© Peuples Noirs Peuples Africains no. 19 (1981) 28-35



A PROPOS D'UNE AGRESSION DANS LA BANLIEUE PARISIENNE

LE P.C.F. A L'ECOLE DU K.K.K.?

Mongo BETI

Malgré la difficulté de la tâche, efforçons-nous d'évoquer le drame de Vitry-sur-Seine sans véhémence ni polémique. Gardons-nous surtout de l'anticommunisme infantile des roquets de la meute senghorienne auxquels nous oppose irréductiblement notre appartenance de longue date autant qu'indéfectible, mais non pas inconditionnelle, au camp progressiste. Tout de même voilà une affaire peu banale. On pressentait bien le pogrom depuis quelques mois, depuis quelques années peut-être. L'escalade observée depuis l'avènement de Giscard d'Estaing ne laissait que peu d'illusions aux Africains, qui, comme moi, commencent à connaître les Français pour vivre depuis si longtemps parmi eux.

Il y eut d'abord l'affaire du bar Le Thélème, puis ce furent successivement l'institutionnalisation de la chasse au faciès dans le métro sous prétexte de contrôle d'identité et de carte de séjour, la loi Fontanet, les lois Bonnet-Stoléru, enfin, très récemment, le fameux décret Imbert; bien entendu nous ne citons pas toutes les étapes.

Mais qui aurait imaginé il y a seulement quelques semaines que la première expédition de masse anti-immigrés, le premier safari ku-klux-klanesque à la française [PAGE 29] serait le fait du Parti Communiste ? Quelle stupéfaction, mes agneaux !

Saccager au bulldozer un foyer de misérables prolétaires africains, au risque de livrer de pauvres bougres surexploités aux intempéries d'un hiver particulièrement cruel, que voilà des mœurs qui nous transportent tout à coup sur des continents dont on croyait la vieille Europe à jamais séparée – ou, au mieux, dans ces quartiers où triomphe l'égoïsme barbare des possédants !

Certes, cet acte, déjà grave en soi, est, de surcroît, gros de conséquences incalculables. Certes, comme l'explique si bien Libération du 30 décembre 1980, il sera interprété par le commun des citoyens comme la permission donnée à tous les racismes errants de s'épanouir enfin sans complexe à l'air libre du giscardisme globalement négatif. « Puisque le Parti Communiste lui-même leur fait la chasse... » s'écriera-t-on désormais.

Pourtant, ce qui révolte le plus, c'est son impardonnable lâcheté. On s'est assuré toutes les conditions de l'impunité. Qui, par exemple, aurait osé s'en prendre de cette façon à des Maghrébins ? Chacun sait combien ils sont organisés, combatifs, vindicatifs, et qu'ils refusent de se laisser marcher sur les pieds. Avec eux, l'agresseur doit s'attendre à des représailles, sous une forme ou sous une autre. C'est ce qu'a découvert récemment à ses dépens un imprudent Dupont-Lajoie du Nord, qui avait eu le caprice de rosser un jeune Marocain dans les locaux d'une piscine;il s'est retrouvé quelques jours plus tard à l'hôpital, avec pas mal de coups de couteau.

Qui aurait osé faire cela à des Italiens, à des Yougoslaves, à des Portugais, à des Espagnols, à des Polonais, à des Turcs ? Ce sont des Blancs, ça, madame, de vrais Blancs ! Les rudoyer pourrait avoir des effets de boomerang. Pas touche !

Alors que restait-il pour tester le fantastique virage politique du Parti Communiste Français ? Eh bien, le cobaye désigné de toutes les expérimentations historiques, l'éternelle victime, le souffre-douleur providentiel, l'Oncle Tom sur lequel le premier frénétique venu peut taper comme sur un tambour sans susciter d'autre réaction de la galerie que l'enthousiasme canaille quand ce n'est pas l'approbation active. Le nègre n'est-il pas de toute éternité voué aux coups, à la persécution, et surtout [PAGE 30] à la solitude ? Rappelez-vous : aucune grande organisation noire ne s'est fait entendre; aucun gouvernement africain, aucune feuille « noire », aucun prophète vénéré de la négritude n'a élevé la vigoureuse protestation attendue. Le poète-président bien connu s'est tu, trop occupé à savourer l'orgie d'encens de son retrait annoncé – il ne dit d'ailleurs jamais rien dans ces cas-là. M. M'Bow, de l'Unesco, ne s'est pas ému : il est vrai que la liberté d'aucun journaliste baroudeur de l'A.F.P. n'était en jeu.

Pourquoi se gêner alors ?

Libération rapporte que, à l'exception d'un jeune garçon de quatorze ans, sans doute le juste qui manqua à Gomorrhe, tout Vitry se retrouve aujourd'hui derrière Mercieca, son maire, y compris le petit-bourgeois antillais crépu de service. Est-ce une préfiguration du consensus dont Georges Marchais escompte qu'il le portera en avril prochain en tête des candidats de gauche, à défaut de la Présidence de la République ? C'est vrai, nous avions tendance à oublier que les poubelles des banlieues ouvrières recèlent des bulletins de vote. Et G. Marchais n'est-il pas à une voix près dans son match du siècle contre F. Mitterrand ?

De bonnes âmes n'ont pas manqué de faire observer que le Parti Communiste n'a pas entièrement tort, et que le pouvoir giscardien entasse à dessein dans les communes contrôlées par les « élus du prolétariat » les immigrés de couleur générateurs de charges financières et de nuisances sociales et psychologiques, de telle sorte que les municipalités de la majorité, les plus riches pourtant, se trouvent de facto exemptées des embarras entraînés par la présence des pauvres.

Nous n'aurons pas la grossièreté de rappeler au Parti Communiste les principes sur lesquels il se fonde pour rejeter toute alliance avec les socialistes de François Mitterrand accusés de pactiser avec la bourgeoisie réactionnaire. Il se peut donc que le parti de Georges Marchais ait en effet d'excellentes raisons de combattre sans pitié Giscard d'Estaing, sa majorité, ses préfets et ses maires. Il se peut que le Parti Communiste soit fondé à utiliser cyniquement contre le pouvoir les armes cyniques dont ce dernier use quotidiennement. Mais rien, selon nous, ne justifie que le Parti Communiste [PAGE 31] humilie, terrorise, traumatise, livre de misérables travailleurs noirs, éternelles victimes d'un capitalisme maudit à longueur de tirades, à la vindicte d'une population irréfléchie qui n'est déjà que trop portée par des préjugés imbéciles à les détester.

UN MAL QUI VIENT DE LOIN

N'y avait-il pas d'autre méthode à l'usage d'un parti populaire, notoirement attaché à la légalité républicaine, pour soumettre à l'arbitrage de l'opinion publique le problème de la juste répartition des immigrés dans les diverses communes de la région parisienne ? Où sont les tenaces efforts de persuasion et d'éducation si souvent prônés en d'autres circonstances ? Où est l'agitation de masse ponctuée d'arrêts de travail, de séances collectives, de signatures de motions, de meetings et de défilés, d'envois de délégations auprès des autorités concernées ? Comment un parti révolutionnaire, ayant une si longue expérience, a-t-il pu tout à coup faillir à ses plus vieilles traditions de pondération dans l'ardeur, de lucidité dans l'enthousiasme, d'humanité dans la haine de classe ?

Au fait comment se fait-il que le Parti Communiste Français s'avise aujourd'hui seulement, vingt ans après l'apparition du phénomène, vingt ans après les indépendances, des dangers de la présence en France d'un lumpenprolétariat noir soumis à des conditions de vie effroyables ? Etait-il vraiment impossible de déceler ce cancer dès sa formation, à sa racine ? En vérité, à l'origine de cette incompréhension, on trouve l'indifférence profonde, un mal qui vient de loin.

Il est établi que l'immigration en France des travailleurs d'Afrique noire découle du pillage des anciennes colonies françaises du continent noir par un système bien connu auquel les indépendances, loin de mettre fin, ont au contraire conféré une vigueur accrue. A l'origine de cette tragédie on trouve donc une décolonisation en trompe-l'œil, qui interdit à ces peuples d'organiser des économies libres, seules capables de créer massivement des emplois. En dénonçant systématiquement, dès le début, la supercherie de la coopération franco-africaine, en aidant vigoureusement les Africains à lutter contre le néo-colonialisme, [PAGE 32] le Parti Communiste Français pouvait prévenir l'arrivée en France de ce lumpen-prolétariat et protéger par cette stratégie même les précieux acquis des travailleurs français. Qui peut affirmer que la dénonciation du néo-colonialisme français en Afrique a été faite en France avec ardeur et efficacité ? Certainement pas ceux des Africains qui, ayant bénéficié de l'amer privilège de prendre la parole devant des travailleurs français, ont été chaque fois consternés en constatant que les interventions et les questions des militants du Parti Communiste et de la C.G.T. ne brillaient ni par l'information ni encore moins par l'aptitude de leurs auteurs à saisir l'essentiel de la situation en Afrique « francophone », quand ils ne faisaient pas montre d'un chauvinisme affligeant.

A qui la faute si parmi les troupes du Parti Communiste Français l'internationalisme est le plus souvent un mot parfaitement vide de sens ? Il faut bien que quelqu'un ait manqué à sa mission historique d'information et d'éducation de classe et même, peut-être, de conscience de classe. Il faut bien qu'en haut lieu on ait eu une pratique de nature à jeter la confusion dans l'esprit des militants de base.

Pourquoi cette obstination à caviarder l'affaire des diamants, qui eût dû être l'occasion d'une formidable leçon de choses, la poutre maîtresse d'une campagne illustrant la spoliation à laquelle les Africains sont toujours soumis, de la part du capitalisme ? Comment se fait-il que les régimes africains qui sont bien en cour à Moscou se voient si facilement gratifier de la sympathie du Parti Communiste sans considération de leur pratique réelle sur le terrain ?

Pourquoi honorer de visites spectaculaires des gouvernements militaires corrompus dont le seul mérite est de s'être affublés de l'étiquette marxiste-léniniste ? Comment ne voyait-on pas que, ce faisant, on cautionnait et encourageait des situations qui fabriquent massivement le chômage, la paupérisation des masses, leur désespoir, leur fuite ? Dans un système qui prolonge et amplifie les échanges de type colonial, comment la misère africaine n'aurait-elle pas fini par contaminer le bien-être des travailleurs français ? Comment les travailleurs français, insuffisamment informés, victimes des préjugés répandus par l'idéologie dominante, petits Blancs exclusivement [PAGE 33] préoccupés de négocier avec les maîtres la concession des miettes de l'exploitation impérialiste, n'en viendraient-ils pas à voir dans les travailleurs immigrés noirs, non pas des frères qu'il faut fêter, mais des rivaux maudits à l'approche desquels on montre les dents ? A quel degré de myopie est donc tombé la classe politique de l'hexagone, sans exception ?

LE P.C.F., UN PARTI COMME LES AUTRES?

Longtemps, trop longtemps, critiquer le P.C.F. fut une entreprise malaisée sinon désespérée en milieu africain. « On ne peut quand même pas mettre le Parti Communiste Français dans le même sac que les autres partis politiques français », répétait-on à l'envi.

C'est vrai que, au moins sur le plan des relations individuelles, les communistes furent le plus souvent, ils sont d'ailleurs encore très souvent différents des autres. Leur sens du dévouement les désignait à la sympathie, mais aussi à la sollicitation intéressée des Africains, et particulièrement des étudiants dont l'attitude fut presque toujours entachée de rouerie. Ainsi les élèves médecins noirs de ma génération étaient passés maîtres dans l'art de courtiser les patrons communistes, seuls disposés à les accepter comme externes et à se consacrer sans réserve là leur formation. Mais rentrés en Afrique, ces jeunes gens étalaient leur vraie nature de bourgeois réactionnaires en s'adonnant à une médecine de luxe où ils s' enrichissaient rapidement. Ce qui est vrai de la médecine l'est aussi des autres disciplines. Si tous les intellectuels africains formés en France par des communistes étaient restés fidèles, une fois revenus chez eux, au marxisme auquel ils avaient fait mine d'adhérer pour complaire à leur mentor, il y a longtemps que la révolution aurait été faite en Afrique francophone. Inutile de se le dissimuler : les élèves africains du marxisme français se sont toujours révélés extrêmement décevants; il y a peu d'exemples qu'ils n'aient été récupérés par les régimes politiques mis en place en Afrique par la décolonisation gaullienne et maintenue par les successeurs du général. Il ne fait pas de doute que cette déception entre pour une part considérable dans la révision dont l'affaire de Vitry est une manifestation. [PAGE 34]

Cependant autant l'attitude individuelle des militants communistes français a toujours édifié les Africains, autant la politique sinueuse, mystérieuse et pour tout dire incohérente des instances dirigeantes du Parti Communiste Français déroute les plus sincères d'entre les Africains. La triste vérité, c'est que le P.C.F. a souscrit au partage des zones d'influence impliqué par la coexistence pacifique, lequel partage a attribué l'Afrique à la France. De ce fait, son attitude à l'égard de l'Afrique est désormais commandée par les exigences d'un opportunisme à la petite semaine, que la rhétorique mécanique d'un discours démagogique n'arrive pas à dissimuler.

Le fait est que l'affaire de Vitry-sur-Seine ne survivra pas dans la mémoire collective comme une illustration de la sincérité et de la cohérence de la doctrine du Parti Communiste Français à l'égard de l'Afrique et du néo-colonialisme français.

Mongo BETI

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Mongo Beti
6, rue d'Harcourt
76000 Rouen

Rouen, 2 janvier 1981

à M. Claude Gatignon
Directeur de « Aujourd'hui l'Afrique »

Monsieur le Directeur,

Je suis indigné de constater que, dix jours après l'odieuse agression de style fasciste dont une paisible autant qu'innocente communauté de travailleurs noirs a été victime le 24 décembre 1980 à Vitry-sur-Seine, ni l'Association Française d'Amitié et de Solidarité avec les Peuples d'Afrique, ni son organe que vous animez, la revue « Aujourd'hui l'Afrique », n'ait encore stigmatisé dans un communiqué la méprisable lâcheté des nervi agresseurs ni 1'incroyable irresponsabilité des chefs qui n'ont pas hésité à les couvrir après coup, non sans les avoir, peut-être, préalablement télécommandés.

Quelles que soient les raisons de votre silence, tactiques ou idéologiques, je vous annonce que vous devez me [PAGE 35] considérer désormais comme tout à fait étranger à tout ce qui touche de près ou de loin à l'A.F.A.S.P.A.

Pour commencer, je vous prie donc de rayer mon nom du Comité de Parrainage de « Aujourd'hui l'Afrique » dès la prochaine livraison de ce périodique.

Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes sentiments distingués.

Mongo BETI