© Peuples Noirs Peuples Africains no. 20 (1981) 3-9



L'AFRIQUE BAILLONNEE

Odile TOBNER

Que se passe-t-il en Afrique ? Vous n'en saurez jamais rien, vous que cela intéresse pour une raison au pour une autre. Le mensonge officiel est bien organisé, les complicités bien assurées. Sur toutes les autres bouches le bâillon est mis. Pour avoir, depuis deux ans, affirmé cela nous nous sommes acquis une réputation d'illuminés. Pourtant on savait qu'ici et là, un tel avait été arrêté, on ne savait trop pourquoi, quand, comment, s'il était ressorti, mystère. Nous avions essayé tant bien que mal de faire émerger quelques points isolés du système qui étouffait toute activité intellectuelle, pour mieux étouffer toute activité tout court... on exagérait. Un jeune coopérant ouvert, intelligent, sympathique nous avait conté ses déceptions. « C'est bizarre, disait-il, j'essaye de discuter avec mes élèves, ils n'ont pas d'opinion. Pourtant, il y a des tas de choses qui ne vont pas très bien dans leur pays. Moi, qui ne suis pas du pays, qui suis de gauche, je n'ai pas peur de dire ce que je pense. » Comment voulez-vous qu'on étouffe l'opinion de gens qui n'ont pas d'opinion ? Des journalistes, des universitaires allaient et venaient librement et facilement, leurs journaux, leurs ministères finançaient leurs missions d'information civilisatrice. Ils nous regardaient avec commisération. « Cela [PAGE 4] fait longtemps que vous êtes allés en Afrique? » – Oui cela fait très longtemps, on n'a guère les moyens. Alors comment prétendez-vous en savoir plus que nous, spécialistes de L'Afrique ?

Très bien. Mais la vérité étant multiforme et se cachant de préférence dans le quotidien des gens simples, comme nous l'apprennent ces nombreux reportages sur le vécu des gens dont sont friands les amateurs de tranches de vie, nous avons posé des questions autour de nous, du type « racontez-nous votre vie. » – « Rien de plus simple, mais oui bien sûr ! », pensez-vous qu'on nous a répondu. Vous vous trompez. On nous a dit : « Plus tard, mon expérience est trop brûlante. » Très souvent on a répondu : « Je veux bien raconter l'histoire de quelqu'un d'autre, la mienne on me reconnaîtrait. » Ce qu'on a découvert c'est que toute une communauté humaine vivait dans la peur. Toutes les variétés et tous les degrés de la peur. Peur de déplaire, peur de perdre une place, peur d'essuyer des brimades, peur de ne pouvoir rentrer chez soi, peur de ne pouvoir en sortir, peur d'être emprisonné, peur d'être assassiné. Pourquoi ? Parce qu'on a osé, une fois, dire, même pas ce qu'on pensait, mais ce qu'on savait, ce qu'on avait vu.

Il y a deux mondes en Afrique. Celui des Africains et l'autre. Pour le second, l'Afrique est « normale ». Pour y aller on prend un billet d'avion on fait ses valises avec enthousiasme, on y séjourne dans de bonnes conditions, on envoie des cartes postales et on rapporte des objets souvenirs. On a bien quelques ennuis parfois avec les photos, mais seulement quand on est un voyageur individualiste qui s'organise tout seul. Heureusement ce n'est pas le cas le plus courant. Pour un Africain les choses sont beaucoup plus compliquées. Il rentre « là-bas ». Il n'est jamais pleinement enthousiaste, il a toujours une certaine inquiétude. Il a bien, le temps qu'il a été en Europe, même s'il est très très sage, participé à une réunion, eu des conversations, fréquenté des gens. « On » croit peut-être qu'il pense que... Il épluche les livres qu'il emporte, sacrifie par acquis de conscience tous ceux oui pourraient laisser croire qu'il est favorable à... Il se dit, pour se remonter le moral, « Bah ! il y a quand même des gens qui arrivent à vivre « là-bas », et puis de toute façon je suis forcé, et puis le pays, c'est quelque chose le [PAGE 3] pays. » Et puis il part. Il avait dit, j'enverrai des nouvelles. Il n'en enverra pas. Vous le reverrez un été ou l'autre. « Je n'ai pas eu le temps d'écrire ». Il a quelque chose de triste. Il vous abreuve d'une montagne de ragots et de potins, apparemment c'est tout ce qui se passe là-bas, Il n'a pas d'ennuis, il a parfois de l'argent, un peu, suffisamment, beaucoup. Il n'a jamais ce qu'on appelle une bonne situation, on le sent au fait qu'il n'en parle absolument pas, ou avec réticence. Il est « placé » c'est l'essentiel, on ne peut pas dire qu'il soit heureux.

Il y a celui qui envoie des lettres. Bizarrement elles arrivent de Romorantin et disent... qu'il ne peut pas tout dire. Qu'il n'a pas touché son salaire pendant six mois, qu'il fallait qu'il choisisse entre acheter « Le Monde » ou des plantains pour la famille. Qu'il va peut-être enfin toucher son salaire parce qu'un cousin connaît quelqu'un qui peut parler pour lui au ministre. Que dans la maison où il a emménagé on lui a volé tout ce qu'il avait rapporté avec lui. Que là-bas il faut tout « demander », qu'on n'a strictement aucun « droit ». Qu'à part cela tout le monde se fout de tout. Que c'est la grande débrouille. Celui-là a des ennuis, purement matériels bien sûr, dus au hasard, à une certaine inorganisation qui égare les dossiers le concernant, à la malchance. Comme par hasard justement il a vaguement milité, c'était une forte tête, « On » a des fiches. Il a formulé des opinions sur la politique. Il est de ceux dont un ministre français déplore qu'ils soient venus attraper la « vérole » dans un pays où, hélas, on laisse les gens mal penser en dépit de tous les efforts faits pour qu'ils pensent bien. Le ministre fait tous les efforts pour que cela change et, en attendant, pour aider les pays africains à se prémunir contre un fléau qui, à lui, lui cause tant de soucis, il met son appareil policier au service des pays amis pour établir une ferme prophylaxie. Selon toute probabilité ces premières mesures sanitaires seront efficaces. On ne recevra plus de lettres de Fontainebleau pour décrire les mœurs à Libreville. Qui ne voit d'ailleurs que c'est absurde, quand il est si facile d'envoyer Philippe Decraene sur place pour nous dire ce qui s'y passe. On ne recevra plus de lettres du tout. On ne verra pas de sitôt hors du pays natal ce convalescent qui a besoin d'isolement. Silence, on normalise ! [PAGE 6]

Il y a Guy Midiohouan. Il ne songe pas à rentrer dans son pays, le Togo, car il est un « opposant ». Etre un opposant c'est ne pas faire mystère de ce qu'on pense de certaines méthodes de gouvernement comme les référendums à 99,99 % de oui et autres curiosités politiques propices à la promotion de la dignité et de la responsabilité des individus et des groupes. Il a des diplômes, dont un doctorat de IIIe cycle en lettres. Il est plein d'enthousiasme, il a envie d'écrire, il déborde d'idées, il se met tout entier dans tout ce qu'il fait. Il trouve un engagement comme professeur de lycée au Gabon, où sa femme, comme lui professeur et Togolaise, le rejoindra pour travailler. Il est heureux de vivre, il jouit de la liberté, qu'il pense lui être normalement accordée, d'observer le monde et de l'exprimer. Pourquoi partirait-il en Afrique le dos courbé et les poches vides de livres et de journaux ? Pourquoi s'arrêterait-il de respirer, de penser et d'écrire ce qu'il pense ? Il écrit à ses amis, il décrit ses expériences de professeur. Tiens il y a des Africains qui ont des expériences de professeur en Afrique? Jamais ils n'en avaient parlé dans leurs lettres. Il observe la salle des profs. Tiens il y a des salles de profs en Afrique ? On croyait qu'il n'y avait que des antichambres de ministères. Un œil neuf et vif, une liberté de démarche, un talent qui se cherche et s'affirme. Il postait ses lettres riches, alertes et vivantes, à la boîte de la ville où il vivait. Il ne les postait pas toutes. Ce fait, tout à coup, vient mettre un abîme entre lui et tous les jeunes talents qui s'affirment et se cherchent dans tous les pays du monde où il fait bon être jeune et intelligent. Il a pris, en effet, la mesure du Gabon. On peut tout faire au Gabon, saut penser, parler, écrire librement. Quelle calomnie sommes-nous en train de proférer ! Philippe Decraene, il y a un mois, dans « Le Monde du Dimanche » décrivait la presse d'opposition en Afrique et citait un journal satirique au Gabon, qui n'avait jamais été saisi. C'est un fait cela oui ou non ? Donc il est permis d'écrire ce qu'on pense au Gabon dans un journal satirique, mais pas dans les lettres que vous envoyez à vos amis. On ne peut pas avoir toutes les libertés, vous en demandez trop. Le Gabon est un pays où les uns ont des Rolls, les autres pas d'aspirine. C'est la même chose pour les libertés.

Puis c'est le saccage. Les flics franco-gabonais volent [PAGE 7] un courrier qui contenait une nouvelle que le jeune écrivain avait élaborée dans les derniers mois de 1980. Délit de création littéraire, c'en est trop. On se saisit de lui, on fouille sa maison, on trouve des lettres. Voilà un homme qui ose écrire des lettres où il confie aux siens à sa femme, ce qu'il voit, ce qu'il sent, ce qu'il pense. Et il faut croire que ce qu'il pense est mal, très mal. Comment peut-on mal penser dans un pays où l'on peut être arrêté sans mandat, détenu sans limitation, sans inculpation, où chaque fois qu'on prend une plume et du papier on est un délinquant en puissance ? Midiohouan se trouve alors, on ne sait comment, pourquoi, de quel droit, condamné à trois ans de prison et, comble de la violation de tout droit, expédié au Togo où il se retrouve en prison, on ne sait pourquoi, de quel droit. Pour faire bonne mesure Bongo extrade également Madame Midiohouan et sa petite fille en bas âge. On doit au sang-froid, à l'énergie, au courage de cette femme les nouvelles qu'elle a fait parvenir sur son mari. Toutes ces qualités ne peuvent que vous désigner à la haine des kapos gabonais.

Après être tombé dans la trappe de l'Ubu gabonais, voici Midiohouan dans la trappe de l'Ubu togolais, pour la plus grande honte de ces Etats, de leurs gouvernements et de leurs protecteurs. Quel aveu de faiblesse dans toute cette lâcheté, cette bêtise, cette méchanceté. La parole étouffée sera plus fatale à ces maîtres indignes, que ne l'aurait été la parole la plus critique. La vulnérabilité d'un système se mesure à son hypersensibilité. Dans aucun Etat dictatorial elle n'est poussée aussi loin. Quand un chef en arrive à faire fouiller les demeures des particuliers pour découvrir comment on parle de lui dans les correspondances privées quand il poursuit des fictions qui lui paraissent allusives, on atteint là une sorte de limite dans l'intolérance qui donne la mesure de la pesanteur des interdits, de l'épaisseur des taux semblants, sous lesquels est écrasée l'Afrique. Continent paralysé, qui ne peut résoudre aucun de ses problèmes parce qu'il y est absolument interdit de penser. Le courage de Midihouan aura permis cette éclatante démonstration. Une sorte de courage particulièrement respectable qui ne consistait pas à jouer les héros révolutionnaires, mais à user du simple et élémentaire droit de s'exprimer auquel aucun être humain ne renonce sans accepter par avance [PAGE 8] tous les avilissements. Loin d'intimider l'intelligence africaine ce coup bas contre Midiohouan, en lui donnant la mesure de l'humiliation où elle est maintenue, multipliera la volonté de s'exprimer. C'est ce cri qu'on retrouve sans cesse, tels ces mots qu'on a sous les yeux en ce moments. « Comment et où s'exprimer ? Même quand il se trouve une rare tribune comme P.N.-P.A. qui offre pour la première fois aux Africains noirs francophones la possibilité de s'exprimer librement, on pense aux intimidations, aux menaces qui viennent de tous les côtés et on est, une fois de plus, réduit au silence. » Cri du cœur d'un jeune homme qui ignorait tout de ce qui est arrivé à Midiohouan quand il écrivait ces mots, hélas bien peu prophétiques, puisqu'ils reflétaient sa propre expérience.

C'est pour n'avoir pas voulu céder à l'intimidation, à la menace tacite dont la réussite est signifiée par l'autocensure « Vous voyez bien que les Africains n'ont rien à dire », sauf, bien sûr, ce qu'ils disent dans les congrès à propos de la négritude, qui n'est qu'un fantasme de cerveau de Blanc, que Midiohouan s'est retrouvé en enfer. A l'heure où nous écrivons nous ne savons pas dans quel état il est sorti des mains des flics gabonais. Ce qui est sûr c'est qu'il y a chez les dignes représentants de l'ordre franco-africain une singulière précipitation à vouloir se débarrasser de lui, comme si on voulait esquiver une terrible responsabilité. A peine en prison au Togo, on l'aurait remis à l'ambassadeur du Bénin. Sa femme elle-même, arrêtée au Gabon, n'est plus en mesure de donner de ses nouvelles. Pendant que ces deux jeunes gens paient leur courage et leur intelligence par le cauchemar d'un voyage au bout de la nuit, pendant que les quelques amis qu'ils ont essaient désespérément, à Paris, d'alerter, d'inquiéter à leur sujet une voix, une influence capable de les secourir, Philippe Decraene nous apprend dans « Le Monde », organe qui fait la fierté de la Conscience occidentale, que l'air conditionné va être, est déjà, sera peut-être, installé à l'hôpital d'Albert Schweitzer à Lambaréné au Gabon... Qu'est-ce que l'Europe ne fera pas pour cette pauvre Afrique souffrante ! La même semaine on apprend, dans Le Canard enchaîné, le dernier scandale africain : le massacre des éléphants en Centrafrique. Les éléphants, le docteur Schweitzer, allons, l'Afrique des grands médias est fidèle à ses clichés. Des intellectuels [PAGE 9] persécutés aussi odieusement que les Midiohouan, ce n'est pas un type d'information qui passe. Pseudo-information sans doute.

On s'étonnera ensuite de voir que l'Afrique a besoin du secours des plumes des grandes consciences pour apitoyer le monde sur ses maux de continent clochard. L'Afrique étranglée, l'Afrique trahie, certes, mais les Africains n'ont-ils pas de voix pour dire eux-mêmes ce dont ils souffrent ? Ils n'en sont pas capables probablement, témoin les quelques pitres qu'on laisse comme « voix africaines ». La vérité est que le seul titre pertinent serait l'Afrique bâillonnée. L'agression sauvage dont les Midiohouan ont été l'objet du système tout entier, là-bas les hommes de main, ici le silence organisé, montre l'importance de l'enjeu de la parole. Tout plutôt que laisser s'exprimer une voix qui échappe à l'encadrement de l'opinion. Contrôle policier là-bas, contrôle financier ici, toutes les issues sont bien gardées, solidairement et efficacement. Que se passe-t-il en Afrique ? Politiquement, rien. Economiquement, la catastrophe naturelle, culturellement, le folklore. Tous ceux qui essaieront de dire autre chose seront mis à la trappe.

Odile TOBNER