© Peuples Noirs Peuples Africains no. 20 (1981) 10-14



LES RETOURS NE SONT PLUS CE QU'ILS ÉTAIENT[1]

Mongo BETI

Il y a eu une bataille de France, une bataille d'Angleterre, une bataille de Stalingrad...

Aujourd'hui, en Afrique dite francophone, il y a la bataille des retours. Elle risque de passer inaperçue des historiens, à moins que des gens plus perspicaces que le tout-venant ne la leur dévoilent. C'est la mission que nous nous sommes assignée dans ce numéro, tant il est vrai qu'il n'est rien de si myope qu'un historien à moins qu'il ne soit aussi un peu illuminé.

Au contraire de la bataille de France, au contraire de la bataille d'Angleterre, au contraire de la bataille de Stalingrad qui n'ont duré chacune que quelques mois, parfois à peine plusieurs semaines, la bataille des retours en Afrique francophone se livre depuis vingt, vingt-cinq, trente ans peut-être – bref, depuis que les enfants de l'Afrique abandonnent l'Afrique pour voyager, travailler, étudier, guerroyer sur d'autres continents, avant de rentrer dans le sein de la mère Afrique. Ce phénomène [PAGE 11] remonte donc moins loin qu'on ne croirait d'abord. Auparavant seuls quittaient l'Afrique ceux de ses enfants qui étaient déportés sans espoir de retour sur les continents de la servitude des Noirs.

Au contraire des batailles que nous conte l'histoire de nos maîtres, l'histoire officielle, celle-ci se déroule dans un décor paisible, un décor qu'aucun vent n'agite apparemment. Mais comme les batailles de l'histoire officielle, celle-ci est une tornade dont la fureur dévastatrice réserve des surprises aux stratèges chevronnés, qui sont souvent aussi les plus présomptueux.

Tenez, naguère sous la colonisation, les retours étaient de minuscules faits divers, de dérisoires escarmouches pour ainsi dire laissées à elles-mêmes, sans lien les unes avec les autres; ils n'avaient rien d'infernal, ni même de dramatique. J'ai connu des gens qui en étaient sortis ni vraiment victorieux, ni réellement vaincus, ignorant même, comme ce personnage d'un roman célèbre, qu'ils se fussent trouvés au centre d'une affaire qui pût concerner l'Histoire. C'était en quelque sorte l'époque bénie de l'innocence. Ils semblaient étranges, un rien lunaires, indemnes sans doute, mais pas vraiment sains ni saufs. C'est qu'il leur restait d'autres batailles à livrer, avec leurs propres familles par exemple, et pas forcément les plus aisées à gagner, mais ceci relève d'une autre Histoire.

Tout a véritablement commencé parce que tout s'est réellement gâté avec les années soixante. L'âme la moins épique comprend sans peine pourquoi.

Paris venait de déjouer diaboliquement l'échéance terrible de la décolonisation et s'était juré de retarder aussi longtemps que possible le retour d'une situation mettant en péril ses intérêts matériels et moraux. Une fois anéantis ses adversaires traditionnels, quelle autre force indigène pouvait être porteuse d'une menace pour le tuteur abusif sinon le voyageur qui, ayant séjourné ailleurs, revient au milieu des siens conter ce qu'il a vu et vécu, répandre la graine orageuses de ses aspirations nouvelles, prêcher la révolte contre la résignation. Dans la pâte molle de populations abruties par la terreur policière et l'obscurantisme, les deux armes absolues des dictatures francophiles, le voyageur, qui en a vu d'autres, apparaît comme le levain des prochaines mutations. [PAGE 12]

Chaque retour, moment décisif de la stratégie du néocolonisateur, se transforme nécessairement en une furieuse empoignade se terminant par la défaite du nouvel Œdipe, aussi mal inspiré que l'autre, puisqu'il se présente toujours seul devant le Sphynx assis sur le pont qui commande l'entrée de la ville. Chaque fois broyé et anéanti, tel fut toutes ces dernières décennies le destin du voyageur qui se risquait au retour.

Peut-être en ira-t-il encore ainsi pendant de nombreuses décennies ? Peut-être la victoire changera-t-elle bientôt de camp ? La bataille des retours peut durer indéfiniment. Pourtant dans les batailles qui s'éternisent, quel combattant est vraiment assuré de toujours garder l'avantage ? Devant un ennemi, dont chaque mort est une renaissance, parce qu'à la classe d'âge précédemment brisée et phagocytée par le système,. succède une autre classe d'âge, plus nombreuse, Plus aguerrie, un peu plus résolue, quel Hannibal ne se sentirait devenir Goliath – un Goliath en quelque sorte contraint chaque jour que le Bon Dieu fait d'affronter un David ?[2]

Voilà pourquoi nous avons voulu réaliser ce numéro qui, nous l'espérons, servira de miroir à nos jeunes frères. Qu'ils s'y contemplent eux-mêmes aux prises avec le monstre de l'oppression, notre éternel ennemi. Qu'ils y puisent en même temps qu'une meilleure connaissance de cette phase de notre destin, l'assurance inébranlable d'une victoire que la ruse et la violence peuvent encore longtemps différer, mais qui est devenue inéluctable.

L'idée de ce numéro nous a été aussi inspirée par une raison d'un autre ordre, sans doute plus déterminante encore, Noyés sous les flots de l'indignation commerciale dont les media français soi-disant de gauche submergent actuellement le continent noir, sans jamais donner la parole aux victimes toujours tenues pour mineures dans tous les sens du terme, les Africains, dépossédés d'une parole qui eût dû être leur apanage prioritaire sinon exclusif, se retrouvent comme toujours dépouillés d'eux-mêmes, mais cette fois par le brouhaha rituel des snobs [PAGE 13] fainéants, des professionnels charismatiques, des gourous psychédéliques.

Aussi avons-nous décidé de nous orienter de préférence désormais vers l'étude de problèmes et de situations que nous seuls pouvons comprendre et décrire, parce que nous seuls avons eu le tragique privilège de les vivre. Ainsi pourrons-nous peut-être enfin nous ressaisir en redevenant les sujets dune réflexion sur nous-mêmes, quand les docteurs de la prosopée humanitariste s'ingénient plus ou moins inconsciemment à nous maintenir à la place abjecte d'objets.

Car il est temps que cela soit dit enfin, fût-ce au risque d'une généralisation outrageante pour cinq ou six personnalités exceptionnelles[3] : d'une certaine manière, tous les clercs impériaux se valent, qu'ils soient de gauche ou de droite. L'Afrique, une question de vie ou de mort pour nous, n'est pour eux que le prétexte du commerce, de la promotion ou de la Rédemption. Plus un clerc impérial parlant de l'Afrique fait montre de cœur et d'éloquence, plus il s'estime fondé à monopoliser la tribune, à usurper notre parole. Plus les ouvrages de M. René Dumont impressionnent le public francophone par leur science et leur pertinente, plus ils contribuent en dernière analyse à conforter le néo-colonialisme français, persuadé que, s'il a pu engendrer de tels analystes des maux qu'il nous cause, il peut lui-même y remédier, ce qui est une funeste chimère. On ne le criera jamais assez : seuls les Africains peuvent eux-mêmes transformer leur tragique destin;et la première étape de cette transformation ne se réalisera que lorsque les Africains pourront enfin dire leur propre destin. La première mission des clercs impériaux, s'ils pouvaient être autre chose que des clercs impériaux, devrait être de nous aider à reprendre une parole dont la colonisation, leur colonisation nous a spoliés.

Qu'en est-il en réalité ? Quand Guy Ossito Midiohouan, coupable d'avoir voulu dire son expérience d'intellectuel africain revenu dans son Afrique, a été soumis aux traitements les plus cruels et les plus ignobles par le dictateur du Gabon Omar Bongo, qui l'a ensuite livré au dictateur [PAGE 14] du Togo Eyadema, lequel l'a lui-même livré au dictateur du Bénin Kérékou, qui s'est joint à nous dans la gauche française, habituellement si compatissante aux dissidents soviétiques ou sud-américains, pour dénoncer le calvaire du jeune professeur togolais ? Un excellent ouvrage publié récemment aux Editions Jeune Afrique[4], « Monnaie, servitude et liberté », aurait dû révéler au monde que nous possédions enfin en son jeune auteur, Joseph Tchundjang Pouémi, un grand maître de la théorie monétaire, ce domaine éminemment subtil où, selon certains, nous étions nécessairement condamnés à nous égarer. Mais l'éternel mur du silence opposé aux auteurs africains est demeuré inébranlable. A quoi bon allonger cette liste? Les Africains n'avaient jamais eu de véritables alliés dans le système français; les auteurs africains se débattent désespérément aujourd'hui au milieu de féroces rivaux.

N'est-il pas significatif que, quand il se trouve en Afrique, René Dumont se donne pour interlocuteurs privilégiés, non les oppositions progressistes dont les dirigeants se sont un jour ou l'autre considérés comme ses disciples, mais les chefs d'Etat ? A Dakar, ce n'est pas à un Cheik Anta Diop qu'il rend visite (du moins il ne s'en vante pas), mais au pitre Senghor dont il claironne ensuite l'accueil dans un livre à succès. Se doute-t-il seulement de la consternation des jeunes progressistes noirs quand, dans un meeting, il annonce triomphalement qu'il va se rendre à Dakar pour donner des conseils aux dirigeants du Sénégal, chouchous de Giscard d'Estaing ? C'est René Dumont qui a le plus grand besoin de conseils, lui qui se prend maintenant pour un thaumaturge.

Il faut en finir avec cette situation.

Mongo BETI


[1] Faut-il préciser que la parution de ce numéro spécial est sans rapport avec la politique d'encouragement du retour chère à M. Stoléru, le ministre des travailleurs immigrés ?

[2] Tel est l'engrenage que les Bonnet, Saunier-Seïté, Stoléru et autres Imbert ont prétendu casser avec leurs lois et décrets.

[3] Je songe notamment aux professeurs Jean Ziegler et Jean Suret-Canale.

[4] Une fois n'est pas coutume.