© Peuples Noirs Peuples Africains no. 20 (1981) 73-83



MES RETOURS

(Entretien avec Mongo Beti)

Mongo BETI et Babou Paulin BAMOUNI

Né le 10 avril 1950 en Haute-Volta, Babou Paulin Bamouni a toujours travaillé pour financer ses études supérieures en France où il est arrivé en 1974. Longtemps manutentionnaire, il est aujourd'hui gardien de nuit dans une grande banque parisienne. Il est déjà titulaire d'une Licence de Lettres Modernes, d'une Licence en Sciences de l'information et d'une Maîtrise en Sciences de l'information et de la Communication. Il prépare maintenant un Doctorat de troisième cycle en Sciences de l'information et de la Communication.

Mais Babou Paulin Bamouni est aussi un créateur acharné. Auteur de romans et de poèmes, il a publié un recueil de vers très touchants, intitulé « Luttes », aux éditions Silex, en 1980.

Grâce à cette figure exemplaire de travailleur courageux et d'intellectuel noir habité par un noble idéal, la légende du jeune Africain venu en France pour faire de la politique sous le couvert d'études se révèle sous son vrai jour : un fantasme de raciste délirant.

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*  *

Mongo Beti – Nous allons parler, de votre retour. Vous étiez à l'époque étudiant ou travailleur ? Je voudrais savoir quel était votre statut social précis quand vous êtes retourné en Haute-Volta, pour vous marier, m'avez-vous dit, je crois ? [PAGE 74]

Babou Paulin Bamouni – En 1975, quand je suis allé me marier ? Oui, je suis parti en tant qu'étudiant, parce quand je suis arrivé ici, j'ai commencé aussitôt mes études. Donc quand je suis parti, je me suis marié en tant qu'étudiant avant de revenir. Donc on peut dire étudiant-travailleur, parce que j'ai travaillé entre temps, pour pouvoir payer mes études.

M. B. – Est-ce que vous êtes déjà revenu au pays depuis votre mariage ?

B. P. B. – Oui, je suis reparti en 1978.

M. B. – Ah bon ? C'est merveilleux ! nous allons parler des deux retours, si vous voulez bien. A propos du premier retour, dites-nous comment vos parents vous ont accueilli, par exemple. Vous étiez absent du pays depuis combien de temps ?

B. P. B. – J'avais quitté le pays en 1974, je suis arrivé en France en septembre; je suis reparti au mois d'août de l'année suivante, en 1975. Cela faisait donc près de onze mois que je m'étais absenté. En arrivant au village, j'ai eu l'accueil qui est toujours réservé dans ces cas-là, c'est-à-dire un accueil chaleureux, comme on dit.

M. B. – Voulez-vous préciser un petit peu ? A-t-on organisé des festivités ?

B. P. B. – Ils n'ont pas organisé de festivités; les parents étaient simplement joyeux de retrouver le fils de la famille qui revenait, un fils qui avait fait la France; car l'idée de la France est toujours demeurée comme un mythe chez certains. Et quand quelqu'un retourne, après avoir séjourné en France, on voit en lui quelqu'un qui a pris contact avec les Blancs;l'image du Blanc est toujours prestigieuse au niveau des paysans qui ont connu la colonisation et qui savent l'image que leur a laissée le Blanc; alors on accueille la personne qui est allée voir ces Blancs d'une façon peu ordinaire,

M. B. – C'est-à-dire qu'il a lui-même beaucoup de prestige, parce qu'il a été initié à la science des Blancs.

B. P. B. – Oui, parce qu'il a vu les Blancs chez eux. On pense même qu'il s'est élevé au niveau des Blancs. il semble donc supérieur, parce qu'on associe toujours le Blanc à l'idée de supériorité; il a donc acquis cette supériorité en partie, ce qui lui confère une certaine gloire. Voilà pourquoi il est accueilli avec enthousiasme, en tout cas avec plus de chaleur que d'autres qui n'ont quitté [PAGE 75] le village que pour aller dans d'autres villes du pays ou d'Afrique.

M. B. – La question que je voudrais vous poser maintenant est la suivante : qu'est-ce que vous avez eu l'impression que les gens attendaient de vous ? Qu'est-ce que vous avez l'impression que les gens attendent de quelqu'un qui revient d'ici ? Ils attendent peut-être deux avantages : un premier avantage est tout à fait superficiel; je veux dire qu'ils attendent peut-être que celui qui revient d'ici et qui est censé être plus riche leur donne de l'argent. Parlez-nous de cela.

B. P. B. – Oui, généralement, quand quelqu'un arrive d'ici, comme moi... Bon, prenons exemple sur moi: quand je suis arrivé, la première chose, c'est toujours la main tendue. On attend que la personne apporte de l'aide; on lui dit : « Oui, tu vois, nous vivons ici, nous sommes malheureux, il y a la sécheresse, nous sommes dans des conditions difficiles. Toi qui as eu la possibilité d'aller en France, c'est que tu as des moyens financiers; il faudrait essayer de nous aider à sortir du malheur dans lequel nous sommes plongés. » C'est ce que les gens attendent d'abord quand ils voient la personne arriver. Dans un deuxième temps, quand vous arrivez, eux, ils mettent un espoir en vous, se disant que l'on est allé en France pour s'instruire et que cette instruction, on essaiera de la mettre au service de son peuple, de sa famille, de ses parents pour les aider à sortir de l'ignorance, de l'exploitation, des conditions de vie difficiles, pour instaurer une certaine justice sociale;c'est généralement ce qu'on attend de l'individu.

IL FAUT PARTAGER

M. B. – Vous venez de répondre à la deuxième question que je comptais vous poser sur ce thème. Mais revenons quand même au premier aspect : des gens m'ont dit, et moi-même j'ai pu observer, car moi aussi je suis allez chez nous plusieurs fois avant l'indépendance, et j'ai donc pu observer au Cameroun une chose dont d'autres étudiants ou travailleurs africains, dans d'autres pays d'Afrique que le Cameroun, avaient été en quelque sorte victimes : c'est-à-dire que les gens du village, en [PAGE 76] somme, voudraient que l'on partage avec eux ce qu'on ramène d'ici, les vêtements, les gadgets... est-ce que c'est vrai aussi en Haute-Volta ?

B. P. B. – Ah oui, c'est un phénomène qui est pratiquement généralisé. Les gens vous demandent les choses sans façon, sous prétexte que la personne qui arrive possède beaucoup, donc qu'il faut nécessairement partager; on viendra donc demander soit une chemise, soit une ceinture, et j'ai connu personnellement cette situation-là : on m'a pris des chemises, oui, je crois, jusqu'à trois ou quatre, ma ceinture même a été prise par un oncle, et même j'ai eu deux paires de chaussures qui ont été prises, et tant d'autres choses, de petites bricoles par-ci par-là, un portefeuille qu'on trouve joli, une cravate, et ainsi de suite. Il y a donc ce droit que les gens s'attribuent de vous prendre quelque chose, car on se dit que la personne, une fois retournée en France, ou dans le pays d'où elle vient, pourra retrouver facilement les mêmes objets et les acquérir.

M. B. – Donc vous leur avez donné ce qu'ils demandaient ?

B. P. B. – Oui, j'ai donné...

M. B. – Vous avez pensé que c'est normal, c'est naturel.

B. P. B. – Oui et non. Ce n'est pas tellement normal si on veut...

M. B. – Je veux dire : vous avez pensé que c'était conforme à la tradition africaine ?

B. P. B. – Oui, selon la tradition, oui, il faut partager.

M. B. – Seulement vous étiez gêné, parce que vous pensez qu'on ne peut plus obéir à toutes les traditions africaines dans le contexte moderne.

B. P. B. – Oui, parce qu'avec l'évolution qu'il y a aujourd'hui et les changements qui sont intervenus, on ne peut pas tout appliquer; cela ne peut pas marcher; donc il faut réviser certaines choses.

M. B. – Revenons-en maintenant au second aspect : vous avez donc eu, comme moi d'ailleurs, comme beaucoup de nos congénères, le sentiment que les gens vous prenaient pour une espèce de messie, et qu'ils attendaient que vous soyez capable de résoudre leurs problèmes, même au niveau politique, par exemple. Est-ce que [PAGE 77] vous avez été gêné par cette attente devant laquelle ils vous ont placé ?

B. P. B. – Moi, personnellement, je n'ai pas été gêné.

M. B. – Vous pensez donc que vous êtes capable de répondre à leur attente, et de jouer un rôle politique pour défendre leurs intérêts ?

B. P. B. – Moi, je peux dire que je me suis engagé dans une certaine direction; je pense donc, à ce niveau-là, que je peux jouer un rôle politique, dans la mesure où je sais que le changement peut passer par tout individu, pourvu que celui-ci veuille apporter quelque chose à une communauté qui attend et souhaite un certain changement de vie. Donc à ce niveau, je peux dire que, moi, je peux apporter quelque chose, soit en militant, soit en passant à l'action, soit en essayant de faire de la politique pour le changement. Je ne trouve donc pas que ce que les gens attendent de moi soit excessif ou déplacé.

M. B. – Il y a tout de même un problème, que nous avons évoqué tout à l'heure avant de commencer l'enregistrement, à propos de mon ami – car c'est mon ami, du moins c'était mon ami, je ne sais s'il l'est encore maintenant qu'il est devenu une grosse légume – à propos donc de Ki-Zerbo, dont vous m'avez dit qu'il a beaucoup déçu la jeunesse de Haute-Volta en acceptant de jouer le jeu du système en place. Disons qu'il s'agit d'une contradiction. Quand un étudiant ou un travailleur ou n'importe quelle personne ayant acquis de la compétence en Afrique et se sent l'objet d'une attente des gens, il se trouve confrontés à deux solutions possibles : soit il entre dans le système, plus ou moins, pour essayer d'arracher quelques améliorations en faveur de sa communauté d'origine; par exemple, pour obtenir une école, il va plaider la cause du village auprès du ministre ou du président, ou pour obtenir un dispensaire, une route... car, au fond, c'est ça que les gens veulent obtenir, c'est-à-dire des équipements;mais il y a une autre solution, qui consiste à leur dire : « N'attendez rien du pouvoir central parce qu'il est trop corrompu, parce qu'il est incapable; organisez-vous vous-mêmes. » A ce moment-là, vous devenez un vrai leader; et alors, là, vous courez de vrais risques. Quelle est, des deux attitudes, celle qui vous paraît, [PAGE 78] à vous, la plus réaliste ? Celle qui, au fond, serait votre solution, quand vous reviendrez au pays, car nous avons tous l'espoir de revenir un jour au pays ?

B. P. B. – Disons que ce n'est certainement pas la première solution, celle adoptée précisément par Ki Zerbo, ainsi que par la plupart des gens qui, quand ils arrivent, se disent « Eh bien voilà, il y a un système qui est installé; il faudrait jouer le jeu, pour ne pas attirer l'attention sur soi-même. » Par exemple, on avait un sentiment humanitaire assez poussé, avec l'aspiration à une certaine justice sociale qui demande qu'on agisse dans un certain sens. Puis on décide d'entrer dans le jeu; moi j'appelle cela collaborer. Or quand on a critiqué un système, qu'on a dit qu'il était mauvais, et quand, par la suite, on décide d'entrer dans ce système, pour essayer d'exploiter peut-être ses faiblesses, en pratiquant ce qu'on appelle l'entrisme, je ne peux pas trouver que cette solution soit la meilleure. Donc c'est nécessairement la deuxième solution qui me semble la bonne; il faut nécessairement entrer en contact avec les masses, les organiser pour les mettre en position d'inventer elles-mêmes les solutions adéquates à leurs problèmes.

M. B. – Est-ce que vous pensez que le pouvoir de Haute-Volta accepterait, tolérerait une telle attitude ? Je vous pose la question parce que la Haute-Volta a la réputation d'être assez différente des autres pays africains francophones. Même à l'époque du général Lamizana, les populations bénéficiaient d'une relative démocratie.

B. P. B. – Oui, vue de l'extérieur, c'était une démocratie, mais en fait elle était faussée à la base. Au sujet du village, si les pouvoirs publics s'aperçoivent qu'on essaye d'organiser les paysans, ils accusent inévitablement la personne de régionalisme, ou de tribalisme; ils considèrent que cette personne tente de réaliser une révolution au niveau de son ethnie. Cela pose énormément de problèmes.

PAS DE PEAU BLANCHE CHEZ NOUS!

M. B. – Je vais maintenant vous poser une question un petit peu indiscrète : avant de venir en France étiez vous fiancé avec madame ? [PAGE 79]

B. P. B. – Oui, nous étions fiancés.

M. B. – J'ai vu, en lisant vos poèmes, que vous êtes très, très amoureux de votre femme. C'est extrêmement sympathique. La question que je vais vous poser maintenant est une question très, très fictive; c'est un problème d'école, comme on dit, c'est-à-dire que nous imaginons une situation totalement abstraite : qu'est-ce que les gens dans le village ou dans votre, famille auraient dit, comment auraient-ils réagi si vous aviez emmené une femme d'ici, une femme européenne, française éventuellement, car le problème s'est posé à beaucoup de nos frères.

B. P. B. – Oui, je sais. Il faut dire que, quand je suis parti de chez nous la première fois pour venir en Europe, au moment de quitter le village, maman m'a dit;« Nous ne voulons pas de peau blanche ici. » En fait, on dit plutôt peau rouge chez nous. « Nous ne voulons pas de peau rouge à la maison, qui ne puisse pas nous aider, qui ne puisse pas savoir piler du mil, qui ne puisse pas savoir moudre quoi que ce soit. Nous serions gênés face à une Blanche, alors nous n'en voulons pas. » Ceci m'a été dit avant que je ne parte. Donc si, malgré tout, j'étais retourné avec une Française, puisque j'étais en France, il y aurait eu un rejet systématique de nous deux; c'est-à-dire ou je m'attachais à ma femme, et je quittais complètement ma famille; ou je refusais ma femme, et je réintégrais ma famille. C'était le choix à faire. Quand on s'aperçoit que la personne n'a pas les mêmes coutumes, ni les mêmes façons de vivre que le milieu où l'on veut l'introduire, il faut reconnaître que cela pose énormément de problèmes, que cela suscite énormément de conflits familiaux généralement.

M. B. – Est-ce que ce n'est pas une forme de racisme?

B. P. B. – Oui, on peut le dire, dans la mesure où l'on entend par racisme le rejet d'un individu qui est différent de soi;on peut certainement parler de racisme.

M. B. – Au fond, c'est ce qui nous arrive, à nous, en France, on nous rejette en prétextant la différence de coutumes, la différence des façons de vivre : par exemple, il paraît que nous sommes bruyants, que nous dansons le soir dans les appartements en faisant du tapage.

B. P. B. – ... Oui, que nous ne sommes pas civilisés, [PAGE 80] que nous nous conduisons comme des sauvages. On trouve que nous ne sommes pas adaptés à la civilisation dite avancée d'ici; alors le rejet est systématique.

M. B. – Je ne veux pas vous demander de juger vos parents, je ne veux pas vous demander de me dire si vous approuvez le rejet hypothétique de la femme blanche. Mais je peux vous demander ceci : vous-même, supposez que vous retourniez en Afrique aujourd'hui, demain ou dans dix ans, si vos enfants, devenus grands, venaient étudier ou travailler en Europe, et qu'à leur retour ils vous amènent une femme blanche ou un homme blanc, est-ce que vous rejetteriez aussi cette femme ou cet homme ?

B P. B. – Disons que ce rejet peut être inconscient...

M. B. – Oui, mais consciemment ?

B. P. B. – Consciemment, je ne pense pas que je puisse rejeter cette femme ou cet homme. Quand on dépasse un certain niveau de culture, on peut apprendre à accepter l'autre, quelle que soit la différence de peau, et quelles que soient les coutumes ou les habitudes de vie. Non, je ne crois pas que je rejetterais la femme de mon enfant.

M. B. – Nous allons maintenant en venir au deuxième retour, je veux dire au retour que vous avez effectué alors que vous étiez déjà un travailleur, alors que vous gagniez un salaire assez important. Je ne vous demande pas de nous préciser son montant, quel qu'il soit, pour les gens de chez nous, c'est toujours beaucoup, et même énorme. A propos, peut-on vous demander ce que vous faites comme métier ? Sans vous confesser, dites-moi à peu près dans quel secteur d'activité vous travaillez ?

B. P. B. – Après mon arrivée ici, j'ai fait énormément de métiers par-ci par-là pour pouvoir payer mes études. J'ai été manutentionnaire le plus souvent. Maintenant je suis gardien de nuit.

M. B. – Vous êtes donc revenu au pays en 78 ?

B. P. B. – Oui, en 78, je suis revenu au pays en vacances.

M B. – Avec votre femme?

B. P. B. – Non, non, ma femme est restée ici. Je suis parti tout seul, parce que c'était en quelque sorte un voyage d'études;je voulais mettre le voyage à profit pour pouvoir préparer mon sujet de maîtrise. [PAGE 81]

M. B. – Vous êtes resté combien de temps ?

B. P. B. – Je suis resté trente-cinq jours.

M. B. – Alors, qu'est-ce qui vous a frappé le plus pendant ce deuxième retour ? Alors là, par rapport aux gens de chez nous, vous êtes quand même déjà en quelque sorte riche. Vous avez de l'argent;je ne dis pas que vous êtes millionnaire. Mais même si vous n'aviez mis de côté que cent mille francs cfa pour votre voyage, c'est déjà beaucoup, énorme pour des paysans africains. Et alors qu'est-ce qui vous a le plus frappé dans leur comportement vis-à-vis de vous ?

ATTENDU COMME UN MESSIE

B. P. B. – Alors, pour ce deuxième retour, ce qui me frappait, moi personnellement, c'est l'attente qui était toujours permanente au niveau des gens qui disaient : « Voilà, le fils est revenu, c'est à lui de prendre maintenant tout en charge. » Peu après mon arrivée, on est venu me soumettre toute une liste de problèmes à résoudre aussitôt.

M. B. – Des problèmes matériels ?

B. P. B. – Oui, il fallait payer du mil...

M. B. – Le mil, c' est pour la nourriture quotidienne?

B. P. B. – Oui, c'est pour la nourriture quotidienne, car il y avait eu la sécheresse en 75, 76, 77; donc il fallait acheter du mil, il fallait acheter du riz, et il fallait leur donner quelque chose pour payer l'impôt.

M. B. – Parce que, malgré la sécheresse, le pouvoir voulait que les gens paient l'impôt ?

B. P. B. – Eh oui, malgré la sécheresse, on envoie des gardes pour chercher les gens afin qu'ils viennent payer l'impôt dans les cercles (car chez nous on dit cercle au lieu de sous-préfecture), les gardes allaient donc dans les villages chercher les paysans, les embarquer, il faut dire, pour qu'ils viennent payer. Ceux qui ne payaient pas on les gardait pendant quarante-huit heures. Pendant ce temps-là ils creusaient des trous, plantaient des arbres, les arrosaient en attendant que des membres de leur famille trouvent l'argent de leur impôt.

M. B. – Ah. bon ? Quand ils n'ont pas payé, ils travaillent pour le compte de l'Etat, et cette peine ne leur compte pas pour leur impôt ? [PAGE 82]

B. P. B. – Non, rien ne leur est compté.

M. B. – En somme, ils sont retenus en otages, jusqu'à ce que leur famille vienne payer pour eux.

B. P. B. – C'est cela; ceux dont les familles ne peuvent finalement pas payer, on les renvoie quand même au bout de quarante-huit heures pour qu'ils aillent se débrouiller et trouver l'argent. S'ils ne reviennent pas, on va de nouveau les embarquer. C'est un cercle infernal auquel ils sont soumis.

M. B. – Ils vous ont donc soumis une liste de problèmes ?

B. P. B. – Oui, et on attendait que je trouve une solution à tous ces problèmes. Donc il a fallu que moi, avec le peu que j'avais pu économiser en tant que travailleur qui retournait au pays, j'essaye de répondre à cette démarche en achetant ce que je pouvais acheter, du mil, du riz. Par ailleurs, il a fallu faire quelque chose pour les beaux-parents. Mes parents m'ont exposé la situation en me disant : « Eh bien, ta belle famille a appris que leur gendre est revenu; il faut faire quelque chose, il faudrait leur envoyer de la boisson. » C'est une sorte de bière préparée à partir du mil; on leur en envoie plus de dix canaris, accompagnés du tô, c'est un plat de chez nous, dont on leur adresse jusqu'à vingt ou trente bassines. En somme c'est un cadeau solennel. Les parents insistent pour que leur fils montre à ses beaux-parents qu'il est devenu quelqu'un, afin qu'ils ne se figurent pas que leur fille a épousé un minable. Alors pour montrer que leur fils n'est pas n'importe qui, les parents l'obligent à accomplir ce rite au profit de sa belle-famille.

M. B. – Vous avez fait ces choses-là dans le cadre de la famille étroite ou dans le cadre de la famille étendue ? Je veux dire ceci : quand votre père ou votre frère se trouve au cercle là-bas pour payer les impôts, s'ils ne peuvent pas, ils vous le disent, vous payez pour eux. Bon. Mais quand c'est un cousin ou un oncle, est-ce qu'on vous le demande aussi ? Si oui, est-ce que vous le faites aussi ?

B. P. B. – Oui, le même problème se pose, même au niveau des cousins, des neveux. Quand on a les moyens, on paie. Tenez, tout dernièrement, c'est mon petit frère qui m'a écrit pour me dire : « Voilà, je n'ai plus de moyens pour continuer à travailler. » Il est tailleur, il [PAGE 83] fait de la couture en somme. Et j'ai été obligé de lui envoyer vingt mille francs cfa pour s'acheter une machine à coudre. En effet, sa machine avait été volée.

M. B. – C'était une machine à pédale alors ?

B. P. B. – Oui, à pédale, vous savez, les Singer habituelles.

M. B. – Ils l'ont volée ? C'est quand même un meuble assez lourd; comment ont-ils pu faire ?

B. P. B. – Généralement le magasin était gardé par des Bellas, vous savez, les Nigériens qui travaillent comme porte-faix généralement dans les villes;c'est eux qui étaient chargés de garder le magasin la nuit. Et ces gardiens étaient partis chez eux en vacances; il n'y avait donc plus de gardien, alors les gens sont venus casser le local, et ils ont embarqué le matériel.

M. B. – Une machine comme celle-là coûte combien en ce moment ?

B. P. B. – La première que j'ai eu à lui acheter datait de 1972 et coûtait vingt-cinq mille francs cfa. A l'heure actuelle: il faut aller chercher dans les cinquante-soixante mille francs cfa. C'est donc excessivement cher pour quelqu'un qui n'a pas beaucoup de moyens.

M. B. – Encore une question indiscrète : est-ce que chaque mois vous envoyez de l'argent à la famille ?

B. P. B. – Non, pas tous les mois, disons quand l'occasion se présente. Il arrive qu'ils m'écrivent en disant : « Oui, voici la situation... ». Ils ne me disent pas : « Envoie-nous de l'argent. » C'est à moi de juger.

M. B. - Et vous êtes bien en rapport avec eux? Ils vous écrivent souvent ? Vous leur écrivez souvent ?

B. P. B. – Oui, oui, il n'y a pas de problème à ce niveau ; le courrier, de leur côté, peut tarder parfois, car ils ne savent pas écrire, il faut qu'ils aillent trouver quelqu'un pour leur servir d'écrivain public.

M. B. – C'est loin de Ouagadougou ?

B. P. B. – Non, c'est à cent quinze kilomètres de la capitale. Ce n'est pas loin. Le courrier fonctionne très bien.

M. B. – Eh bien, écoutez, cher ami, c'était extrêmement passionnant, très instructif. Je suis certain que nos amis les lecteurs de la revue apprécieront votre témoignage à sa juste valeur. Merci.

(Propos recueillis par Mongo, Beti.)

Mongo BETI et Babou Paulin BAMOUNI