente de son mari.

Puis le ciel se couvrit inopinément de nuages.

Un jour que le car s'était arrêté sur la route, trois hommes en uniforme en descendirent, précédés d'un jeune gringalet en civil. Un enfant qui jouait dans la poussière, en tendant la main, leur indiqua la maison de Ndzomam vers laquelle on les vit se diriger. Le jeune gringalet exposa sans façon l'objet de leur mission au patriarche : ils devaient ramener à Mazongo, la famille de Jean-François, étudiant se trouvant présentement en France. Comme d'habitude, Emile était seul à cette heure dans la cité; on le fit venir et les trois hommes en uniforme se saisirent aussitôt de lui pour lui mettre les menottes aux mains avant de lui ordonner de se tenir debout près du mur, mais sans s'y appuyer.

Comme Ndzomam s'indignait en frémissant mais non sans emphase que l'on osât traiter si cruellement son fils sous ses propres yeux, le jeune gringalet en civil lui conseilla avec une arrogance ricanante de se taire et, au cas où ses cheveux blancs seraient un signe véridique de sagesse, d'oublier au fur et à mesure tout ce qu'il allait voir et entendre.

– Nous vivons une époque riche en surprises, Poursuivit le jeune gringalet, alors que tu as fait ton temps, toi. Toutefois, tu ferais bien de nous faire servir dans une heure un bon ragoût du jeune coq qui traverse en ce moment ta cour, celui-là, tu vois ? Voilà du moins un geste que tu ne regretterais pas. Car nous allons devoir attendre les culs-terreux; nous ne pouvons quand même pas aller les extraire de leur jungle, non ? Alors, c'est à toi de nous nourrir pendant que nous attendons.

Les culs-terreux sortirent de leur jungle avant que le ragoût de coq ne soit cuit; les policiers mirent aux fers le vieillard perclus de rhumatismes, et voulurent [PAGE 158] le contraindre à se tenir debout près de son fils. Cette exorbitante prétention manqua provoquer une rixe entre les policiers et les habitants de la cité nombreux tout à coup autant à l'entrée qu'à l'intérieur de la maison de Ndzomam. Encouragé par une tempête de protestations s'élevant de la foule, le patriarche, plus frémissant que jamais, déclara aux étrangers qu'ils l'assassineraient avant qu'il ne tolère de voir un homme vénérable par l'âge, la vertu et ses travaux obligé de se tenir debout comme un captif dans sa propre maison, dans sa propre cité, au vu de ses propres enfants. Le jeune gringalet objecta avec une colère contenue qu'aussi longtemps qu'il séjournerait dans ce trou à péquenots, c'est lui qui donnerait des ordres et non un vieux shnock.

– Alors, étrangers, vous devrez me tuer sur-le-champ, tonna le patriarche. Quant à mon frère, je lui déclare solennellement ceci : Dzewatama, prends place dans ce fauteuil de rotin légué par notre père, un guerrier sans peur, qui jamais ne baissa les yeux devant l'ennemi. Assieds-toi, montre à l'ennemi que tu es sans peur, comme notre père le fut toute sa vie.

Après une longue hésitation, Dzewatama s'approcha lentement du fauteuil de rotin et, l'œil fixé sur le jeune gringalet, finit par y déposer son maigre postérieur. Le jeune gringalet le foudroya du regard, se tourna vers le patriarche la bouche bée, comme suffoqué par la souffrance, puis baissa tout à coup les yeux. Alors le fils Dzewatama, à son tour, s'éloigna furtivement du mur, opéra un mouvement oblique qui le conduisit auprès d'un lit de bambou sur l'extrême bord duquel il se percha peureusement.

Le jeune gringalet n'avait pas paru s'apercevoir de son manège. Mais il se dressa tout à coup, arracha un revolver de sa ceinture et fit feu trois fois sur le mur de pisé, à l'endroit où auraient dû se tenir Dzewatama père et fils. Saisis d'épouvante, les paysans de l'intérieur de la maison se ruèrent vers la sortie, tandis que ceux du dehors s'égaillaient dans un vacarme de clameurs.

– Voici mon secret, braillait le jeune gringalet en agitant son arme sous le nez du patriarche, ça c'est ma force. Et toi ?

Comme soulevé, par un charme, le fils Dzewatama avait rejoint en un éclair le mur de pisé, près duquel [PAGE 159] il se tenait à nouveau, mort de peur. Son père se traînait vers lui en gémissant.

– Pitié, étranger, murmurait-il, pitié! nous nous tiendrons debout tant que tu voudras. Pitié...

– Bon ! ça va, pépé, déclara le jeune gringalet, reste assis, puisque l'autre y tient. Ton fils aussi peut s'asseoir. Mais je vais quand même vous punir pour vous apprendre que la révolte n'est plus de saison, surtout dans votre cas. Eh bien, j'emmène aussi la femme de l'étudiant; elle s'appelle Raymonde. Allez lui dire qu'elle se prépare à nous accompagner.

– Elle est enceinte de plus de six mois ! protesta le patriarche.

– Et alors ? gouailla le jeune gringalet, Tu te figures peut-être que je n'avais jamais vu une femme enceinte auparavant ?

– Je n'avais jamais vu tant de cruauté, même du temps des Blancs, lança Ndzomam à la cantonade.

– Trsè juste, vieillard, railla le jeune gringalet. Tu l'as dit, les Blancs sont partis, et maintenant, c'est la vraie vie.

Enfin le ragoût fut prêt;les quatre étrangers le dévorèrent sans façon sous les yeux de leurs deux prisonniers, du vieux Ndzomam et des nombreux spectateurs revenus maintenant que la tempête était passée. Quelques morceaux échappèrent à leur appétit;ils les enveloppèrent dans de vieux journaux que le jeune homme en civil trouva dans sa sacoche comme s'il avait prévu cette circonstance.

Comme le soir tombait, un car se présenta et les quatre policiers lui firent signe de la main pour lui ordonner de s'arrêter et de les prendre à bord, ainsi que leurs prisonniers parmi lesquels Raymonde endimanchée et libre de tout lien.

A Mazongo, les prisonniers passèrent la nuit sur une banquette de la salle d'attente de la Brigade Mobile Mixte; on ne les interrogea que le lendemain. On voulut savoir quel genre de relations leur cité entretenait avec l'étudiant subversif, Jean-François Dzewatama, coupable d'avoir osé calomnier à l'étranger le président de son pays. Echangeaient-ils des lettres avec lui ? Si oui, selon quelle cadence ? Quelles consignes politiques leur adressait-il ? Quelles critiques formulait-il à l'égard de la politique [PAGE 160] du président, dont le génie avait arraché pacifiquement l'indépendance sans jamais risquer une guerre insensée avec les Blancs ? Quelles sommes faisait-il parvenir à sa femme ? L'aimait-il vraiment ? Leur avait-il fait part de ses nombreuses liaisons avec les femmes européennes ?

Emile montra tout de suite un visage soumis et un maintien docile. Soucieux de la tradition de fierté de sa génération, son père marqua souvent de l'impatience devant les questions tracassières qui lui étaient posées;il reçut plusieurs gifles, au désespoir de Raymonde qui éclatait chaque fois en sanglots. Emile demeurait coi quant à lui, les yeux baissés, le torse recroquevillé, se soustrayant d'avance aux coups, implorant silencieusement qu'ils lui fussent épargnés.

L'interrogatoire se poursuivit toute la journée, sans égard à la fatigue, à la faim, à la soif des prisonniers. Au début de la soirée, on libéra Raymonde sans doute pour tenir compte de son état. Les gens du pays étaient arrivés entre-temps à Mazongo, le plus souvent à pied; ils l'emmenèrent dormir chez une parente du faubourg africain et la mirent le lendemain dans le premier car en direction de leur cité.

Les père et fils Dzewatama ne furent relâchés à leur tour que dix jours plus tard. Malgré sa prudence et son humilité, Emile avait été battu lui aussi, mais il n'en paraissait pas affecté, comme si toute sa vie l'avait préparé à de telles avanies. Apparemment rien ne pouvait révolter cet homme. Quelle heureuse nature ! songeait Raymonde.

Il n'y eut plus de lettre venant de Jean-François. De leur côté, Raymonde, Ndzomam et la famille Dzewatama firent plusieurs tentatives concertées, aussi vaines les unes que les autres, puis se découragèrent.

Par la suite, il ne se passa pas de mois sans que les Dzewatama père et fils dussent se soumettre à un interrogatoire de la Brigade Mobile Mixte de Mazongo. Tantôt on se contentait de les convoquer : le car s'arrêtait alors sur la route; le chauffeur, mortifié par l'indignité de son rôle, à en juger par son regard fuyant, l'immobilité figée de ses traits et ses lèvres serrées, leur remettait le document réglementaire avant de s'éloigner sans avoir proféré une seule parole; tantôt un peloton d'hommes en [PAGE 161] uniforme conduits par Je jeune gringalet en civil venait procéder à leur arrestation comme à un rite maudit, leur mettant les menottes et se faisant servir un ragoût de poulet en attendant le passage du dernier car.

Une ultime correspondance de Jean-François, inattendue, déroutante à souhait après un si long silemce, recommanda instamment à Raymonde d'aller accoucher dans la maternité publique de Mazongo, laissant entendre que cette démarche pouvait déterminer l'avenir du couple. Jean-François recommandait aussi de donner comme prénoms à son enfant, si c'était un garçon, Guillaume Henri Joseph.

Quand Guillaume fut né, on ne se priva pas à la Brigade Mobile Mixte de railler cruellement la triste situation de l'enfant et surtout de la mère qu'on arrêtait souvent en même temps que le père et le fils Dzewatama. De temps en temps, on maltraitait les prisonniers sans raison précise. Un jour Raymonde elle-même fut frappée, bien qu'elle eût Guillaume au sein. Comme s'il avait pris conscience du drame de sa mère, le bébé cessa tout à coup de tèter et poussa des hurlements effroyables. Un Blanc en civil, que les prévenus n'avaient jamais aperçu auparavant, glissa la tête par l'entrebâillement d'une porte et, avant de s'éclipser, s'écria :

– Hé là ! oh là...

Après cette insolite apparition, Raymonde et Guillaume furent relâchés. Les gens de leur cité, qui attendaient dehors, assis sur le trottoir, se mirent en devoir de les escorter en direction de la petite gare routière de Mazongo Ils s'étaient à peine ébranlés qu'une panique soudaine s'empara de la bourgade. Plus rapides qu'une flèche, des adolescents détalaient à toutes jambes. Les clameurs d'effroi des hommes et les cris stridents des femmes assourdissaient les rues. Les adultes des deux sexes se précipitaient en se bousculant. C'était à qui s'abriterait dans un édifice public, dans une venelle délaissée, dans une arrière-cour, et surtout dans les bazars d'où les commerçants levantins, armés de gros bâtons s'efforçaient de chasser les intrus.

Dans la débandade épouvantée de son escorte, Raymonde fut jetée par un réflexe viscéral dans un caniveau où elle réussit à couler Dieu sait par quel prodige l'enfant qu'elle tenait sous elle et elle-même confondus en [PAGE 161] un seul corps. Elle entendit approcher la frénésie d'une galopade enflée d'un halètement rauque que ponctuaient des imprécations dans une langue de cauchemar. Le passage d'un monstre balaya la rue d'un souffle fracassant qui glaça la jeune mère. Le cliquetis de ses sabots sur la chaussée sembla s'éloigner, puis se dissiper au grand soulagement de Raymonde, mais gronda brusquement à nouveau, la bête ayant dû faire demi-tour; à nouveau son tonnerre oppressa la rue. Raymonde, les yeux clos, l'entendit bondir lourdement au-dessus d'elle et foncer à travers la terrasse où des fuyards s'étaient vaille que vaille blottis derrière les colonnes de ciment, les balles de marchandises, les amoncellements de caisses et de cartons, les bicyclettes, renversant pêle-mêle hommes et objets dans la confusion et le charivari. Ces assauts se répétèrent pendant un temps qui parut une éternité à Raymonde. L'animal s'éloignait, revenait au pas de course, chargeait heureusement tête baissée et sans discernement contre tout ce qui semblait se dresser devant lui, n'infligeant finalement que peu de dommages aux personnes. C'était un jeune taureau furieux qui avait échappé à son vacher musulman.

Le silence se fit enfin, et même se prolongea cette fois. Raymonde demeura tapie dans son refuge exigu, au risque d'étouffer le nourrisson enfoui sous elle, agrippé à son ventre comme s'il se fût cru en danger de se noyer, jusqu'à ce quelle entende des adolescents s'interpeller en s'esclaffant :

– Il est parti, il ne fait pas de mal ! quel animal stupide...

Alors elle se hissa sur le trottoir, portant l'enfant crispé contre son sein. Guillaume était indemne, tout comme sa mère, étonné néanmoins par ce tumulte peu familier. Indemnes aussi étaient leurs compagnons que l'alerte avait un moment dispersés aux quatre vents.

Dieu ! que la vie fut précaire et cahoteuse en l'absence de Jean-François.

Bien plus tard, alors que Guillaume Henri Joseph avait atteint l'âge de cinq ans et s'était découvert la vocation de camionneur, le jeu sinistre des arrestations, des convocations et des interrogatoires se poursuivait imperturbablement. A peine ces épisodes s'étaient-ils espacés. Privée désormais des lettres et des mandats de Jean-François, [PAGE 163] Raymonde s'était transformée en une paysanne semblable aux autres, travaillant aux champs pour nourrir son fils. Sa belle majesté d'épouse de haut fonctionnaire s'était évanouie, en même temps que sa joie de vivre et ses rêves de petite fille un moment trop gâtée par le destin.

Au cours d'un nouvel interrogatoire à la Brigade Mobile Mixte de Mazongo, alors que les Dzewatama père et fils ainsi que Raymonde venaient de s'entendre poser l'habituelle litanie de questions aussi mystérieuses, irritantes et humiliantes les unes que les autres, on leur révéla tout à trac que Jean-François, l'étudiant subversif, l'homme qui se déshonorait à l'étranger en calomniant son président, venait de prendre pour épouse une femme de là-bas, reniant une nouvelle fois son pays.

– Vous ne me croyez pas ? dit le policier aux paysans dont le visage apparemment inexpressif, mais en réalité ahuri, le déconcertait;alors regardez.

Le policier mit sous leurs yeux, l'une après l'autre, des photographies un peu floues, obtenues sans doute par agrandissement de clichés d'amateurs, et reproduisant des scènes dont le sens ne laissait aucun doute. Jean-François, portant un beau costume bleu, et une femme aux cheveux lumineux, habillée d'une robe qui parut une vraie merveille à Raymonde, se regardaient mutuellement dans les yeux et souriaient à belles dents. Ensuite Jean-François mettait un anneau au doigt de la femme; sur une autre photographie, la même femme signait dans un registre sous le regard tendu de Jean-François. Chaque tableau parlait avec plus d'éloquence que le précédent, exposait une évidence plus flagrante, plus irréfutable.

– Vous voyez ! commenta le policier, nous savons tout. A quoi bon jouer au plus fin avec nous ? Lui-même comprendra un jour que nous sommes les plus forts; c'est là que le président l'attend. Votre, intérêt, si vous tenez à le revoir, est de marcher main dans la main avec nous. S'il arrive quoi que ce soit d'insolite du côté de chez vous, venez aussitôt nous en faire part. De toutes façons, nous le saurons, même sans votre aide. Mais alors tant pis pour vous.

Ils firent le voyage du retour sans se parler. Quelques jours plus tard, Ndzomam réunit son conseil de sages et convoqua Raymonde ainsi que ses beaux-parents. On lui [PAGE 164] prodigua, au lieu des prévenances joyeuses auxquelles sa maternité l'avait maintenant accoutumée, un respect si compassé, si cérémonieux que, pressentant l'évolution qu'elle redoutait depuis le début des persécutions policières, elle se mit à pleurer silencieusement à peine assise.

– Tu pleures, maman ? lui murmura Guillaume en étalant maladroitement, sous couleur de l'essuyer, le filet liquide sur la pommette de sa mère avant d'y frotter tendrement sa propre joue; pourquoi pleures-tu, maman ? Pourquoi ?...

– Ecoute-nous bien, ma fille, commença Ndzomam, tu seras toujours notre fille chérie, étant la mère de notre Guillaume. Quoi qu'il arrive, il va de soi qu'il n'est pas question de te délaisser; bien au contraire, nous ne songeons qu'à mieux t'installer au chaud au milieu d'entre nous.

« Toutefois les choses ne semblent plus être ce qu'elles furent naguère; on dirait que Jean-François s'est fait un ennemi du président. Comment ? c'est ce que nous aimerions savoir, mais c'est, comme toujours, comme du temps des Blancs, ce que personne ne se soucie de nous expliquer, bien que ceux qui ne peuvent atteindre notre fils ne nous épargnent pas leurs coups. Jean-François ne réapparaîtra sans doute pas ici avant longtemps, s'il réapparaît jamais, ayant trop peur, à juste titre de la vengeance de ses adversaires. Peut-être convient-il déjà d'éprouver à son égard les mêmes sentiments qu'à l'égard d'un mort. Dans ce cas, ma fille, l'usage est que la veuve, si elle le désire, épouse un frère du défunt.

« D'autre part, tu n'es encore qu'une tendre enfant des dizaines de poupons grouillent dans la fraîcheur de ton sein, qui ne demandent qu'à venir au jour. Vas-tu les condamner à se morfondre éternellement ? Te résigneras-tu à pourrir sur pied sous prétexte que ton homme est parti sans espoir de retour ?

« Ma fille chérie, consens-tu à t'unir à Emile que voici, le frère de ton homme disparu ?

A cet endroit du discours du patriarche, Raymonde, incapable de se retenir, s'abandonna à une crise poignante de sanglots, qui la soulevait et la tordait de spasmes.

– Nous ne te demandons pas de répondre tout de suite, [PAGE 165] s'empressa d'ajouter le patriarche;c'est une décision grave qu'il te faudra prendre. Quelle qu'elle soit, retourne dans ta maison en emmenant ton fils, et réfléchis bien; prends tout ton temps. Dès que la décision sera arrêtée, reviens m'en faire part à moi, en tête-à-tête.

– Tout cela est faux, balbutia tout à coup Raymonde, avec la violence pudique des femmes dont la souffrance est indicible, tout cela n'est que mensonges. Je suis persuadée que Jean-François n'est pas marié avec cette horrible femme qui a une peau et ses cheveux d'albinos. C'est une mise en scène pour nous tourmenter. Jean-François nous reviendra bientôt, croyez-moi;je le connais, moi, il ne peut rien y avoir au-dessus de son fils Guillaume. Il reviendra, j'en suis sûre;et il se réconciliera avec le président, s'il s'est jamais brouillé avec lui. Le président sait bien que Jean-François est une grosse tête, et le président a besoin de grosses têtes comme Jean-François pour construire le pays et remplacer les Blancs. Non, je vous dis, Jean-François reviendra bientôt...

Sitôt qu'ils se retrouvèrent chez eux et sans témoins, Raymonde, pressant Guillaume sur son sein, lui dit en pleurant amèrement :

– C'est pourtant vrai, âh mon Guillaume, c'est vrai qu'il ne reviendra jamais;il nous a abandonnés. Il aura. bientôt des enfants avec l'autre femme, alors il lui sera aisé de nous oublier tout à fait.

– Non, maman, ne dis pas ça, protesta énergiquement Guillaume, il reviendra.

– Ah Guillaume, gémit Raymonde, âh mon Guillaume, quelle souffrance que la vie !

Guillaume allait sur ses six ans quand cessèrent tout à coup les persécutions de la Brigade Mobile Mixte. Le jeune gringalet en civil arriva même un après-midi dans la cité, sans escorte cette fois, et s'installa chez le vieux Ndzomam en attendant le retour des champs des Dzewatama. Au lieu d'exiger un ragoût de poulet, il déboucha une fiole de liqueur extraite d'une poche de son veston, en but quelques gorgées au goulot et la tendit au patriarche, qui l'imita sans façon : c'était un langage de réconciliation qui n'avait pas de mystère pour lui, ni pour aucun habitant mâle de la cité.

Quand les Dzewatama furent de retour, le jeune gringalet [PAGE 166] en civil leur tendit une enveloppe contenant une longue lettre de Jean-François ainsi qu'un mandat de dix mille francs, une fortune.

– Je crois que vous pouvez recommencer à lui écrire, leur déclara le jeune homme d'une voix doucereuse, et qu'il recevra vos lettres.

Il ne leur en dit pas davantage; personne n'osa d'ailleurs le questionner bien qu'il passât la nuit dans la cité.

Banale à souhait sinon parfaitement impersonnelle, la lettre de Jean-François ne répondait à aucune des interrogations qui tourmentaient toute la contrée. Il n'y faisait nulle allusion à un mariage avec une femme européenne, sans pourtant aborder le thème de son retour qui obsédait la cité. Certes, il demandait avec insistance si son enfant était bien né, mais on eût aimé savoir à ce propos quand il avait pour la dernière fois reçu une lettre des siens et surtout quand il avait lui-même interrompu sa correspondance, s'il ne l'avait jamais interrompue – et si oui, pour quelles raisons. Il ne paraissait pas même soupçonner toutes les humiliations que la police avait fait endurer à ses parents ni, encore moins, que sa conduite à l'égard du président en fût le mobile. Enfin, ne bénéficiant plus de la bourse d'un gouvernement dont il était devenu l'ennemi, de quoi avait-il vécu ?

Au lieu de rassurer le pays, cette missive n'eût d'autre effet que de semer la plus grande confusion dans les esprits. Dans le désarroi universel, il fut néanmoins décidé d'arracher Guillaume aux câlineries maternelles pour le mettre à l'école de la mission protestante où allaient traditionnellement les enfants de la cité. La mission était située à huit kilomètres et la plupart des écoliers de la cité faisaient chaque jour l'aller et retour à pied. Raymonde fit valoir sans peine que Guillaume, sensiblement plus jeune que la plupart de ses camarades, ne supporterait pas un tel régime et obtînt qu'il fût confié aux soins de sa propre famille qui résidait dans une bourgade voisine de la mission. L'enfant put ainsi, sans fatigue excessive, aller chaque matin à l'école et se retrouver le soir au milieu de ses grands-parents, ses tantes et ses oncles.

Semblable en tous points aux autres enfants de son école, Guillaume traînait hardiment ses pieds nus dans [PAGE 167] la poussière par temps sec ou, quand il pleuvait, dans la bourbe des bas-fonds et dans la broussaille détrempée des chemins forestiers. Il lui suffisait de quelques semaines pour transformer un ensemble culotte-chemisette de cotonnade en guenilles, au grand désespoir de sa pauvre mère. On avait certes renoué avec Jean-François, mais sa correspondance demeurait capricieuse et sibylline, comme s'il avait eu quelque chose à cacher, et ses mandats aussi rares que modiques. Raymonde en était venue à le plaindre, se figurant dans son affection frustrée que son infortuné bonhomme tirait le diable par la queue dans ce maudit pays où il était retenu Dieu sait par quelles forces mystérieuses et malfaisantes.

En classe, Guillaume, comme son père vingt-cinq ans plus tôt, somnolait sagement entre deux psalmodies en chœur de l'indicatif présent du verbe être, tassé sur un banc de bois mal raboté, tenaillé par la faim, compagne trop familière des écoliers séparés de leur mère.

Guillaume ne tarda pas à se révolter contre sa triste condition et, une nuit, il n'hésita pas à se confier à la protection des ténèbres pour parcourir le chemin qui le séparait de Raymonde, à la porte de laquelle il frappa timidement peu avant que ne résonne le premier chant du coq.

L'affaire fit grand bruit dans toute la contrée. La conversation qu'eurent la mère et l'enfant se répandit promptement et devint une fable qui inspirait divers thèmes de méditation sur l'enfance, le courage, la providence.

– Comment ! âh Guillaume, c'est toi à cette heure ! Avec qui voyages-tu ?

– Je suis seul, maman.

– Seul dans ces épaisses ténèbres ! et tu n'es pas mort de frayeur ? Qu'est-ce qui t'a pris, malheureux ? Es-tu devenu fou ?

– Oui, maman, j'étais devenu fou, tellement la faim me tourmentait.

– Est-ce que tu veux me faire croire que ta grand-mère oubliait de te nourrir ? A d'autres, mon petit, à d'autres !

– C'est pourtant la vérité, maman ! Personne ne s'occupait de moi, excepté la faim, mais c'était pour me [PAGE 168] tenailler, comme tu n'as pas idée, maman. Je n'en pouvais plus. Je veux rester avec toi, j'ai eu trop faim.

– Ah Guillaume, conclut la jeune femme, dans quelle situation tu me mets. A qui oserai-je conter ceci ?

Malgré son embarras et sa honte, Raymonde raconta tout le lendemain. Une enquête des sages révéla que, de fait, des habitudes de négligence, chroniques dans la famille de Raymonde, avaient fait de Guillaume un misérable orphelin. Deux couples auraient dû veiller au bien-être de l'enfant, mais chacun s'en remettait secrètement à l'autre, et aucun ne remplissait ses devoirs.

La grand-mère et son homme se repliaient déjà dans cette indolence égocentriste si fréquente chez les vieillards. Quant à l'aîné des oncles de Guillaume, seul marié, et à sa jeune épouse, l'un était perpétuellement en vadrouille, manie des jeunes gens de la contrée, l'autre était absorbée par les soins prodigués sans répit à deux nourrissons jumeaux. Guillaume en fut réduit à s'inventer des expédients pour soulager sa faim, plus cruelle à cet âge que n'importe quelle affection.

Pourtant le scandale de cette carence s'effaça bientôt des mémoires où ne subsista que la légende d'un enfant parcourant tout seul huit kilomètres dans le sein d'épaisses ténèbres.

– Pourquoi la nuit ? demandait-on à Guillaume.

– De jour, on m'aurait intercepté ou rattrapé, pardi !

– Pourquoi n'avoir pas attendu le samedi, quand ta mère venait te prendre à bicyclette pour passer le dimanche et le lundi avec elle ?

– Je ne sais pas, avouait Guillaume, cela m'a pris tout à coup. Je n'en pouvais plus d'avoir tout le temps faim. Je n'en pouvais plus.

Dieu, que la vie fut précaire en l'absence de Jean-François.

Guillaume fut ramené chez ses grands-parents qui avaient juré de le soigner désormais comme un trésor. Mais le charme était rompu. On le couva, certes, on le gâta, mais on le considérait comme un petit monstre. Il terrorisait, lui qui n'était qu'une puce. Que n'allait-il encore inventer pour clouer des adultes au pilori.

Peu après ce drame, parvint à la cité une lettre semée de dérobades dans laquelle Jean-François se bornait à annoncer qu'il allait revenir définitivement; les préparatifs [PAGE 169] de son voyage étaient très avancés, pour ainsi dire achevés; c'était l'affaire de quelques mois seulement. Un mois à peine plus tard, on apprit que Jean-François se trouvait dans la capitale, revenu définitivement. La cité dépêcha son frère Emile en éclaireur. Il revint sans délai et confirma le retour de Jean-François devant la communauté. Dans l'esprit de ces paysans bantous, le voyageur qui revient subrepticement s'efforce de cacher un échec cuisant ou quelque autre déshonneur. Ils avaient rêvé pour Jean-François d'une arrivée en forme d'apothéose : toute la cité serait allée l'accueillir à l'aéroport et un cortège de triomphe l'aurait ramené au pays, comme un guerrier aux mille trophées. Quel autre hommage rendre au premier des leurs à revenir d'Europe hérissé de diplômes, ces dépouilles d'une guerre sublime ?

– A-t-il au moins des diplômes? demandait-on à Emile.

– Il en a, et des dizaines ! répondait Emile.

– Alors pourquoi se cache-t-il ? A-t-il ramené une femme de là-bas?

– Il est seul.

– Est-il haut fonctionnaire ?

– Pas pour le moment, à mon avis.

– Est-il réconcilié avec le président au moins ?

– Sinon serait-il revenu ?

– Quand paraîtra-t-il enfin devant nous?

– Bientôt, à ce qu'il m'a dit.

Deux mois avaient passé depuis l'arrivée de Jean-François dans la capitale quand il se résolut enfin à revenir dans la cité. Son allure, l'expression de son visage, son maintien, toute sa façon d'être ne suscitèrent que perplexité.

– Tu nous as infligé bien des inquiétudes, mon enfant, lui déclara le vieux Ndzomam, toujours vaillant, en présence des sages rassemblés. Je ne sais ce que tu as confié à tes parents avec lesquels nous savons que tu as longtemps conversé avant de te montrer devant nous. Mais j'ai bien des questions à te poser au nom de mes pairs. Ainsi mon enfant, pourquoi es-tu demeuré si longtemps sans nous écrire ? Six ans, c'est long quand tant de gens attendent de tes nouvelles. Que t'était-il donc arrivé ?

Jean-François assura que, sitôt reparti, il s'était avisé [PAGE 170] d'apprendre le noble métier d'avocat. Il avait dû pour cela se soumettre à de nombreux examens imprévus, suivre des stages, rédiger des ouvrages, remplir des formalités. Craignant que les siens ne comprennent pas les raisons un peu trop compliquées de la prolongation de son séjour, il avait préféré interrompre sa correspondance. Après tout, l'essentiel n'était-il pas qu'il soit revenu ? Ne dit-on pas que tout est bien qui finit bien ?

Il avait utilisé des termes techniques, des ellipses de narration, toutes sortes de ficelles qui décourageaient ces gens simples de pénétrer dans le labyrinthe où évoluait leur héros.

Il paraissait extrêmement las, ses regards se dérobaient, il riait peu et toujours comme en se forçant;il dédaignait les boissons alcoolisées dont il y eut très vite profusion devant lui pour le fêter. Il ne cessait de jouer avec son fils. Tantôt il le dressait debout devant lui, comme pour bien le contempler et s'émerveiller de toute sa personne; tantôt il le prenait sur ses genoux pour lui faire risette. Tantôt il lui faisait dire tout bas ses trois prénoms, et son âge.

Mais déjà la cité bourdonnait de toutes les festivités auxquelles, qu'il le voulût ou non, le retour de l'enfant prodigue devait donner lieu. Il parut tout à coup inconvenant aux sages de débattre de problèmes graves dans cette atmosphère. On posa néanmoins une dernière question au voyageur : elle brûlait toutes les lèvres et son évocation ne pouvait être différée.

– Nous avons appris que tu as épousé une femme de là-bas, déclara Ndzomam, est-ce vrai, mon enfant ?

– Ce n'est pas inexact, répondit Jean-François, lointain, après s'être octroyé le temps de deux risettes à Guillaume ravi.

– Cependant ton frère nous a assuré que tu étais seul ?

– En effet, fit Jean-François.

– Elle a donc refusé de te suivre quand tu t'es mis en route ?

– C'est plus compliqué.

– Si tu nous expliquais, peut-être comprendrions-nous enfin, mon fils ?

Jean-François fit encore guili-guili à son fils, puis se rembrunit soudain avant de déclarer avec cette lassitude qui semblait s'être définitivement emparée de lui : [PAGE 171]

– Elle attend un enfant.

– Si je comprends bien, rétorqua Ndzomam au milieu du brouhaha de désarroi de ses pairs, quand elle aura accouché, elle te suivra ici : est-ce bien ainsi, mon enfant ?

– C'est à peu près cela.

– Que se passera-t-il alors ?

– Comment cela ?

– Mon enfant, s'impatienta le vieux Ndzomam, ce n'est tout de même pas à moi de t'apprendre que ces femmes-là réprouvent nos coutumes.

– Eh bien, la mienne les approuvera.

– Elle acceptera donc la compagnie de ta première femme, la mère de Guillaume ?

– Je ne lui ai pas encore posé la question; mais dès qu'elle sera là, je la lui soumettrai.

– Et si elle refuse ?

– Elle ne refusera pas.

– Peux-tu nous le jurer ici, ce soir, solennellement ?

Jean-François marqua son impatience en poussant un soupir accompagné d'une grimace, mais demeura obstinément silencieux, les yeux fixés au sol. C'est son frère aîné, Emile, qui intervint, avec une vigueur de voix et une détermination dans le propos qui disaient assez qu'il était bien éloigné de son état normal.

– Si elle refuse? déclara cet homme habituellement si tranquille, et quoi encore ! Pourquoi refuserait-elle, dites-moi un peu ? Nous sommes chez nous ici, oui ou non ? Dans ce pays qui est le nôtre, sont-ce nos coutumes qui doivent prévaloir, oui ou non ? Il ne manquerait plus que ça, qu'elle refuse ! elle savait ce qu'elle faisait en épousant l'un des nôtres. Nous sommes comme nous sommes, à prendre ou à laisser. Attendez un peu que je me charge d'elle, moi. D'abord je la mènerai travailler au champ, moi, comme n'importe quelle femme, l'échine courbée sous le soleil et une houe à la main; vous verrez, ça sera la première tâche à quoi je vous la plierai, moi, dès son arrivée.

– Et de quelle force useras-tu ? lui demanda Ndzomam, ironique.

– De quelle force ? répartit Emile, et ma parole alors ?

– Je donnerais des ordres à une femme sans qu'elle obtempère ?...[PAGE 172]

L'assemblée rit longtemps et de bon cœur de ces rodomontades et puis se dispersa.

Jean-François s'en retourna sans avoir vraiment éclairé la perplexité des siens;chacun s'accommodait comme il pouvait du halo de bizarreries flottant autour du héros, à quoi s'ajouta bientôt la position de Jean-François, dont la cité ne s'avisa que peu à peu, au fur et à mesure que s'écoulaient les semaines et les mois : selon des témoignages concordants et dignes de foi, Jean-François était laissé sans emploi, et bien entendu sans salaire, depuis son retour.

Quand il revenait, il inventait toujours une ruse pour éviter de parler de sa situation, ou pour dire évasivement que tout allait bientôt s'arranger; mais il ne réussissait pas à cacher qu'il était cruellement démuni; arrivait en voiture, mais un de ses amis tenait toujours le volant; il arborait des costumes qui ne chatoyaient plus que de loin, mais révélaient une usure notable quand on les observait de près; il inondait Guillaume de cadeaux, se faisait un point d'honneur de donner à Raymonde suffisamment d'argent pour faire bonne figure ici, au milieu des paysans; mais, selon la rumeur, seuls des expédients douteux, comme des leçons données dans un modeste collège privé, lui procuraient ces sommes; au demeurant il était logé par un camarade d'université.

C'est ce que Guillaume put vérifier aux vacances de Pâques, son père l'ayant emmené pour une semaine dans la capitale. A cette occasion, il rencontra pour la première fois un certain Nicolas Tekere, dit El Malek, un homme maigre et petit, sans doute le plus maigre et le plus petit des amis de Jean-François, en même temps que le plus volubile. Ce fut dans une circonstance qui troubla profondément Guillaume. El Malek était venu un jour retrouver Jean-François et les deux amis avaient conversé avec chaleur et animation, inconscients du temps qui passait. Vers huit heures du soir, la nuit étant tombée, arrivèrent le maître des lieux, un haut fonctionnaire, suivi de nombreux amis, eux aussi nantis de charges importantes, ainsi qu'il parut à Guillaume.

A la vue d'El Malek, les nouveaux venus parurent se figer soudain, comme frappés de consternation et de mutisme. Cependant ils semblèrent se ressaisir, s'approchèrent successivement d'El Malek dont ils serraient [PAGE 173] la main avec froideur, puis repartirent comme un seul homme, y compris le maître de la maison, et sans s'être départis de leur silence.

L'hôte de Jean-François ne revint dans sa maison que le lendemain.

– Tu joues un jeu trop dangereux, dit-il sévèrement à son ami, tu ne te rends toujours pas compte que ce n'est pas le quartier latin ici.

– Ecoute un peu, lui répondit Jean-François, il faut quand même l'aider, ce pauvre type, non ?

– Nous avons essayé, mon vieux, nous avons tout essayé.

– Ce n'est pas en le fuyant ainsi que vous y arriverez, mais au contraire en l'entourant, en l'intégrant peu à peu, en le chargeant de responsabilités. Nous devons pouvoir expliquer cela en haut lieu quand même, non ?

– Tu as peut-être raison, mais tu comprends, moi je ne veux plus d'histoire. Avec toutes mes charges, je ne peux plus m'offrir le luxe de nouveaux embêtements. J'ai eu mon compte, je passe le flambeau aux jeunes. Je ne veux plus voir El Malek chez moi.

Enfin la cité apprit que Jean-François était nanti d'une haute charge, mais elle hésitait à se réjouir de cette nouvelle, à se tenir comblée dans ses espérances, car Jean-François avait été versé dans l'enseignement. Pendant la colonisation, les gens s'étaient habitués à voir nommer dans l'enseignement des diplômés de faible réputation et de médiocre avenir; ils n'imaginaient pas que l'on pût être à la fois enseignant et haut-fonctionnaire.

Tout au long de la première visite succédant à sa nomination, Jean-François eut beau s'efforcer d'amener la cité et notamment ses sages à distinguer entre les enseignements élémentaire et primaire supérieur seuls dispensés jadis, où, de fait, servaient souvent des individus à la science peu approfondie, et l'enseignement supérieur, où seuls abordaient des sujets d'élite dans le cadre de l'université nationale en cours de Constitution : ses interlocuteurs témoignaient sournoisement un scepticisme entêté, source d'une exaspération que Jean François ravalait plus péniblement chaque jour, sans trop savoir désormais quelles raisons il pouvait avoir de filer doux devant les vieillards placés à la tête de la cité.

Puis on apprit que Jean-François avait enfin sa maison [PAGE 174] à lui dans la capitale; il vint bientôt prendre sa femme et son fils, non sans promettre d'organiser dans la cité les réjouissances solennelles célébrant son retour d'Europe, dès qu'il percevrait sa première paie. En réalité, il avait fallu l'acculer pour lui arracher cet engagement : il se prêtait de moins en moins à la négociation avec les sages en présence desquels il lui semblait par trop se trouver dans la position d'un accusé devant ses juges.

– Tu es bien désinvolte avec les sages, lui fit remarquer à cette occasion sa vieille mère d'habitude discrète, silencieuse et même lointaine; s'ils te convoquent, tu traînes longtemps dans la cité avant de te présenter devant cette assemblée qui t'attend impatiemment;tu quittes la salle avant le terme des débats; sous le feu des questions, tu ne te prives pas de faire sauter Guillaume sur tes genoux. Prends garde, notre fils, tu es sur la mauvaise pente. Pourras-tu te ressaisir à temps ? Un jour prochain, résisteras-tu à la tentation de nous donner des ordres, à nous sans qui tu ne serais pas ?

– Mère, répondit Jean-François parlant enfin à cœur ouvert, mère, il y a des jours où j'aimerais me reposer un peu, et qu'on cesse de me harceler comme un criminel. Car enfin qui donc a été en Europe ici ? Moi seul, mère. Qui s'est esquinté le tempérament à étudier là-bas de longues années ? Eh bien, moi seul, mère, et je n'ai aperçu là-bas aucun des sacro-saints sages de la cité. Et qui, à la fin, a décroché des diplômes ? C'est encore moi, mère, et moi seul. Et, crois-moi, ce n'était pas donné, vrai Dieu ! Il a fallu affronter en même temps ou successivement le terrible froid de là-bas, la faim parfois, les maîtres qui ne nous aimaient pas trop, l'hostilité des habitants du pays...

– L'hostilité des Blancs ?

– L'hostilité des Blancs, mère. Ne va pas croire aux sornettes qu'on vous débite ici, comme quoi on nous accueille là-bas à bras ouverts, on nous fête, on nous choie et autres semblables fariboles. Tu ne peux rien imaginer de plus malveillant, de plus malfaisant que les Blancs dans leur pays, mère. Souvent ils nous agressaient dans la rue, ils nous insultaient, ils nous criaient : « Singes noirs, retournez monter dans les arbres de vos forêts originelles... »

– Comme les Blancs d'ici alors ? [PAGE 175]

– Tout juste, mère; ceux de là-bas ne valent pas mieux que ceux d'ici, contrairement à ce qui se raconte souvent.

– Et tu as épousé une de leurs filles ?

– Avec une femme, mère, c'est très différent.

– Oui, il faut toujours compter avec ce qui se fait au lit, c'est ce que l'on oublie un peu facilement; mais tout de même, entre une femme de là-bas et un gars de chez nous, je n'arrive pas à imaginer...

– C'est que tu es d'une autre époque, mère, et tu ne veux pas apprendre à imaginer.

– C'est cela qu'il faudra expliquer aux sages de la cité, notre fils; ils désirent tant s'instruire.

– Il faudrait savoir : dois-je les instruire ou dois-je les conduire à la terre promise des délices des Blancs ?

– Tu ne peux pas faire les deux à la fois, notre fils ?

– Non, mère, il faut choisir. Impossible d'avoir les deux à la fois. Je ne peux être à la fois prophète et haut fonctionnaire. Tu connais bien le Nouveau Testament, n'est-ce pas, mère ? Eh bien, rappelle-toi Jésus-Christ le prophète, et Ponce-Pilate le haut-fonctionnaire, deux personnes non seulement différentes, mais hostiles; l'un finit crucifié, l'autre, installé dans son fauteuil, se contente de se laver les mains. Il faut choisir. Tu ne veux pas que je finisse crucifié, au moins ?

– C'est terrible, ce que tu dis là, notre fils.

– C'est ainsi, mère. Explique-leur cela, et qu'ils me laissent un peu de repos, car je suis exténué. Voici dix bonnes années que j'ahane seul, sans trêve. J'aimerais un peu de répit maintenant. Dis-leur bien cela.

Des mois après sa nomination comme maître-assistant de Droit public, Jean-François n'avait encore touché aucun salaire;il bénéficiait de temps à autre de parcimonieuses avances octroyées par un organisme dépendant de la présidence de la République, et appelé Crédit Financier et Immobilier. Comme presque tous ses pairs, il avait une ardoise dans les magasins les plus importants de la capitale, propriétés de commerçants grecs et libanais qui hésitaient à réclamer leur dû. Son endettement prenait chaque jour des proportions plus inquiétantes, mais il s'était imposé comme une discipline de ne jamais y penser.

Quand Guillaume sortait de l'école, les garnements du quartier, qui lui en voulaient de n'être pas habillé des [PAGE 176] guenilles communes et surtout de porter des chaussures de toile en bon état, lui décochaient des railleries énigmatiques, s'écriant par exemple :

– Tiens, voici l'homme dont le papa en est seulement à sa première chute. Va donc, eh, berline !

– Berline toi-même, répondait l'enfant, combatif mais sans trop comprendre, frappant ses adversaires à l'aveuglette, comme au milieu des ténèbres, mais cruellement meurtri par leurs ricanements.

Auprès du petit peuple de la capitale rendu amer par la défaite des organisations populaires qu'éliminaient peu à peu de la scène politique les bandes implacables et les hommes sans scrupule financés et guidés par les firmes et les ambassades étrangères, les diplômés revenant d'Europe étaient la cible de quolibets que provoquait le spectacle écœurant de leurs ralliements successifs à un pouvoir abhorré. Par une identification baroque à la passion du Christ, l'itinéraire qui les menait de l'enthousiasme éprouvé à leur retour, alors qu'une réputation illusoire de fronde auréolant le nouveau venu cristallisait l'espérance de revanche de faubourgs silencieux mais attentifs, au jour affreux de leur reddition au parti unique, avait été transformé en chemin de croix; le Golgotha représentait l'étape finale où l'on voyait le traître, devenu un instrument abject de dirigeants honnis, couronner sa misérable ascension en acceptant une nomination à un poste ministériel ou à toute autre charge. d'une importance comparable.

Le tout était de savoir à quelle allure le nouveau venu effectuerait un parcours devenu en quelque sorte obligatoire. Selon leur vélocité relative, l'opinion classait les impétrants supposés en poids lourds s'ils faisaient tant soit peu montre de résistance à l'attraction des privilèges du ralliement; en berlines s'ils franchissaient posément les paliers de la trahison, pour ainsi dire sans perdre leur dignité en cabriolets grand sport s'ils se révélaient enclins à brûler les étapes sans complexe, ce qui était le cas du plus grand nombre. Le mélange disparate de ces deux métaphores, en se développant, engendrait un langage étrange comme un code abracadabrant, à la maîtrise duquel Guillaume Henri n'allait accéder que très lentement avec tristesse, comme à regret, sans jamais pouvoir le révéler à Jean-François, bien que souvent son infime [PAGE 177] personnage eût souhaité s'entretenir à cœur ouvert avec un père inespéré naguère, aujourd'hui éperdument aimé et admiré.

En dépit des facilités arrachées à de riches commerçants grecs et libanais que la fantaisie et le caprice des services d'immigration rendaient timorés, on ne mangeait pas souvent à sa faim chez Jean-François. Encore Raymonde, plus fidèle à des traditions millénaires que délibérément économe, faisait-elle mijoter ses rustiques ragoûts dans le jardin sur une cuisinière bantou faite d'un trépied métallique posé sur un minuscule bûcher. Jean-François ne paraissait pas tellement s'en féliciter, il était humilié par la curiosité insistante que cette technique pourtant tout à l'honneur de la culture africaine, suscitait parmi les voisins blancs, des diplomates nord-américains à sa gauche, des militaires de l'assistance technique française à sa droite, et, en face, de l'autre côté de la rue, des coopérants est-européens attachés à un institut d'agriculture.

De même il ne se passait pas de semaine sans que Raymonde aille s'approvisionner au pays d'où elle ramenait des sacs d'ignames, d'arachides, de poissons séchés, ainsi que de la volaille et de la venaison.

Au cours de l'un de ces voyages, Raymonde étant venue en voiture dans la cité, seule avec le chauffeur, un groupe de sages conduits par Ndzomam décida de la raccompagner jusqu'à la capitale. Malgré sa grande compassion pour son fils, la vieille mère de Jean-François n'avait pas osé transmettre la prière de celui-ci à l'assemblée des sages. Bien loin de se calmer, comme le demandait Jean-François presque en suppliant, la pétulance inquisitrice de ces derniers avait crû au fil des jours.

A quoi peut-on juger de la façon la plus assurée qu'un diplômé s'est hissé au rang de fonctionnaire sinon à la localisation de sa maison au centre de la capitale et aux équipements de celle-ci ? Il suffirait d'aller effectuer un séjour dans la maison de Jean-François, de s'instruire ainsi par l'expérience en dédaignant les témoignages toujours sujets à caution des tiers. C'est ce qu'entreprirent ces sages.

Ils demeurèrent une dizaine de jours dans la villa de Jean-François. Ils se vautraient dans le jardin qu'ils remplissaient de retentissants palabres, sans égard à leurs [PAGE 178] délicats voisins dont Jean-François se doutait qu'ils riaient sous cape en observant hypocritement ses hôtes. Ils s'empiffraient avec obstination comme s'ils ne pouvaient éprouver que dans l'excès le triomphe de voir leur enfant parvenu au sommet des honneurs et de la fortune.

Peu empressé à se mêler à eux et surtout peu désireux de les encourager à rester, Jean-François accumulait les prétextes pour ne guère paraître chez lui, abandonnant la lourde charge de ces intrus à la malheureuse Raymonde. Comment leur suggérer à la fin de s'en aller ? Il fallut réduire brutalement le menu de chaque repas. Un jour, au lieu du bœuf et du riz, ils n'eurent plus à manger que le menu fretin d'eau douce pêché dans l'arrière-pays, et du manioc;à boire, au lieu des alcools et du vin bouché venu d'Europe, que le mauvais vin de palme vendu à la sauvette sur les marchés de la capitale. Balançant peut-être soudain les avantages et les inconvénients de la vie en ville et au pays, ils décidèrent alors de s'en retourner chez eux, mais exigèrent préalablement des cadeaux qui auraient ruiné Jean-François si celui-ci n'était déjà ruiné, et ne s'y était résigné.

Les récits qu'ils firent à leurs concitoyens, la vue des cadeaux qu'ils portaient, leur bonne mine incitèrent d'autres groupes d'habitants de la cité à tenter la même expédition. Seuls résistèrent à cette vogue le père et la mère de Jean-François, car ils savaient pour leur part combien leur fils avait besoin de paix.

Quant à Emile, il fit mieux que d'aller vérifier la réussite de son jeune frère;il s'installa définitivement auprès de lui.

Puis commença pour Guillaume une période de sa vie aussi merveilleuse qu'énigmatique. Il lui sembla qu'il entamait la longue lecture d'un livre prodigieux; chaque mot était un fruit pulpeux dont le sucre lui emplissait la bouche, mais l'ensemble de l'affaire lui demeurait inintelligible, désespérément mystérieux.

Jean-François enseignait depuis à peine quelques mois quand Guillaume apprit que son père avait été nommé Substitut du Procureur de la République par décision présidentielle. Quelques jours plus tard, la famille déménagea, et l'enfant chercha en vain à découvrir le lien unissant ces deux événements. Jean-François, [PAGE 179] Raymonde et Guillaume ainsi que leurs deux domestiques s'installèrent dans une maison qui parut splendide et immense à l'enfant;elle était située dans un quartier passablement excentré de la capitale, à la lisière du faubourg africain Niagara où Guillaume allait à l'école, et, les jours de congé, venait jouer au football avec des garnements dont beaucoup lui étaient hostiles.

Emile, quant à lui, alla occuper une maison à peine moins imposante au cœur même de Niagara, à environ mille cinq cents ou deux mille mètres de son frère. Désormais, fut-il décidé, les gens du pays qui viendraient dans la capitale seraient hébergés chez Emile et devraient s'abstenir de venir importuner Jean-François. Emile, lui, tout en étant le maître de la maison de Niagara, prendrait, à sa guise, les repas de midi et du soir chez son jeune frère.

Bientôt se produisit un événement qui mit Guillaume au comble de la perplexité : il avait beau s'interroger, il ne pouvait se résoudre à le considérer comme un bonheur ni comme un malheur. Les méchants garnements de Niagara n'éprouvaient aucun doute, quant à eux.

– Après cela, lui déclarèrent-ils, ton père va mourir crucifié, comme le Christ. Il sera pour ainsi dire enterré. Mais attention, lui ne ressuscitera pas le troisième jour, ni à aucun moment. A l'extérieur, il aura toute l'apparence d'un être humain; en fait, ce sera un mort vivant, juste une mécanique à face humaine, un zombie, quoi. Va donc, eh ! fils de zombie et zombie toi-même...

– Comme vous ! répondit vindicativement Guillaume.

– L'agressivité des garnements de Niagara s'était accusée avec la révélation de la part prise par Jean-François dans le procès des cinq derniers leaders de d'opposition populaire, Golgotha, selon eux, du père de Guillaume Henri. Le nouveau Substitut du Procureur de la République avait requis contre les accusés de lourdes peines d'emprisonnement auxquelles deux d'entre eux seulement devaient survivre.

Le petit peuple en voulait d'autant plus à Jean-François que, selon la rumeur, les magistrats français en service dans le pays, quand ils avaient été sollicités, avaient décliné fermement et pas toujours poliment cet honneur douteux. Les magistrats nationaux eux-mêmes [PAGE 180] avaient su se dérober. Le président s'était alors rabattu sur Jean-François, placé par son désarroi domestique et financier dans une position qui lui interdisait de rien refuser au pouvoir dont au contraire il attendait son salut désormais. Les faubourgs populaires ne semblaient ignorer aucune circonstance d'une affaire pourtant bien secrète ni aucun détail des tractations auxquelles elle donna lieu.

Le président avait laissé entendre au nouveau Substitut que, s'il acceptait le rôle qui lui était dévolu, tout le pays lui devrait une reconnaissance éternelle. Jean-François n'avait même pas hésité.

Un conseiller français du président l'avait alors entraîné dans son bureau, contigu à celui du chef de l'Etat, et avant d'arrêter avec lui les grandes lignes de son réquisitoire, avait tenu à expliciter les avantages dissimulés derrière la noblesse protocolaire des paroles du président.

– Monsieur le Procureur, avait déclaré le conseiller français à Jean-François, je sais bien que c'est un détail très accessoire, et même un détail sordide pour un homme comme vous. Néanmoins, j'ai tenu à vous faire savoir, à tout hasard, que tous vos problèmes financiers, au cas où vous en auriez bien entendu, doivent désormais pouvoir trouver une solution aisée. Par là j'entends par exemple, mon Dieu, je ne sais pas, moi, des crédits immobiliers, au cas où vous voudriez acquérir la propriété d'une maison, de deux maisons, de trois maisons, pourquoi pas, et même davantage. Vous n'avez qu'à nous faire signe, quels que soient vos désirs, et tout sera réglé dans l'heure qui suivra.

« Il s'agira bien évidemment de créditssans limites, monsieur le Procureur, je dis bien sans limites. Le pays que vous allez servir avec une rare abnégation vous doit bien cela, et plus encore. Le président aussi, bien entendu. Je parle en son nom, n'en doutez pas. Eh bien, monsieur le Procureur, venons-en maintenant à ce fameux réquisitoire, si vous me permettez... ».

Le procès tout entier à huis clos n'avait été annoncé ni dans la presse nationale ni dans la presse étrangère;son déroulement avait pourtant été suivi avec passion et colère, mais dans le silence, par les faubourgs populaires, à l'insu de Jean-François et, pendant un temps, de Guillaume Henri. Tout le monde savait maintenant que [PAGE 181] le diplômé nouveau venu avait, lui aussi, basculé dans le camp des ennemis du peuple.

Le fils de Raymonde se démoralisa définitivement lorsqu'il lui fallut se rendre à l'évidence de l'hostilité de ses petits camarades de classe; sans oser s'en ouvrir à son père, comme lui conseillait Raymonde, il demanda Simplement à changer d'école. Pour des raisons évidentes, mais personnelles, Jean-François pensa que c'était la sagesse même et le plaça dans une institution payante du centre de la capitale, dirigée par des religieuses catholiques et réservée aux enfants des dignitaires du régime, sans distinction de confession. Il revenait souvent à Niagara, soit en compagnie de sa mère pour rendre visite à Emile, soit seul surtout les jours de congé, pour assouvir sa passion du football, en affrontant les garnements qui se livraient des parties homériques sur les terrains vagues, à l'écart ou dans l'indifférence des adultes.

– Alors, il a perçu ses trente deniers ? lui jetait un garnement.

– Qui donc ? faisait naïvement Guillaume, feignant la hauteur et le dédain.

– Qui ? mais Judas, voyons.

– Qui ça, Judas ? rétorquait Guillaume. Judas, connais pas.

– Judas, c'est Judas eh ! patate. Judas, c'est ton géniteur, tu ne savais pas ? Va donc eh ! fils de Judas Iscariote.

– Comme toi ! s'écriait Guillaume fou de rage contenue. Scariote toi-même.

– Dis donc, petit morveux, tu sais à qui tu causes ? Recommence un peu, et je t'écrabouille, comme ça, tu vois ? avec mon seul talon, comme un reptile malfaisant. Ton Judas de père, je n'ai pas peur de lui, moi ! non mais...

En réalité, même les plus grands et les plus robustes se gardaient bien de molester Guillaume, bien qu'avec son don prodigieux du dribble il lui arrivât de mystifier à la file quatre ou cinq adversaires bien plus âgés.

D'ailleurs Guillaume Henri s'était fait un ami de Raoul, un de ces adolescents rudes et rebelles, un jeune mulâtre zélateur de son football peu inventif, mais d'une dextérité et d'une vélocité auxquelles rien ne se comparaît. [PAGE 182] Si sa manœuvre se devinait aisément, il l'exécutait avec une telle prestesse que la parade de son vis-à-vis survenait toujours quelques fractions de seconde trop tard. Raoul faisait fi du sobriquet injurieux de Scariote dont les autres garnements avaient définitivement affublé Guillaume, et l'appelait Zamora ou, par abréviation, Zam.

Pendant les longues heures torrides des mercredis après-midi, le terrain vague, théâtre des rencontres rituelles des footballeurs adolescents, retentissait des exclamations élogieuses adressées par Raoul à son inséparable coéquipier.

– Magnifique, Zam ! centre maintenant, Zam. Passe à ta gauche, Zam ! Shoote au but, Zam ! Vas-y, Zam ! ridiculise-le...

Si Guillaume s'était jamais trouvé en danger, il ne faisait de doute pour personne que le mulâtre maigre mais très musclé se fût vaillamment offert pour combattre à ses côtés.

Insensiblement, la vie devint aussi belle que le rêve le plus charmant, quand Guillaume en jugeait du moins par l'atmosphère régnant dans la villa de son père. Certes le Procureur était presque toujours absent, ses fonctions ne s'accommodant pas, disait-on, d'un horaire fixe. Guillaume et Raymonde n'avaient point de peine à s'en consoler et passaient une grande partie de leur temps à s'émerveiller des luxueuses acquisitions qui s'accumulaient lentement autour d'eux. Personne ne savait exactement à combien s'élevait le salaire du nouveau Substitut du Procureur, que tout le monde appelait d'ailleurs Monsieur le Procureur; mais, à n'en point douter, Jean-François était devenu tout à coup riche, immensément riche, comme si la baguette miraculeuse d'une fée l'avait brusquement couvert d'or.

Guillaume et Raymonde avaient même leur voiture à eux, que personne ne leur disputait. C'était un vrai joujou de rêve, une Mini Morris, dont la conduite semblait à la portée même d'un jeune enfant. Un chauffeur emmenait d'abord Guillaume à l'école, et un peu plus tard sa mère au marché ou dans les magasins des quartiers commerçants. Le Procureur réservait à son seul usage une autre automobile, une splendide Mercedes bleu lavande, haute et vaste comme un palais, disait Guillaume Henri à ses grands-parents quand il allait les voir. [PAGE 183]

Il arrivait que Jean-François passe la soirée à la maison et même, certains dimanches, à la fois l'après-midi et la soirée. C'était alors comme une fête douce et délicieuse. Les amis du Procureur ne tardaient pas à envahir la villa, entourés de nombreuses compagnes qui n'étaient jamais leurs épouses connues. Le tourne-disques invisible dispensait des musiques de cuivre très rythmées dont les harmonies mielleuses contrastaient plaisamment avec les conversations animées des assistants, bientôt ponctuées de cris joyeux, d'accès d'hilarité collective, une seule fois de vociférations de colère qui se terminèrent même par une rixe entre gens que, crut comprendre Guillaume, séparait une rivalité amoureuse.

Les hommes buvaient abondamment des alcools, les dames sirotaient des jus de fruits ou du champagne. Raymonde paraissait tout à coup parmi les invités et les saluts joyeux aussitôt de fuser à son adresse à mesure qu'elle s'avançait au milieu du salon. Ici on lui prenait la main avec laquelle elle venait d'épicer un ragoût et qui fleurait l'ail; là on lui caressait amicalement l'épaule ou le cou, on la harcelait de questions en français; elle n'y répondait guère, excepté lorsque son interlocuteur était un Africain et à condition qu'il fasse précéder sa réplique du mot Sita, qui semblait seul rassurer sa timidité : elle se détendait tout à coup et, sous les compliments, elle riait aux éclats, laissant cascader la jeunesse de sa voix avec le tintement du cristal.

Un jeune Blanc se trouva plusieurs fois parmi les invités;il avait la manie de se forcer à raconter des histoires drôles, mais qui ne faisaient rire personne, sauf parfois Jean-François, par courtoisie sans doute, et El Malek qui ne paraissait, hélas ! que trop rarement, étant presque toujours en prison. Un autre travers du jeune homme, auquel ses fonctions facilitaient l'approche des hauts dirigeants, c'était de colporter des potins plutôt sordides sur leurs liaisons amoureuses, leur verdeur ou leur décrépitude sexuelle, leur vie domestique. Un jour qu'il venait de raconter par le menu et sur le ton de l'indignation comment la première dame du pays avait trouvé le moyen de faire venir d'Italie par Boeing le marbre de sa nouvelle salle de bain, il s'efforça en vain d'amener son auditoire à juger cet acte de malversation; il prit alors congé, sans doute de dépit. [PAGE 184]

– C'est terrible, dit aussitôt une dame, rien à faire, je n'aime pas les toubabs. Je n'arrive pas à me sentir en confiance auprès d'eux.

– Tu ne serais pas un peu raciste sur les bords, ma chérie ? lui fît joyeusement sa voisine.

– Non, non, mon, ce n'est pas ça, protesta la dame, la race n'y fait rien. D'ailleurs ce n'est pas tout à fait exact que je ne les aime pas. Cela ne me gênerait pas du tout de dormir dans le même lit qu'un toubab...

– Au contraire ! s'écria la voisine.

– Ou une toubabesse, ajouta la dame en se tournant vers les hommes. Je veux seulement dire qu'avec eux, je ne sais pas, je me sens mal à l'aise, surtout quand ils jouent à nous faire guili-guili.

– Il faut pourtant coopérer avec eux, s'étonna Jean-François, il y a des accords qui font d'eux nos amis et de nous...

– Bien sûr, répliqua la dame, disons que nous sommes forcés de coopérer avec eux; mais quant à être vraiment bien avec eux, ça c'est autre chose. D'abord, est-ce que vous êtes capables de dire, vous, d'une façon certaine, si ces gens-là plaisantent ou s'ils parlent sérieusement ?

– Attends un peu, sita, lui dit vivement Jean-François écoute-moi un peu : t'es-tu seulement demandé si nous ne sommes pas aussi pour eux un casse-tête à ce sujet ? Eh bien, je me suis maintes fois entendu poser cette question par les toubabs en Europe : comment savoir si un Africain plaisante ou s'il parle sérieusement ? Tu vois, sita.

– Ne parlons pas de ces choses-là, elles portent malheur, conseilla une voix grave; je signale qu'un grand verre plein de whisky à ras bord n'a jamais fait de mal à personne. Ce n'est pas ce que disent les toubibs toubabs, mais je suis comme sita, je ne me sens pas tellement rassuré auprès de ces gens-là.

Grand-père et grand'mère Dzewatama se laissèrent enfin persuader eux aussi de venir dans la capitale et ils séjournèrent assez longtemps pour donner à Guillaume l'illusion qu'ils avaient résolu d'habiter définitivement avec la famille de leur fils adoré. Il lui parut être parvenu au comble de la félicité bien que la compagnie des deux vieillards ne fût pas très joyeuse. Peu éloquents, ils ne s'extériorisaient à peu près jamais, non qu'ils fussent [PAGE 185] intimidés, comme il arrive souvent aux paysans transplantés en ville. Au contraire, Ils montraient une assurance distante, sans dédain pourtant, comme s'ils avaient jugé, tout en sympathisant avec l'aventure de leur entant et avec le monde où il évoluait, que tant de prospérité ne pouvait manquer d'irriter le destin à la longue et que leur âge leur commandait de se tenir à l'écart des remous et des bourrasques à venir.

Le mercredi, Guillaume et Raymonde emmenaient les grands parents dans les rues de la ville; c'était la seule occasion où les deux vieillards abandonnaient leur réserve bourrue et sceptique. Guillaume prenait la main de sa grand'mère effarouchée et rétive et lui faisait traverser la chaussée à grand renfort de moqueries, de cris d'encouragement, tandis que grand-père, très digne, les lèvres serrées, s'engageait fermement sur le macadam à peine sollicité par Raymonde, sans trouble apparent.

Même ainsi, il semblait à Guillaume que rien de plus doux n'aurait pu lui arriver : Raymonde, Jean-François, grand'mère, grand-père et lui-même réunis pour toujours, c'est de cela qu'il avait rêvé, aussi loin que remontent ses souvenirs. A côté de cela, qu'était-ce que le Paradis même.

C'est le moment que choisit le destin pour lui rappeler que sa vie devait être marquée de rebonds imprévisibles et menaçants, comme la trajectoire d'un ballon de football monstrueusement capricieux. En revenant de l'école ce jour-là, il trouva Raymonde, grand'mère et grand-père réunis avec des airs de conspirateurs dans la cuisine où ils ne venaient jamais, laissée déserte par le congé du boy-cuisinier. Au lieu de lui indiquer où trouver son goûter, Raymonde l'attira et le pressa sur son sein comme à l'époque pas encore lointaine où ils attendaient sans espoir le retour de Jean-François.

Comme naguère, l'enfant essuya d'un geste maladroit le filet d'eau qui coulait sur la joue de sa mère avant d'y coller sa propre joue, en chuchotant pudiquement à l'oreille de Raymonde :

– Mais tu pleures, maman ! Pourquoi pleures-tu ? Pourquoi?

Tandis que les grands parents se tenaient immobiles, plus silencieux et distants que jamais, comme raidis devant la fatalité, Raymonde avec force reniflements [PAGE 186] expliqua à son fils qu'il aurait bientôt une autre mère. L'enfant eut beau protester, Raymonde poursuivit en lui recommandant de se montrer doux et obéissant avec la nouvelle venue comme il l'avait été avec elle-même. Guillaume se révolta, cria trépigna, la mère se fâcha et apostropha – son fils avec une violence inconnue et même insoupçonnée de Guillaume auparavant.

– Peux-tu cesser de jouer un instant et te comporter enfin comme un grand garçon, âh Guillaume ? hurla-t-elle avant de poursuivre d'une voix soudain radoucie, tu es un homme maintenant, combien de fois devrai-je te le répéter ? Ecoute-moi bien, mon petit, ton père m'avait tout caché, mais j'en sais assez maintenant pour comprendre qu'il est temps que je débarrasse le plancher. Voici des mois qu'il échange une abondante correspondance avec l'autre; elle va bientôt le rejoindre ici, c'est une affaire de semaines, trois au plus. Ils viennent de convenir de la date. Tout est décidé et arrangé, jusqu'au moindre détail. Les caisses qui s'entassaient au sous-sol, tu te rappelles ? Eh bien, ce sont ses bagages.

– Mais puisque nous ne voulons pas d'elle ! protesta à nouveau Guillaume; je sais que personne n'en veut, ni moi, ni toi, ni grand'mère, ni grand-père, ni Emile, ni...

– Oui, oui, mais ton père y tient, lui, âh Guillaume. Si seulement tu pouvais lire les lettres qu'elle lui écrit ! alors imagine celles de ton père. Mon pauvre Guillaume, cela nous dépasse tous, va.

– Alors je viens avec vous ! décida Guillaume en fondant en larmes.

– Pas question ! lui ordonna sa mère; te figures-tu que tu y survivrais ? Tu prétends retourner à la misère après avoir connu cette vie-là ? Ce n'est pas moi qui t'y encouragerai.

– Et toi ? rétorqua l'enfant.

– Moi, c'est différent, demande donc à tes grands parents. Retiens bien ceci, âh Guillaume : pour l'homme noir, la vie de l'homme blanc, c'est comme le tabac pour le fumeur; il y en a qui fument en avalant la fumée jusqu'au fond de leurs entrailles avant de la rejeter par le nez; c'est ton cas, parce que tu as commencé trop jeune, sans pouvoir te défendre. C'est aussi le cas de ton père, mais lui, c'est l'accoutumance. Nous autres, tes grands parents et moi, nous fumons seulement du bout [PAGE 187] des lèvres, le tabac ne pénètre pas en nous, et ne peut nous intoxiquer; et quand il le faut, nous nous en passons sans peine.

– Allons, sois raisonnable, âh Guillaume ! Un garçon doit vivre auprès de son père. Et puis écoute ceci : tu as un petit frère, oui, un petit frère, de l'autre femme.

– Pas vrai !

– Si, si, je peux même te dire son âge : il a six mois ! Tu te rends compte ? C'est un bébé, tu pourras t'occuper de lui;tu le feras rire en le chatouillant. Pas trop fort aussi.

Guillaume, qui pensait qu'il y a une justice, demeurait persuadé que la Providence n'accepterait pas qu'il soit à nouveau séparé de Raymonde, et qu'elle ferait tout pour conjurer ce malheur. Pourquoi un déluge, comme dans la Bible, ou une guerre ne ravagerait-elle pas la planète, creusant un fossé infranchissable entre l'Europe et l'Afrique ? Pourquoi l'avion dans lequel l'autre femme allait voyager ne s'abîmerait-il pas dans l'océan ou au fond d'une forêt vierge ?

Comme à l'accoutumée, Jean-François rentra fort tard cette nuit-là et sa vieille mère, qui l'avait patiemment attendu, le prit par la main et l'entraîna auprès de son père; celui-ci dormait, d'un sommeil si léger pourtant qu'il se réveilla dès que la lampe s'alluma.

– Alors, c'est bien vrai ? dit la vieille femme en prenant son mari à témoin, c'est vrai que cette femme va venir ici, dans cette maison ? qu'elle y sera la maîtresse à la place de Raymonde ? Dis-nous pourquoi une telle affaire est indispensable. Pourquoi ?

– Vraiment je ne vous comprends pas, fit Jean-François avec cette lassitude irritable qui le caractérisait, vous êtes tous là à m'agacer, tous ligués contre moi. Mais bon Dieu ! qu'est-ce que je vous ai fait ? Quel crime ai-je donc commis ? Après tout, une femme de plus ou de moins, est-ce donc une telle affaire ?

– Et nous alors, notre fils, que fais-tu de nous ? A cause d'une femme, tu nous jettes pour ainsi dire à l'eau, comme des excréments ?

– Voyons, mère, tu dis n'importe quoi. Personne ne vous jette à l'eau, pas elle toujours. Tu ne la connais pas, tu ne l'as même pas vue, tu ne lui as pas parlé.

– Moi lui parler ? En quelle langue, notre fils ? [PAGE 188]

Compte sur moi là-dessus. Nous partons demain, ton père et moi, et nous emmenons Raymonde parce qu'elle sera toujours notre vraie bru. Nous ne reviendrons chez toi que lorsque Raymonde y régnera de nouveau. Fais venir l'autre, accueille-la puisque tu sembles en avoir un tel besoin. C'est à croire qu'on ne peut pas devenir haut fonctionnaire sans une femme de là-bas. Cela te passera un jour, notre fils, n'en doute pas. Je retourne au pays pour y attendre la mort;ces temps ne sont pas faits pour moi. J'ai bien assez vécu puisque je t'ai vu revenir, après en avoir si longtemps désespéré. Que demander de plus au Seigneur ? Je te bénis, Jean-François; puisse la miséricorde divine t'accompagner dans toutes tes entreprises. Mais moi, ce coup-là, je n'y survivrai pas.

Le fait est que, le lendemain à la fin de l'après-midi, quand Guillaume revint de l'école, ni sa mère, ni sa grand' mère, ni son grand-père n'était plus là. L'enfant ignora toujours quelles avaient été les dispositions de Jean-François et de Raymonde au moment de leur séparation. Les deux époux avaient eu une altercation d'une sobriété exemplaire, chargée de dignité pour Raymonde, alourdie de lassitude et d'agacement pour Jean-François.

– Prends bien soin de Guillaume Henri, avait recommandé Raymonde.

– Tu as tout à fait raison de repartir chez nous pour le moment, avait déclaré Jean-François sans se retourner vers sa femme, c'est une excellente idée que je me préparais d'ailleurs à te proposer. Plus tard, nous verrons; ce sera à toi de décider.

– Décider quoi ? s'était récriée Raymonde pleine d'amertume.

– Je ne sais pas moi, avait répondu Jean-François avec un geste brusque de colère, tu n'es pas un enfant tout de même. Décider quoi ! mais décider par exemple ce que tu vas faire de ta vie. Ta vie est à toi, oui ou non ?

– Ma vie ! ne me fais pas rire. Est-ce que j'ai une vie, moi ? Est-ce que la femme a une vie dans nos coutumes ?

– Nos usages ont toujours accordé aux hommes éminents la faculté de prendre plusieurs femmes, tu le sais bien, Raymonde. Si Ndzomam s'avisait aujourd'hui d'introduire une nouvelle épouse dans son foyer, cela passerait inaperçu dans notre cité; pour la plupart des gens, ce serait de la routine, tu es bien d'accord. Si toutefois [PAGE 189] l'une des premières épouses s'offusque de la nouvelle situation, libre à elle de partir. La coutume est ainsi faite, et je n'y peux rien. C'est donc à toi de prendre une décision.

– Ah ! Si j'avais su que les choses se faisaient toujours selon les anciens usages, ironisa Raymonde, vois-tu, j'y aurais peut-être regardé à deux fois.

Et tout fut dit.

Mongo BETI