© Peuples Noirs Peuples Africains no. 20 (1981) 84-96



LE RETOUR D'UN HOMME MERITANT

(Entretien avec Mongo Beti)

Mongo BETI et Philippe X...

En 1962, le hasard d'une rentrée réunit deux Africains dans une classe de Première d'un petit lycée des Côtes-du-Nord. L'un, Philippe, est tout jeune, l'autre Mongo Beti, est le professeur de français de la classe. L'avenir du jeune potache semble alors bien sombre sinon désespéré à son aîné qui n'a pas tardé à s'intéresser à lui, dans une ville où ils sont deux seuls Noirs. L'adolescent est démuni de tout, ne reçoit aucun secours d'aucun organisme; ses difficultés matérielles le distraient bien évidemment de ses études.

Les deux Africains se perdent de vue en quittant la Bretagne, l'adolescent en 1964, son aîné en 1965. Il aura fallu un petit miracle pour les remettre face à face fin février 1981, presque vingt ans plus tard, dans une rue de Paris. L'adolescent sans espoir des Côtes-du-Nord était devenu médecin et entamait un cycle de spécialisation. Quel roman ! Et pourtant, dans tout cela, pas un détail n'est inventé.

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Mongo Beti – Eh bien, Philippe, je vous ai connu jeune élève dans un lycée breton où j'étais moi-même professeur. Je me souviens que vous étiez un potache très pauvre, un jeune lycéen noir qui n'avait pas [PAGE 85] beaucoup de moyens. Moi, je suis venu à Rouen où je travaille depuis de longues années. Mais l'autre jour à Paris nous nous sommes retrouvés par hasard dans la rue. Et vous m'avez dit à ce moment-là que, non seulement vous avez poursuivi avec succès vos études secondaires, mais que vous avez ensuite entamé des études de médecine, lesquelles études de médecine ont été menées à terme plutôt brillamment. Ensuite vous êtes revenu dans votre pays qui est la Côte-d'Ivoire où vous avez exercé deux années dans un hôpital. Enfin votre pays vous a demandé de revenir ici pour commencer une spécialité prestigieuse – que je ne précise pas davantage pour éviter que l'on vous identifie à coup sûr. Alors, je suppose que vous êtes très heureux d'avoir réussi votre parcours, votre long parcours semé pourtant de tant de difficultés ?

Philippe – Oui, je suis très content d'avoir réussi, malgré toutes les difficultés qui me harcelaient quand j'étais jeune lycéen; c'est une période de ma vie que vous connaissez bien, dont vous avez été témoin vous-même. J'ai mené de front mes études et un travail qui m'a permis donc de terminer.

M.B.– En somme, vous avez donc toujours travaillé en faisant vos études, supérieures?

Philippe – J'ai toujours travaillé pour financer mes études jusqu'à la quatrième année de médecine. Pourquoi ? C'est qu'il y avait déjà à l'époque une université ivoirienne où j'aurais pu faire mes études de médecine. De ce fait mon pays ne pouvait pas m'accorder une bourse pour faire à l'extérieur des études que j'aurais pu faire sur place à meilleur compte. On m'a donc demandé de revenir au pays pour commencer ma médecine. Personnellement, je préférais faire mes études en médecine en France où j'étais marié, pour être auprès de ma femme et de mes enfants. J'ai donc dû assumer les frais de mes études de médecine. On ne peut donc pas dire que le gouvernement ivoirien a refusé de m'accorder une bourse. C'est plutôt moi qui ai refusé de m'éloigner de ma femme. D'ailleurs, en cinquième année, après une nouvelle demande, je me suis quand même vu attribuer une bourse finalement pour terminer mes études. Si bien que j'ai fait la cinquième, la sixième et la septième années avec une bourse.

M. B. – Eh bien, vous savez qu'un ministre français, [PAGE 86] un certain Bonnet, un de ces crétins comme il y en a malheureusement dans la politique de chaque pays, dont ils sont l'opprobre, a déclaré l'autre jour que les Africains viennent en France sous couvert d'études, mais en réalité pour faire de la politique. En ce qui vous concerne, avez-vous jamais fait partie d'un mouvement politique ou d'une chose comme cela ?

Philippe – Non, je n'ai jamais fait partie d'une organisation politique. J'ai bien entendu participé à des débats politiques au niveau de la cité, ce qui n'a rien à voir avec une organisation politique.

M. B. – En somme, depuis l'époque où je vous ai connu, alors que vous étiez tout jeune, jusqu'à la fin de vos études de médecine, soit une assez longue période de presque vingt ans, vous n'avez fait que vos études ?

Philippe – Je n'ai fait que mes études. En plus je travaillais;je n'ai jamais eu le temps de faire de la politique.

M. B. – Eh bien, la preuve est faite que M. Bonnet est un imbécile qui dit n'importe quoi, sans doute manipulé par quelque nostalgique hystérique du colonialisme, infiltré dans son entourage. Quant à vous, vous êtes vraiment une âme romaine : vous illustrez à merveille le sérieux des jeunes générations africaines qui se trouvent en France pour faire leurs études, qui ont d'ailleurs bien du mérite de les mener à terme, malgré les agressions de M. Bonnet et de ses amis de l'extrême-droite. Mais venons-en à votre retour. Après votre doctorat en médecine, vous décidez donc de revenir au pays. Est-ce que ce retour s'est effectué dans de bonnes conditions ? Avez-vous le sentiment qu'il est aussi réussi que l'ont été vos études ?

Philippe – Ce retour au pays, ma foi !... Sur un plan personnel, la réadaptation au pays a été extrêmement difficile, du fait que j'étais resté près de vingt-deux ans en France.

M. B. – Pendant votre séjour, aviez-vous quand même des rapports suivis avec la famille ?

Philippe – J'avais des rapports suivis avec mon frère décédé il y a trois ans, qui me donnait des nouvelles de la famille. Moi, je ne pouvais pas partir, parce que j'avais toujours un examen à passer, qu'il me fallait préparer sérieusement. D'autre part, ma femme travaillant la nuit, [PAGE 87] il fallait que je m'occupe de ma fille le jour. Tous ces problèmes n'ont pas toujours favorisé mes relations avec ma famille, mais le peu de rapports que j'avais avec eux se faisait par l'intermédiaire de mon frère. Ma mère manifestait le désir de me revoir, mais j'étais pris par mes études et par ma famille d'ici. En ce qui concerne mon retour définitif au pays (qui n'a pas été définitif, finalement, puisque me voici de nouveau là), il m'a été relativement facilité du fait que je connaissais le ministre de la Santé, avec lequel j'avais eu des rapports personnels. Avant d'être ministre, il avait été pharmacien dans mon village. C'était presque un ami de mon oncle. Son refus de m'accorder une bourse à mon entrée en Première année ne l'empêchait pas d'avoir la gentillesse de m'adresser de temps en temps des lettres de félicitations. Sur le plan professionnel, j'avais donc ce privilège d'entretenir de bons rapports avec ce ministre (récemment décédé d'ailleurs des suites d'un accident de la route). A mon arrivée, j'ai donc été bien accueilli au ministère. J'ai rempli les formalités auxquelles sont soumis tous les diplômés arrivant de l'extérieur : il s'agit du dossier de la fonction publique. J'ai été affecté dans un hôpital du centre du pays où j'ai travaillé avec des médecins coopérants et avec des médecins nationaux. J'étais au service de cardiologie. C'était un grand hôpital. Grâce aux médecins nationaux, j'ai pu acquérir certaines notions. Il faut dire que j'avais fait toute ma pratique en Europe où j'avais eu peu l'occasion de voir des malades africains, de soigner des maladies tropicales. Ce stage à Bouaké m'a permis d'approfondir mes connaissances sur les affections tropicales, que je n'avais pas eu l'occasion d'étudier à Saint-Louis ou à la Salpêtrière. Je suis resté à Bouaké un an et demi.

M. B. –i> Donc, sur le plan professionnel, pour vous, cela s'est bien passé. Vous avez trouvé dans cet hôpital des aînés africains qui en somme vous ont initié à votre profession ?

Philippe – C'est cela, et j'en avais bien besoin; car en comparant leur manière de travailler là-bas à celle à laquelle j'avais été habitué ici, j'étais désorienté, parce que c'est très différent. Mais cela s'explique si l'on se replace dans le contexte africain, et c'est cela qui m'a demandé tant d'efforts. Il a fallu leur collaboration, [PAGE 88] que par exemple, le médecin-chef me prenne dans son service. J'ai quand même fini par surmonter ce handicap, qui était pour moi au début quelque chose que je n'arrive pas à qualifier, car je ne comprenais pas le comportement du personnel, le comportement des malades face à leur médecin.

M. B. – Oui, est-ce que vous pouvez préciser cela, par exemple ? Vous trouvez qu'en Afrique les médecins nationaux sont quoi ? Autoritaires avec leur personnel plus que ne le sont les médecins ici ? Qu'est-ce que vous avez voulu dire au juste ?

Philippe – Non je veux dire par là que la façon dont le programme était établi était surprenante pour moi. La plupart des médecins faisaient des gardes sans passer la nuit à l'hôpital, l'interne étant simplement tenu d'être en mesure de les informer quand il y avait un cas grave. Les médecins de garde restaient donc à la maison. J'ai fini pas comprendre que cela se justifiait par le manque de lits pour les médecins à l'hôpital. Pour moi, un médecin de garde devait normalement rester à l'hôpital. Eux, ils restaient à la maison, quitte à se déplacer quand on leur annonçait un cas grave par téléphone.

M. B. – Disons que là nous entrons dans un domaine trop spécialisé pour intéresser quelqu'un comme moi qui ne suis pas médecin. Ce que je voudrais savoir, c'est, du point de vue humain, au point de vue psychologique, quels étaient vos rapports avec les médecins blancs, les médecins coopérants par exemple. Aviez-vous des rapports avec eux ? Ou bien est-ce que chacun reste confiné chez soi?

Philippe – Des rapports de confrères existent, mais d'abord au départ il y a une certaine méfiance, des deux côtés. De quels diplômes est-on titulaire ? De quelle université vient-on ? Le médecin coopérant reste vraiment sur ses gardes. Il a un service bien déterminé.

M. B. – Voulez-vous préciser un peu ? Pourquoi le médecin coopérant est-il sur ses gardes ? Parce qu'ayant un travail bien précis, il se refuse à en sortir ? Et peut-être se dit-il aussi que son séjour sera bref ? qu'il n'a pas à s'enraciner ?

Philippe – C'est exactement cela. Au fur et à mesure qu'il y a de nouveaux médecins nationaux, il se dit que son contrat ne va plus être prolongé. [PAGE 89]

M. B. – Vous pensez qu'il a peur de ne plus voir renouveler son contrat ?

Philippe – Oui, il a peur, alors qu'il avait peut-être le désir de rester. Il suffit qu'il y ait quatre médecins généralistes nationaux de plus, et aussitôt son contrat est remis en cause, fût-il de deux ou de cinq ans. De ce fait, il est comme méfiant, il coopère moins avec nous. Par contre, s'il est spécialiste, là il est beaucoup plus ouvert : il pense qu'il nous faudra encore parcourir une longue route avant de l'atteindre.

M. B. – En somme, en tant que spécialiste, il pense qu'il est presque inaccessible.

Philippe – Non, ce n'est pas tout à fait cela; disons que sa place ne lui semble pas menacée. Il est donc beaucoup plus souriant, beaucoup plus détendu. Il encouragerait au contraire les Africains à pousser leurs études encore plus loin.

M. B. – D'accord ! il ne cherche pas à vous barrer ?

Philippe – Non. Il pense que le temps que nous nous spécialisions, il sera devenu, lui-même, directeur de polyclinique, ou bien il aura eu le loisir d'organiser son retour en France,

M. B. – Et d'une manière générale, je pense que c'est le problème des coopérants : plus ils sont qualifiés, je crois, plus ils peuvent s'entendre avec les nationaux, parce que les Africains ne leur apparaissent pas encore comme des rivaux. En revanche moins ils sont qualifiés, plus ils ont des rapports tendus avec les Africains, ils les jalousent même parfois.

Philippe – Disons que plus le coopérant est qualifié, plus il a la possibilité de se poser en pédagogue, se prouvant ainsi à lui-même que les Africains sont encore loin d'atteindre son niveau. De ce fait, il n'a pas de complexe face aux Africains. Quand on arrive à leur niveau, ils deviennent moins coopératifs.

M. B. – Et les médecins noirs alors ?

Philippe – Les plus âgés sont un peu méfiants, ils sont peu communicatifs. Ils ont fait une médecine qui date quand même d'une certaine époque. Vous, vous venez d'arriver, vous avez une facilité de langage, puis vous avez appris des techniques nouvelles. De ce fait, le dialogue est presque absent. Ils ont peur d'être [PAGE 90] jugés sévèrement, alors ils se résignent un peu. Ils refusent de s'exprimer, parce que le nouveau-venu risque de leur faire comprendre qu'ils ne sont plus à la page, qu'ils doivent maintenant céder leur place. N'oubliez pas que le jeune diplômé qui arrive de France manque la plupart du temps de modestie. Il fait sentir aux vieux qu'ils sont dépassés. Je me souviens d'un incident que j'ai eu avec un médecin ivoirien à Bassani; cela se passait à l'ancien hôpital colonial de Grand-Bassam. Il y a là un monsieur qui y travaille comme médecin depuis plus de trente-cinq ans. Il a fait ses études selon l'usage de l'époque a l'Ecole de Médecine de Dakar; il était « médecin africain », comme on disait alors.

M. B. – C'est ce qu'on appelait ici au dix-neuvième siècle officier de santé.

Philippe – Il n'avait jamais eu le temps de se recycler. Il est populaire auprès de la population. Il a une certaine façon de travailler. Pendant mon séjour au village, j'ai eu à accompagner ma mère pour une visite. J'ai dit au monsieur que j'étais moi-même médecin. Il était en train de prescrire à ma mère des médicaments que je jugeais mal appropriés. Je le lui ai fait observer. Il faut dire que j'étais en vacances, que je n'avais pas encore pris mon service. J'accompagnais ma mère pour obtenir une ordonnance et acheter les médicaments; moi je n'étais pas encore inscrit. Il a très mal pris mon observation, il s'est fâché, il m'a dit : « Si vous vous y connaissez mieux que moi, pourquoi venez-vous ici avec votre mère ? » Je lui ai dit : « Mais non, je suis un confrère, mais je ne suis pas encore en service. Je ne viens pas pour vous contredire. Je pense simplement que l'état de ma mère ne nécessite pas tel médicament. » Il m'a dit : « Mais c'est ce que nous avons. » Je lui ai répondu : « Il existe d'autres médicaments. » Je pense que ce médecin avait peu consulté le nouveau Vidal; c'est normal. Il n'était donc pas au courant des nouveaux médicaments. Vers la fin de notre entretien, il a compris qu'effectivement il avait eu tort de me rabrouer.

M. B. – C'est tout à fait passionnant. Puisque vous avez parlé de votre maman, je vais me permettre de vous poser une ou deux questions sur elle. Donc elle est restée longtemps, sinon sans avoir de vos nouvelles, du moins sans vous voir. C'est-à-dire que entre le moment où [PAGE 91] vous avez passé le bachot et votre quatrième année de médecine, elle ne vous a pas vu ?

Philippe – Elle ne m'a pas vu. Elle ne m'a revu qu'en quatrième année de médecine. J'étais parti au pays. Cela faisait depuis soixante-quatre, année où j'ai quitté Lamballe, jusqu'en soixante-quatorze, soit dix ans. Ma mère a soixante-seize ans maintenant. Elle a toujours été une femme très brave. Elle comprenait très bien mon problème, dont elle était très bien informée, parce que mon frère lui communiquait toutes les informations, toutes les nouvelles que j'adressais au pays. Elle savait pourquoi je ne revenais pas. Elle ne souhaitait qu'une chose, que je termine mes études. Pourtant, à un moment, lorsqu'elle a été victime d'un accident de la circulation, elle a désiré me revoir, persuadée qu'elle allait mourir. Mon frère m'a alors téléphoné, en me disant : « Si tu peux venir pendant tes vacances, viens, parce que maman a eu une fracture du bassin dans un accident; elle est alitée à l'hôpital. Fais un effort pour venir, parce que dans ses lamentations, c'est ton nom qui revient sans cesse. » Alors j'ai fait un saut en 74 à Abidjan, je l'ai vue. Dès mon arrivée, elle a manifesté vraiment une joie extraordinaire. Je crois que mon arrivée a contribué à son rétablissement. Cependant, je n'ai pas pu séjourner plus de deux semaines à Abidjan.

M. B. – Mais revenons à votre grand retour, celui de 1978. Alors, cette fois, vous rentrez théoriquement pour de bon, vous retrouvez votre maman. Qu'est-ce qu'elle a dit ? Elle était très contente ?

Philippe – Elle était très contente.

M. B. – Comment a-t-elle fêté votre retour? Elle a organisé des festivités ?

Philippe – Maman a organisé des festivités. Disons que c'est surtout mon oncle, c'est-à-dire son frère, qui a pris les choses en main. Il m'a offert un mouton. Un cousin de ma mère m'a aussi offert un mouton.

M. B. – C'est la coutume, peut-être, d'offrir un mouton.

Philippe – Non, ce n'est pas la coutume; je crois que ce geste devait exprimer la part que les miens voulaient prendre à ma souffrance, à ce qui avait été ma souffrance. Les gens pensaient que j'avais beaucoup souffert pour faire mes études, surtout dans les conditions affreuses [PAGE 92] où je les faisais. La plupart des gens avaient cru que je n'en viendrais jamais à bout, que j'allais un jour me résigner à les arrêter, pour me rabattre sur un petit diplôme.

M. B. – Il faut dire que c'est déjà très difficile pour un fils de famille ici, fils de bourgeois né ici, avec toutes les facilités qu'ils ont, c'est déjà très difficile de faire des études de médecine;c'est encore plus difficile pour un Africain, fût-il fils de nanti, puisqu'il y en a quand même maintenant de plus en plus; alors combien cela doit-il être plus difficile a fortiori quand il s'agit d'un fils de paysan, si je comprends bien ?

Philippe – Mon père était instituteur.

M. B. – Ah bon ?

Philippe – Je ne l'ai pas connu, mais il était instituteur et je suis son seul fils. Il enseignait à l'école protestante à l'époque. Il avait fait ses études au Ghana, je veux dire en Gold Coast. Il est mort très jeune. Ma mère était une femme, donc elle n'a pas travaillé. Mais elle avait quand même des plantations, pas très étendues. Vous savez ce que c'est en Afrique, quelques lopins de terre, peu étendus. Elle s'est remariée plusieurs fois, elle a eu d'autres enfants. Ses autres maris étaient des pêcheurs du village. Ma mère a toujours su éduquer ses enfants. Nous sommes quatre enfants. Mes frères ont fait des études.

M. B. – Ils vous ont donc offert deux moutons vivants, pour être immolés ?

Philippe – Non, pas pour les immoler, mais pour la fête. Moi-même j'avais prévu de tuer un bœuf (Philippe paraît s'amuser beaucoup à cet endroit de la conversation), parce que je crois que je le mérite, car j'ai souffert. J'étais seul. Finalement maman a pensé qu'un bœuf, ce serait excessif pour le village.

M. B. – C'est un village de combien d'habitants ?

Philippe – Deux mille habitants, à peu près.

M. B. – C'est un gros bourg.

Philippe – C'est un village qui s'est beaucoup développé ces derniers temps. Ses habitants étaient naguère surtout des pêcheurs,

M. B. – La pêche est une activité qui rapporte alors ?

Philippe – Plus maintenant. La plupart des gens se sont reconvertis dans le travail de la terre. Le cours [PAGE 93] du fleuve a dû être dévié du fait du percement du canal d'Assini. Le poisson a été refoulé vers Abdijan. Le canal de Vridy et le canal d'Assini ont modifié considérablement le cours du fleuve. La pêche au filet n'est plus possible.

M. B. – Il y a encore une question qui me turlupine un petit peu : est-ce que votre femme est déjà allée en Côte-d'Ivoire ?

Philippe – Non, jamais, pour cette raison que, à mon départ, je me doutais que j'allais revenir pour la spécialité. Il fallait d'abord que je fasse mon intégration;de son côté, elle avait un contrat avec l'Assistance Publique de Paris, ce qui ne lui permettait pas de partir tout de suite. Je pensais aussi que, en raison de l'éducation des enfants encore trop jeunes, il valait mieux qu'elle reste ici provisoirement. Elles étaient très jeunes, mes enfants. La première a maintenant huit ans, la deuxième six ans au mois de mai.

M. B. – Votre maman sait donc que votre femme ne parle pas sa langue. Au fait madame a-t-elle appris l'ashanti ?

Philippe – Non. Au début ma mère n'était pas tellement d'accord pour ce mariage. Mais je lui ai fait part du rôle que cette jeune femme jouait auprès de moi. Et je crois que maman a compris.

M. B. – Est-ce que vous avez sollicité sa permission ?

Philippe – Non, non. Je l'ai simplement informée. Par l'intermédiaire de mon frère, ma femme a eu des rapports constants avec ma famille. Il y a un échange ininterrompu de cadeaux. Ma femme connaît ma mère par des photos, mais les deux femmes ne se sont pas encore vues. Pour mes prochaines vacances en Afrique, je compte emmener ma femme. Mais il est certain qu'au départ ma mère était réticente.

M. B. – Disons que, des deux côtés, les deux femmes sont préparées. Il n'y aura pas de surprise en quelque sorte désagréable. Votre maman sait que votre femme n'est pas africaine;quoi qu'elle soit noire, elle ne parle pas la langue du pays. Votre femme sait à peu près quels sont les usages du pays, de sorte qu'elle ne sera pas en quelque sorte choquée par certaines façons de vivre.

Philippe – C'est cela. Je lui ai ménagé des rencontres [PAGE 94] avec ceux des miens qui venaient ici, mon oncle Georges par exemple, et aussi avec mes amis qu'elle a connus. De la sorte, elle est préparée. Mais, vous savez, c'est très difficile. Elle va avoir des problèmes, puisque moi-même qui suis du pays, j'ai eu des difficultés. Mais je pense qu'elle pourra s'adapter si, moi, je lui explique les choses convenablement.

M. B. – Oui, mais est-ce qu'il suffit de lui expliquer ? Est-ce que vous ne devez pas lui servir d'exemple ? Est-ce que votre comportement à vous n'est pas la meilleure explication ?

Philippe – Oui, bien sûr. Mais lorsque nous nous établirons en Côte-d'Ivoire, je serai un médecin. J'aurai forcément beaucoup d'activités, je pense à tout ce que je devrai faire au service de ma famille. Je dois donc la préparer à ne pas être choquée, car je ne serai pas celui qui, sitôt fini son travail, revient à la maison. Ceci convient peut-être à un petit-bourgeois européen; mais moi j'aurai un rôle social à jouer bien plus large en Afrique, quand on est Africain, qu'il ne l'est en Europe pour un médecin ordinaire.

M. B. – Je crois, moi que ce n'est pas le plus dur pour elle. Le plus dur, à mon avis, pour elle, est que votre conduite, éventuellement, puisse lui inspirer quelque doute sur votre amour pour e1le. Vous savez bien que nous sommes, nous autres, soupçonnés, surtout quand nous sommes chez nous en Afrique, d'avoir un certain penchant pour le harem, pour la polygamie. Je crois que, transplantée chez nous, une femme étrangère désire d'abord être rassurée sur l'amour exclusif de son mari.

Philippe – Oui, ma femme a beaucoup réfléchi. Nous nous connaissons depuis 69. Et jamais, je crois, mon comportement n'a pu lui donner des raisons de douter de moi. Après tout, ce que je ferais en Afrique, j'aurais aussi bien pu le faire ici; les occasions ne manquaient pas. Personnellement, j'ai toujours été opposé à cette forme de vie, qui consiste à avoir une femme au-dehors et une femme à la maison. Elle me connaît bien sur ce plan. Je suis entré parfois en conflit avec des amis qui le font. Avoir une femme est déjà tellement difficile, en avoir deux ou trois, c'est de la folie. Il faut dire qu'il s'est trouvé déjà des gens dans ma famille pour me le suggérer; bien sûr, je me suis rebiffé. [PAGE 95]

M. B. – Donc il y a là un problème.

Philippe – Il y a un problème, certainement. Mais ma femme n'a pas à s'inquiéter de ce côté-là.

M. B. – J'ose dire, moi, que c'est le problème fondamental. En revanche, je ne crois pas qu'une femme, qui est intelligente, puisse être frustrée parce que son mari s'absente une partie de la journée pour rendre service aux gens, pour servir son peuple, pourvu qu'elle soit assurée des sentiments de son mari. Donc, en somme, vous pensez que votre retour a été une affaire réussie que c'est un retour heureux.

Philippe – Moi, oui, je trouve que c'est réussi.

M. B. – Est-ce que vous pensez que, pour d'autres, qui n'ont pas eu le même courage que vous pour faire des études de cette valeur-là, qui ont fait disons de petites études, est-ce que vous ne pensez pas qu'il peut y avoir de problèmes ? Vous savez, avec un doctorat de médecine, même en France, on se case très bien. Mais est-ce que, par exemple, un simple licencié trouverait aussi facilement un emploi en Côte-d'Ivoire ? Le problème de l'emploi est quand même celui qui conditionne une bonne réintégration.

Philippe – Oui, je pense que celui qui n'a qu'une licence trouve quand même un emploi en Côte-d'Ivoire. D'abord il y a un bureau d'accueil.

M. B. – Oui, décrivez-nous le processus.

Philippe – Lorsque vous arrivez, vous allez directement auprès du ministère concerné par votre discipline. Dans ce ministère, il y a donc un bureau d'accueil. Vous expliquez donc au bureau d'accueil les études que vous avez faites. La plupart des gens qui partent ont une bourse du gouvernement;l'Etat, qui les a suivis, sait donc à peu près quels diplômes ils possèdent. Mais les non-boursiers, eux, n'ont pas été suivis par les services compétents;il faut donc, à leur retour, qu'ils viennent exposer devant le bureau d'accueil quel a été leur cursus et quels diplômes ils ont conquis. Le ministère leur donne alors le moyen de constituer un dossier. Ce dossier sera plaidé devant la fonction publique qui engage tout fonctionnaire. Après l'intégration, vous avez un poste. Je pense que celui qui a une licence trouve du travail en Côte-d'Ivoire. Mais si le diplôme est un faux diplôme, ceci devient une autre affaire. Il faut dire qu'il y a eu [PAGE 96] des cas de fraude : des gens se sont présentés avec de faux diplômes; l'enquête, faite par des experts, qui sont d'ailleurs des coopérants, a révélé qu'ils les avaient achetés je ne sais où en Europe. Mais tout titulaire ivoirien d'un diplôme de l'enseignement supérieur est assuré de trouver du travail en Côte-d'Ivoire.

M. B. – Eh bien, mon cher Philippe, j'ai été infiniment heureux de vous retrouver. Et merci mille fois pour ce très précieux témoignage.

(Propos recueillis par Mongo Beti.)

Mongo BETI et Philippe X...