© Peuples Noirs Peuples Africains no. 19 (1981) 104-132
Mongo BETI Les maniaques néo-colonialistes de la falsification et de la castration, loin de désarmer, poursuivent leur œuvre de sabotage de notre littérature. Ils viennent de réaliser une action d'éclat rapportée et commentée par ailleurs dans ce numéro de la revue.
On savait que « Le Pauvre Christ de Bomba » était l'une des cibles les plus tentantes de leur hargne. Avec la curieuse notice parue dans le Dictionnaire des auteurs de langue française que vient de publier Garnier, on découvre que Cornevin et ses mafiosi font une véritable fixation sur mon roman qu'ils ne cessent depuis vingt ans d'escamoter, de défigurer ou de calomnier, selon leur tactique du moment.
En réponse à ces viles et vaines tentatives, et pour y couper court une fois pour toutes, j'ai décidé de publier dans « Peuples Noirs-Peuples Africains » le texte qu'on va lire, et qui m'était d'ailleurs demandé de plusieurs côtés, beaucoup de gens connaissant son existence par la mention qui en est faite sur une page de garde de l'édition Présence Africaine du roman.
Il s'agit en effet d'une postface que j'ai conçue et proposée en 1976 pour accompagner le texte du roman en instance de réédition. [PAGE 105]
Présence Africaine refusa la postface, sans doute trop engagée, donc compromettante. Exception faite de quelques termes modifiés, d'une note supprimée, et d'une autre inédite (et signalée comme telle à l'endroit voulu), cette version de la postface est celle de 1976.
La leçon de ce nouveau truquage ? La même que celle des agressions précédentes, venues chaque fois des mêmes forces, des mêmes cabales. Leçon que cependant nous n'avons pas encore assimilée : il ne suffit pas à un créateur noir de créer, encore doit-il apprendre à détendre et à protéger son œuvre.
Sait-on que des décennies après la mort prématurée du saxophoniste américain Charlie Parker, la mère de l'un des trois ou quatre plus étonnants génies du jazz faisait toujours les ménages dans les quartiers cossus habités par les Blancs ? Qu'étaient devenus les milliers de disques enregistrés par le jeune musicien ? Ils engraissaient exclusivement les compagnies de disques blanches.
Et les innombrables idées inventées par ce stupéfiant créateur ? Elles étaient et sont toujours exploitées avec d'énormes profits par ses imitateurs blancs, plus habiles commerçants qu'artistes inspirés.
Une fois de plus, le créateur noir avait été spolié, et avec lui, sa famille sa communauté, son peuple. Ainsi va l'histoire des Noirs dans le monde des Blancs.
La tentative d'escamotage opérée par le Dictionnaire des auteurs de langue française chez Garnier n'est-elle pas la première manigance nécessaire vers la spoliation ? Mais les temps commencent tout de même à changer et, comme dit le poète : Fata viam invenient.
M. B.
* * « Le Pauvre Christ de Bomba » reparaît vingt ans presque jour pour jour après sa première édition et un unique tirage en mars 1956 chez Robert Laffont. Belle occasion, que je n'ai pas cru pouvoir manquer, de me souvenir, de réfuter, de dénoncer, bref de m'exercer à ce genre à [PAGE 106] succès auquel il faudra bien que je vienne moi aussi un jour, les mémoires.
Le premier éditeur du «Pauvre Christ de Bomba » avait témoigné pour mon manuscrit un enthousiasme qui me bouleversa au point que je consentis à me déclarer solennellement pour lui contre Julliard chez qui Maurice Nadeau brûlait lui aussi pour mon roman je me demande si Maurice Nadeau ne m'en a pas voulu par la suite et, comme on dit, poser la question c'est en quelque sorte y répondre.
Pourquoi Robert Laffont, répondant à une lettre que je lui adressai en 1972, me signifia-t-il qu'il renonçait à financer une deuxième édition de mon roman, objet d'une demande venue des quatre coins du monde ? On peut bien entendu imaginer toute sorte d'explications, mais on m'ôtera difficilement de l'esprit qu'il y a de la politique là-dessous.[1] Depuis la fameuse décolonisation gaulliste [PAGE 107] de 1960 en Afrique noire, j'observe dans les grandes maisons d'édition, dans les journaux influents même quand ils se disent de gauche comme « Le Monde »[2], dans les hautes instances universitaires, en un mot dans tout l'establishment français une sorte de rejet concerté des écrivains progressistes noirs, je ne sais quel regroupement patibulaire derrière le mur de l'orthodoxie senghoriste. Il semble entendu que, hors de la barque idéologique du président-poète, point de salut pour les créateurs négro-africains. Tous les moyens paraissent bons pour précipiter dans les ténèbres extérieures quiconque fait mine de renâcler à l'alignement.
Mais comme je l'ai dit naguère, bravant les foudres de toutes sortes, l'unanimité à tout prix, en Afrique comme ailleurs, est une stratégie de l'exclusion, et en définitive, [PAGE 108] du cimetière; elle mène fatalement à la répression érigée en système puisqu'elle se condamne toujours à contraindre. La philosophie de M. Senghor peut bien remplir d'aise un grand nombre de dirigeants occidentaux pour la bonne conscience desquels elle semble avoir été conçue; elle peut bien porter un nom qui prête à équivoque, j'affirme très sereinement qu'elle ne concerne pas l'intelligentsia négro-africaine, à l'exception d'une infime poignée de carriéristes, éternels gugusses du Circus Maximus francophone. Pour parler le langage à la mode, la négritude senghorienne est un discours on ne peut plus minoritaire en Afrique.
Exclu de partout, me voici revenant tel l'enfant prodigue au bercail de « Présence Africaine ». N'est-ce qu'un hasard ? A quand un foyer pour les créateurs négro-africains, en attendant une patrie ?
« Le Pauvre Christ de Bomba » reparaît aussi presque vingt-deux ans après avoir été écrit. Je me souviens encore parfaitement. Je mis le point final à mon roman à Aix-en-Provence, 45 rue Emeric-David, le 24 décembre 1954. Je ne trouvai pour fêter ce qui est un événement pour tout auteur que ma compagne du moment, une modeste étudiante et pour réveillonner qu'un prétendu canard à l'orange dégusté dans une emphatique gargote du Cours Mirabeau, au reste suffisamment pénétré de mon élection pour abandonner sans scrupule les affres de l'addition à ma dulcinée, car un séjour récent dans ma très pauvre famille africaine avait ratiboisé mes économies déjà maigres en temps ordinaire.
A quoi bon ressasser ce lointain passé ses détresses et bientôt, si je ne m'en gardais fermement: ses formidables illusions ? C'est que, au lieu de faire œuvre ici de vérité et de justice, le temps a mieux aimé épouser le destin dérisoire de nos peuples; aidé par des critiques improvisés et incompétents ou, au mieux, aveuglés par la prévention, il a obstinément favorisé l'imposture et la sottise.
Ainsi, croira-t-on que, sans m'avoir consulté, les auteurs d'un opuscule alimentaire dont on rapporte qu'il s'est vendu comme des petits pains auprès des étudiants et des lycéens d'Afrique « francophone » non contents de se livrer à une escroquerie[3] qu'aurait dû leur interdire leur [PAGE 109] qualité d'universitaires français ou de civilisateurs portant livrée de la coopération, ont osé échafauder sur mon compte des fables sans doute alléchantes pour leur jeune public, mais foncièrement révoltantes comme le sont toutes les âneries.
A les en croire par exemple, « Le Pauvre Christ de Bomba » aurait été mon premier grand succès. Combien de [PAGE 110] fois ai-je entendu dire que le français était une langue précise et claire. Grand succès un roman dont le premier et unique tirage de trois mille exemplaires devra attendre plus de quinze ans pour être écoulé ? Grand succès un livre ignoré à sa publication par l'ensemble de la presse française, à l'exception de deux ou trois quotidiens de province en mal de copie ?
En y repensant aujourd'hui, c'est-à-dire vingt ans plus tard, je ne puis que m'émerveiller de l'esprit de suite de l'establishment bourgeois occidental, déjà entêté à vouloir folkloriser au besoin à force ouverte notre jeune littérature, à la reléguer dans les cantons subalternes de l'évasion ou de la bouffonnerie où tentait de nous rabattre la bruyante acclamation adressée à tel Oncle Tom littéraire que la courtoisie me déconseille de nommer. Comment m'eût-on pardonné l'esprit qui animait mon roman ?
Oserai-je affirmer que si « Le Pauvre Christ de Bomba » a eu un mérite spécifique, s'il exerce toujours quelque fascination sur les esprits vingt ans après sa parution très discrète, c'est surtout dans la mesure où il a manifesté, le premier autant que je sache, que le jeune roman africain était résolu à poser très brutalement s'il le faut, les grands problèmes du destin de nos peuples, c'est-à-dire au fond à déchirer le voile mystificateur tendu par une mythologie de domination invétérée.
UN SUCCES DE RANCUNE
« Le Pauvre Christ de Bomba » m'a, certes, valu un grand succès, mais ce fut et c'est toujours celui de la rancune et de l'animosité non seulement auprès des pouvoirs blancs comme de juste, coloniaux ou néo-coloniaux, mais également parmi les compradores intellectuels africains envoûtés par la magie sonnante et trébuchante de la coopération, nouvel avatar de l'empire. N'y a-t-on pas vu dans une thèse récente un critique qui est aussi le dignitaire d'un parti unique africain d'extrême-droite Monsieur Thomas Melone, proposer de mon œuvre, et singulièrement du « Pauvre Christ de Bomba », une lecture étonnante, ni analytique et objective, ni véritablement freudienne non plus, en vérité d'un subjectivisme arbitrairement éclectique et surtout propice à la mobilisation de tous les claviers de la guerre psychologique tous [PAGE 111] azimuts : tripatouillant le texte à son gré le plus souvent notre homme en joue comme un prestidigitateur tirant de sa manche toutes sortes d'objets plus inattendus les uns que les autres.
A supposer, comme le confie Balzac quelque part, que « l'artiste n'est pas lui-même dans le secret de son intelligence, qu'il opère sous l'emprise de certaines circonstances dont la réunion est un mystère », cela autorise-t-il à faire table rase du projet arrêté à un moment donné par la conscience claire de l'auteur, choisi parmi d'autres en fonction d'exigences précises, soumis parfois à des tiers en vue de recueillir une appréciation sinon une approbation ? Autant vaut réduire le romancier au médium dépourvu de toute autonomie, girouette ballottée dans les vents d'une inspiration déchaînée de l'extérieur. Voilà une conception bien propre à rassurer les dirigeants d'un système politico-social issu lui-même d'un tripotage étranger, auquel toute notion d'indépendance est parfaitement inconnue.
De là naît une cascade d'absurdités qui, par exemple, permettent à notre professeur d'escamoter mon engagement notoire, mille fois proclamé, aux côtés de ceux qui, combattant depuis toujours à visage découvert l'oppression des Noirs, ont montré qu'ils n'épargneraient pas même leur sang avant l'émancipation définitive de leurs frères. De même se figure-t-il vraiment servir la propagande d'un régime prostitué au capitalisme occidental en s'appesantissant ô combien lourdement sur la ferveur religieuse qu'il prête, contre toute vraisemblance, à mon adolescence dans l'intention sans doute commandée de nier mon agnosticisme lui aussi mille fois proclamé ?
Soit ! arrêtons-nous un moment sur ce point considérable indubitablement. Quelle a été la place de la religion catholique dans ma vie ? Et quelle est la place de cette même religion dans la vie de mon peuple ? C'est un trait caractéristique de l'illusion colonialiste ou néocolonialiste d'attribuer au christianisme importé, plus ou moins violemment imposé aux populations, un rôle décisif et irréversible dans le comportement ou le devenir des Indigènes. Le postulat offre bien des avantages, notamment il autorise la phraséologie foncièrement anti-marxiste des commentateurs bourgeois soi-disant spécialistes de [PAGE 112] nos problèmes à ranger l'Afrique noire dans le camp occidental.
Exposons donc platement ce qui est pourtant dit dans « Le Pauvre Christ de Bomba », mais plus souvent implicitement, et sans doute trop subtilement encore pour un critique à la fois auteur de thèse et dignitaire de parti unique.
L'attitude des Bantous du Sud-Cameroun, et singulièrement celle des gens de mon terroir à l'égard du missionnaire, examinée dans sa vérité profonde, peut se définir comme l'art de lui subtiliser, en échange de mômeries, ses secrets de maître blanc : l'instruction est l'un de ces secrets;à l'école et dans toutes les institutions où elle se dispense il faut se garder de déplaire, sinon l'on est ignominieusement chassé, comme il m'est arrivé dès que je montrai de la répugnance à l'égard de la confession, de la direction, et de toutes les méthodes de viol des consciences qui avilissaient manifestement les adolescents noirs, mes camarades. Mais l'instruction n'est pas le seul profit ainsi payé en monnaie de singe : l'évangélisation est un grand diffuseur de techniques occidentales relatives autant à la maçonnerie qu'à la menuiserie, au creusement des puits, et même à l'agriculture, sans compter les techniques de domination.
Le missionnaire ignore et doit ignorer que c'est surtout cet enrichissement-là que nous attendons de lui et que, tous comptes faits, peu nous chaut qu'il lève la main au ciel et déclare : « Soyez semblables aux enfants... », car nous rêvons surtout de n'être plus des vaincus.
En d'autres termes, le mur du malentendu dressé entre le missionnaire et ses néophytes noirs les sépare en deux mondes qui se juxtaposent, mais ne se mêlent point. Le missionnaire s'aveugle sans doute sur cette situation, mais ses ouailles la cultivent, au contraire, en inculquent même la nécessité à leurs enfants, comme il m'est arrivé, dès que j'eus atteint l'âge de conscience;car cette inaccessibilité est notre ultime refuge, le dernier bastion d'un système de défense que la colonisation a fait voler en éclats.
C'est que, à nous autres Bantous, le missionnaire est toujours apparu comme un maître, un colonial d'un autre genre il est vrai, parlant certes un autre langage d'ailleurs séduisant, affichant des mœurs différentes, sans aucun doute [PAGE 113] très respectables en tout cas moins inconvenantes, mais un maître quand même, réductible en définitive à l'essence de son frère planteur ou administrateur, maniant le fouet à ses moments perdus, frayant la voie à ses compères ou, mieux encore, réparant les pots qu'ils avaient cassés en le précédant, bref creusant en quelque sorte avec sa croix le lit du capitalisme.
Je ne doute pas que notre professeur ne m'accuse de généraliser abusivement des leçons tirées de situations limitées. Je reconnais moi-même tout le premier que cette lucidité se déchiffre fort malaisément sous la candeur joyeuse, l'aménité complaisante, la spontanéité chaleureuse qui imprègnent l'attitude ordinaire du paysan bantou en présence de l'étranger. Je consens que le scepticisme en quelque sorte obséquieux dépeint ainsi se témoigne assez inégalement suivant les ethnies, et même au sein d'une même ethnie, suivant les clans, suivant les groupes sociaux, suivant les sexes, suivant les classes d'âge : la fantasmagorie catholique peut s'infiltrer par surprise à travers le tendre tissu d'une conscience enfantine;pour une femme âgée qui au soir de sa vie s'interroge sur le sens de celle-ci ou doute de sa valeur, le message chrétien, même frelaté, la poésie de la résignation et du renoncement peuvent distiller les harmonies de la consolation. Et puis comment ce peuple brisé par la conquête, abîmé dans la détresse et le désarroi, ne serait-il pas gagné au moins de temps en temps par le doute vis-à-vis de sa propre vérité en entendant l'homme venu d'ailleurs ?
Et qu'on ne vienne pas égrener les chiffres prétendus prodigieux des baptisés, catéchumènes, nouveaux communiants, notables ralliés au Christ; il me suffirait d'énumérer à mon tour les pressions de toute sorte, directes ou indirectes, le nombre de ceux qui sont restés malgré tout inébranlablement fidèles aux antiques croyances, celui d'anciens chrétiens revenus à la tradition ancestrale, et l'on verra bien que la statistique n'a rien à voir ici, tout comme la proportion de porteurs de cartes du parti unique parmi l'intelligentsia domestiquée, grande pourvoyeuse de scribes accroupis à l'usage du néo-colonialisme.[4] [PAGE 114]
Et puis à quoi bon donner ainsi en quelque sorte le mode d'emploi d'une œuvre qui formule elle-même ces idées, parfois noir sur blanc.
Du moins il me reste à dénoncer sur un point qui me tient à cœur l'acharnement commandé des intellectuels fantoches, au moins de leur chef de file qui a osé affirmer dans sa thèse que mon père est mort alors que, sous l'empire de la boisson, il prétendait traverser à pied le Nyong, fleuve qui baigne ma province natale. Il va de soi qu'une telle anecdote, si elle était conforme à la vérité, ne serait un sujet de honte que pour le petit esprit d'un petit-bourgeois, que je ne crois pas être. Qui ne sait que dans les plus antiques et plus nobles civilisations, aucune circonstance ne concourait autant que l'exaltation bachique à transporter un humain au voisinage et pour ainsi dire sur le palier de la divinité. Etant un moderne, malheureusement, je m'enorgueillirais du moins de savoir que mon père avait fait déborder la poésie sur notre champ de pêche familier, sinon sur le domaine public à l'instar de Gérard de Nerval. [PAGE 115]
Toutefois, même dans une thèse très complaisante à la vieille Université française plus proche de l'Alliance Française que de l'esprit de Vincennes, un universitaire ne s'avise pas de raconter cette sorte d'affaire sans s'être entouré de solides garanties. Est-ce le cas ? Autrement dit, notre professeur n'a-t-il pas un peu vite succombé aux séductions du fantastique villageois ?
Mon père, Oscar Awala, étant mort en 1939 et notre professeur rédigeant sa thèse au cours de la deuxième moitié des années soixante, soit moins de trente ans plus tard, mettre la main sur des adultes de quarante-cinq ans au moins ayant été témoins de la tragédie qu'il rapporte était une entreprise fort aisée, je dirais même à la portée du premier chercheur venu. C'était en tout cas indispensable pour préciser l'endroit exact, le jour, peut-être l'heure de la tentative prêtée à mon père, et accessoirement le nombre, la nature et les auteurs des paris échangés car, je suppose que cela dut se passer comme dans un roman de Mark Twain ou de Gogol, au milieu d'une foule de badauds péremptoires, dans une explosion de fanfaronnades hyperboliques. C'était d'autant plus utile que, par ce biais, notre professeur, accessoirement, aurait établi sans conteste possible que mon père avait été un homme parfaitement abstinent, puisqu'à sa mort personne chez nous ne se rappelait l'avoir jamais vu en proie à l'ivresse, détail presque sans aucune importance, certes, mais qui aida les gens de chez nous, des paysans en majorité pourtant, oui n'avaient jamais été initiés aux lois sophistiquées de la recherche moderne, à écarter avec dédain certaines affabulations abracadabrantes.
Il est tout à fait exact que le corps de mon père fut repêché le 2 novembre 1939, dans le Nyong, à Mbalmayo. Bien que l'administration coloniale eût refusé de procéder même à une enquête minimale, il fut aisé d'établir que la mort remontait à la nuit du 31 octobre au 1er novembre pour cette raison fort simple que mon père avait été vu pour la dernière fois dans la réception donnée ce soir-là par un fonctionnaire de la ville; il y avait été conduit par un cousin germain, fonctionnaire lui aussi, mais assez modeste, auquel le liait une amitié exceptionnelle. Non seulement chacun des assistants convenait plus tard que mon père n'avait pas bu, mais surtout, quand il fut retrouvé, le corps portait au front [PAGE 116] notamment de nombreuses ecchymoses, qui étaient autant de traces évidentes de coups frappés à l'aide d'objets contondants. Manifestement, mon père n'avait été jeté dans le fleuve qu'après avoir été assassiné.
Un peu plus de circonspection eut permis à notre professeur de découvrir d'autres versions, infiniment plus plausibles de la mort de mon père. Il est troublant de constater que la fable rapportée dans sa thèse est celle-là même que forgea aussitôt l'administration coloniale, soit pour faire oublier sa carence, soit pour égarer les esprits sur une fausse piste. Petit notable fort influent, sinon par une fortune qu'il n'avait pas, du moins par l'éminente dignité de sa vie, mon père, tout comme son fils quelque vingt ans plus tard, avait inspiré bien des rancunes en se montrant réservé vis-à-vis de l'administration coloniale. Dans un pays revendiqué bruyamment par l'Allemagne au début de la Deuxième Guerre mondiale et où, en raison d'un statut assez byzantin, aucune puissance n'était assurée de s'installer durablement, il n'en fallait pas plus pour être considéré comme un adversaire de la France. Je reconnais cependant ne posséder aucune preuve matérielle établissant d'une manière formelle que mon pauvre père tomba sous les coups de spadassins gagés de la colonisation. Mais que nous voilà loin des sinistres bouffonneries du professeur !
Mais laissons-là pour le moment les pitoyables défenseurs d'un système qui ne mérite que le mépris et revenons au « Pauvre Christ de Bomba » dont le lecteur, à n'en pas douter, aimerait savoir à quelles influences littéraires, à quelle inspiration j'obéissais lorsque je le conçus, et quelle signification je donnais aux personnages et aux situations que j'inventais.
Les gens qui se sont institués depuis peu spécialistes de la littérature africaine auraient bien tort de ne pas s'intéresser à un romancier américain de race noire qui exerça une influence incontestable sur le public français au début des années cinquante, l'auteur de « Les enfants de l'Oncle Tom », « Un enfant du pays », « Black Boy », « 12 Millions Black Voices », Richard Wright.
Non que son esthétique un peu platement naturaliste eût pu stupéfier le familier de Zola que je devenais au point de me communiquer la frénésie créatrice. Wright a excellé dans un domaine où même le truculent et flamboyant [PAGE 117] Chester Himes de « La reine des pommes » n'a pu l'égaler. Scandale pour tous les Oncles Toms apeurés de la nouvelle bourgeoisie noire, il a été le premier prophète fulminant, au moins en France, de la révolte des ghettos, mais surtout le cicérone inlassable de leur effarante misère morale et matérielle, conséquence de l'oppression des Blancs.
Arrivé en France en 1951, je tombai on ne peut mieux, au beau milieu de la vogue wrightienne, moi qui ignorais à peu près tout et a fortiori la vie quotidienne des millions de descendants de mes ancêtres déportés en Amérique pendant des siècles. Quand on y réfléchit, c'était assez extraordinaire, peut-être criminel. Pendant sept années d'enseignement secondaire au cours desquelles on m'avait pourtant ingurgité cette discipline jusqu'à l'écœurement, les seules pages de l'histoire universelle qui me concernassent sans doute vraiment avaient été soigneusement barbotées. Je mis donc les bouchées doubles et bientôt je fus au fait des dimensions, des détails, des conséquences, en un mot de toute la vérité de la formidable tragédie. Les œuvres de Richard Wright furent moins des romans que la lanterne magique jetant le Nouveau Monde des Noirs en pâture à l'avidité d'un petit Africain à peine débarqué de sa brousse coloniale, étudiant de Propédeutique à la Faculté des Lettres d'Aix-en-Provence située alors, dans la vieille ville, au-dessus du beffroi de l'Hôtel de Ville, et où l'unique amphithéâtre était si sombre qu'on pouvait tranquillement y poursuivre la lecture à peine furtive d'un thriller, commencée ailleurs, tout en prêtant ce qui vous restait d'oreille au cours de M. Stefanini, sosie rondouillard et goguenard de Tino Rossi, sur le sempiternel Montaigne.
J'eus vite fait d'élire quasiment domicile à l'Institut d'études anglaises et de civilisation américaine où le climat se révélait mieux accordé à mes interrogations, la faune moins petite-bourgeoise, plus libre d'allure, plus marginale, mieux accueillante. Je m'y liai avec une jeune femme férue de Faulkner, Hemingway, Dos Passos, John Steinbeck, Erskine Caldwell, toutes étoiles de la constellation romanesque américaine qui, par malheur, me rasaient superbement.
Mon amie ne tarissait pas non plus sur Melville, « Moby Dick » figurant alors à peu près constamment au [PAGE 118] programme, ni sur Mark Twain, pour une raison que j'ai oubliée ou peut-être sans raison particulière, simplement parce que Mark Twain est l'écrivain qui, avec les artistes noirs, poètes, musiciens, chanteurs et romanciers, offre l'expression à la fois la plus spontanée, la plus humaine et la plus poignante du phénomène américain. Avec lui, pas de sujet baroque ou farfelu comme chez Faulkner; il se garde bien de l'épique et du viril de bazar à la manière de Hemingway. Point de cet académisme qui me lasse bien vite à la lecture de Steinbeck. Son unique génie me paraît être sa faconde de vagabond hâbleur et sensible à toute souffrance qui, ayant bu beaucoup d'alcool avec toute sorte de gens, s'avise de léguer à ses petits-enfants le trésor de cette expérience, mais enrobé d'un prosaïsme joyeux.
J'ai lu peu de pages plus étonnantes et en même temps écrites avec plus de débraillé, plus de mépris de la « scène à faire » et pourtant plus substantielles, je veux dire plus symboliques et comme plus prémonitoires que celles-ci de Huckleberry Finn : à bord d'un radeau ballotté sur les flots du Mississipi, Huck et son compagnon noir, Jim, l'esclave fugitif, tâtonnent dans les ténèbres, car ils sont contraints de ne voyager que la nuit. Tout à coup Jim écarte de la main une épave qui dérivait tout près de l'esquif : c'était le cadavre du père de Huck, un ivrogne. Jim a identifié le corps, mais il se garde de rien révéler à Huck.
A côté de Richard Wright, de Mark Twain et de bien d'autres encore, j'avoue qu'Eschyle, Aristophane, Cicéron, Tive-Live, Plaute et tutti quanti me parurent soudain bien pâles, bien lointains, si déliquescents; j'en conçus à l'égard de la culture gréco-latine une irritation qui m'a hérissé jusqu'à ce que j'aie pignon sur rue comme marchand breveté de lettres classiques. Tout se passe soudain, me semble-t-il, comme si j'avais découvert mon chemin de Damas. Non que l'Amérique en soi me fascine particulièrement, loin s'en faut au contraire; l'Amérique, c'est simplement la lentille dont l'accommodation me permet enfin de centrer mon regard sur moi-même, peu à peu.
Par exemple, tout à coup se fait jour en moi une admiration sans bornes pour le peuple noir américain, dont l'histoire m'apparaît soudain, par une sorte de [PAGE 119] narcissisme irrésistible, comme le miroir du génie des Noirs en général, de notre aptitude prodigieuse à la vie.
Oui, je me tiens alors souvent ce discours : « Il faut bien que nous autres, Noirs, nous soyons un peuple fabuleux. Comment ! Voilà des hommes et des femmes qui ont traversé des désastres jamais endurés par aucune autre communauté pourchassés comme des fauves, emmenés comme du bétail, pressés dans les sentines nauséabondes, déportés en un voyage interminable et aveugle, très souvent meurtrier, réduits en esclavage à leur arrivée, courbés sous la verge pendant des siècles et, même après l'émancipation, maintenus dans l'indignité de la ségrégation et de la misère. On s'attendrait à ce qu'ils aient sombré dans une hébétude collective, qu'ils se soient anéantis, comme tels descendants des Incas, dans un décervelage hiératique ou un retrait autistique, vaincus inguérissables. » Or que voyait-on en réalité ? Une nation à laquelle l'esclavage avait miraculeusement forgé une âme, trempé une culture dont le joyau me paraissait cette musique en passe de conquérir l'humanité qui me séduisait moins par ses vertus esthétiques que comme une conquête arrachée de haute lutte à des épreuves sur lesquelles mon imagination jamais à court brodait inlassablement.
Et pourquoi n'apporterais-je pas ma petite pierre à cet édifice ? Est-ce que je ne suis pas un Noir moi aussi ? D'ailleurs je finis par avoir une illumination. De la méditation de Richard Whright et de la lecture de Mark Twain et de Madame Beecher-Stowe, dont on a tort de dire du mal, j'ai extrait une vérité dont l'évidence me sidère moi-même : le destin des Noirs d'Afrique et celui des Noirs d'Amérique se recouvrent et seul le décalage historique nous dérobe cette identité. Encore Smuts et Malan viennent-ils de réduire sensiblement cette marge séparant la colonisation et l'esclavage, en commençant à définir la philosophie de l'apartheid, après l'avoir d'abord imposée de facto. Successivement et insensiblement les autres régions du Continent noir vont connaître, à terme, le même sort : nous nous retrouverons dépossédés, sans trop savoir comment, de nos terres, puis de nos femmes et de nos enfants, enfin parqués dans des réserves exiguës d'où nous ne serons autorisés à sortir que de temps en temps, pour le service de l'homme blanc, le maître.[PAGE 120]
Et si la christianisation n'était qu'une tactique de cette immense stratégie blanche, la ruse pour ainsi dire la plus satanique d'une guerre millénaire ?
Je suis pareil à l'orphelin grandi d'un mineur du Transvaal tué à la tâche, ou d'un travailleur forcé du Congo-Océan enseveli dans un éboulement : loin de mon Afrique, j'ai enfin la révélation de son millénaire calvaire et des pièges qui n'ont cessé de l'environner. Cela ne fait aucun doute pour moi désormais : l'évangélisation, c'est notre déportation morale, l'aveugle et interminable traversée au terme de laquelle, assommés, hébétés, décervelés, soumis enfin nous aborderons sur la rive d'une fausse terre promise, privés de tout sauf du désir de survivre à tout prix, même au prix de l'abjection.
L'EVANGELISATION, DEPORTATION MORALE
A une époque où le Noir, sujet français, s'expose à la prison en Afrique ou à des sarcasmes en France, s'il ose prononcer le mot indépendance, l'interrogation sur l'évangélisation missionnaire comme auxiliaire de l'asservissement des Africains est le sujet même du « Pauvre Christ de Bomba ».
J'entends déjà s'étrangler d'indignation les défenseurs dogmatiques du christianisme décrété libérateur une fois pour toutes; mais au temps de la traite des Noirs déjà, ils se rassuraient à bon compte en se félicitant, sous prétexte que les voies du Seigneur sont impénétrables, de l'aubaine ainsi offerte à l'Eglise d'amener à la lumière ces âmes providentiellement arrachées à la nuit de la superstition. Les petites imaginations aussi glapissent que mon identification de la déportation de millions de Noirs et de l'évangélisation missionnaire n'est tout au plus qu'une métaphore forcée, qui ne mérite pas plus de considération que cette boutade prêtée par les Black Panthers aux Bantous de l'empire blanc de M. Vorster : « Au commencement nous avions les terres et les Blancs avaient la Bible; aujourd'hui nous avons la Bible et ce sont les Blancs qui ont la terre. »
Et de me faire valoir la « paix et l'harmonie raciale » régnant alors dans les colonies africaines, à l'ombre des différents drapeaux de nations chrétiennes pétries d'humanisme. Et de m'objecter comme argument frappant [PAGE 121] le trop fameux fardeau de l'homme blanc, entendez la mission de civilisation sans cesse proclamée par l'occident, et dont lui seul est peut être en définitive convaincu exception faite, naturellement, de M. Léopold Senghor, cet opium noir du bourgeois blanc.
Où sont les chaînes ? s'écrie-t-on; où les longs cortèges d'hommes assujettis deux par deux au carcan ? où le claquement du fouet rythmant la marche des malheureux ? où les cyniques négriers attendant sur la grève leur abominable marchandise ? où les cales basses retentissant des hurlements de désespoir ?
Qu'on n'aille pas se figurer trop vite que pour l'homme de bonne foi qui vient de lire « Le Pauvre Christ de Bomba » ces objections tombent d'elles-mêmes. ! J'ai sous les yeux la lettre récente d'un vieux camarade français en compagnie de qui j'entamai il y a bientôt quinze ans ma carrière de professeur de lycée titulaire dans un modeste établissement des Côtes-du-Nord, et que je perdis ensuite de vue. Devenu professeur d'université, il venait de me localiser grâce aux échos dans la presse de mes démêlés avec le pouvoir, et il me confiait, en substance : « Imagine ma surprise quand j'ai appris que tu étais romancier.. La lecture du « Pauvre Christ de Bomba » m'a d'abord choqué; je ne pensais pas que les missionnaires pussent se rendre coupables de tels abus. Mais des amis en qui j'ai confiance m'ont certifié que les faits et les situations que tu évoques ou décris ne sont pas le simple produit de ton imagination... »
Làp est sans doute la clé de la destinée ambiguë de mon roman, ignoré du grand public, mais accueilli par une frénésie d'hostilité ou d'approbation dans les rares cercles où il a pu pénétrer. Comme il en fut pour l'esclavage et la traite des Noirs, les conquêtes coloniales et les guerres de libération nationale, comme il en a été pour toutes les grandes atrocités ou les plus profondes injustices, comme il en ira sans doute demain pour ce qu'on appelle très improprement la « coopération », l'opinion publique, qui se refuse à regarder en face l'évangélisation missionnaire comme actualité et ne peut la tolérer qu'idéalisée par les mythes, tels le bon Dr Schweitzer, ne commencera à en accepter la vérité que lorsque le phénomène sera passé dans l'histoire, quand il n'aura plus d'implications politiques perceptibles. Les gens se doutent [PAGE 122] bien que l'évangélisation missionnaire n'est que le rouage d'une énorme machine dont il importe pour leur survie ou leur commodité que l'intégrité soit sauvegardée pour le moment. Aussi la conscience collective est-elle si bien hérissée de dispositifs de défense que toute dénonciation suscite naturellement le scepticisme, au mieux.
Bons connaisseurs de la psychologie occidentale parce qu'ils sont eux-mêmes occidentaux, mes plus dangereux détracteurs s'avisèrent tôt du parti à tirer de ce penchant qu'ils pouvaient accentuer à loisir en répandant le soupçon sur la probité intellectuelle de l'auteur, comme le montre l'anecdote que voici.
L'autre jour, à Caen, j'eus le privilège d'assister à une soutenance de thèse présidée par le Pr Jean-Charles Payen, assisté du Pr Cogny qui avait dirigé le candidat, un universitaire ghanéen. La thèse roulait en partie sur « Le Pauvre Christ de Bomba »; c'est pourquoi M. J.-C. Payen m'avait demandé instamment d'être présent, sans compter que, membre du jury de l'agrégation en 1966, il venait de découvrir que le candidat noir qu'il interrogea en ancien français et l'écrivain camerounais Mongo Beti ne faisaient qu'un; aussi tenait-il à me témoigner une sympathie dont j'avais alors grand besoin.
Dans une atmosphère exceptionnellement chaleureuse, le troisième membre du jury caennais, très bien informé des problèmes du Continent noir pour y avoir séjourné, nous raconta que, de passage à Dakar, il avait entendu dire, par un Père Blanc, à propos de la sixa, une institution longuement évoquée dans « Le Pauvre Christ de Bomba » qu'il était douteux que des responsables catholiques aient pu rassembler tant de femmes sans les encadrer de religieuses, selon les proportions fixées par la norme. De toute évidence, le voyageur avait été très sensible à cet argument. Mais en était-ce vraiment un ?
Compte tenu de l'époque de son voyage à Dakar, soit plusieurs longues années après la publication du roman, ce qui aurait dû troubler le Père Blanc, c'est moins la situation décrite par mon roman, aussi monstrueuse qu'elle lui parût, que l'étrange carence de l'Eglise catholique, dont aucune autorité du pays concerné n'avait encore osé se dresser publiquement pour dénoncer le mensonge, si c'en était un.
Aux prises avec une contradiction qu'elle [PAGE 123] n'a jamais pu résoudre, l'Eglise catholique a été très embarrassée pour combattre « Le Pauvre Christ de Bomba » : comment vitupérer ouvertement, sans réveiller de vieux démons et s'exposer au discrédit sinon au ridicule, un écrivain dont le seul tort était de dénoncer des abus véritables ?
Le lecteur doit savoir que personne n'a jamais accusé publiquement « Le Pauvre Christ de Bomba » d'avoir déformé la réalité : c'eût été donner à l'auteur l'occasion de se justifier et de triompher. Comme plus tard pour « Main basse sur le Cameroun », on a utilisé deux techniques qui devraient se contredire, mais se renforcent mutuellement : tout en me calomniant, on a interdit mon roman. L'arbitraire va de pair, paradoxalement, avec la calomnie acharnée des créateurs. Le bâillon est honteux pour la tyrannie qu'il contraint à la défensive; il s'accompagne du complexe de culpabilité, s'il n'est renforcé du décri souterrain.[5]
On ne sait pas assez que, peu après sa parution à Paris, « Le Pauvre Christ de Bomba » fut l'objet, dans mon propre pays, d'une censure officieuse, à l'instigation alors [PAGE 124] non du lobby négrier qui, de Paris, gouverne en fait le Cameroun et tant d'autres pays africains, ni des milliardaires sordides de l'import-export qui financent le lobby mais, contrairement à « Main basse sur le Cameroun »: du clergé esclavagiste de l'époque coloniale, qui eut recours à la tactique oblique du chantage.
Mgr Graffin, qui était alors l'archevêque de Yaoundé, un Lillois dont j'ai tracé le portrait ailleurs, fit comparaître devant lui l'unique importateur de livres et de matériel scolaire de la ville, à l'enseigne du « Messager » et lui déclara en substance : « Réfléchissez bien à ceci : nos écoles l'emportent de très loin en nombre et nous instruisons la plus forte proportion d'enfants scolarisés. Qu'arriverait-il si nous cessions de nous adresser à vous pour nos fournitures ? C'est une éventualité qui peut se produire, à moins que vous ne renonciez à vendre « Le Pauvre Christ de Bomba »; car, on m'a rapporté que vous aviez mis en vitrine ce fatras de calomnies communistes... »
Je tiens ce récit de l'importateur lui-même, un Libanais actif et en même temps désabusé, avec lequel j'eus de longs entretiens en 1958 et 1959 au cours de différents séjours que je fis alors au Cameroun, comme pour en retenir le goût c'était en effet à la veille de la décolonisation façon de Gaulle. Il est vrai que j'aurais quelque peine aujourd'hui à lui faire confirmer sa mésaventure puisque j'ignore où il se trouve. Sans doute ne s'était-il pas montré partisan suffisamment zélé de l'obscurantisme, au gré du tout-puissant clergé colonial vieux style, à qui, l'indépendance à peine proclamée de Paris, Ahmadou Ahidjo, le président noir du jeune Etat, offrit sur un plateau la tête du sympathique Libanais : on l'expulsa non sans lui avoir fait d'abord subir des sévices;c'était déjà la tradition.
Quoi d'étonnant si « Le Pauvre Christ de Bomba », dont le sujet ne devrait pourtant agacer aucun gouvernement africain indépendant, est toujours interdit là-bas ? Cela donne lieu à des situations auxquelles le bon sens a peine à croire. Ainsi, pendant les années soixante au moins, un seul exemplaire était toléré à la faculté des lettres de Yaoundé, dont le doyen était pourtant un Français. L'œuvre avait été inscrite au programme à la demande de l'U.N.E.S.C.O. qui désirait honorer la négritude. [PAGE 125] Cet unique exemplaire, qui était indispensable, mais en même temps sentait le soufre, était posé sur une table, dans un couloir, et c'est là que venaient le consulter les étudiants pour rédiger leurs mémoires ou leurs dissertations et les professeurs pour leurs cours. Il est vrai que c'était là le moindre symptôme de la terreur que de soi-disant coopérants français, en vérité des agents de divers réseaux des services secrets de Foccart chargés de stabiliser à tout prix les régimes tyranniques d'Afrique francophone, faisaient régner à l'Université comme dans le reste du pays d'ailleurs.
Tous ces détails m'ont été communiqués par de nombreux jeunes gens, actuellement étudiants en France, après avoir été longtemps victimes de cette étrange conception de l'humanisme francophone et de la coopération franco-africaine.
Pour s'être trop longtemps complue par esprit de routine dans des ambiguïtés dont elle est finalement prisonnière aujourd'hui, malgré qu'elle en ait, il est devenu vital pour l'Eglise catholique, et non seulement missionnaire, que mon roman perde sa crédibilité. Sans être une œuvre à thèse, n'en déplaise à tel de mes détracteurs d'ailleurs timoré, « Le Pauvre Christ de Bomba » suggère avec une force de persuasion qu'attestent maintes réactions passionnées, que l'identité de finalités de la colonisation et de l'évangélisation, la convergence de leurs activités, la complémentarité de leurs fonctions dépassent largement le simple grossissement épique.
Fût-ce à son corps défendant, une religion millénaire véhicule nécessairement des préjugés, des habitudes sociales, une hiérarchie des valeurs, une vision du monde, bref un ordre de choses propre à une culture singulière. Que les évangélisateurs aient attendu l'installation en Afrique noire des conquérants et des marchands occidentaux pour venir y prospérer à leur tour, qui prétendra sérieusement ne voir que hasard dans cette coïncidence ? N'est-ce pas plutôt que le soldat, le marchand et le missionnaire sont les trois faces d'une même allégorie ?
Contestant cette approche historico-sociologique, le Vatican et ses clercs s'en tiennent encore, quant à eux, à la seule révélation et au seul dogme, en somme à un idéalisme qui ne saurait précisément résister à la lecture du « Pauvre Christ de Bomba ». Ôtez donc la rumeur [PAGE 126] lointaine, sans doute, mais obsédante pour mes Bantous, des légions de l'Empire, ôtez donc les représailles toujours redoutées, ôtez en un mot la domination, qu'arrivera-t-il alors à l'apôtre blanc ? Sans l'ombre d'un doute, il sera exécuté dès la première semaine de sa tournée par les populations dont ses paroles et ses gestes bafouent, par la force des choses, la culture non moins millénaire qu'une autre, la dignité et, tranchons le mot, l'honneur.
L'EVANGELISATION, BALBUTIEMENT DU CAPITALISME SAUVAGE
Supposons maintenant que l'évangélisation missionnaire se charge d'apporter elle-même de l'eau à mon moulin en étalant complaisamment sa parenté avec la colonisation, qui n'est, tous comptes faits, qu'un capitalisme sauvage, quel désastre alors ! C'est ce qui est arrivé avec la « sixa », cette institution en effet monstrueuse, dont la réalité peut pourtant être attestée par n'importe quel Sud-Camerounais de plus de vingt-cinq ans et à laquelle la publication de mon livre a porté un coup très sensible, sans toutefois la tuer, comme j'ai pu m'en rendre compte moi-même en 1959, lors de mon ultime séjour dans mon pays.
Comment en est-on arrivé là ?
Au stade où elle en était chez nous avant la Deuxième Guerre mondiale, c'est-à-dire à ses tâtonnements, l'évangélisation était pauvre, dépourvue des grands moyens financiers capables de lui conférer la puissance sans laquelle l'Occidental se sent bien mal à l'aise. Autrement dit, comment régler la facture toujours énorme des premières accumulations, et notamment de la première accumulation du capital immobilier dont s'enorgueillissent aujourd'hui, non sans raison, les missions catholiques du Sud-Cameroun ? Les quêtes effectuées, même trop souvent, à Ploufragram, à Trégomeur, à Stosswir ou ailleurs n'étaient qu'une goutte d'eau dans l'océan des besoins d'une entreprise parfaitement incapable de s'accommoder de l'humilité et de l'indigence.
Eh bien, comme dans tout bon capitalisme sauvage, on s'arrangea donc pour qu'il n'y eût pas de facture du tout, c'est-à-dire qu'il fallut recourir à la vieille panacée de la main-d'œuvre gratuite. Où la trouver sinon dans la classe sociale maintenue traditionnellement par les Bantous [PAGE 127] dans la quasi-servitude, les femmes ? Voici nos civilisateurs contraints de s'encanailler avec les sauvages qu'ils étaient venus convertir, et qui les convertissent, juste retour des choses. Mais, d'un autre côté, il faut à tout prix que la rhétorique, c'est-à-dire le mythe, soit sauve. Alors on dira que c'est pour leur bien qu'on rassemble en troupeaux ces pauvres créatures : on veut les éduquer, élever leur dignité de future épouse chrétienne à la veille de leur mariage, bien qu'une très faible proportion seulement des pensionnaires de la sixa soient véritablement fiancées;encore ces dernières, sur lesquelles on craint d'avoir des comptes à rendre, sont-elles exemptées des besognes les plus harassantes. Parlons en bon français : ici, la mission catholique, glissant irrésistiblement sur la pente de toutes les institutions blanches, si bien intentionnées soient-elles, a reconstitué instinctivement l'esclavage. C'est à croire que l'Occident a besoin, biologiquement, de notre servitude. C'est ce que ma fille Sarah, nourrie comme tous les enfants élevés en Occident de bandes dessinées et de feuilletons télévisés, a compris très tôt, puisque, à six ans exactement, alors qu'elle venait d'apprendre à lire, elle me posa cette question redoutable: « Papa, pourquoi c'est toujours les Noirs qui sont les esclaves? »
C'est là une vérité épouvantable, j'en conviens bien volontiers. Mais, tant pis si je me répète, à quoi bon s'en prendre à moi qui me suis borné à l'énoncer ? Quand on aura cassé le thermomètre, se figure-t-on sérieusement que le malade sera guéri ?
Les très petits et très risibles talapoins de la francophonie s'exténuent à accréditer auprès du public de langue française et des jeunes intellectuels africains surtout, d'autant plus vulnérables qu'ils sont forcés de n'entendre qu'un son de cloche par la censure effroyable instaurée en Afrique par la décolonisation gaulliste que le combat que nous avons mené, les écrivains africains progressistes et moi-même, contre l'esprit de domination exercé à l'encontre des Noirs, s'il fut sans doute justifié naguère, n'a plus de raison d'être aujourd'hui, l'Afrique étant devenue indépendante.[6] [PAGE 128]
L'inexactitude de cette thèse est amplement démontrée par l'image que se font toujours de moi les sphères missionnaires et cléricales d'Afrique noire pour qui je demeure, comme je l'ai dit plus haut, l'homme à abattre, quels que soient les moyens utilisés pour m'atteindre.
Soit ! me dira-t-on, il est entendu que « Le Pauvre Christ de Bomba » a fait de vous la bête noire, si l'on peut dire, de gens puissants et implacables, dont vous devez vous garder maintenant jour et nuit. Mais à l'égard de vous-même, votre roman vous a-t-il transformé ? et de quelle manière ?
C'est vrai que j'aurais pu terminer mes très fades études dans une petite ville de province où il faisait bon vivre, très sagement. J'aurais alors nourri des rêves fort orthodoxes, sans doute. Peut-être serais-je retourné en Afrique avant les indépendances. Mais que serais-je devenu sous la coopération ? Un intellectuel domestiqué, auteur de thèses flagornant le néocolonialisme afin d'en obtenir parcimonieusement mon pain quotidien et celui des miens ? Un rebelle intraitable, acculé bientôt au sacrifice suprême, comme Omar Blondin Diop ?
En réalité, je monte définitivement à Paris en 1955, pour être là, ainsi qu'il se doit, au moment du très important événement que doit être, selon moi, la parution [PAGE 129] de mon roman. En fait, ce sera un pétard mouillé, mais cela ne m'égratignera même pas, voilà qui m'étonne encore et qui mérite examen.
C'est que, Rastignac à l'envers, je n'attends et même je ne souhaite aucune faveur de Paris;cette maîtresse-là n'est pas pour moi, il n' a point de chance que je me retrouve seul à seul avec elle. J'ai trop souvent médité sur la place réservée au Noir par le système capitaliste blanc pour entretenir la moindre illusion à ce sujet, à moins de me renier - mais c'est la dernière chose au monde que je ferais.
Je ne tarde pas à fixer mes pénates dans le haut de la rue de Belleville, vers la Porte des Lilas et Ménilmontant. C'était alors une immense juxtaposition de taudis.[7]
J'aime à me vautrer dans le coudoiement des pauvres, des humiliés, des exilés, des paumés qui forment l'unique population de ce Paris de la frange, à mi-chemin entre l'ouvrier individualiste et pavillonnaire de la proche banlieue, Les Lilas, Noisy-le-Sec, Noisy-le-Grand, Romainville... et le clochard ou le lumpen-prolétariat, peu à peu refoulés des régions touristiques et convenables de la capitale.
Je m'entraîne à vivre de peu sinon de rien;aussi n'offrirai-je jamais la moindre prise à la manipulation des Vautrins de bidonvilles, à tous les professionnels de la corruption et de la perversion des jeunes intellectuels noirs rendus si vulnérables par le dénuement. J'étais déjà convaincu que l'argent des Blancs représente la plus funeste menace pour le créateur noir, celle de la domestication. Filles de ménages ouvriers désunis ou de paysans empêtrés dans la gadoue de leurs fermes lointaines, mes compagnes successives sont affligées de je ne sais quoi de tendrement lamentable qui me réconcilie enfin avec humanité européenne, sinon avec l'humanisme capitaliste.
Universitaire excédé de la Sorbonne, auteur de deux, bientôt trois et même quatre romans, mais toujours sans public malgré un prix Sainte-Beuve obtenu début 1958, je tâte d'un certain nombre de petits métiers : journaliste à la pige, secrétaire d'une vieille dame plutôt fantasque [PAGE 130] et même un peu illuminée, traducteur passablement infidèle de guides touristiques anglais, bien que je ne connaisse guère cette langue. Au cours de ces années, qui passent fort vite puisque je me projette sans cesse dans un avenir qu'en apparence l'analyse politique me promet moins absurde sinon plus prospère, je ne suis retenu sur la pente de la marginalisation que par le combat mené avec des camarades que j'admire au sein de la section parisienne de l'U.P.C., le mouvement de libération nationale camerounais.
AVEC L'AVENEMENT DU GENERAL...
Avec l'avènement de Charles de Gaulle le 13 mai 1958, c'est vraiment une tout autre époque qui va commencer, bien que ses caractéristiques se dissimulent encore derrière une démagogie mensongère dont les gestes, les mots, les calculs, le cynisme ont été affûtés avec un soin parfait par une longue solitude. Comme intellectuel, écrivain, porte-parole en somme de mon peuple, j'entends de l'Afrique, comme incarnation de sa nouvelle exigence de liberté et de dignité, je me trouve en première ligne dans une bataille acharnée, mais dont, nouveau Fabrice dans ce nouveau Waterloo, je ne me doute même pas, bien loin d'en discerner les contours. Je ne vais cependant pas tarder à prendre conscience de la réalité, mais très progressivement. Ainsi, je ne connaissais jusqu'ici que la mauvaise volonté, le dédain, le paternalisme, désormais je vais avoir l'impression vraiment extraordinaire de me heurter en permanence à un mur, comme une carpe que le pêcheur s'amuse à rabattre vers sa nasse pour la piéger.
Pour la comprendre, peut-être est-il nécessaire d'avoir vécu la formidable mystification dont furent alors victimes les Africains, même les plus avertis politiquement. Il me souvient que, même à Paris, nous avions toujours six mois, un an, parfois deux de retard pour identifier, après son apparition, chaque trait de cette monstruosité sans précédent, la décolonisation gaulliste de l'Afrique Noire.
En ce qui concerne le Cameroun, voici en vérité ce qu'il en fut - mais combien allait-il nous falloir d'années pour le comprendre exactement !
De même que la victoire des armes avait en France [PAGE 131] institué Hitler arbitre de la rivalité qui opposait le jeune colonel patriote à un homme transformé par l'âge en jouet des événements, l'ironie de l'Histoire va mettre de Gaulle en position de choisir chez nous entre un authentique patriote noir, un homme universellement admiré et respecté par son peuple, le fondateur de la nation camerounaise, Um Nyobé, d'une part, et un valet, un pauvre bougre qui n'a d'autre réalité que celle que lui octroie l'administration coloniale, grande créatrice de fantoches, d'autre part. Et que fait alors l'homme du 18 juin ? Comme Hitler avait préféré le vieillard promis au rôle de jouet entre ses mains, de même Charles de Gaulle choisit de s'allier au laquais zélé, et accula le patriote à la seule issue honorable, la mort les armes à la main. Après Toussaint-Louverture, après Ho-chi-Minh, l'humanisme chrétien de la France signifiait à nouveau, ô paradoxe, qu'il n'accepterait jamais de s'accommoder d'un indigène homme de caractère. Les grands patriotes, c'est pour l'occident, non pour le tiers-monde.
On dit que le père de Charles de Gaulle, éducateur, avait pour livre de chevet « Les Pensées » de Pascal. Quelle condamnation sans appel de la décolonisation africaine du fils, que ces lignes que le père dut lire souvent : « L'exemple nous instruit peu. Il n'est jamais si parfaitement semblable qu'il n'y ait quelque délicate différence; et c'est de là que nous nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l'autre... »
Trop longtemps dissimulées, les conséquences trop prévisibles de ce crime si familier à l'Histoire de France commencent enfin à être connues aujourd'hui. Comme à Saint-Domingue, comme au Vietnam, il a fallu aussi agencer au Cameroun peu à peu mais irrésistiblement, pressé par une sorte de fatalité, les éléments d'une immense machine à torturer, à tuer, à ratisser, à déporter, à emprisonner qui, dix-sept ans après, broie toujours une petite nation sous-développée qui ne demandait qu'à vivre en paix, en s'adonnant au travail, sous la direction de chefs sécrétés naturellement par son sein. Au moins la moitié des soi-disant coopérants mis par Paris à la disposition du régime en place sont, aujourd'hui, affectés aux besognes de répression - directement ou indirectement, en connaissance de cause ou à leur insu, volontairement ou involontairement. [PAGE 132]
Le choix funeste de 1958 a en outre contraint Paris à favoriser non seulement au Cameroun, mais aussi en Afrique, comme on le voit aujourd'hui avec l'Angola, la pourriture contre l'intégrité, le gangstérisme contre la probité, le passé contre l'avenir, la tradition la plus sclérosée contre la jeunesse inventive, le cynisme contre l'espérance et l'immobilisme réactionnaire contre le camp dans lequel « Le Pauvre Christ de Bomba » m'a définitivement ancré, la révolution africaine.
Paris et l'Afrique aujourd'hui, c'est Washington et l'Amérique latine.
Je n'ai pas seulement évoqué cela pour régler enfin des comptes trop longtemps accumulés, mais surtout pour signaler l'importance que revêt à tous égards, et non point seulement au point de vue littéraire, la réédition du « Pauvre Christ de Bomba ». Même si l'on a trop vite fait d'accorder aux coïncidences une valeur qu'elles n'ont pas, je suis vivement frappé par celles-ci. Mon roman parut pour la première fois en 1956 tandis que le grand Ruben Um Nyobé popularisait chez nous la revendication d'indépendance, rassemblant les masses en vue de l'assaut contre le colonialisme, et que l'Afrique, après avoir trop longtemps dormi, écarquillait les yeux, s'étirait, s'ébrouait, interpellait ses oppresseurs, mais bien mollement encore.
« Le Pauvre Christ de Bomba » reparaît dans le fracas d'événements dont le sens n'échappe point aux observateurs avertis. L'affaire Claustre, les combats de Rhodésie, la guerre d'Angola, pour ne parler que de ce qui défraie la chronique le plus pathétiquement, signifient avant tout que, sous aucun prétexte et quelles que soient les ruses utilisées, les Africains n'accepteront plus désormais d'être les sujets, ni les protégés, ni les évangélisés de personne.
Pour un écrivain qui s'est toujours voulu accordé aux élans des Africains les plus humbles, aux lames de fond du Continent noir, il y a donc dans cette coïncidence comme un encouragement du destin : mon roman sans doute le plus éloquent connaît une nouvelle publication au même moment où l'Afrique semble repartie à nouveau, cette fois peut-être vers sa libération totale et définitive.
Rouen, le 5 janvier 1976.
[1] Voici la seule importante addition que j'apporte à ce texte en 1981, au moment de le publier dans Peuples noirs-Peuples africains. Derrière le refus de Robert Laffont de rééditer le roman se cachait un complot que je n'ai percé à jour qu'en 1976. Traoré Biny étant venu me rencontrer, pour la première fois, dans mon appartement de Rouen, j'aperçus par hasard entre ses mains un exemplaire du « Pauvre Christ de Bomba » très différent de ceux de l'unique tirage connu de moi. Après quelques réticences bien compréhensibles, mon hôte finit par me confier avec quelles difficultés où il s'était procuré cette denrée rare. Il va sans dire que je fus extrêmement troublé, extrêmement intrigué. Dès le lendemain, j'écrivis à Robert Laffont pour lui demander de m'expliquer cette énigme. Je reçus en réponse une missive filandreuse et entortillée où je ne pus saisir que cette vérité: en 1969 et à mon insu, Robert Laffont avait cédé les droits de mon roman à Kraus Reprint, une maison domiciliée à la fois à New York et au Liechtenstein ce qui allait autoriser les tribunaux français, quand je sollicitai leur arbitrage, à se déclarer incompétents. En examinant avec soin les documents qu'il fallut bien m'adresser enfin, je compris que l'exploitation du livre chez Kraus Reprint s'effectuait sous la férule d'une sorte de comité appelé Black Experiment. La suite de mon enquête me permit d'établir que Kraus Reprint avait fait du roman un tirage très limité, chaque exemplaire étant vendu au prix de 23 dollars (dollars des années soixante s'entend !), suivant des filières clandestines, à un réseau de professeurs et de chercheurs liés entre eux par le secret. En résumé, au lieu de s'employer à répandre le roman à profusion dans le public, comme c'était son rôle, sa mission et son intérêt, l'éditeur avait délibérément contribué à son escamotage. Contre quel dédommagement ? Voilà en tout cas des méthodes qui rappellent fâcheusement la C.I.A. ou ses émules européens, comme le S.D.E.C.E. français, rendu tristement célèbre par l'affaire Ben Barka. [2] Ce journal passe pour progressiste en France et même parfois ailleurs. Quelle ironie ! L'opinion avertie devrait enfin convenir que la véritable pierre de touche du progressisme des journaux français, en ce moment, c'est leur attitude vis-à-vis de la situation en Afrique francophone, et plus particulièrement des régimes autoritaires mis en place par le général de Gaulle. Si l'on juge sous cet angle le quotidien fondé par M. Beuve-Méry, on s'aperçoit que sa philosophie est un chauvinisme proche parent du racisme pur et simple. En tout cas, bien avant la décolonisation gaulliste de 1960, ce journal était déjà l'adversaire le plus redoutable, parce que le plus efficace, des progressistes camerounais: par son parti pris systématique à notre égard ou son silence obstiné sur nos mérites, « Le Monde » a largement contribué, à sa manière, à l'acceptation par l'opinion francophone d'un nazisme sauvage au Cameroun. Il suffit, pour être édifié, de passer en revue les articles publiés par le quotidien au fil des événements qui ont précédé ou immédiatement suivi l'indépendance du Cameroun. Je l'ai fait dans « Main basse sur le Cameroun » malheureusement inaccessible, du fait de sa saisie et de son interdiction, au lecteur ordinaire. [3] Quand, découvrant enfin le pot aux roses en 1972, soit huit ans après la contrefaçon, je demandai des explications à la maison d'édition qui, contre toute déontologie littéraire, avait cautionné l'affaire, son P.D.G. me répondit, en affectant la noblesse morale outragée, qu'il n'avait eu d'autre souci que d'aider l'Afrique. Textuellement ! On a décidément en France une idée très particulière de l'aide à l'Afrique. A l'évidence, c'est là une antiphrase dont l'usage est désormais concerté dans tous les milieux pour masquer une détermination apparemment universelle de spolier systématiquement les Africains. Mais il y eut mieux encore. Dans la même maison mise en goût, un autre amateur de droits d'auteur obtenus sans peine, et d'extrême gauche cette fois, mais oui ! s'était mis en tête de rewriter « Mission Terminée », en vue d'une édition scolaire, donc l'œil bleu fixé sur le fromage des gros tirages de la vente de masse. Ce qui est tout à fait remarquable, c'est que l'habile spéculateur, professeur d'université lui aussi, n'avait prévenu ni l'éditeur original ni votre serviteur. Troublé pourtant en apprenant, avant d'avoir terminé son étrange besogne, que je me préparais, pour la première affaire, à déférer son éditeur devant la Justice (je n'y ai d'ailleurs pas réussi, mon avocat ayant très curieusement laissé passer les délais de forclusion, après m'avoir endormi avec de belles paroles), il daigna enfin me contacter. Mais c'est encore lui, de nous deux, qui parut le plus étonné: il n'ai-rivait apparemment pas à comprendre qu'un Africain mît si peu de bonne grâce à se laisser dépouiller de son bien. Il me fit remarquer, par exemple, avec un cynisme que je qualifiai longtemps de provocateur, mais qui, en définitive, n'était sans doute que candide jusqu'à la stupidité, qu'il importait peu de modifier le texte d'une œuvre, puisque les enfants, à qui le fruit de ce tripotage était destiné, ne connaissaient pas la valeur de la propriété ni de l'originalité littéraires. Autrement dit, au lieu de les éduquer et de les élever à la conscience de leurs droits, grugeons les nègres tant qu'ils les ignorent encore. C'est d'ailleurs la philosophie exacte de la coopération franco-africaine. Capitalisme sauvage, quand tu nous tiens... [4] Mais que devient une église coloniale transformée en église nationale par l'accession du pays à l'indépendance ? Les termes indépendance et national ont été si souvent galvaudés en Afrique dite francophone que leur emploi ne peut qu'inciter l'observateur à y regarder de plus près. Si, comme il en va de l'indépendance formelle, l'expression « église nationale » signifie que désormais la façade de la haute hiérarchie met en valeur les Africains pour couvrir la permanence de la domination blanche dans la coulisse et dans les esprits, alors il s'agit d'un décalque du néo-colonialisme. Autrement important est de savoir si une église coloniale, peut véritablement s'africaniser, c'est-à-dire opérer cette révolution inévitable qui restitue une communauté à elle-même, au-delà de la substitution plus ou moins trompeuse d'une élite indigène à l'élite coloniale. Ce que je peux dire, c'est que l'église coloniale que je connais le mieux, celle du Cameroun, bien qu'elle se dise nationale, n'a pas, à ce jour, pris le chemin de cette révolution. L'indépendance formelle du pays, au lieu de résoudre ses problèmes, me paraît les avoir aggravés au contraire, en les enfermant dans l'impasse du tabou, puisque, le climat général aidant, ils ont été soustraits d'autorité au débat démocratique pourtant indispensable comme l'a montré, au moment du procès d'Albert Ndongmo, évêque de Nkongsamba, l'attitude inqualifiable de l'archevêque de Yaoundé, Jean Zoa. [5] Début 1973, en plein Paris, se tint une sorte de conclave de critiques agréés, tous blancs comme de juste, de la littérature africaine, dont notamment Mme L. Kesteloot, mais aussi un professeur de l'Université de Varsovie, membre du parti communiste polonais, intellectuelle fort sympathique avec laquelle nous venions de nous lier, ma femme et moi c'est elle qui nous adressa un compte rendu détaillé de ces assises inouïes. « Main basse sur le Cameroun » venait d'être interdit et saisi par le gouvernement français; pourtant les personnalités très attachées au régime démocratique comme il se doit, ainsi réunies, n'élevèrent pas la moindre protestation contre le caractère arbitraire et même médiéval de cette mesure. Au contraire, elles écoutèrent avec recueillement un orateur particulièrement haineux, se disant professeur de littérature française, déblatérer avec un rage courage contre le livre saisi et surtout contre son auteur absent : et finalement, il distribua des consignes précises concernant la campagne à mener contre mon livre et moi-même. Seule de l'assistance l'amie polonaise osa s'élever, non sans fermeté d'ailleurs, contre de tels procédés. Je répète qu'elle était membre du parti communiste polonais. Comme quoi, à chacun son Goulag, du moment que ce n'est jamais le même. [6] Il faut lire à ce sujet une « étude » parue dans « Le Monde Diplomatique » de mai 1975, sous la signature d'un certain Chevrier, qu'on me dit professeur de littérature à Créteil. Ce texte se recommande d'ailleurs aussi comme exemple de la mise en condition laborieuse et ignoble. Bien que l'auteur prétende traiter de la contestation dans la littérature africaine francophone (titre racoleur s'il en fut), il s'abstient soigneusement de mentionner « Main basse sur le Cameroun », de votre serviteur, « Négritude et négrologues » de Staniaslas Adotévi et les deux ouvrages de Marcien Towa: « Léopold Senghor, négritude ou servitude » et « Essai sur la problématique philosophique de l'Afrique actuelle ». Alors, direz-vous, que lui reste-t-il donc pour illustrer son « étude » ? Eh bien, il lui reste Senghor, figurez-vous. Senghor qui fait l'objet de tant de références tout au long de cette surprenante « étude », qu'on finit par comprendre que le chef d'Etat de 70 ans, qui laissa mourir Blondin Diop dans ses geôles, est le modèle du contestataire africain selon Chevrier, professeur à Créteil. Avec celui-là du moins, il n'y a pas à chercher d'où vient l'inspiration. [7] Le mien vient d'être rasé et remplacé par une tour vertigineuse. |