© Peuples Noirs Peuples Africains no. 18 (1980) 97-120



Note de l'éditeur

Nous n'avons pas sollicité les deux textes qui suivent; ils nous ont été proposés spontanément par deux jeunes intellectuels, collaborateurs déjà familiers aux lecteurs de notre revue.

Nous n'avons pas hésité à accueillir cette nouvelle contribution de nos amis. Nous nous trouvions pourtant dans la situation inconfortable de devoir assurer, ce faisant, la promotion d'un roman publié par une maison qui ne nous porte pas dans son cœur. On s'y prépare même à lancer une revue destinée pour l'essentiel à aller sur les brisées de Peuples noirs-Peuples africains : c'est ce qui a été dit et répété à des amis communs, dans l'espoir évident de nous en informer. Notre tort, impardonnable, serait, paraît-il, d'avoir fait de Peuples noirs-Peuples africains une machine de guerre personnelle, ceci ayant pour effet de décourager des sympathies prêtes à s'offrir.

Alors sommes-nous masochistes ?

Pas le moins du monde. En vérité, nous redoutons moins la concurrence que la perfidie de gens qui, pour reprendre une boutade éculée, vous passent la main dans le dos par-devant, pour mieux vous cracher à la figure par derrière. Le fait est que, loin de nous témoigner d'autre sympathie [PAGE 98] que de pure façade, nos challengers d'aujourd'hui menèrent longtemps campagne contre Mongo Beti, sournoisement bien entendu, à une époque où Peuples noirs - Peuples africains n'était même pas encore en projet. Une preuve ? Feuilletez bien un certain guide de la littérature africaine francophone, financé en partie par un organisme de la francophonie officielle, vous serez édifié. Ainsi Main basse sur le Cameroun est bien mentionné mais point analysé, et La ruine presque cocasse... guère davantage, au contraire des œuvres bénéficiant de la bienveillance du ministère de la Coopération, auxquelles est réservé un traitement privilégié. Des subsides du pouvoir giscardien à l'agression contre Peuples noirs-Peuples africains, il n'y a qu'un pas vite franchi : cela nous honore.

Le public africain et francophone est, quoiqu'on dise, innombrable et divers; la fraction que nous visons, quant à nous, est très certainement inaccessible à nos rivaux, ne leur en déplaise. Leurs études réjouiront quelques snobs de la « gauche » parisienne, des vieilles filles des chorales catholiques provinciales chères à Fernand Raynaud, peut-être même toute la bourgeoisie bureaucratique corrompue des dictatures africaines francophiles, sans compter moult fossiles de cette droite raciste que nous appelons le Ku-Klux-Klan à la française. Voilà un public que nous leur abandonnons volontiers, en leur souhaitant bien du plaisir.

Enfin nous pensons que la défense de la littérature africaine et le culte de l'information passent avant nos mesquins litiges avec de ci-devants coopérants qui ne se résignent pas à s'entendre dire leurs quatre vérités, pour la première fois, par des intellectuels noirs.

P.N.-P.A.
[PAGE 99]

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YODI KARONE : L'ENGAGEMENT LITTERAIRE D'UN JEUNE ECRIVAIN CAMEROUNAIS

Ange-Séverin MALANDA et Thomas MPOYI-BUATU

Yodi Karone est un Camerounais de 26 ans. Etre Camerounais et jeune est loin d'être facile lorsque l'on publie un premier roman dont le contenu risque de ne pas plaire aux chefs d'Etat « charismatiques » qui se raccrochent de façon si paranoïaque à la tête de nos différents pays africains. D'où l'usage du pseudonyme, même si Yodi Karone dit que le pseudonyme « démystifie » la valeur généralement accordée à l'auteur.

S'il considère l'écriture comme « une arme tout aussi efficace que la parole », il ne verse pourtant pas dans le militantisme. Il ajoute, cependant : « Le militantisme est simplement le fait de décrire une injustice. »

En tant que jeune auteur il a connu toutes les affres de la publication d'un premier texte. L'expérience acquise (instructive à plus d'un titre) grâce à l'édition de ses propres pièces de théâtre, est là pour le prouver. Cette expérience n'est étrangère ni au souci presque maniaque du lecteur qu'il affiche au cours de l'entretien ni à un certain « réalisme » dont il y aurait beaucoup à dire...

Dans son premier roman, Yodi Karone nous conte l'histoire une, et semble-t-il, unique, de plusieurs personnes. C'est l'histoire vécue d'une oppression et de la répression [PAGE 100] d'une population. Nous assistons à un procès après des heures de fuite et de chasse à l'homme, ainsi qu'à un emprisonnement. Le procès est une parodie à laquelle sont conviés des témoins dont le témoignage constitue un acte de dénégation de la liberté. On se trouve dans une société où tout individu est une victime potentielle. Nous découvrons l'arbitraire des marques d'un pouvoir sur une société, africaine, en l'occurrence. L'intrigue paraîtra mince à certains. Ils auraient tort parce que la mort d'un homme ou des hommes, provoquée par d'autres hommes n'est jamais banale ! Mais là n'est pas le problème, l'essentiel est ailleurs.

D'abord, nous nous sommes essayés à une esquisse de mise sur pied des mécanismes de fonctionnement de l'œuvre d'un jeune acteur, ses mouvances, ses constantes. Nous abordons ici, avec l'auteur, l'œuvre dans son aspect achevé et inachevé à la fois :

    – deux pièces de théâtre : « Umm ou le Sacre dernier », « Palabres de nuit » (1978);
    – un roman : « Le bal des caïmans » (Ed. Karthala, 1980).

Ensuite, à travers ces écrits, il nous paraît que ce qu'il y a d'original chez Yodi Karone, c'est son style ! Celui-ci est en correspondance avec une certaine idée que Y. K. se fait du roman : s'il y a ressemblance avec la réalité, elle n'est que coïncidence et en même temps la coïncidence n'est pas fortuite. Et l'un des moyens que l'auteur choisit pour explorer la réalité est de limiter le champ de vision des personnages de son roman. C'est extrêmement neuf dans les romans dits africains.

En même temps, limiter le champ de vision, c'est donner la parole à ceux qui s'expriment, c'est leur faire assumer ce qu'ils disent de façon qu'ils ne parlent qu'en leur propre nom. C'est de cette manière qu'ils peuvent découvrir leurs contradictions et leurs erreurs.

On s'aperçoit ainsi que cette technique de narration n'est rien d'autre qu'une recherche d'identité. De là vient l'importance de la subjectivité dans ce roman.

De là vient également l'aspect « subjectivement engagé » du roman et des propos qu'on va lire ci-dessous. L'engagement subjectif remet bien des choses en question : c'est ainsi que la « prise de conscience ne peut qu'être qu'individuelle... » Peut-être est-ce un des moyens les plus [PAGE 101] surs pour pénétrer la réalité complexe de nos pays respectifs ? Peut-être aussi est-ce ce qui nous permettra d'avoir accès à une littérature « nationale » autrement plus contestataire ! Nos chefs « charismatiques » feraient mieux de s'en inquiéter.

C'est pour cela qu'il est question dans cet entretien de la diffusion du livre en Afrique.

Ange-Séverin MALANDA,
Thomas MPOYI-BUATU.

[PAGE 102]

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ENTRETIEN AVEC YODI KARONE
ET COMPTE RENDU DE LECTURE

Thomas Mpoyi-Buatu : Pourquoi ce titre, Le bal des caïmans, et pourquoi le pseudonyme de Yodi Karone ?

Yodi Karone : Ce titre n'est en réalité pas fondé, puisque les caïmans appartiennent à une espèce de crocodiles à museau long d'Amérique et de Chine. Dans le roman ils sont censés danser une sarabande, ce qui est une manière bien humaine de célébrer la vie. Les caïmans, c'est l'image d'une Afrique dépouillée et d'un pays auquel je ne voulais pas donner de contours précis, mais dont les tribulations sont presque universelles.

Ange-Séverin Malanda : Universelles dans quel sens ?

Y. K. : Dans le sens où ces malheurs traduisent une réalité qui se retrouve dans plusieurs pays du fait de leur régime, du fait de leur histoire, du fait de l'exploitation et de l'oppression qu'ils subissent.

A.-S. M. : Tu parles de différents pays de différents continents ?

Y. K. : De divers continents. Mais je veux aussi souligner qu'il existe en Afrique une sorte de panafricaine de la répression. Et, pour revenir au pseudonyme, c'est à la fois une mystification et une démystification de l'auteur.

A.-S. M. : Tu donnes l'impression de passer sur la question [PAGE 103] du pseudonyme. Tu ne veux pas t'y arrêter, comme si ça n'avait pas été un problème au départ, alors qu'avoir choisi un pseudonyme est à mon avis révélateur de tout un cheminement, de tout un trajet qui s'est opéré avant l'écriture même du livre. Au moment où tu as écrit tes pièces de théâtre, tu t'es probablement posé cette question. Pourquoi n'as-tu pas pu sortir tous tes textes sous ton vrai nom ?

Th. MP.-B : Justement, dans le prolongement de ce qu'il dit, il me semble que le fait que tu n'aies pas été libre de garder ton vrai nom est révélateur du contenu de tes pièces et de ton roman...

Y. K. : Disons que le cheminement est très simple. J'ai commencé à écrire uniquement parce que j'aimais ça. Mais ça, toute personne qui écrit le dit. En fait, c 'est parce que j'ai assisté dans mon pays à une injustice des plus flagrantes. Et j'ai ressenti vivement cette injustice. L'opinion internationale ne se souciait alors guère des droits de l'homme. La preuve que j'ai réagi à cela de manière intelligente, c'est entre autres le fait que j'ai écrit un livre à ce sujet. Ce livre m'a permis de prendre conscience, car l'écriture est aussi une arme. Je n'ai néanmoins pas voulu en faire quelque chose de militant. Le drame, c'est que nous sommes quelquefois sujets à des étiquettes, lorsqu'on nous refile des tickets d'engagement. Mon livre appartient à la littérature militante dans la mesure où il décrit quelques vérités qui ne sont pas acceptées d'un bon œil par nos gouvernements. Le militantisme consiste là, simplement, à décrire une injustice. Nos gouvernements ont une sorte de trouille, de peur, et ils essaient de voir quels sont les gens qui ne sont pas de leur avis pour leur coller l'étiquette à leurs yeux négative de «militant». De là vient le fait qu'on craint pour sa sécurité, on craint pour sa famille et on est obligé par la force des choses d'utiliser un pseudonyme.

A.-S. M. : Un masque, en quelque sorte ?

Y. K. : Un masque. Ça nous oblige à ruser.

A.-S. M. : C'est le bon usage des masques ?

Y. K. : C'est le bon usage des masques, comme dans la tradition africaine.

A.-S. M. : Tes pièces avaient été écrites et publiées en 1978. Pour elles, c'était le même problème qui s'était également [PAGE 104] posé. Avant que l'on ne revienne au roman, est-ce que tu peux parler de ces deux pièces ?

Y. K. : Oui. Un certain esprit les animait. J'ai tenté à l'époque de mettre en scène le pouvoir, d'un côté, dans Umm ou le sacre dernier, etde l'autre, c'était Palabres de nuitqui correspondait à la sensibilité du petit peuple, avec chacun dans son domaine ou dans sa petite sphère, chacun ayant le souci d'aller jusqu'au bout de ses rêves.

Th. MP.-B. : Dans la première, Umm ou le sacre dernier, on s'aperçoit que le pouvoir se joue sa propre comédie et, dans la seconde, Palabres de nuit, les gens réagissent à cette comédie du pouvoir mais au niveau du quotidien : en fait, c'est leur vie quotidienne qui donne tort à la comédie du pouvoir. Perçois-tu le problème de cette manière ?

Y. K. : Dans Le sacre dernier on voit effectivement le pouvoir se livrant à une vaste comédie,

A.-S. M. : Je repense aux personnages et je voudrais lire à la fois leurs noms et les rôles qui leur sont assignés à l'intérieur des pièces. Dans Umm ou le sacre dernier, on a comme premier personnage Okassa, « Roi, Président et Seigneur de tout temps ». Puis viennent Obutu, « fils héritier et prince par la force des choses »; le griot, « Ministre, marabout et par ailleurs grand-prêtre »; Umm, « sorcier comme on dit lorsqu'on ne sait pas »; Amida, « Amour-Tentation et, qui plus est, éternel ». Il y a, pour finir, les chœurs, le Gardeur, le Préfet, le Riche, le Petit officier.

Y. K. : Il y a d'ailleurs d'autres personnages qui ne sont pas nommés dans cette énumération

A.-S. M. : Oui, il y a d'autres personnages.

Y. K. : Cette façon de nommer les gens indique que ce n'est pas tellement le personnage avec son caractère psychologique qui est important, mais sa fonction. Les fonctions sont importantes dans la pièce, et ces fonctions s'animent de réactions et de comportements humains, de sentiments. C'est pour cela que les personnages en arrivent à s'aimer, à s'entre-déchirer. En réalité, c'est le pouvoir qui les anime et, plus encore, la suprématie de ce pouvoir.

Th. MP.-B. : Dans Le sacre dernier, il y a un personnage dont tu dis qu'il est un riche industriel, commerçant et banquier. Son importance est grande dans la pièce. Comment [PAGE 105] peux-tu expliquer ce rôle du riche ? Serait-ce l'aspect économique que tu veux évoquer par là ? Par ailleurs, dans Palabres de nuit, il y a le problème des impôts qui intervient. Comment lies-tu tout cela ?

LA RUSE, LA COMEDIE, LE POUVOIR

Y. K. : Le rôle du riche est une fonction encore plus accentuée. Il est à la fois banquier, industriel et commerçant, comme tu viens de le rappeler. Il cumule les rôles, il renvoie à toute une infrastructure. Dans la pièce, les cours du cacao et du café sont cotés en bourse. Ce n'est pas pour rien.

Okassa, « le Roi éternel », et Obutu, son « fils héritier », se disputent quant à eux l'amour d'une déesse venue sur terre, amenée par un esprit, l'esprit d'immortalité. Cet esprit voudrait débloquer l'histoire parce que la vie, dans le pays où il atterrit, est figée. Elle est figée par le simple fait qu'un homme est au pouvoir et ne veut pas abandonner ou quitter ce pouvoir. La mission de cet esprit n'est pas de faire un coup d'Etat ou de réveiller des consciences endormies, mais simplement de débloquer la situation. Okassa, lui, se raidit. Il s'accroche au pouvoir, il ne veut le quitter pour rien au monde. Pour lui ôter le pouvoir, il faut se servir d'une ruse et, la ruse, c'est l'« Amour-Tentation » représenté ici par la déesse. Cette déesse est une espèce d'écran de fumée, une espèce d'aphrodisiaque qui va essayer d'attirer le vieillard. Le vieillard a dépassé tous les âges possibles et imaginables. Mais, à la vue de la déesse, le vieillard se sent tout à coup revivre et se dit qu'il a encore de l'espoir et du temps devant lui. Pour une fois son fils se réveille aussi. On assiste à une confrontation entre le père et le fils. C'est l'explosion, au niveau du rapport entre ces deux personnages. Le père, malgré tout l'amour qu'il a pour la déesse, est encore plus amoureux de son pouvoir, car c'est l'immortalité qu'il vise. La première de ses prérogatives est cette immortalité.

Th. MP.-B. : Il est dit quelque part dans la pièce que le peuple se révolte parce qu'il paie trop d'impôts...

Y. K, : Oui, car l'imposition est la fonction et presque l'essence de tout Etat. Lorsqu'un Etat veut prouver sa légitimité, la première chose qu'il fait, c'est d'établir un [PAGE 106] code de l'impôt. C'est facile. Toutes les personnes qui sont censées travailler doivent payer un impôt pour attester qu'elles existent socialement. Elles le paient de différentes manières, soit par l'argent, soit en nature. Et il est arrivé qu'il y ait des gens qui ne travaillent pas et qui soient contraints de le payer, comme il est aussi arrivé qu'il y en ait qui le paient de leur propre vie.

A.-S. M. : A part les pièces de théâtre, tu avais publié autre chose avant?

Y. K. : Non. Un an et demi après la publication des pièces, ce roman qui était là attendait qu'un éditeur veui1le bien se pencher sur lui avec toute l'intelligence requise pour choisir et aussi pour avoir le courage de le publier. Pour les pièces de théâtre, je m'étais amusé à être moi-même l'éditeur. J'ai vu ce que c'était. C'est très difficile. C'est difficile de cavaler derrière les imprimeurs et les distributeurs, derrière les libraires. Cela sera peut-être aussi la nouvelle tâche des auteurs, compte tenu de leur situation : ils seront obligés de prendre en charge leur production, et de se battre jusqu'au bout.

A.S. M. : Tu le regardes d'une manière positive ou d'une façon négative ?

Y. K. : Ah... Je trouve cela positif. C'est positif mais c'est néanmoins très décourageant pour ceux qui se découragent vite. Il y a un côté très exténuant, très lassant, qui incite à abandonner rapidement...

A.-S. M. : N'est-ce pas un frein ?

Y. K. : C'est souvent un frein, oui. Mais lorsque l'on dépasse les obstacles, on s'aperçoit que c'est quand même positif, car face à un nouvel éditeur, on n'avale pas n'importe quelle couleuvre. On en arrive à un point où on connaît aussi cette partie du métier. Je pense qu'un auteur a tout intérêt à savoir comment se fabrique un livre à l'heure actuelle, ce qu'il est et ce qu'il devient. L'observation du processus qui conduit à la publication d'un livre apporte une certaine richesse,

A.-S. M. : Nous avons parlé de tes pièces de théâtre. En attendant de reparler du roman, peux-tu nous dire si tu prépares un autre travail ?

Y. K. : Je prépare un autre roman dont je n'ai pas encore trouvé le titre. Sachant qu'il est souvent la proie vindicative des éditeurs, je le laisse toujours en blanc...

A.-S. M. : Ah bon... [PAGE 107]

Y. K. : Ne serait-ce que...

Th. MP.-B. : Il y a les impératifs commerciaux, mais on ne doit pas se laisser faire.

Y. K. : Oui, mais... il faut être réaliste sur ce point. C'est bête à dire, mais les gens sont souvent plus attirés par le titre que par l'auteur. Soit l'auteur, pour réussir son coup, a déjà publié une série de livres qui l'ont fait connaître, soit le titre seul plaît au premier coup frappé par un nouvel écrivain. Il n'y a pas de miracle.

A.-S. M. : Venons-en au roman. Dans Palabres de nuit, un personnage s'appelle Docta et, dans Le bal des caïmans, un des personnages principaux est, lui, surnommé Docta. Et puis, il y a Jean. Peut-on dire que tu poursuis un cycle ?

Y. K. : Au début, pour être tout à fait prétentieux (rires), j'ai voulu écrire une sorte de triptyque - c'est un terme très savant, n'est-ce pas ? Les pièces théâtrales correspondaient à un état d'esprit, à une étape première. Ensuite venait ce roman, Le bal des caïmans. C'est pour cela que souvent on trouve et qu'on devra retrouver, dans ces genres, un certain nombre de personnages avec des comportements différents, ayant comme identité, comme point commun, leur statut social. Par exemple, Emma est une prostituée qu'on trouve dans l'une des pièces et dans Le bal des caïmans, mais pas tout à fait dans la même position. On peut faire le lien si l'on veut, comme on peut ne pas le faire, car il n'y a pas nécessairement évolution des personnages. Quant à Docta, lui, c'est plus le titre : dans Palabres de nuit il n'est qu'un instituteur qui rêve de faire des études plus poussées, tandis que dans Le bal des caïmans il est déjà quelqu'un qui est maître d'un certain savoir, qui est professeur de philosophie...

A.-S. M. : Il est venu en France, il a fait des études, il est reparti au pays et est entré dans la guérilla.

Y. K. : Oui. Il est en quelque sorte l'aboutissement intellectuel et professionnel de cet instituteur qui ne rêvait pas d'aller faire la guérilla, c'est sûr, mais qui rêvait d'être professeur à l'université.

A.-S. M. : Et puis il y a le Père Jean qu'on rencontre aussi bien dans Palabres de nuit que dans Le bal des caïmans.

Y. K. : Le Père Jean, lui, c'est un peu différent. Lui, c'est la continuité. Puisqu'il est considéré comme fou, il [PAGE 108] reste fou. Il est fou dans Palabres de nuit : la vieille qui vend ses « makala » le considère comme fou. il est effectivement fou parce que jadis, on dit que, sorti du bagne, il est entré à l'asile. Dans Le bal des caïmans également c'est un personnage qui est resté, qu'on a envoyé en asile et qui a fini sa vie en prison. On peut dire qu'il y a là une certaine continuité. On peut s'intéresser à lui, se demander ce qu'il est devenu, et considérer que maintenant il est un de ces mendiants qu'on rencontre dans de nombreux pays, en ville, au coin d'un colisée ou d'un palace, en train de faire le mort.

Th. MP.-B. : Peut-on dire à partir de là que tu considères la religion comme une folie ?

A.-S. M. : Et de quelle « folie » s'agit-il ? Ce n'est pas pour introduire une référence biblique, mais dans la première Epître aux Corinthiens, saint Paul dit que toutes les sagesses du monde ne valent rien devant la folie de Dieu. Il positivise cette folie qui nie toutes les sagesses immondes du monde. De quelle « folie » parles-tu ?

Th. MP.-B. : Il faut quand même situer le personnage par rapport à l'ensemble des autres personnages. Dans Palabres de nuit le Père Jean est vu par rapport à des personnages beaucoup plus démunis que lui. Dans Le bal des caïmans, il est coupé d'une certaine réalité sociale, en fin de compte. Est-ce qu'à ce niveau on peut dire que sa folie, ce serait d'être coupé de cette réalité ou d'une certaine vie quotidienne ?

Y. K. : La première folie du Père Jean, c'est d'être tombé sur sa tête quand il était petit (rires). Tout vient de là. Mais je pense que...

A.-S. M. : Même son adhésion à la religion vient de là ?

Y. K. : Le côté engagement de ce personnage dans sa religion dans sa foi, est quelque chose de tout à fait dérisoire et absurde. Quelqu'un peut s'engager dans l'armée uniquement parce qu'il fuit la police; il peut s'engager parce qu'il a faim, pour des raisons ou des motivations purement matérielles et pas forcément par conviction intime ou par idéologie. Le Père Jean est un de ces personnages qui, après l'indépendance ou pendant la colonisation d'ailleurs, se sont engagés dans la religion parce qu'ils n'avaient pas d'autre solution. Ils se sont dit : « Tiens, pourquoi ne pas choisir la mission pour remplacer les vieux missionnaires blancs ? Il n'y a pas de raison [PAGE 109] qu'on ne le fasse pas. » C'est ainsi que le Père Jean a appris... Sa conception de la religion est des plus simples, des plus naïves. C'est pour ça qu'elle peut être considérée comme une folie.

A.-S. M. : On vient de parler de la trajectoire de certains personnages, dans les pièces et dans le roman. Tout l'univers que tu dépeins est un sorte de colonie pénitentiaire africaine... Reparlons du parcours de ces personnages. On a l'impression que leur trajet est indistinct et que tous vivent perpétuellement le même cheminement. D'ailleurs, c'est un peu comme ça que tu structures tous tes chapitres, tu passes de la voie suivie par l'un à la voie suivie par l'autre, comme si le trajet était fatalement le même pour tous et pour chacun, quoiqu'à la fin il y en ait parmi eux qui soient fusillés et d'autres pas... Le procès que tu décris est une grande machinerie que tu tournes en dérision. Le tournes-tu en dérision pour en souligner l'irrationalité, ou pour dire quelque chose d'autre à propos de cet univers inhumain ?

Y. K. : L'univers carcéral est l'un des plus secrets, et on a peu de chance d'en échapper, aussi bien en Afrique qu'ailleurs. Alors le seul moyen (limité, bien sûr) qu'un auteur ou un prisonnier a ou peut avoir, c'est soit avoir recours, dans un contexte raisonnable, à une opinion publique suffisamment forte pour le sauver, soit aller en sa propre folie, c'est-à-dire son imagination. C'est pour ça que le procès est décrit d'une manière assez dérisoire et poussée à l'extrême. Il y a même un moment où un rêve prend corps : on ne sait d'ailleurs pas si c'est un rêve ou une réalité, un brin de réalité qui entre dans la salle, et tout est alors construit au rythme de la subjectivité des personnages. Ce sont les personnages qui voient, qui entendent, qui sentent, qui souffrent...

LE STYLE

Th. MP.-B. : Ce que je trouve profondément original dans ton roman, c'est précisément cette limitation de point de vue, en général. Ange-Séverin faisait allusion au destin des personnages qui, dans le roman, finissent par se rencontrer malgré les itinéraires parallèles qu'ils suivent. Dans la première partie du Bal des caïmans, la mise en place des trajets est construite d'après le principe des [PAGE 110] séquences. A un certain moment on se demande même si Jean, par exemple, n'a pas quelque lien avec Adrien (Docta), rien que par la mise en place des personnages, et à cause du fait que sur le parvis de son église le curé reçoit des tracts lancés par une main invisible puisque l'obscurité règne, la scène se déroulant la nuit. Au cours du procès, la complicité entre Adrien et Jean sera d'ailleurs retenue comme une sourde hypothèse... Tu parlais de la subjectivité des personnages. Je dirai que si, dans la première partie, la mise en place construite d'après le principe des séquences est opérée par le narrateur, dans la seconde partie, ce dernier, s'il ne disparaît pas complètement, donne davantage la parole aux personnages. Cela est visible particulièrement dans le chapitre XVIII où, au cours du procès, grâce à une série de phrases nominales, le personnage dans le box ne perçoit que des clichés. Et le narrateur n'intervient que pour préciser certaines impressions que ressent le personnage. D'une manière générale, je trouve que c'est cet aspect là qui est très important dans le roman. Tu m'as dit tout à l'heure que c'était un roman subjectif. Je voudrais justement que tu parles de la manière dont tu as conçu le roman, du problème du style que je considère comme quelque chose de profondément original dans ton roman.

Y. K. : Il y a d'abord le fait que c'était mon premier roman. Au départ, on a mille difficultés à mettre les choses et les situations en place. Et, en tant qu'auteur, on a tendance à intervenir plus souvent que les personnages.

Th. MP.-B. : D'ailleurs, la prépondérance du narrateur par rapport aux personnages est ce qui définit un certain type de roman ou de romancier. Je ne citerai que le nom de Balzac, pour donner un exemple.

Y. K. : Oui... Petit à petit, il y a une espèce de libération qui se fait. Les personnages prennent le pas sur le narrateur. Tout d'un coup, je me retrouve non pas sur la défensive parce que la subjectivité vient aussi du fait que j'adhère aux idées des personnages, tout en étant un peu leur Dieu. Je peux me permettre de leur dire, par exemple : « Ce que tu dis est complètement con. » D'où la présence des expressions...

Th. MP.-B. : Entre parenthèses, justement.

Y. K. : ... qui font que l'auteur prend ses distances. De [PAGE 111] temps en temps, je dis : « Là je ne suis pas d'accord avec vous, je pense que si j'avais été à votre place, j'aurais pas agi comme ça... » Cela atteste d'une certaine autonomie du personnage.

Th. MP.-B. : Justement...

Y. K. : Tout d'un coup, je ne suis plus dans leur situation. A la limite, ils pourraient, s'ils avaient la faculté de me répondre, me dire : « De toute façon, toi tu vis en France, et nous on vit ici : de quoi tu causes, c'est facile de critiquer quand on est si loin. » C'est un autre côté très dérisoire de la chose, parce que l'œuvre est avant tout une fiction, une œuvre d'imagination. D'accord elle est morbide, mais... c'est quand même une œuvre d'imagination. D'ailleurs je dis quelque part que les personnages qui ressemblent aux miens, existant ou ayant existé...

A.-S. M. : Ou n'ayant pas existé

Y. K. : ... doivent considérer toute ressemblance comme une pure coïncidence. Maintenant, on ne peut s'empêcher de penser le contraire.

Th. MP.-B. : On trouve une formulation plus ou moins similaire dans le recueil de pièces...

Y. K. : Dans le recueil, c'est dit à la fin, au verso du recueil. Pour moi, tout le roman, c'est ça : on peut ressembler aux personnages qu'il y a dans le roman, mais, si on estime qu'il y a cette ressemblance, on peut la considérer comme une coïncidence, de même qu'on peut se permettre de penser le contraire.

Th. MP.-B. : A propos de coïncidence : dans les pièces, on a relevé les noms de Okassa, Obutu, dont les consonances sont plutôt familières...

Y. K. : Je me suis amusé au départ à faire ça, parce que je n'y croyais pas tellement. Je me suis dit Okassa, Obutu, Amida... bon... oui... Mais ce sont des personnages qui n'ont pas tellement de consistance en eux-mêmes. Je ne les trouve pas tout à fait humains, ces gens-là. Il y a aussi le fait que lorsqu'on écrit, on s'offre quelques moments de plaisir. Bien sûr il y a le côté dénonciation, mais ça risque de devenir très crispant de n'écrire que dans cette optique-là. Il y a un moment où on se dit : « Tiens, si je mettais ça, ce serait plus amusant pour soi-même », et on rit. On éclate de rire devant sa feuille. Puis on se [PAGE 112] dit : « Tiens, si je ris, peut-être que d'autres rigoleraient aussi. »

A.-S. M. : La feuille rigole aussi... Le rire est salubre, comme dit l'autre...

Y. K. : La feuille rigole toute seule (rires). C'est un peu dans cette optique-là que ça avait été fait. Je voulais arriver aussi à faire exploser chaque mot, je voulais parvenir à un style assez lyrique. Par exemple, dans Palabres de nuit, je voulais tout d'un coup, en écrivant, mettre un mot vulgaire, un mot grossier, et lui donner autant d'importance qu'aux autres mots. Les uns et les autres ont la même importance, pour moi. Et ça aide aussi à casser le côté conventionnel de l'écriture...

Th. MP.-B. : C'est ça.

Y. K. : ... qui consiste à présenter les choses d'une manière toujours « correcte ». Lorsqu'on écrit un mot, on nous dit : « Ah, c'est interdit, il ne faut pas utiliser ce mot comme cela, parce que ça fait pas bien... ah, c'est grossier, ah, c'est vulgaire. » Oui, si je n'avais fait que ça. Mais tout dépend de la manière dont on utilise le mot, surtout s'il y a nécessité de l'utiliser. Quand il y a nécessité, aucun reproche n'est juste. Je trouve qu'il est tout à fait légitime d'utiliser un mot qui n'est pas forcément académique. De toute façon, l'Académie, je m'en fous.

Th. MP.-B. : Je reviens à l'aspect spécifiquement stylistique de ton roman. On parlait du « on » comme mode de narration général. J'ai dit par ailleurs qu'il y avait une alternance de points de vue, ou en tout cas qu'il y avait un point de vue général repérable à travers le « on », et qui inclut à la fois narrateur, personnages et lecteur. Mais tout au début du roman, il y a une espèce d'interlude, d'introduction en fait, qui permet au narrateur de présenter son récit. Et on passe d'une sorte de description pure, disons...

Y. K. : Très folklorique, d'ailleurs

Th. MP.-B. : ... à une implication plus nette de sa part. Je crois qu'il va même jusqu'à dire « mon Afrique », si mes souvenirs sont exacts. Par la suite, le narrateur s'efface et le récit recommence avec le « on ». Envisages-tu d'exploiter ce mode narratif de façon systématique, ou bien vas-tu marcher dans d'autres directions ?

Y. K. : Alors là, je te dirai que je ne fais pas tellement d'étude de style. J'écris à l'instinct : « Tiens, ça me plaît, [PAGE 113] je conserve. » Il y a une méthode que j'utilise toujours je lis, je relis à haute voix...

Th. MP.-B. : Ah, c'est comme ça. Comme dirait l'autre, il faut passer le texte par le gueuloir...

A.-S. M. : Qui est-ce ?

Th. MP.-B. : Flaubert.

Y. K. : Oui... je lis à haute voix, parce que si ça ne me plaît pas comme consonance...

Th. MP.-B. : ... comme sonorité...

Y. K. : ... comme sonorité, généralement, je laisse tomber.

LES TROUVAILLES LITTERAIRES SONT SPONTANEES ET NE PEUVENT CONSTITUER DES RECETTES

Y. K. : A moins d'avoir fait énormément d'études et de connaître toutes les ficelles de l'art d'écrire, je crois que toutes les bonnes trouvailles ne se font que d'une manière spontanée. On sent qu'on a trouvé quelque chose, on a trouvé un truc, mais qu'on ne saurait par réexpliquer, car on n'est même pas sûr de pouvoir l'utiliser deux fois, de pouvoir le réécrire une deuxième fois. Avec ce que je suis en train d'écrire présentement, je suis allé encore plus loin dans le style. Mais cela ne veut pas dire que cette façon d'aller plus loin va plaire, comme la première fois. Peut-être que la première fois ça a plu, parce qu'il y avait une espèce d'équilibre entre une matière classique, disons, et une manière originale. Alors que dans ce que je suis en train de faire, je vais au fond de l'idée, sans me préoccuper de savoir si, oui ou non, ça va plaire. Il suffit que je me comprenne.

Th. MP.-B. : Et puis de toute façon, sans pour autant vouloir s'enfermer dans une attitude hautaine qui ne consisterait qu'à ne pas se préoccuper de savoir si ce qu'on écrit va plaire ou pas, cela ne doit pas constituer une obsession, néanmoins. On ne doit pas à tout prix faire une chose pour que ça plaise. On risquerait de rater ce qu'on fait...

Y. K. : On se limite.

Th. MP.-B. : Tout à fait. Si j'insiste sur ce problème du style, c'est parce que ça me paraît neuf par rapport à ce qui se fait dans le roman africain. Mais tu pourrais explorer cette veine et aller encore plus loin, faisant [PAGE 114] disparaître l'intervention de l'« auteur ». A propos du Bal des caïmans, tu dis que tu es une sorte de Dieu derrière les personnages. Il pourrait arriver que tu fasses disparaître cela, en limitant encore davantage la vision des personnages. L'auteur n'interviendrait que comme celui qui est à l'origine du point de vue. Ce genre de tentative existe dans le roman africain. Je donnerai un exemple, mais mauvais en quelque sorte, parce que c'était pour avoir un prix qu'il a été modelé, c'est Le devoir de violence, de Ouologuem. Il joue d'une série de techniques, mais il n'y a pas chez lui cette tentative de limiter systématiquement le point de vue pour faire percevoir mieux une certaine réalité. Mudimbe, lui, exploite cette veine. C'est ce que je trouve intéressant dans ce qu'il fait. J'ai l'impression qu'on s'oriente de plus en plus, dans un certain nombre de romans africains, vers cette limitation du point de vue.

LA LIMITATION DU POINT DE VUE PROCEDE D'UNE VOLONTE DE NE PARLER QU'EN SON PROPRE NOM: C'EST LA SEULE MANIERE DE SE CONTREDIRE, DE SE TROMPER, DE N'AVOIR DE COMPTE A RENDRE A PERSONNE...

Y. K. : Pour moi, le point de vue limitatif, c'est que tout d'un coup on n'a plus envie de parler au nom du peuple...

Th. MP.-B. : C'est ça...

Y. K. : C'est-à-dire qu'on n'a plus envie de parler au nom d'une majorité, on n'a plus envie de parler au nom d'une minorité, on a tout simplement envie de parler de son propre point de vue, parce que c'est le seul au moins sur lequel on puisse se contredire, sans arrière-pensée et sans regret. Vous allez me dire que c'est quelque chose de tout à fait individualiste, que ce n'est pas dans notre conception africaine de penser à ça. Mais je pense que nos chefs d'Etat...

Th. MP.-B. : Attends, notre « conception africaine » telle qu'elle est perçue et « décrite» par les ethnologues...

Y. K. : Oui... Comme en général en Afrique, on parle toujours au nom de la famille, le père « parle » au nom de la famille, le chef d'Etat « parle au nom du peuple » (il ne l'a jamais consulté sauf pour lui demander les impôts) [PAGE 115] ... Il y a même les grands auteurs, les chanteurs, nos vedettes qui font des courbettes, et qui chantent « au nom » du peuple... Je suis exaspéré, ça m'emmerde, moi, de les entendre chanter comme ça « au nom » du peuple, alors que moi je ne leur ai strictement rien demandé et que même si je leur avais demandé quelque chose, je suis sûr et certain qu'ils ne le chanteraient pas. Je veux dire que c'est pas ça qu'on leur demande. Alors, il y a le côté affirmation d'une identité, et le côté régression par la non-identité, et je ne suis pas d'accord avec la conception qui engendre cette dernière. C'est ce qui fait que j'ai préféré faire un livre tout à fait subjectif, en prenant même un parti pris, des a priori en évitant d'imiter les Européens ou les colonialistes lorsqu'ils écrivent l'histoire de l'Afrique. Par exemple, pourquoi l'histoire des oppositions a-t-elle toujours été falsifiée ?

Th. MP.-B. : Ce sont des trucs que tu trouves dans les livres de Cornevin...

Y. K. : Elle est falsifiée, quel que soit l'auteur. C'est ce que ces auteurs n'osent pas reconnaître... La littérature, et tout art, d'ailleurs n'est pas quelque chose de neutre...

Th. MP.-B. : Là, attends... Je crois que tu confonds deux plans différents : la littérature et l'histoire. Dans la conception traditionnelle de ce qu'on appelle l'histoire, on prétend que l'historien n'intervient pas ou, en tout cas, qu'il ne fait pas intervenir sa subjectivité; alors que la littérature est le domaine d'élection de la subjectivité...

Y. K. : Ah si, il la fait intervenir...

Th. MP.-B. : Oui, mais, attends ! Je dis que dans cette conception traditionnelle-là, on ne le fait pas parce qu'on prétend que l'histoire c'est de la science, car qu'y a-t-il derrière la science, il y a le mythe de l'objectivité...

A.S. M. : Qu'appelles-tu « histoire traditionnelle » ? Est-ce que Michelet c'est de l'histoire traditionnelle ?

Th. MP.-B. : Comment dire ? Non ! Je veux dire que la façon de relater des faits telle qu'elle se présente dans ce qu'on appelle la méthode historique est souvent affublée des vêtements d'une soi-disante « objectivité », alors que personne n'est plus subjectif que l'historien dans la manière de relater les faits...

Y. K. : Voilà !

Th. MP.-B. : L'historien « objectif », ça participe d'une certaine mythologie... [PAGE 116]

A.-S. M. : Une mythologie qui n'est d'ailleurs pas difficile à battre en brèche...

Th. MP.-B. : Ah oui, ça d'accord. Elle est battue en brèche parce qu'on appelle la « nouvelle histoire ». Encore que...

A.-S. M. : Ça va devenir la tarte à la crème...

Th. MP.-B. : Justement !

A.-S. M. : Je ne cherche pas à nier les apports de cette « nouvelle histoire », mais... si je prends l'exemple de Théophile Obenga qui a fait publier dernièrement, chez Présence Africaine, un ouvrage intitulé Pour une nouvelle histoire, je ne puis m'empêcher de dire, malgré – et à cause du respect que j'ai envers son œuvre que Pour une nouvelle histoire est un énorme capharnaüm.

Th. MP.-B. : Ah bon ! Mais, pour en revenir au roman, le roman ne peut être rien d'autre que quelque chose de subjectif. Notamment par la limitation du point de vue de celui qui est censé raconter l'histoire, c'est-à-dire le narrateur.

Y. K. : Oui mais il y a plus de romans qui essaient d'adopter des points de vue d'ensemble. Ils parlent au nom d'une majorité ou d'une minorité pensante.

A.-S. M. : Les reproches que Sartre adressait à François Mauriac en lui disant qu'il ne laissait aucune liberté à ses personnages en accordant une place transcendentale à ses narrateurs ne sont pas surannés...

Y. K. : Les auteurs de ces romans s'adressent à ceux qui pensent comme eux, qui sont censés penser comme eux, ils donnent des leçons pour éveiller les consciences, pour que les gens adoptent ce point de vue-là.

Th. MP.-B. : C'était une tendance du roman, si on reste dans le contexte français...

Y. K. : En Afrique aussi. Beaucoup de gens ont écrit pour qu'on adopte leur point de vue. Ils démontrent quelque chose en se disant que s'ils arrivent à le démontrer d'une manière assez efficace, les gens vont prendre conscience. Je veux dire que le mythe de la prise de conscience grâce à la lecture d'un livre est très répandu chez nous. Finalement, on est très déçu. Moi, je me suis dit que je suis quand même plus intelligent que ces gens-là... (rires). [PAGE 117]

Th. MP.-B. : Naturellement...

Y. K. : Je ne suis dit qu'il ne faut parler qu'en son propre nom. Toi, si t'avais été là, voilà ce que tu aurais dit, voilà ce que tu aurais pensé, voilà ce que tu aurais fait, voilà ce que tu aurais crié. Et si quelqu'un est d'accord avec toi, qu'il crie aussi, mais qu'il se prenne en charge tout seul. Ma prise de conscience, je l'ai faite pour moi, je ne l'ai pas faite pour quelqu'un d'autre, je ne parle pas au nom d'autrui. Cela, on l'a suffisamment fait. Dans ce sens, et ce n'est pas un paradoxe, je ne refuse pas que mon roman soit regardé comme un roman politique. Vive la contradiction !

A.-S. M. : Comment aimerais-tu que l'on appréhende ton travail ?

Y. K. : Je voudrais que mon travail soit vu comme quelque chose de tout à fait individuel, une œuvre de franc-tireur. Tu me diras que c'est gauchiste comme position, mais je pense que c'est une position honnête. Je ne suis pas une référence. Je vise le plaisir individuel et non la description objective. Je vise le plaisir, même pour un sujet aussi difficile, aussi rébarbatif...

Th. MP.-B. : Il n'y a pas de sujets meilleurs que d'autres, quel que soit le plaisir que l'on puisse tirer des uns plutôt que des autres, en tant que lecteur ...

Y. K. : Ah si, il y en a de plus chiants ...

Th. MP.-B. : D'accord, mais ça n'est pas une raison pour qu'on n'en parle pas.

LE SOUCI DU LECTEUR

Y. K. : Le problème n'est pas tellement d'en parler ou de ne pas en parler. Le problème est qu'en en parlant, la manière d'en parler suscite un intérêt vif même chez ceux qui, par apriorisme, restent externes au sujet. Les lisent parce qu'il y a le sujet, mais aussi la manière traiter. Un livre, il faut quand même le lire jusqu'au bout. Ça dépend de quel livre, c'est vrai, parce qu'il y a des livres emmerdants. Je ne dis pas que le mien est plus passionnant, mais je veux dire que le sujet mérite qu'on aille jusqu'au bout, ne serait-ce que pour en voir les insuffisances... et puis les côtés forts... Je suis conscient des insuffisances c'est très théâtral, très cinématographique, très cliché, très photographique comme système, [PAGE 118] comme vision. C'est souvent des séquences qui viennent comme ça, c'est presque abstrait. Mais ça fait plus appel aux sentiments, c'est presque une plaidoirie, à la limite.

Th. MP.-B. : Quand même pas !

Y. K. : ... Une plaidoirie qui n'en est pas une. Je ne voulais pas en faire une plaidoirie. Je n'ai pas écrit ces pages-là pour susciter de la pitié.

Th. MP.-B. : Non, bien sûr.

Y. K. : Ni...

A.-S. M. : Ni de la compassion.

Y. K. : Ni de la compassion.

Th. MP.-B. : Tu dis que ton roman est assez abstrait, notamment à cause de l'utilisation des clichés. Avant que l'on ne commence cet entretien, je t'ai dit que ce qui y manquait, c'était la société. Et tu m'as répondu qu'avec les clichés, tu voulais montrer d'une certaine manière que la société était absente dans cette histoire.

A.-S. M. : Elle est bafouée.

Th. MP.-B. : Tu le dis quelque part... Je vais le lire. C'est le narrateur qui parle : « L'extravagance n'est qu'un prétexte pour frapper l'imagination d'une population qui ne sait ni lire, ni écrire... »! Donc, la société, pour eux, pour les gens qui font le procès, est une espèce de fiction, et cette fiction permet de mieux asseoir l'oppression du peuple. La société n'existant pas à leurs yeux, ils peuvent toujours l'invoquer pour se constituer un alibi quelconque.

Y. K. : Je crois me souvenir que c'est vers la fin, lorsqu'ils font la répétition de la fête nationale.

Th. MP.-B. : Oui, c'est ça.

Y. K. : Rien que l'idée de répétition... En réalité, ils ne font pas la répétition. On sait très bien que chez nous, on fait toujours les choses très spontanément...

Th. MP.-B. : Tu veux dire qu'on y est en régime de répétition permanente !

Y. K. : C'est une répétition générale, mais sans le grand chef, puisqu'un sosie l'avait remplacé. Et l'extravagance vient des nominations faites, des couronnements innombrables, des décorations dont on se barde la poitrine... Des coutumes, des titres. Ça doit donner au peuple l'impression que leur chef d'Etat est quelqu'un de très important. Il n'y a que peu de systèmes démocratiques, sous les tropiques... [PAGE 119]

Th. MP.-B. : Il n'y en a pas du tout !

Y. K. : ... Alors on joue sur le côté charismatique du chef de l'Etat. Et la seule manière de lui trouver du charisme et de lui en donner, c'est de le faire scintiller de médailles. Il faut qu'il soit drapé de tous les drapeaux nationaux qu'il peut inventer durant sa décennie ou sa décade.

LES TROUVAILLES STYLISTIQUES

Th. MP.-B. : Je voudrais te parler de trouvailles stylistiques : les caractères calligraphiques.

Y. K. : C'est pas tellement original, d'autres l'ont déjà fait...

Th. MP.-B. : D'accord, mais tu t'en sers en faisant intervenir une certaine conception de l'art africain. C'est à la page 52, dans Le bal des caïmans. C'est un vœu pour de nouvelles voies dans l'art africain...

Y. K. : C'est une manière de montrer que l'écriture peut être quelque chose de tout à fait visuel.

Th. MP.-B. : Exactement.

A.S. M. : C'est une visualisation et une évaluation des rapports entre la lettre et l'espace.

Y. K. : Voilà. Il y a aussi le fait qu'il y a beaucoup de gens qui ont exagéré. Si on s'amuse à exagérer, plus rien n'est potable. Là, je n'ai pas exagéré, je l'ai simplement fait par nécessité, c'est-à-dire que lorsque la nécessité de jouer sur les formes calligraphiques se faisait sentir, je le faisais. Mais quand il n'y avait pas nécessité, quand l'histoire n'en avait pas besoin, j'évitais de le faire.

Th. MP-B. : D'accord, mais je ne fais que relever des traces d'une certaine originalité dans le style...

Y. K. : Dans le prochain roman, par exemple, je me suis amusé aussi à en faire quelques-uns, huit plus exactement. Ce n'est pas pour surenchérir. C'est comme si, tout à coup, au lieu d'écrire, on cède la priorité à un dessin ou à une musique, parce que l'écriture traditionnelle ne suffit plus à traduire ce que l'on ressent... C'est comme une...

A.S. M. : Une partition...

Y. K. : Comme une partition ou un tableau de peintre, ou une sculpture. On traduit mieux ainsi ce que l'on veut exprimer. C'est de nouveau, pour ébranler un peu le côté conventionnel de l'écriture [PAGE 12O]

LES PROBLEMES DE LA DIFFUSION DU LIVRE EN AFRIQUE

A.-S. M. : Pour conclure, voudrais-tu nous parler de la diffusion du roman en Afrique ?

Y. K. : C'est le problème le plus crucial, le plus dur... En tant qu'auteurs, on est édité et diffusé à partir d'ici. On est confronté au marché français, à la littérature française, qui est elle-même en crise. On nous confine dans des espaces toujours spécialisés, style librairies spécialisées dans le tiers-mondisme ou l'africanisme... On est patronné souvent par des gens qui ont peut-être une grande sympathie pour l'Afrique, mais dont les conceptions n'équivalent pas du tout aux nôtres.

Th. MP.-B. : Justement !

Y. K. : Et donc on subit une espèce de paternalisme intellectuel.

Th. MP.-B. : Un paternalisme humiliant !

Y. K. : Humiliant... Tout dépend de la conception qu'on se fait de l'humiliation... C'est surtout très frustrant... Il faudrait arriver à faire que les gens rivalisent d'ingéniosité, et pas forcément pour faire des choses constructives... On veut toujours édifier des œuvres qui soient d'une application immédiate. D'où la prépondérance des thèses, des essais... qui est intéressante, mais qui ne doit pas constamment prédominer. Certains ont une faculté de création, une intelligence qui leur permet de trouver des choses sur plusieurs années... C'est pour ça qu'il se développe ici en France (en Afrique cela a du mal à émerger) une espèce de contre-culture grâce à laquelle les gens s'expriment par des moyens détournés. Ils le font dans le métro, sur les places publiques. Tous ces gens essaient de s'exprimer de cette manière-là parce qu'ils n'ont pas les moyens de faire autrement. Nous devrions songer à de nouveaux moyens, à de nouveaux supports. Il faut arriver à faire quelque chose, sinon il y aura tout un potentiel qui se perdra. Ce serait regrettable...

(3 août 1980)
Entretien accordé par Yodi Karone à
Ange-Séverin Malanda et Thomas MPoyi-Buatu,
à propos de son roman Le bal des caïmans
(Editions Karthala, Paris, 1980).