© Peuples Noirs Peuples Africains no. 20 (1981) 133-147



LITTERATURE ET POLITIQUE:

L'INCARCERE de Yves-Manuel DOGBE[1]

Raymond O. ELAHO

« Les espérances politiques de nos peuples ont été
le plus souvent soit trahies, sait mystifiées : pour la plupart d'entre
nous (écrivains africains), c'est un devoir quasi quotidien de le crier
très fort, de stigmatiser les dirigeants noirs qui ont accepté de se faire
l'instrument du désespoir de notre continent. »

Mongo Beti.
(Conférence prononcée à l'université de Würzburg le 10 juillet 1979).

Ce qui frappe en lisant L'Incarcéré[2] de Dogbé, ce sont ses multiples dimensions. Le lecteur y trouvera ce qu'il veut : roman philosophique, roman autobiographique, roman sociologique au roman politique. Le roman peut être lu aussi – du moins dans la première partie – comme un guide touristique de l'étranger à Paris, avec la description minutieuse de ses rues, de ses monuments, [PAGE 134] de ses cafés, de ses théâtres, etc. L'Incarcéré est aussi un roman d'amour, avec cette analyse fine de la psychologie de la femme occidentale et ces descriptions érotiques des scènes d'amour qui font penser à Hervé Bazin – ce grand romancier français qui connaît si bien le « cœur » féminin.

UNE REPUBLIQUE AFRICAINE FAUSSEMENT INDEPENDANTE

Cependant c'est le thème politique qui domine dans ce deuxième roman de Dogbé[3]. Obligé par les circonstances politiques de son pays (le Togo) de vivre en France depuis bientôt cinq ans, Dogbé a sans doute senti la nécessité d'écrire un roman où apparaîtraient ses idées politiques et ce qu'il considère comme les maux ou les dangers des régimes politiques réactionnaires en Afrique. Contrairement à certains écrivains africains, Dogbé avoue volontiers et sans hypocrisie ce qu'il a voulu faire. Ce faisant on ne peut que lui reconnaître une certaine audace d'autant plus qu'il vit au sein d'une société où beaucoup d'écrivains et de critiques se vantent d'écrire pour ne rien dire.

De quelle politique s'agit-il au fait dans L'Incarcéré ? Pour bien illustrer la situation politique actuelle dans bien des pays africains dits indépendants ainsi que le drame que connaissent actuellement les intellectuels africains, l'auteur met en scène une pluralité de personnages parmi lesquels se trouvent Sénam (jeune écrivain-professeur et héros du roman), Adri (son ami étudiant et « frère » en France), Frés (son plus grand camarade de prison), et bien entendu le général (Président du Sachelle, son pays natal) avec ses nombreux Ministres.

Bénéficiaires des bourses d'études – privilège rare qui n'est accordé qu'à une petite minorité de jeunes Africains – Sénam et Adri se trouvent à Paris où ils poursuivent leurs études universitaires. Pour des raisons politiques qu'on verra plus loin, la bourse d'études de Sénam est supprimée par les dirigeants de son pays. Afin de pouvoir survivre en France – cette société qui lui est étrangère pour ne pas dire hostile – il se met donc [PAGE 135] à écrire des poèmes et des romans, ce qui le rend bientôt célèbre parmi ses compatriotes étudiants. Ne voulant pas perdre sa bourse, Adri, lui, poursuit ses études de sciences économiques tranquillement sans se mêler aux affaires politiques de leur pays, le Sachelle. Ce n'est qu'après avoir terminé ses études et reçu son diplôme qu'il a osé s'identifier – en privé d'ailleurs – avec l'attitude critique de Sénam à l'égard du gouvernement militaire répressif de leur pays.

La suppression de sa bourse d'études n'a toutefois pas eu sur Sénam l'effet voulu par les autorités de son pays, à savoir étouffer son esprit critique. Pour préserver son indépendance d'esprit, Sénam devient de plus en plus méfiant à l'égard des réunions périodiques de l'Association des étudiants du Sachelle à Paris lesquelles lui paraissent comme des « réunions de fantoches » destinées à servir les intérêts du régime fantoche du pays. A la politique politicienne d'Adri et des autres étudiants sachellois, il oppose sa conscience sociale : « Pour dénoncer vos injustices et vos bévues, j'ai à faire avec ma seule conscience et ma plume. Et je dis librement ce que je pense. On ne m'achète pas. Je ne me prostitue pas non plus. Je ne crains personne Je n'ai pas peur qu'en parlant de tel ou tel monsieur l'on me coupe les vivres, ou que l'on me supprime la bourse. Je suis honnête avec moi-même et j'en suis fier. » (p. 41.)

Sénam est donc déterminé à combattre les maux de la société du Sachelle, car, dit-il, « la peur de la prison ne doit jamais empêcher l'écrivain de dire ce qu'il pense, quand il considère que ce faisant il sert les intérêts de la communauté nationale ou internationale » (p. 41). Il dénonce « le massacre de cinq cents jeunes étudiants » par les agents de répression de son pays (p. 61). Il condamne aussi l'indifférence du régime à la misère du peuple sachellois vingt ans ou presque après l'indépendance : « Les masses paysannes vivent toujours dans la misère, se nourrissent toujours de plus en plus difficilement, car la terre ne donne plus beaucoup. Pour pouvoir s'acheter sucre et linge et assurer la scolarisation de leurs progénitures, elles vendent la grande partie des produits de leurs champs, que l'Etat et les citadins leur achètent à des prix dérisoires. De plus, les dirigeants les obligent à chanter leurs louanges en se présentant à eux comme [PAGE 136] les hommes providentiels de qui viendrait la solution des problèmes de leurs conditions de vie misérables. » (p 64.)

Fidèle au but qu'il s'est fixé, Sénam n'a pas laissé échapper toutes les occasions possibles qui lui permettraient de continuer le combat contre les dictatures et toutes les injustices sociales. Une telle occasion s'est présentée à la parution du roman qu'il venait de publier. Il fut alors invité à faire une conférence à la résidence des étudiants africains à Paris sur un thème de son choix. C'est ainsi qu'il a choisi le thème de « Jeunesse africaine et discrimination raciale ». Lors de cette conférence, il a condamné entre autres la ségrégation raciale, le meurtre politique, l'égoïsme, etc. Surtout il n'a pas épargné les dirigeants africains dont il critique « la convoitise du pouvoir, qui engendre de sanglants coups d'Etat sans cesse renouvelés » et « une dépendance un peu trop naïve à l'égard des anciens colonisateurs au lieu de prendre en mains leurs propres destinées ». Il dénonce aussi « la cruauté et le dévergondage des chefs d'Etat qui emprisonnent ou égorgent leurs compatriotes comme des pourceaux » (p. 76). Pendant toute cette conférence, Sénam fut applaudi sans cesse et félicité à la fin pour sa « brillante conférence » par la plupart des gens présents. Mais son cher ami Adri, toujours méfiant, lui reprocha ses propos « dangereux » et il le quitta avec ces conseils : « essaie de cacher tes sentiments vis-à-vis du pouvoir et fais attention à tes déclarations si tu as l'intention de rentrer au pays un jour. » (p. 95).

LA TRAGEDIE DU RETOUR

Il faut noter que jusqu'ici notre héros, Sénam, se trouvait à Paris d'où il critiquait le gouvernement répressif de son pays. On peut donc dire que les maux et les injustices de ce gouvernement lui ont été révélés pour la plupart par les mass media – les journaux, la radio et la télévision. Autre source d'information : ses compatriotes torturés (comme par exemple Maama) qui ont échappé de justesse à la mort au Sachelle. Or voici maintenant Sénam sur place, pour vivre en direct ce dont il a entendu parler jusqu'ici. Le voici maintenant à la fois victime et témoin des injustices de la société sachelloise. En effet, la scène se passe maintenant à Tana, la ville [PAGE 137] capitale du Sachelle. Sénam, le héros-narrateur, se trouve dans un lieu « privilégié » qui lui permet de mieux vivre et observer tout ce qu'il a critiqué de loin dans le régime sachellois jusqu'ici. Et ce lieu privilégié, c'est le cachot, c'est la prison du Sachelle. Sénam est désormais l'incarcéré.

Le lecteur a pu deviner, sans doute, que Sénam n'a pas accepté les conseils avertis mais lâches de son ami Adri juste après sa fameuse conférence à la résidence africaine de Paris. Cela n'a rien de surprenant, car Sénam avait maintes fois répété à Adri les propos de ce genre : « Un écrivain est un être invulnérable, dont les idées sont porteuses de la conscientisation des masses pour la recherche de plus de justice et de légalité, de l'amélioration des conditions de vie des plus défavorisés. Tant pis si les écrivains sont détestés, persécutés pour cela ! » (p. 96.) Il est évident aussi que les autorités du Sachelle où Sénam est emprisonné n'ont pas oublié ses activités politiques à Paris contre leur régime. Cependant après lui avoir coupé la bourse d'études, elles croyaient à tort avoir étouffé Sénam une fois pour toutes. Elles sous-estimaient la détermination de Sénam de combattre les injustices dans le Sachelle. Voilà pourquoi aussitôt rentré au pays, il lui fut donné un poste de professeur et il fut même invité par le ministre de la Culture à préparer un discours sur un sujet de son choix pour le colloque du 2e Festival des Arts et de la Culture négro-africaine (FESTAC) qui allait se tenir au Nigéria. C'est justement ce discours intitulé « Civilisation noire et l'avenir de l'Afrique » que les dirigeants sachellois ont considéré comme « dangereux » et « subversif » et qui lui a valu l'incarcération.

Pendant son séjour en prison, Sénam a continué sa critique du gouvernement. du Sachelle. C'est un régime caractérisé par une mauvaise politique économique, pour ne pas dire absence de politique économique. En effet, le régime « ne vit économiquement que soutenu à bout de bras par l'ancienne puissance colonisatrice et les organismes bailleurs de fonds... » (p. 136). C'est un régime caractérisé par l'exploitation du peuple par les dirigeants et où « les citoyens meurent de faim ». Le régime est aussi caractérisé par les « corruptions » et les « détournements des fonds publics ». [PAGE 138]

Au lieu de se préoccuper des problèmes de vie et de mort des citoyens, le Président et ses Ministres s'acharnent à poursuivre hypocritement leur politique de « rejet des noms importés », comme si le problème réel et immédiat du pays était là. Adoptée dans certains pays africains tels que le Zaïre et le Togo, cette politique dite de l'« authenticité » et qui interdit aux Africains de porter les noms « importés », est vivement critiquée par le héros de L'Incarcéré : « Je suis tout aussi bon africain Félix que Koffi, et l'un ou l'autre de ces noms ne fera pas de moi un Noir vertueux si je ne le suis pas. Ce n'est pas le nom qui fera le Noir valable dont l'Afrique a besoin, mais l'effort intellectuel et moral de chacun sur soi-même... » (p. 112.) Ce n'est pas que Sénam ignore les implications idéologiques au psychologiques pour un Africain de porter les noms non-africains, ce n'est pas qu'il nie l'importance, voire la nécessité, de noms africains pour les Africains. Ce qu'il dit – et il a raison d'ailleurs – c'est que ce n'est pas le problème le plus important à résoudre dans la situation actuelle de son pays. C'est ce qu'il a essayé d'expliquer mais sans succès au chef d'Etat du Sachelle : « Je considère le problème du nom comme un problème secondaire, parmi les préoccupations qui sont les nôtres actuellement en Afrique pour sortir du sous-développement » (p. 112).

Le plus grand malheur que condamne Sénam dans Sachelle c'est son caractère intolérant, répressif et inhumain. Le gouvernement sachellois est caractérisé par la censure et la terreur généralisées. On voit à travers l'expérience personnelle de Sénam dès son arrivée dans son pays le visage atroce de ce régime de militaires. Voici justement comment il décrit l'attitude du commissaire de police et du directeur de la sûreté quand ils sont venus l'emmener au camp de Monsieur le Président de la République pour l'interrogatoire : « Les deux hommes avaient l'habitude de ce genre de besogne. Depuis pratiquement dix ans que ces brutes et bourreaux militaires s'étaient emparés du destin du peuple sachellois, sans y être préparés et sans avoir la moindre compétence, combien de compatriotes avaient-ils emmenés au camp pour être bastonnés, fustigés, meurtris, esquintés dans leur corps et dans leur âme, amochés, rendus plus bons à rien.... combien en avaient-ils fait massacrer [PAGE 139] sous prétexte de dissuader toute opposition au régime ? Ils ne se souvenaient probablement pas. Et je ne parvenais pas à déceler quelque émotion ni dans leurs gestes, ni dans leurs paroles » (p. 103). Les dirigeants du Sachelle n'hésitent pas en effet à faire arrêter, emprisonner ou même à faire tuer tous ceux soupçonnés de critiquer les actes du Président. C'est le cas de Sénam par exemple qui est incarcéré pour avoir critiqué la politique du gouvernement et pour ses activités littéraires et professorales. Les citoyens étaient arrêtés et emprisonnés arbitrairement. Il y avait ceux enfermés « pour avoir dit du mal du régime et de son parti unique » ou pour avoir osé fréquenter « la maîtresse délaissée du général » (p. 123). Parmi les « camarades » de prison de Sénam se trouvaient aussi un ancien sergent-chef « à qui le colonel son oncle reprochait de ne pas le saluer poliment et correctement » et aussi un petit chauffeur mis en prison « parce qu'on était venu rapporter aux soldats qu'il s'était promis de venger un frère arrêté injustement » par les agents de l'oppression du régime (p. 123). Tels étaient les abus du pouvoir dans ce régime de dictature.

Quant aux conditions de la prison où ces « damnés de la terre » furent gardés, elles étaient inhumaines et inimaginables. Les conditions du cachot étaient si insupportables que Sénam, le professeur-écrivain, éclata en sanglots; il a même voulu se suicider en avalant les comprimés qu'il avait fini par collectionner durant ses longs mois de prison. Lui et les autres prisonniers dits politiques étaient exposés à toutes sortes de maladies comme la gale, le pian, le tétanos, le paludisme et le rhumatisme. L'air de cette prison sordide – ce tombeau des vivants – était « cadavérique » et « fétide ». On dirait que les prisons du Sachelle sont faites non pour réformer les hommes mais pour les réduire à l'état de bestialité et de sous-humains. L'expérience de Sénam en témoigne : « Nous avions vu des gars amenés sains apparemment, qui étaient devenus fous du jour au lendemain, criant, hurlant, divaguant, déchirant leurs vêtements, buvant leur pisse, interpellant général, colonel, et autres soldats et qu'on finissait par conduire à l'asile de Tsés » (p. 146). On comprend dès lors pourquoi Sénam combat avec toutes les armes dont il dispose ce régime répressif et inhumain. Il sait que c'est du temps perdu [PAGE 140] que d'attendre les déclarations, d'ailleurs douteuses, des organismes internationaux tels que Amnesty International contre ce régime.

Sénam critique aussi le gouvernement du Sachelle pour le sort déplorable qu'il voue à ses intellectuels. Non seulement ce régime méprise les masses paysannes qu'il p`rétend protéger en leur ôtant le droit de participation à la gestion de leurs propres affaires, le régime du Sachelle fait tout pour pétrifier et « robotiser » les intellectuels du pays. C'est un régime qui fabrique tous les jours les Adri. Adri c'est cet intellectuel africain allié (involontaire ?) des oppresseurs. Adri c'est cet intellectuel petit-bourgeois qui aime la vie de luxe. Adri, c'est cet intellectuel égoïste qui met son confort personnel et celui de sa famille au-dessus du salut de sa patrie. Adri, enfin, c'est l'intellectuel africain qui n'ose pas critiquer ouvertement le régime oppresseur de son pays pour ne pas perdre sa situation, en l'occurrence de directeur des programmes scolaires. Oui, Adri est tout cela à la fois. Mais est-ce entièrement sa faute ? Si nous répondons « oui et non », c'est que nous reconnaissons que la réponse n'est pas facile. Ce qu'on peut dire c'est qu'il est la victime des circonstances : il est la création, le produit du régime répressif du Sachelle. Il lui fallait rentrer dans son pays natal (après ses études en Europe) et jouer le jeu comme on dit ou sinon rester en Europe avec le risque de chômage. C'est ce qui explique d'ailleurs l'attitude, sympathique de Sénam à l'égard d'Adri. Il a essayé de comprendre le choix fait par son ami Adri sans pour autant le défendre : « Ce que je n'arrivais pas à m'expliquer, c'est l'attachement fraternel, et même l'amitié que le continuais de vouer à ce garçon froid et froussard, malgré toutes les mises en garde suspectes dont il me rebattait les oreilles à Paris, malgré tout le dessous fumiste et ordurier de mes concitoyens que j'avais découvert dans le cachot, se vendant et se revendant les uns les autres aux autorités, pour pouvoir obtenir leur promotion » (p. 195). Bien que comprenant le drame d'Adri, Sénam se voit obligé par son devoir d'écrivain de critiquer son ami et tous ceux de ses compatriotes qui lui ressemblent : « il est déplorable que leur séjour en Europe, leurs études, les journaux qu'ils lisaient n'eussent formé chez eux un minimum de conscience sociale : l'esprit de [PAGE 141] critique politique et de revendication de justice sociale Pour tous ! » (p. 196). Il est même plus déplorable que Les dirigeants sachellois qui prétendent gouverner au nom du peuple sachellois puissent se vouer volontairement à l'étouffement de tout esprit critique chez leurs propres concitoyens.

On a vu qu'entre deux choix – rester en Europe et chômer ou rentrer au pays et s'abstenir de critiquer le gouvernement – Adri a choisi le dernier. Mais Sénam, lui, a refusé ces deux options qui lui paraissaient relever du manque de conscience sociale. Par amour de sa patrie, il a choisi non seulement de rentrer au pays mais aussi de contribuer positivement à son développement socio-économique. On sait maintenant quelles étaient les tribulations de Sénam à cause de ce choix difficile et courageux qu'il a fait : arrestation, torture, incarcération, libération, suppression de son salaire.

LE DRAME DE L'EXIL

Que faire alors ? Rester au pays et mourir de faim (sinon tué par les agents du régime) ou s'exiler ? Voici comment Sénam décrit son nouveau dilemme : « A supposer que mon salaire me fût régulièrement versé, et que j'eusse repris normalement mon métier, je devais bien me garder de publier quelque étude ou document que ce fût, qui pût me faire recommencer mon expérience carcérale. Un choix se présentait à moi : rester et cesser d'être écrivain, poète (au sens où je l'entendais, avec tout l'engagement militant que cela impliquait et m'exiler » (p. 202). Nous touchons là l'un des plus grands malheurs de l'Afrique, à savoir la fuite des cerveaux vers l'Europe. En choisissant de s'exiler en France, Sénam espère du moins rester en vie – condition indispensable à sa lutte continue pour la libération de son peuple. Il y a plusieurs, écrivains aujourd'hui qui sont dans là même situation que Sénam – les écrivains exilés (ou qui se sont exilés) à cause des régimes meurtriers de leurs pays. C'est ce qu'il faut dénoncer avec Sénam chez les dirigeants africains qui privent le continent des gens, des intellectuels dont il a besoin. La situation de Sénam fait penser a Mongo Beti, à Yves-Emmanuel Dogbé et à tant d'autres écrivains exilés. N'est-il pas honteux pour l'Afrique de laisser mourir en exil ses illustres écrivains ? [PAGE 142] Nous ne parlons pas seulement des écrivains, nous parlons aussi des milliers d'Africains porteurs de connaissances scientifiques, technologiques et autres, qui sont obligés par les régimes répressifs de leurs pays de rester en Europe et aux Amériques. Nous condamnons avec Sénam cette politique des dictateurs africains « qui aboutit à l'exil massif de citoyens destinés à construire le pays » (p. 157). Il faut bien le dire : les dirigeants africains sont en grande partie responsables de cette situation malheureuse. Comme Sénam l'explique justement à Frés et Pio, ses camarades de prison – en ce qui concerne le Sachelle : « Quand on parle de la fuite des cerveaux, on met tout sur le compte de la recherche d'une vie "facile", de salaires plus élevés en Europe. On ne parle pas, ou pas assez des conditions d'accueil faites aux cadres et aux intellectuels, en qui les hommes au pouvoir ne voient que rivaux et agitateurs » (p. 137). Chose curieuse, ces hommes au pouvoir préfèrent par contre avoir les coopérants étrangers – ces aventuriers et mercenaires – qui sont là pour exploiter les pays africains économiquement au profit de l'Occident.[4]

Les maux de la société sachelloise sont dus en grande partie au système politique en vigueur, lequel, nous l'avons vu, est caractérisé par la répression et le rejet de toute critique. Sénam sait qu'il faut aller au-delà de la critique et tenter de trouver des « solutions ». D'après lui, « seul le changement de régime et de politique pourra permettre de sauver de l'esclavage » le pays de Sachelle (p. 136). Les solutions proposées par Sénam sont parties de certaines réflexions qu'il a faites sur le système sociopolitique dans l'Afrique pré-coloniale. Il rejette le mythe selon lequel le chef traditionnel africain ne tolérait ni opposition, ni débats, ni critique – un mythe derrière lequel se cachent souvent les dictateurs qui règnent dans beaucoup de pays d'Afrique aujourd'hui. Comme Sénam et Frés le notent : « Dans la société africaine ancienne, chacun avait la liberté, même le devoir, de dire ce qu'il pense des affaires du pays, des dirigeants, du roi jusqu'au chef de village. Il n'y avait pas de prison et l'on [PAGE 143] ne pénalisait personne pour ses opinions. Tout au plus écoutait-on l'avis de chaque membre de la communauté pour pouvoir déterminer une politique, une action, qui apporte à tous et à chacun bien-être et sécurité » (p. 142). Donc au lieu de se retourner vers des modèles de gouvernements occidentaux, les Africains doivent chercher à adapter l'ancien système politique de l'Afrique pré-coloniale à l'Afrique contemporaine. Sénam envisage pour Sachelle et pour l'Afrique un système politique démocratique mais qui n'a rien à voir avec le multipartisme occidental ou le parti unique pratiqué actuellement dans certains pays d'Afrique. L'essentiel pour lui c'est que les dirigeants d'un pays soient élus par tous les habitants de ce pays, librement et sans aucune pression : « Socialisme africain ou démocratie traditionnelle, peu importe en définitive le nom. Ce qui compte... c'est la pratique socio-politique qui libère le peuple, adaptée à sa nature et à sa tradition culturelle, et fait régner la démocratie en bannissant l'arbitraire de quelques privilégiés ambitieux » (pp. 170-171).

Ce qui compte ici ce n'est pas tant la rigueur ou la justesse des idées politiques de Sénam que cette détermination et cette volonté chez lui de chercher une solution originale et africaine aux problèmes africains. Or beaucoup de dirigeants africains – ces « guides » et « hommes providentiels » toujours « élus » avec 99,9 % des suffrages exprimés – continuent à étrangler ceux, comme Sénam, qui auraient pu contribuer à l'élaboration d'un système économique et socio-politique qui favoriserait la libération de l'Afrique de la domination occidentale. Sénam reste cependant optimiste et pense que la situation changera un jour. Il croit même qu'un jour ou l'autre la construction des Etats-Unis d'Afrique deviendra une réalité : « Cette réalité marquera la maturation des peuples du continent et leur détermination à redonner à l'Afrique son prestige et sa suprématie d'autrefois » (p. 180).

ENGAGEMENT OU PAS ENGAGEMENT ? VAIN DEBAT

J'ai surpris l'autre jour, au restaurant universitaire de la Cité Internationale de Paris, trois étudiants en train de parler de L'Incarcéré « : Ce n'est pas de la littérature, ça c'est de la propagande politique pure et simple », affirme [PAGE 144] avec véhémence l'un des étudiants. L'autre étudiant, africain, sourit et répond à son ami français que « c'est de la littérature, du vrai roman ». Et pour soutenir son point de vue, il vante les « qualités littéraires » de l'œuvre : descriptions évocatrices, mariage de l'humour et du sérieux, la logique intense du récit, etc. Le troisième étudiant qui vient à peine de terminer son dessert, donne raison à l'étudiant français : il trouve le roman « trop engagé » et « trop autobiographique ». Togolais, il croit avoir reconnu l'auteur (Yves-Emmanuel Dogbé) dans le personnage de Sénam. Selon lui, le Sachelle c'est le Togo tandis que Tana – cette ville qui « ne demande qu'une heure de temps tout au plus » pour en faire le tour (p. 190) – n'est rien d'autre que Lomé, la capitale du Togo, etc. Ce sont là de « grands défauts » dans une œuvre « qui se veut littéraire », conclut l'étudiant. Lorsqu'ils ont demandé mon avis, j'ai avoué n'avoir pas lu le roman tout en leur faisant comprendre qu'on ne peut quand même pas nier à l'écrivain le droit et la liberté de s'engager dans son œuvre. Je ne sais pas si j'ai réussi à convaincre mes interlocuteurs que L'Incarcéré est lui aussi de la littérature.

Ce petit épisode pose une fois de plus le problème tant débattu du rôle de l'écrivain dans la société. Est-ce que l'écrivain doit être engagé dans son œuvre ? Ce n'est pas notre intention de rouvrir ici ce débat qui s'avérerait trop long pour cette étude. Nous croyons cependant que c'est une fausse question, que l'écrivain est nécessairement engagé d'une façon ou d'une autre, dans ce qu'il écrit. Même Roland Barthes, le grand théoricien de la Nouvelle Critique en France, reconnaît ce fait : « Nul ne peut écrire sans prendre parti passionnément (quelque soit le détachement apparent de son message) sur tout ce qui va ou ne va pas dans le monde : les malheurs et les bonheurs humains, ce qu'ils soulèvent en nous, indignations, jugements, acceptations, rêves, désirs, angoisses... »[5] S'agissant d'un écrivain africain qui vit dans une société pleine d'injustices de toutes sortes, une société où des gens souffrent et meurent de faim, ce serait trop présomptueux de lui demander d'écrire pour [PAGE 145] ne rien dire. La situation de l'écrivain africain est bien résumée par un écrivain congolais en ces termes : « quand on m'interdit de lire certains journaux ou certains livres mettant ainsi en doute ma capacité de réfléchir et de juger par moi-même, quand je vois des innocents arbitrairement arrêtés et torturés autour de moi, quand j'entends un chef d'Etat déclarer que "les Etats africains ont d'autres problèmes à régler que de régler un problème comme celui des droits de l'homme" ou encore "je ne sais pas ce que souvent les gens appellent les Droits de l'homme en Afrique", que peut un écrivain SENSIBLE AUX PROBLEMES DE SA SOCIETE sinon prendre sa plume devenue sa seule arme ? »[6]

En ce qui concerne Dogbé dans L'Incarcéré, il n'a donc fait que son devoir en écrivant son roman à partir des faits et des réalités qu'il connaît. Rester sourd et muet lorsque tout s'écroule autour de soi, c'est se donner une mauvaise conscience, c'est faire preuve de malhonnêteté. N'est-ce pas Sartre qui, un jour, a prononcé ces phrases révélatrices : « Un homme qui a peur de crever comme un rat ne peut pas être totalement sincère s'il se contente d'écrire des poèmes sur les oiseaux. Il faut que quelque chose de l'époque se reflète, d'une manière ou d'une autre, dans son œuvre».[7] Eh bien, Dogbé, lui, refuse d'être insincère, il refuse d'écrire sur les oiseaux : il préfère écrire sur les hommes, sur ces masses paysannes et ouvrières opprimées par les dictateurs en Afrique.

Est-ce la faute de l'auteur si le lecteur se reconnaît et reconnaît Dogbé dans les personnages de L'Incarcéré ? N'est-ce pas là plutôt la preuve la plus concrète du réalisme et de l'actualité de l'œuvre ? A supposer même que Dogbé ait fait de Sénam son porte-parole, c'est le moins qu'on puisse attendre d'un écrivain qui a beaucoup souffert, incarcéré pendant des mois pour avoir critiqué la politique du gouvernement de son pays. Rappelons-nous la résolution prise par Sénam quand il était encore incarcéré: « Ce sont des imbéciles ceux qui nous ont gardés ici... Ils ont intérêt à me tuer dans la cellule, sinon le jour où [PAGE 146] ils me rendront ma liberté je ferai tout pour les détruire les uns après les autres, jusqu'au dernier, à commencer par le général. Ils ne m'oublieront jamais » (p. 144). On peut dire que Sénam a tenu sa parole. L'arme qu'il utilise pour « détruire » les oppresseurs de son pays, c'est sa plume, son roman.

Dans son récent ouvrage, René Dumont écrit ceci : « Le "pillage du Tiers-Monde" n'a jamais cessé, depuis l'esclavage et la colonisation. Il se prolonge de nos jours par "l'échange inégal" : le "sous-paiement" des matières premières, agricoles puis minérales; et la "surfacturation" des produits fabriqués et biens d'équipement, réalisés par les usines des pays développés. Les frets, courtages, assurances, banques, commissions commerciales, brevets, transferts de technologies et autres "invisibles" ne cessent de renouveler ces formes d'exploitation ».[8] L'analyse de Dumont nous paraît exacte et on doit le féliciter d'avoir eu le courage de dire brutalement ces vérités malgré le fait qu'il appartient – du moins géographiquement – à cette famille d'exploiteurs et de spoliateurs – l'Europe. Mais la véritable question qui se pose est de savoir si oui ou non le Tiers-Monde ou l'Afrique a des dirigeants. Les dirigeants ne manquent pas en Afrique, si par ce terme on entend les chefs d'Etats hypnotisés et passifs. Tout le problème est là. L'Afrique ne serait pas si facilement exploitée « si tous ces dirigeants représentaient vraiment l'« intérêt général » de leur pays, les paysans et les travailleurs. »[9]. Les dirigeants dans la plupart de ces pays africains « indépendants » ne peuvent ou ne veulent pas faire face aux problèmes économiques de leurs pays. Pire encore, leur politique de répression systématique et leur refus de toute critique empêchent les citoyens de ces pays d'apporter leur contribution au développement de leurs pays. C'est précisément cette situation malheureuse que critique l'auteur de L'Incarcéré.

Que faire ? Céder au désespoir ? Non. Nous sommes tous responsables du sort de l'Afrique d'aujourd'hui et de demain. Chacun de nous peut et doit continuer la lutte et apporter sa contribution à la libération économique et [PAGE 147] culturelle de l'Afrique malgré tous les obstacles évidents. La tâche est lourde mais l'Histoire donnera raison à Sénam contre Adri et contre les étrangleurs de l'Afrique. La détermination de Sénam doit servir d'exemple à nous tous si nous ne voulons pas rester éternellement des « incarcérés » : « Un écrivain, qui est par vocation un éveilleur de conscience, un mobilisateur des masses pour revendiquer leurs droits et défendre des causes justes, ne doit pas se complaire dans la facilité complice que lui offrent les régimes qu'il déteste et combat; il ne doit pas non plus avoir peur des coups, bien qu'il doive savoir les esquiver; il doit être toujours à l'avant-garde de tous les combats du peuple... » (p. 198). C'est là un appel et un défi à tous les intellectuels africains et à tous les hommes de bonne volonté.

Quant à L'Incarcéré, il est temps d'oublier ces vieux débats et ces petites querelles sur les mérites ou les démérites de la littérature engagée. Pour notre part, nous n'avons pas peur de déclarer à haute voix que L'Incarcéré est avant tout un roman engagé – ou même enragé !

Dr Raymond O. ELAHO,
Department of Foreign Languages
University of Benin,
Benin City,
Nigeria.


[1] Né 1e 10 mai 1939 à Lomé, Togo, Yves-Emmanuel Dogbé est à la fois poète, philosophe et romancier. Il est ancien élève de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales et titulaire d'un doctorat de troisième cycle en études africaines. Il est actuellement exilé en France.

[2] Editions Akpagnon, Paris, 1980.

[3] Il a publié en 1979 aux mêmes éditions un roman intitulé: La Victime.

[4] Pour l'analyse du rôle des coopérants en Afrique, voir Mongo Beti : « Lettre à un coopérant », in Peuples Noirs Peuples Africains, no 16, juillet-août 1980, pp. 1-13.

[5] Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 14. Souligné par l'auteur lui-même.

[6] Emmanuel Boudzéki Dongala: « Littérature et société. ce que je crois », in Peuples Noirs Peuples Africains, no 9, mai-juin 1979, p. 62. C'est nous qui soulignons.

[7] Jean-Paul Sartre, in Esprit, juillet 1964, p. 84.

[8] René Dumont, L'Afrique étranglée, Paris, Seuil, 1980, Pp. 21-22. Souligné par l'auteur lui-même.

[9] René Dumont, op. cit., p. 260.