© Peuples Noirs Peuples Africains no. 20 (1981) 65-72



LE GABON, ILOT DE PROSPERITE?

Marie-Françoise JANOT

Cet article sur le Gabon a été envoyé par son auteur au « Monde », après la publication de deux documents « Spécial Gabon ». Philippe Decraene a répondu à l'auteur, qui l'interrogeait par téléphone, que le journal ne pouvait se permettre de publier les « états d'âme » des lecteurs. Sur l'appellation d'« états d'âme » donnée au texte qui va suivre, qui ne contient guère que des énoncés de faits, et sur la densité effectivement excessive donnée aux « états d'âme » dans « le Monde », on appréciera l'objectivité de M. Decraene qui s'est senti obligé par ailleurs d'ajouter qu'il ne comprenait pas que l'on prenne sa plume pour écrire à un journal, que pour lui cela avait quelque chose de malsain. Ce qui est sain, vous le voyez, c'est d'avaler et de ne rien dire. Quand on achète un journal, c'est pour savoir ce qu'il faut penser de quelque chose, non ? Quand on commence à ne plus croire ce qui est écrit dans le journal, on est bon pour l'asile. Il y a là une conception de l'information et du rôle du lecteur assez intéressante. Pas de discussion dans les rangs, écoutez dévotement ! Seuls savent la vérité ceux qui sont chargés d'écrire dans le journal. Mais trêve de plaisanteries, place aux « états d'âme ».

O. T. [PAGE 66]

Réponse à Philippe Decraene du « Monde »

Les articles de M. Philippe Decraene du 31 janvier et du 2 février 1981 dressent un bilan extrêmement intéressant de l'évolution de l'économie gabonaise depuis l'indépendance et du rôle politique joué par ce pays. Mais il est des aspects de la réalité gabonaise, dont « Le Monde » s'est d'ailleurs fait l'écho dans des articles antérieurs, qu'il serait bon de rappeler dans un document « spécial Gabon ».

En premier lieu, s'il est important, pour les Français désireux de se rendre au Gabon, de connaître les conditions d'entrée dans le pays, il est peut-être encore plus vital d'en connaître les conditions de sortie. S'il n'y a pas de problèmes pour les simples touristes, il n'en va pas de même pour les personnes qui ont un contra de travail : celles-ci, même pour prendre leurs congés légaux, ne peuvent quitter le Gabon qu'après avoir accompli différentes formalités qui prennent plusieurs semaines, et obtenu de la Sûreté nationale un « visa de sortie ». De plus, pour les femmes dont le conjoint est gabonais, ce visa ne sera délivré que sur présentation d'une autorisation de leur mari ! Il y a de ce fait des Françaises qui sont retenues au Gabon !

Par ailleurs, s'il est vrai que le Gabon est un pays politiquement stable depuis l'indépendance, il serait honnête de rappeler à quel prix : intervention militaire française pour rétablir Léon Mba à la tête du pays en 1964. Depuis que le président Bongo a succédé à Léon Mba, les morts suspectes, les disparitions de personnalités gabonaises, sont monnaie courante. Elles ont d'ailleurs été évoquées en d'autres occasions par le journal « Le Monde ».

Le Gabon est l'un des plus fervents partisans de la coopération avec l'Occident. Cette ferveur l'a hélas conduit à quelques interventions malheureuses, telle par exemple la tentative d'intervention au Bénin en janvier 1977 visant à renverser la régime progressiste présidé par M. Kérékou.

Le Gabon est l'un des pays les plus riches d'Afrique. Oui, en terme de produit intérieur brut par habitant. Mais dans cet îlot de prospérité où les Gabonais ont, [PAGE 67] d'après M. Philippe Decraene, un revenu relativement élevé, l'espérance de vie n'est que de trente-neuf ans;la mortalité infantile est de l'ordre de 37 %;90 % de la population souffre de parasitoses diverses paludisme, bilharziose, filariose, ascaridiose, etc., qu'il est vain de traiter, car il suffit de quelques mois pour que les malades traités soient à nouveau contaminés;90 % de la population est atteinte de maladies vénériennes;là aussi le traitement des malades est rarement efficace dans une population aussi généralement contaminée; le taux de stérilité féminine y est le plus élevé d'Afrique : environ 30 %. On voit couramment dans les rues des épileptiques en crise et des poliomyélitiques se traîner; la fièvre typhoïde est une maladie encore répandue et, comme partout en Afrique, la rougeole tue.

Si des cités ont été construites pour les cadres de l'administration et des entreprises (Cité des charbonnages, cité des 90 logements, cité de l'Octra, cité du personnel hôtelier), le reste de la population (au moins 80 %) s'entasse dans des bidonvilles sans eau courante, sans électricité, où vivre avec un minimum d'hygiène est un acte d'héroïsme quotidien. Quant aux conditions de vie « en brousse » elles ne sont pas meilleures. A Libreville, il est interdit de prendre des photos dans les rues. Pourquoi cette interdiction si ce n'est parce que le gouvernement gabonais a peur de ternir son image de marque en exportant cet aspect de la réalité gabonaise ?

Le Gabon, dit-on, a de bons établissements scolaires. Oui, mais combien, et pour qui ? Pour les étrangers et les fils de « notables » gabonais qui peuvent fréquenter les écoles dites « mixtes » ou « franco-gabonaises », puis le lycée Léon Mba. En 1978 il n'y avait que deux écoles primaires mixtes à Libreville. Dans les écoles « de quartier » les petits Gabonais s'entassent dans des classes dont les effectifs dépassent parfois cent enfants dans un cours préparatoire. De plus la scolarité est à mi-temps, c'est-à-dire soit de 8 heures à 13 heures, soit de 13 heures à 18 heures. Quand les salles de classe ne sont pas un simple préau, elles ne bénéficient, de toute façon, d'aucun système de climatisation. M. Philippe Decraene a-t-il essayé de « tenir » dans une « salle de classe » au milieu de 100 bambins, de 13 heures à 15 heures, durant la saisons des pluies à Libreville ? C'est une expérience [PAGE 68] que je conseille à tous ceux qui veulent tenter de connaître le Gabon et rédigent des articles à son sujet. Mais ces derniers se contentent trop souvent de séjourner à l'« Okoumé palace », de discuter avec les « pontes » et de se déplacer en voitures climatisées. Si M. Decraene avait fait cette expérience il ne serait pas étonné de constater le très bas niveau de formation des Gabonais malgré les efforts faits pour mettre en place un lycée équipé. Au Gabon le taux de scolarisation est parmi les plus élevé d'Afrique, mais dans quelles conditions et pour quels résultats ?

Il faut emprunter des taxis surchargés d'où l'on sort avec l'odeur de sueur du voisin qui colle à la peau. Car, oui, c'est incroyable pour un pays si prospère, mais vrai : à Libreville il n'y a pas de transports en commun, sauf les cars de ramassage scolaire ou de certaines entreprises. Les taxis ne circulent que dans les quartiers relativement centraux, et si vous habitez un peu loin il vous faudra d'abord faire vingt minutes à pied avant d'espérer pouvoir trouver un taxi. M. Philippe Decraene a-t-il déjà marché vingt minutes sous le soleil gabonais en plein midi, et dans les rues transformées en véritables bourbiers durant la saison des pluies ? Quant aux ramassages scolaires, les cars sont surchargés et jamais à l'heure. Les enfants s'agrippent sur les marche-pieds et les accidents mortels ne sont pas rares. Mais les enfants des élites locales, eux, ne risquent rien : un chauffeur les conduit dans la voiture climatisée de papa !

Haut niveau de vie ? Pour les cadres des administrations et des entreprises, certes. Mais ceux-ci ne représentent guère que 10 % de la population. Heureusement il y a quelques retombées sur les masses défavorisées, car les cadres, selon les règles africaines, « aident » leurs familles. Mais ces aides sont des interventions ponctuelles qui ne peuvent régler les problèmes de masses. C'est ce que les Européens appellent le « parasitisme » africain. Le produit intérieur brut du Gabon, c'est une minorité de cadres privilégiés qui se l'attribue. L'ensemble de la population gabonaise n'en bénéficie pas.

Le Gabon serait non seulement un îlot de prospérité, mais aussi un îlot de démocratie parce que l'« Union », seul quotidien gabonais, donne la parole à l'homme de la rue sous le pseudonyme de « Makaga » ? Il est vrai que [PAGE 69] le petit billet quotidien de « Makaga » est bien la seule chose pour laquelle les Gabonais achètent l'« Union », et qui vaille la peine d'être lue. Non, pas tout à fait. On a pu également y lire en juillet 79 le récit de deux exécutions publiques sur la plage de Libreville... Pourtant il y a des sujets qui sont interdits à « Makaga » : en juillet 78, par exemple, il est resté muet sur les conditions dans lesquelles ont été parqués les quelque 8000 Béninois expulsés du Gabon. Ce n'est pas en lisant l'« Union » que l'on est au courant des morts suspectes, mais en lisant « Le Monde ». Malheureusement les numéros du « Monde » qui évoquent de tels événements ne sont pas mis en vente au Gabon, et de ce fait restent inconnus du pauvre « Makaga » qui ne peut donc en parler dans l'« Union »... D'ailleurs, non seulement certains numéros du « Monde » ne sont pas mis en vente au Gabon, mais plus, il arrive que ses journalistes soient arrêtés et expulsés, comme ce fut le cas de Claire Brisset en juillet 78. Décidément la démocratie au Gabon présente une forme très viciée...

Quant aux centres hospitaliers et sanitaires, il faut voir ce que l'on ose qualifier de ce nom ! Il y a trois types d'établissements, au Gabon : les établissements d'Etat où la médecine est gratuite, et accessible à tout le monde. Les établissements de la Caisse Nationale de Sécurité Sociale, où les soins sont gratuits pour les salariés des entreprises privées qui cotisent à cette caisse, c'est-à-dire une minorité de Gabonais; cette caisse ne concerne en particulier pas les salariés de la fonction publique. Les établissements privés, où les soins sont entièrement payants, pour tout le monde (en principe). Les établissements d'Etat sont ceux où la qualité des soins est la plus mauvaise et où l'équipement est le moins bon. J'ai vu à Bitam un centre sanitaire sans médecin (il était en vacances) où les malades gisaient à même le sol. L'hôpital d'Oyem est souvent sans médecin;la seule ambulance (il s'agit d'un simple véhicule non équipé) est souvent en réparation;le matériel de radio est souvent hors d'état de fonctionner, car il n'y a pas de technicien sur place capable d'intervenir rapidement,.. L'hôpital de Libreville a été modernisé depuis 78. Quelle bonne nouvelle ! J'espère que maintenant on peut y subir un E.E.G. (électroencéphalogramme), ce qui était impossible à cette date. J'espère que la seule couveuse dont disposait [PAGE 70] la maternité de l'hôpital, et qui était en panne, a été réparée ! Mais peut-être en a-t-on même acheté une seconde ? J'espère que les femmes ne sont plus renvoyées chez elles 24 heures après un accouchement. J'espère que pour faire opérer un enfant, il n'est plus nécessaire d'attendre avec l'enfant sur les bras plusieurs matinées de suite devant le bloc opératoire, pour arriver à réunir un chirurgien et un anesthésiste. Peut-être même a-t-on poussé la modernisation jusqu'à équiper l'hôpital de cuisines ? Car jusqu'à présent, dans les hôpitaux gabonais, les malades ne sont pas nourris et le linge de lit n'est pas fourni.

Les établissements de la Caisse Nationale de Sécurité Sociale, eux, sont bien équipés, calqués sur le modèle européen. Mais les soins y sont de qualité fort inégale. D'autre part les fameux centres de distribution de médicaments gratuits ne disposent que d'un échantillon très limité de produits, et beaucoup de spécialités fondamentales font défaut. Les malades qui en ont les moyens cherchent les produits manquants dans les pharmacies privées de la ville. Les autres suivent la plupart du temps des traitements incomplets, ce qui explique beaucoup d'échecs. Le problème est d'ailleurs le même pour les malades traités dans les hôpitaux publics : beaucoup de médicaments fondamentaux manquent.

Dans les centres de soins privés, qui pratiquent des prix très élevés et ne s'adressent qu'à une clientèle très restreinte la qualité des soins n'en est pas pour autant garantie.

Il y a 208 médecins au Gabon, pour moins d'un million d'habitants. Mais, même à l'hôpital de Libreville, aux urgences, il ne faut jamais s'étonner de ne pas trouver de médecin de garde. Si l'on ne le trouve pas non plus à son domicile privé, que faire? Surtout ne pas demander à un confrère qui n'est pas de service; quel que soit l'état du malade, il ne fera pas le moindre geste ! Que faire lorsque l'on attend depuis 8 heures du matin pour voir un médecin à l'hôpital, que celui-ci arrive à 9 h 30, voit quatre malades, et repart en disant : « Je serai bientôt de retour », alors que l'on sait qu'il n'y a plus d'espoir de le voir dans la matinée? Aller consulter dans un centre de soins privé ? A 5 000 F CFA (100 FF) minimum la consultation (en 78), même si l'on a la chance de gagner le SMIG le plus élevé d'Afrique (40000 F CFA, soit 800 FF), [PAGE 71] ce n'est pas envisageable ! De plus beaucoup de Gabonais sont « sans occupation » et « se débrouillent par-ci, par-là », et ne gagnent même pas le SMIG!

Il y a 208 médecins au Gabon, et des centres médicaux soi-disant de bonne qualité. Alors pourquoi l'hôpital Claude-Bernard à Paris regorge-t-il de Gabonais « évacués sanitaires » ? Pourquoi les Européens et les cadres gabonais se font-ils évacuer sur la France au moindre « bobo », plutôt que de se risquer à se faire traiter dans les centres installés au Gabon ?

Quant au développement économique, M. Philippe Decraene souligne fort justement les dangers d'une économie fondée essentiellement sur le pétrole et autres matières destinées exclusivement à l'exportation. Mais il insiste encore trop peu, à mon avis, sur le problème du développement agricole, et de la dépendance de l'importation pour l'alimentation des populations urbaines. Le Gabon n'a pas de réseau routier, voilà la réalité. Car on ne peut appeler réseau routier 7 000 kilomètres de « pistes » dont la moitié est impraticable pendant la saison des pluies, et dont les quelque 300 kilomètres goudronnés sont des voies urbaines. Comment s'étonner dans ces conditions qu'il n'ait aucun réseau de distribution organisé pour les produits agricoles entre les campagnes et les centres urbains. Si bien que l'on achète à Libreville au supermarché « Mbolo », le plus grand d'Afrique, à ce qu'on dit, un ananas importé de Côte-d'Ivoire aussi cher qu'à Paris, alors que les ananas pourrissent sur pied dans la région voisine du Wolen-Ntem ! Les paysans qui veulent vendre leurs produits doivent « se débrouiller « pour atteindre les marchés urbains;ils se font exploiter par des transporteurs sans scrupules, ce qui fait que manger de la banane ou du manioc à Libreville revient aussi cher que de manger des pommes de terre importées de France !

La grande majorité des Gabonais, toutes les populations des bidonvilles et des villages, n'ont pas les moyens d'acheter les produits importés. Elles se contentent d'une alimentation reposant sur les plantations vivrières pratiquées par les femmes (bananes, manioc, arachides), complétées par un peu de poisson, seul produit local qui reste assez bon marché. Autant dire que ces populations souffrent d'un état de sous-alimentation chronique. [PAGE 72] Les 1500 tonnes de viande importées chaque année par le Gabon, et qui garantiraient à chacun 41 grammes de viande par jour si la distribution était strictement égalitaire, ne se retrouvent que sur les tables des riches.

Du pays le plus riche d'Afrique on est en droit d'attendre autre chose ! Des observateurs étrangers, on est en droit d'attendre un peu plus d'objectivité et un peu moins d'éloges à l'égard de dirigeants corrompus qui sont obsédés par la peur de perdre leurs privilèges. Des investisseurs étrangers pour lesquels le Gabon est si accueillant, on est en droit d'attendre autre chose que la préoccupation de « faire du CFA », le plus possible, et le plus rapidement possible. Des pays occidentaux, dont le Gabon est un fidèle coopérant, on est en droit d'attendre qu'ils ne cherchent pas uniquement à utiliser cet « ami sûr » pour accomplir leurs propres desseins en Afrique.

Marie-Françoise JANOT