© Peuples Noirs Peuples Africains no. 20 (1981) 62-64



LE CHARME DES ILES

Eric ANCIAN

Christian a trente ans quand il sort, après cinq ans de prison, dans un hiver qui n'en finit pas. Retrouvé tassés les copains, avec sa pêche toute fraîche encore. Un appauvrissement général, le ralentissement d'une génération, malgré quelques éclats. Lui a besoin de speed. Ras le bol d 'ici ! Il a encore une carte à jouer. Ras le bol d'ici !

« Je suis parti en avril 80 et moi, l'Antillais de Paris, je débarque en Guadeloupe pour la première fois de ma vie. Les beaux-parents de ma sœur m'attendaient à l'aéroport. Super sympa, la famille ! Mais frappés de me voir arriver avec une nana blanche et son gosse blanc. Ils n'ont pas compris que je puisse m'en occuper comme si c'était le mien. Ils nous ont prêté un appartement dans un HLM. Ça a été dur pour nous. Faire 7000 km et se retrouver dans un HLM. Encore qu'ils ne soient pas comme ici. Quatre étages maximum, sur la pelouse, derrière, des vaches, des cabris. Côté sympa.

En fait, Françoise s'est mieux adaptée que moi. D'ailleurs, les filles métro s'adaptent mieux que les mecs. Elles sont plus ouvertes. Je ne parle pas des femmes de fonctionnaires ou de C.R.S. Elle a eu des problèmes au début. Le matin, par exemple, elle ne disait pas bonjour. Elle faisait un sourire. Ça les a choqués. Comme le fait [PAGE 63] qu'on soit toujours ensemble. La troisième fois qu'on a été invités – si j'étais invité, elle venait – on m'a demandé : « Mais ta femme, elle vient toujours avec toi ? » J'ai expliqué. Ils acceptent. Mais dans la rue, tu vois pratiquement pas de couples se balader la main dans la main. Ils ont horreur de ça. Enfin les mecs. Eux, c'est la femme à la maison, moi je vais me promener. Des dragueurs à longueur de journée.

Les nanas sont très dures avec les mecs. Mais quand même assez libres. Elles se libèrent, ça compte. Très lesbiennes. J'ai mis six mois à m'en rendre compte. Les lycéennes, les étudiantes. C'est général. Les mecs, pareil. Ceux qui ont des boucles d'oreille et qui arrivent de métro, ils les enlèvent. Tu parles des pédés, ouah ! Ils gueulent ! Mais ils ne résistent pas au plaisir.

Je connaissais déjà quelques Antillais ici, mais c'est pas la même mentalité. Le contact n'était pas terrible au début. Et puis je ne parlais pas créole. Pour eux, j'étais un métro, quand on ne me traitait pas de blanc, même dit gentiment : « T'es bien un métropolitain », me sort mon cousin. Deux mois après, c'était : « Oh ! Tu deviens Antillais ! » J'avais passé l'examen.

Ce qui m'a frappé, de plus visible, au début, c'était les bagnoles. Des Mercedes, des B.M.W., des Toyota, des Honda, la moins chère à cinq bâtons. Je me suis dit : « Y'a un truc. » Même chose pour les cases, tu vois, avec le toit en tôle ondulée. Et dedans des super meubles, télé couleur, chaîne stéréo, le tout à crédit. Tout à crédit. Incroyable ce qu'ils consomment. Exemple : un mec qui se fait 21 briques en vendant ses tomates. Une très bonne récolte. Elles coûtent 25 francs du kilo. Le lendemain, le gars achète une Mercedes. Ils consomment un maximum. La bouffe surtout. Sacrée. On te refusera jamais à manger. Maintenant, ils se mettent à manger français. Les patates par exemple qui viennent de France, alors qu'il y a des ignames, des patates douces, les racines du coin. C'est bon. Tu manges toujours à ta faim. Le mendiant, ça n'existe pas.

Il y en a peut-être un, moitié clodo, moitié quimboiseur, sorcier. L'île des Quimbois, on l'appelle aussi. Ça c'est très profond, comme la religion. La messe, le dimanche, tout le monde y va. Même les jeunes. La première fois on m'a dit, un gars de 18 ans : « A demain, si Dieu le veut », [PAGE 64] j'ai éclaté de rire. « Comment, tu ne crois pas ? » Oh ! Ils sont costauds niveau Bible et charmes. Un jour, on me dit : « Il faut que tu te baignes ! » Comment ça ? Je me douche tous les jours. En fait, ils parlaient d'une sorte de baptême dans la rue avec une femme quimboiseur à la pleine lune. Je vais le faire un de ces jours. La lune, tu la ressens très fort, là-bas. Elle est déjà beaucoup plus grosse et puis tu vois les gens qui sortent tard, beaucoup de musique, une tension sexuelle très forte. A la fin, tu finis par attendre la pleine lune. C'est le côté africain.

Il y en a beaucoup qui sont dans le trip nègre : « Je suis de race nègre. Si je suis un peu clair de peau, c'est à la suite d'un mélange de sang entre Noirs, mais je n'ai pas de sang blanc. A côté, tu as encore des Blancs qui évitent au maximum le soleil, surtout pas bronzer, et qui te sortent qu'ils sont blancs à 100 %. Mais si tu les regardes bien, c'est sûr qu'ils ont eu du sang noir, à un moment ou à un autre.

Ils gueulent beaucoup pour l'indépendance, les Guadeloupéens. Ils savent aussi que ce n'est pas possible immédiatement. Les flics municipaux sont tous partisans de l'indépendance. Ce sont des gars qui ont fait quelques années en France. Eux voulaient retourner chez eux, le ministère voulait les garder ici, c'est un peu une manière de se venger. Mais les gens attendent qu'il se passe quelque chose.

Je suis allé voir au Parti communiste. « Ah ! tu es né en métro ? Non, il n'y a pas grand-chose à faire en ce moment. » Ils m'ont fait comprendre qu'ils ne voulaient pas de moi. Les hommes politiques voient dans l'indépendance des places à prendre : Président de la République et toute la suite.

Début janvier, Christian est de retour à Paris. « Pour régler quelques affaires. Je repars dans deux mois, définitivement. Françoise attend un autre bébé de moi. Si je reste ici, je vais refaire des conneries. D'ailleurs, ici, je suis vraiment dur, alors que là-bas je me calme, je deviens gentil. Ça doit être le charme des îles. La Guadeloupe, tu ne la ressens pas tout de suite, mais quand elle te prend, elle ne te lâche plus. »

Paru dans Sandwich-Libération, samedi 14 février 1981.

Eric ANCIAN