© Peuples Noirs Peuples Africains no. 19 (1981) 133-140



LES ELUCUBRATIONS DE BERNHARD GRZIMEK OU :

LE LANGAGE ZOOLOGIQUE APPLIQUE A L'AFRICAIN

Kouamé KOUASSI

Un professeur de zoologie, de renommée internationale dit-on, depuis de longues années directeur du jardin zoologique de Francfort, effectua en 1954 un « voyage d'études » en Côte d'Ivoire.

Fidèle à la tradition des grands explorateurs et chercheurs européens qui éprouvent toujours le désir ardent, sinon le besoin, de transmettre au grand public leurs expériences bien souvent teintées d'idéologies dangereuses, Bernhard Grzimek écrivit un récit de voyage dont le titre trahit profondément la pensée de l'auteur :

    « Nous avons vécu avec les Baoulé – Voyage au pays des chimpanzés. »

Ce livre, un véritable assemblage d'élucubrations au goût du grand public avide d'exotisme, a été publié pour la première fois en 1963;il vient d'être revu, amélioré et publié en livre de poche chez Ullstein (Francfort, Berlin, Vienne) en 1979! L'éditeur a pris le soin de signaler que cette œuvre est parue dans sept langues. Bien qu'il n'ait pas énuméré ces langues, on peut bien s'imaginer desquelles il s'agit. Du coup, il ne fait plus aucun doute que nous avons là affaire à une œuvre de grande diffusion, [PAGE 134] tirée à des milliers d'exemplaires, justement à cause de son contenu qui contribue à perpétuer une image négative de l'Afrique, entretenue depuis longtemps par les idéologues impérialistes de tout acabit.

C'est un professeur d'ethnologie qui a attiré mon attention sur ce livre, il y a déjà plus d'un an de cela. J'ai d'abord eu l'idée d'écrire un article en allemand et de le faire publier dans le pays même où l'audience de Grzimek est incontestable. Mais j'y ai renoncé, parce que, pensais-je, aucun journal allemand de grand tirage n'aurait osé publier un article contre l'éminent professeur de zoologie, le « sauveur des animaux d'Afrique », admiré par bon nombre d'Allemands parce qu'il aurait contribué à sauvegarder les animaux que les amateurs de safari peuvent voir en pleine nature...

C'est après la nouvelle du suicide de Thomas, le fils adoptif de Grzimek, et après avoir lu les nombreux commentaires dans la presse allemande que j'ai préféré écrire cet article en français pour attirer l'attention des Africains, et de tous ceux qui soutiennent la lutte des peuples opprimés, sur les survivances de l'idéologie raciste et impérialiste en Allemagne, bien trop souvent minimisées.

Thomas était métis;il s'est suicidé l'été dernier à Münster, alors qu'il avait 29 ans. Il est difficile de connaître ses origines exactes. En effet, la presse allemande, plutôt intéressée par le côté sensationnel du suicide du fils adoptif de l'éminent professeur de zoologie – (« Thomas a la peau sombre » « un petit garçon tout mignon aux cheveux bouclés et à la peau basanée ») –, a émis des hypothèses controversées. Certains journaux soulignent avec assurance que Thomas serait issu d'une aventure sexuelle de Grzimek avec une femme Baoulé (« eine afrikanische Baule-Negerin »); d'autres prétendent par contre que Grzimek aurait recueilli le jeune Thomas d'un orphelinat de Francfort : il serait le fils d'un soldat noir de l'armée américaine et d'une Allemande. Quoi qu'il en soit, j'établis un lien direct entre le contenu foncièrement raciste du livre de Grzimek et le suicide de ce jeune homme.

Jetons d'abord un coup d'œil sur l'œuvre de Grzimek. Déjà dans l'introduction, l'auteur attire l'attention du lecteur européen sur une prétendue particularité de l'Afrique : ce serait en Afrique, où l'urbanisation n'est pas [PAGE 135] aussi poussée qu'en Allemagne, que les « Amis des animaux » auraient l'occasion de constater que l'être humain aussi est un mammifère très intéressant... « Particulièrement », ajoute-t-il, « là où on vit comme il y a des siècles, en grande famille paysanne, au beau milieu de la forêt, de la brousse et des divinités. (p. 8.)

C'est dire que d'ores et déjà l'Afrique est considérée comme un parc zoologique, le terrain idéal pour le chercheur imprégné de l'idée que si l'espèce humaine est à classer dans le groupe des mammifères, il existe des peuples qui – de par leur mode de vie et leur degré de civilisation – sont beaucoup plus proches des bêtes et présentent ainsi un intérêt tout particulier pour la zoologie !

La suite des idées, chez Grzimek, est si peu logique que l'on a du mal grave; croire que l'œuvre puisse émaner d'un de ces hommes qui se croient investis de la mission d'éclairer leur peuple. Un passage du livre, parmi tant d'autres, ressemble étrangement à une confession : Grzimek va même jusqu'à avouer son sentiment de supériorité vis-à-vis des Noirs;par contre, il éprouve une certaine admiration pour Jean Kouadia, chef Baoulé de la région de Bouaké – homme, selon lui, fort estimable, et peut-être régnant avec trop de bonté sur tant de Noirs. On peut se demander si Grzimek, en bon zoologue, n'aurait pas préféré voir à la place de Jean Kouadio un potentat utilisant des méthodes répressives pour dompter son peuple; ce qui aurait contribué à renforcer l'image du « sanguinaire roitelet nègre » si chère aux écrivains colonialistes.

Que l'on s'imagine Grzimek, ce colonialiste sans colonie, faisant un périple en Côte d'Ivoire, convaincu que plus il s'éloigne d'Abidjan et des « routes coloniales », plus il s'éloigne de la « Civilisation » : il mentionne à maintes reprises, dans son récit, des villages baoulés dénués de toute trace de civilisation et d'autres qui seraient à moitié civilisés. Quel souci d'exactitude ! Il est facile de s'imaginer Grzimek se faisant servir, tel autrefois les « explorateurs », par un grand nombre d'Africains, profitant de cette hospitalité qui n'est pas chose rare en Afrique, et affichant du mépris pour ses hôtes. C'est à peine s'il n'est pas effrayé par ces « centaines d'yeux noirs attentifs » qui l'observent manger...

Au demeurant, la couleur noire devient, chez ce zoologue, [PAGE 136] un véritable syndrome : à la vue de l'épaule découverte des hommes vêtus d'un pagne, Grzimek se croit en présence de « corps noirs nus » (p. 22).

Plus loin, racontant une de ses excursions à l'intérieur du pays, effectuée dans un car bondé, l'expression « une mami noire » est utilisée avec une connotation aussi bien exotique que raciste (p. 25). Ses hôtes qui l'accompagnent de village en village sont perçus et présentés comme des ombres (« nos sombres accompagnateurs », p. 27). Ce syndrome semble atteindre son point culminant quand le professeur en vient à exprimer sa méfiance, son dégoût même vis-à-vis des billets de banque en circulation en Afrique :

    « Comme les billets de banque ont été touchés par d'innombrables doigts noirs, on aurait envie de se laver sans cesse les mains, quand on touche à de l'argent » (p. 70).

C'est toujours le professeur de zoologie qui parle !

N'est-ce pas la négation de l'Africain en tant qu'être humain qui transparaît dans des phrases telles que :

    « ... pendant notre émouvant périple dans le but de photographier des éléphants, nous avons vécu, plusieurs semaines durant, seuls dans une ferme, avec des serviteurs noirs... » ? (p. 76).

C'est sur le même ton que les idéologues impérialistes patentés que Grzimek parle de la « pacification » de l'Afrique : « Depuis que le pays est pacifié », écrit-il, « les différentes familles ont tendance à se séparer et à travailler dans leurs propres plantations. » (p. 23); il explique, sur un ton rappelant les doctes anthropologues, qu'autrefois la terre était la propriété de la communauté. En insistant sur cette action, ô combien positive !, connue sous le nom de « pacification », il insinue que si les Africains vivaient en société communautaire, c'est parce qu'ils avaient la hantise d'être attaqués par les voisins. Il va de soi qu'on ne trouve aucune trace d'analyse du mode de production capitaliste, imposé par le colonialisme, qui a désorganisé ces structures sociales et poussé les jeunes gens à s'installer souvent bien loin [PAGE 137] de chez eux. Grzimek prétend de surcroît que les Africains reconnaîtraient, en général, que l'administration française leur a apporté la paix; qu'ils seraient maintenant tous des frères;désormais les villages et les tribus ne font plus la guerre... (p. 29.) Chapeau !

Qu'en face de l'oppresseur commun les différents groupes ethniques de Côte d'Ivoire, les différents peuples d'Afrique, se sentent plus que jamais unis, me semble être une évidence. On ne peut même que souhaiter le renforcement de cette union. Mais est-ce à dire que ces peuples étaient, avant l'arrivée du colonisateur, des ennemis jurés ? Il est encore moins vrai d'insinuer que la colonisation – française en l'occurrence – s'était fixé comme but de « pacifier » le pays, pour des raisons humanitaires !

La paresse légendaire du Nègre qui ne travaille tout juste que pour pouvoir subsister – bien qu'il ait une force de travail qui est rentable quand on fait usage du fouet – trouve aussi sa place dans l'œuvre de Grzimek. L'un de ses personnages principaux – je veux dire : l'un de ces colons, qui sont d'ailleurs les seuls à ne pas être présentés comme des ombres – serait d'origine russe; il raconte avec regret la belle époque des travaux forcés où il suffisait à tout colon de se présenter dans un village, d'offrir une bouteille d'eau-de-vie au « roi nègre » pour obtenir en échange quatre cents à cinq cents ouvriers agricoles qui étaient aussitôt bagués, tels des pigeons voyageurs, et conduits à sa plantation (p. 67-68). Depuis l'abolition des travaux forcés, souligne-t-il avec amertume, ces Noirs ne veulent pas travailler dans les plantations des colons malgré le salaire que ces derniers leur proposent. Ils auraient eux-mêmes appris à planter les caféiers, mais ils ne travaillent tout juste que pour pouvoir s'acheter – et il énumère avec colère – les chaussures, les lunettes et les vélos qu'il considère comme un véritable fléau dont les commerçants européens seraient à la source. Un point d'ironie vient égayer le récit – au goût de Grzimek et autres idéologues colonialistes bien entendu : « Pour vivre, il ne leur faut pas beaucoup, puisque presque tout pousse ici naturellement. Ils seraient vraiment bêtes de s'exténuer au travail. » (p. 68.) Amère ironie ! Au moment où Grzimek écrivait ces lignes, des villages entiers, surtout ceux qui étaient le plus en vue [PAGE 138] pour l'économie coloniale, dépossédés de leurs terres, se dépeuplaient; leurs enfants s'en allaient vendre leur force de travail au port d'Abidjan..

La colère de Bernhard Grzimek – qu'il exprime par la bouche de son héros colonial d'origine russe – de voir les Africains relativement libres depuis l'abolition des travaux forcés, l'amène à les assimiler tout bonnement aux singes. Après avoir énuméré les casques, les lunettes de soleil que les Africains, surtout ceux qui habitent près des « routes coloniales », aiment porter pour « singer » le Blanc, Grzimek enchaîne, avec une logique digne d'un zoologue :

    Au cours de notre périple à la recherche d'animaux, nous n'avions pas besoin de nous écarter des routes pour découvrir l'Afrique noire, la vieille Afrique nue. Mais combien de temps la verra-t-on encore ainsi ? (p. 69.)

Je n'invente rien ! Cette citation est tirée du livre de B. Grzimek qui est considéré, au moment même où j'écris, comme un monument de la sagesse européenne... Sinon pourquoi l'aurait-on traduit en six langues et tiré à des milliers d'exemplaires ?

Pour Grzimek, l'Afrique est un parc zoologique. Il ne se contente pas de l'insinuer, il le dit explicitement. Donnons-lui encore une fois la parole :

    L'Afrique, ce continent noir, sauvage, peuplé de fauves et d'hommes étranges, est un bien spirituel de toute l'humanité, abstraction faite de la puissance qui, par un effet de hasard, y a tracé ses frontières coloniales. Des millions d'hommes dans le monde entier rêvent de cette dernière partie du globe dotée d'une immense nature sauvage, de forêts où surgissent les éléphants, de fleuves où pataugent les hippopotames et où le lion chasse le zèbre et la girafe. (p. 155.)

Auteur : l'éminent zoologue allemand Bernhard Grzimek, le grand promoteur de safaris.

Comme sous le coup d'une baguette magique, B. Grzimek a exclu les Africains de l'humanité et a fait de toute [PAGE 139] l'Afrique un jardin zoologique pour les Européens qu'il appelle « l'humanité entière ».

Pour convaincre son lecteur que l'Africain est effectivement un singe et qu'il ne peut qu'être considéré comme tel, B. Grzimek en vient à illustrer son livre avec une photo – parmi tant d'autres – montrant les visages d'un jeune garçon et d'un singe, soigneusement placés l'un près de l'autre (voir p. 169).

A vrai dire, la littérature coloniale européenne abonde en grossièretés de ce genre. Au fond, Grzimek n'a rien inventé : il se trouve dans la tradition impérialiste qui se caractérise à tous points de vue par le mépris de l'homme dominé. En constatant dans son livre cette volonté délibérée d'assimiler l'Africain au singe, j'ai pensé au petit rimailleur allemand du nom de Ernst Engel – qui se plaisait sous le pseudonyme de Demokritos africanus – qui publia en 1912 un recueil de poèmes portant le titre : « Au pays des singes. Quelques poèmes du Sud-Ouest Africain ».[1] L'éditeur, qui avait si bien compris l'intention de l'auteur, a fait mettre sur la couverture un singe assis sur une branche, tenant dans une patte une matière étincelante... un diamant, j'ose croire.

Je n'ai pas pu m'empêcher de penser, plus près de nous, aux Nazis qui enfermaient carrément des Noirs au zoo ou faisaient passer des « groupes folkloriques d'indigènes africains » dans les jardins zoologiques des grandes villes d'Allemagne.

Bien d'autres illustrations du livre de Grzimek m'ont rappelé cette photo dans le guide de l'Exposition Coloniale Allemande de 1918 à Dresden. A un moment où le streep-tease et le peep-show – et que sais-je encore de l'industrie sexuelle qui n'arrête pas de chosifier la femme ? –, s'ils existaient déjà en Europe, n'étaient pas encore aussi vulgarisés, un colon allemand éprouva un malin plaisir à contraindre cinq femmes héréros à se déshabiller et à les photographier, alignées comme des écolières, en pleine nature ! Et cette photo, portant l'inscription « Hereroweiber » (femmes Héréros)[2], a été exposée [PAGE 140] à Dresden comme document anthropologique.

L'image de l'Afrique en tant que parc zoologique, en tant que terrain de prédilection pour le safari, n'est rien d'autre que le soubassement idéologique de la domination économique. C'est pourquoi il serait erroné de croire à la possibilité de corriger cette image indépendamment des luttes de libération des peuples opprimés, de la libération réelle de l'Afrique.

Kouamé KOUASSI


[1] Demokritos africanus: Im Affenland. Reimereien aus Südwest. Berlin, 1912, 120 p.

[2] N.B. : Le mot allemand « Weib » (plur.: Weiber) a un sens plutôt péjoratif;surtout dans ce contexte, cela ne fait aucun doute.