© Peuples Noirs Peuples Africains no. 18 (1980) 89-96



VIEUX FRERE (nouvelle)

A Jean-Blaise BILOMBO-SAMBA

Albert KAMBI-BITCHENE

Dans une buvette de la rue Tchaka, trois hommes sirotent tranquillement la bière, assis face à la rue. Des motocyclettes et des cyclistes s'arrêtent; des piétons également. Certains d'entre eux font le signe de la croix. Un cortège funèbre passe. Le soleil, comme pour compatir au mal-heur, se fait doux. Un air frais envahit la rue.

– En voilà un qui a fini avec la vie; heureux celui-là ! dit le premier buveur.

– On dit qu'il s'est fait renverser par une voiture. Pauvre gars ! intervient le second.

– Buvons ! mes chers amis. Buvons ! car la mort nous attend à tous les coins de rue. Vivons notre temps ! et quand la mort viendra nous frapper, nous aurons vécu ! suggéra le dernier.

Le cortège passe, silencieux. Les commentaires cessent pendant un moment. Puis les trois amis reprennent leurs verres où déjà nagent quelques mouches.

Le convoi qui l'accompagnait à sa dernière demeure était composé du corbillard, suivi de trois camions et de quelques bicyclettes où avaient pris place parents, amis et connaissances diverses. [PAGE 90]. A l'enterrement aucune oraison funèbre comme lorsqu'on enterre une personnalité. Lui n'était ni important, ni illustre pour mériter tous ces honneurs posthumes. Son cercueil était en planches. On l'avait enduit d'une couche de vernis pour donner un peu d'éclat. Déjà fatigué par quatre nuits blanches, son pauvre père, soutenu par deux hommes, prononça quelques mots à peine audibles : « Mon fils ! J'ai tout fait pour t'élever seul comme je suis né. Durant ton existence, j'ai toujours prié pour toi, mais le destin trop cruel t'arrache à moi, comme il le fit pour ta mère que tu rejoins aujourd'hui. Aujourd'hui tu me quittes à jamais, me laissant tout malheureux sur cette terre où tu étais ma consolation, ma seule raison de vivre. »

Des larmes inondèrent ses yeux et coulèrent sur ses joues amaigries par le chagrin. Il prit une poignée de terre retournée qu'il déversa sur le cercueil de son fils que les fossoyeurs s'apprêtaient à faire disparaître sous la terre. Il tituba, manqua de tomber. Presque tous pleurèrent en signe d'ultime adieu.

La veillée mortuaire avait duré quatre nuits. Quatre nuits pendant lesquelles tout le quartier fut déchiré par des cris, pas de joie mais des cris d'angoisse, de peine et de douleur. Le père pleure encore ce fils qu'il ne reverra plus jamais. Sa mort avait surpris tout le monde. Une semaine auparavant, on l'avait vu bien portant. Puis, sans apprendre la nouvelle de sa maladie, on avait appris celle de sa mort. De quoi était-il mort? Comment? Quand ? Toutes ces questions ne servaient désormais à rien. Le pauvre avait rendu l'âme. Seulement il n'avait pas vécu longtemps. Son père avait placé en lui tous ses espoirs de vieillesse. Et voilà qu'il partait avant lui pour ce voyage sans retour, trop tôt à vingt ans. Vingt ans seulement.

*
*  *

Monsieur Dubon était déjà dans la classe. Son regard dominait toute la salle. Charles-Richard Dubon, ancien fonctionnaire des Colonies, avait été directeur de collège plusieurs fois avant et après les indépendances africaines. Il s'en était même sorti avec un enfant naturel. Maintenant il avait changé de veste;il était professeur d'histoire [PAGE 91] et de géographie au Lycée Jules-Ferry au titre de la Coopération bilatérale entre Etats. Sans doute hanté par son passé colonial, le bon monsieur se conduisait encore en véritable conquérant comme à la période de fer. Qui ne craignait pas Dubon ? Le proviseur lui-même se sentait inférieur devant lui. Les élèves, quant à eux, tremblaient au seul écho de sa voix. Que d'élèves il avait renvoyés ou fait renvoyer pour tel ou tel autre motif mineur.

Dubon, c'était le terreur de Jules-Ferry. Depuis 1961, il disait toujours que l'indépendance était donnée trop tôt à l'Afrique. Selon lui, il aurait fallu attendre des décennies sinon des siècles. Tous les efforts déployés pour bâtir un monde nouveau, une Afrique indépendante et solide, lui paraissaient ridicules, dignes des gens dont la maturité dans la conduite des affaires de l'Etat restait un handicap. Chaque année, après avoir dénigré hommes et institutions du monde noir africain, il jurait de rentrer définitivement chez lui, mais, curieusement, à chaque nouvelle rentrée scolaire, on le voyait réapparaître. Curieux civilisé!

La leçon du jour portait sur « l'Afrique et son avenir ».

Après avoir fait l'inventaire politique et économique de tous les pays africains au sud du Sahara et après avoir démontré qu'il y avait encore beaucoup à faire, ce qui était vrai, il conclut : « Dans tous les territoires africains, les Noirs sont encore incapables de se diriger eux-mêmes. Ils doivent faire appel aux peuples supérieurs qui ont dominé la nature et maîtrisé la science; sinon la Civilisation, le développement resteront des mots vains, une utopie. L'Afrique est un enfant qu'il faut encore redresser à coups de fouet. »

– Y a-t-il des peuples supérieurs et des peuples inférieurs, Monsieur ? demanda un élève.

– Puisqu'il y a des races inférieures...

– Quelles sont-elles ? questionna-t-il de nouveau.

Dubon ne répondit pas. C'était la première fois depuis qu'il enseignait en Afrique (il n'avait jamais enseigné en Europe) qu'un petit nègre osait lui poser une telle question. Depuis toujours, les autres avaient accepté cet enseignement mais celui-là...

Leurs regards se rencontrèrent. L'élève, on le voyait, avait les nerfs en feu. On aurait dit que Dubon s'était adressé à lui en parlant d'Afrique. Il le regarda des pieds [PAGE 92] à la tête. Ce regard hargneux et injurieux blessa Dubon. Il rougit comme une écrevisse cuite.

– Monsieur, sachez que l'Afrique est indépendante et souveraine. C'est à l'Afrique que vous devez ce que vous êtes aujourd'hui. Chez vous, vous seriez un petit instituteur de campagne, peut-être même un chômeur. L'Afrique vous donne un logement gratuit, des domestiques, des femmes bon marché, des honneurs et tout... Non ! c'est trop. En ma qualité de Premier Secrétaire du Mouvement de la Jeunesse Estudiantine, ici dans ce lycée, je ne puis tolérer qu'un individu, qu'il soit blanc, noir, jaune, rouge ou vert, supérieur ou inférieur (il prononça ces mots avec dédain), sauvage ou civilisé, vienne apprendre aux petits Africains à se haïr, à détester leur propre pays, à renier leur personnalité. Je ne suis ni un nationaliste chevronné, ni un complexé, mais je déteste les racistes et les égocentriques. Si votre coopération consiste à nous injurier, à nous ridiculiser, alors, mon cher professeur, vous êtes déclaré personna non grata.

Toute la classe s'était tue;les visages s'étaient retournés pour regarder le cabri qui osait braver la panthère. Soudain quelqu'un applaudit. Tous les autres l'imitèrent. Monsieur Dubon parla, plus personne ne l'écoutait. Alors il se sentit menacé, car tous ces petits visages souriants et sympathiques à l'ordinaire lui étaient devenus hostiles. La classe se vida.

Informé, le proviseur menaça d'expulser toute la classe si les élèves n'admettaient pas la présence de Monsieur Dubon. Les autres classes répondirent à cette menace en vidant les lieux à leur tour.

Le lendemain matin, les classes furent barricadées. Tous les lycéens étaient en grève. Le mot d'ordre de la grève générale lancé par le bureau directeur du mouvement de la Jeunesse estudiantine avait été suivi et les consignes respectées. Une mobilisation de grand jour régnait dans la cour du lycée. Tous les élèves étaient unanimes. Tous exigeaient le départ définitif de Dubon avant de reprendre les cours. De leur côté, les professeurs blancs et noirs, unis comme les cinq doigts de la main, menaçaient de manifester si Dubon « le doyen » venait à partir. Ils rageaient d'être traités ainsi par des enfants à qui ils apprenaient les choses de la vie pour en faire des hommes [PAGE 93] valables. On avait accordé trop de liberté aux élèves, ils s'occupaient de trop de choses à la fois.

Ils avaient les mêmes droits et les mêmes préoccupations que les adultes. Voilà où tout cela conduisait. N'était-ce pas un tort ?

Une semaine passa. Dubon était toujours là. La grève continuait. Les élèves avaient catégoriquement rejeté les propositions flatteuses et alléchantes de l'administration scolaire. « Pas de compromis avec les racistes et les mauvais éducateurs », telle fut leur réponse qui, bientôt, devint une devise.

Pauvre Dubon ! On ne l'appelait même plus Monsieur. En une semaine, il avait perdu plus du tiers de son poids et toute son assurance. A travers son regard terni, on sentait un homme repenti, prêt à se confesser, à reconnaître ses erreurs du passé, un passé inoubliable qui avait marqué tant d'élèves. Ces élèves qui tenaient à mettre fin à la terreur et au déshonneur, pour toujours.

La grève, elle, ne faisait que se perpétuer, car entre-temps les autres établissements scolaires de la ville étaient entrés en scène pour se solidariser avec les lycéens, dans le cadre du Mouvement de la Jeunesse; les autorités administratives et politiques du département décidèrent d'arrêter « les meneurs de ce désordre ». Le Premier Secrétaire et beaucoup d'autres de ses camarades furent arrêtés et jetés au cachot. Ceci eut pour effet immédiat de déplacer le lieu de la grève. Du lycée où elle avait pris naissance et s'était toujours déroulée, elle fut transportée à la police où étaient les détenus.

Les élèves organisèrent une marche silencieuse jusqu'à la résidence du Préfet. Le dialogue avec ce dernier échoua. Le Préfet ferma ses portes aux délégués des élèves venus lui expliquer les raisons-clés de leur soulèvement et le mobile de leur marche qui n'avait d'autre fin que de lui demander la relaxe de leurs camarades arrêtés et soumis aux soins de la police.

Le Préfet représentait le pouvoir central dans le département. C'était en quelque sorte un chef d'Etat au petit pied. En vertu de ses pouvoirs multiples et multiformes, il ordonna la dispersion de ces « éléments égarés et ingrats qui semaient le trouble et qui ne savaient même pas où étaient leurs intérêts ». Au nom du respect des lois et de l'ordre public, tous les abus furent permis et commis [PAGE 94] par les représentants de la loi, défenseurs de l'ordre public.

Pour son excellence Monsieur le Préfet, il n'était « pas question de céder au chantage de ces fous dangereux qui donnaient une sale image de l'Afrique libre et indépendante ». Il n'était « pas question non plus de laisser partir Dubon », un ami personnel de son excellence qui avait rendu de grands services à l'éducation de jeunes Africains. « De grands services à l'aliénation culturelle » rétorquaient les élèves au comble de leur indignation. Des gendarmes vinrent en renfort aux policiers incapables de contenir le déchaînement des jeunes. On aurait dit que tout l'arsenal militaire du département était mis en branle. La répression fut sauvage, brutale, totale. Mais les grévistes tenaient bon. On parlait même de morts parmi les élèves. Devant la tournure dramatique des événements, les travailleurs menacèrent de se mettre en grève à leur tour si, dans les trois heures, Monsieur le Préfet n'ordonnait pas le relâchement des enfants détenus et l'arrêt des massacres dont lui seul porterait la responsabilité. Un compromis fut trouvé sans la participation des élèves. Les détenus furent libérés, la grève prit fin.

*
*  *

La nuit enveloppait la ville. La lune n'éclairait plus que timidement. Il revenait de raccompagner un camarade avec qui il travaillait depuis des mois à la préparation du baccalauréat. Les mains enfouies dans les poches, il marchait d'un pas lourd, pesant. Une image le hantait. Elle était maîtresse de tout son être. Il rêvait d'un lycée où tous les élèves sans considération de race, de sexe ou de religion, fraterniseraient avec des professeurs qui apprendraient aux élèves à connaître leur pays pour mieux l'aimer et le servir, à connaître d'autres peuples pour bien comprendre l'humanité. Brusquement, une voiture, tous feux éteints, fonça sur lui. Il tenta désespérément de l'esquiver mais trop tard. La voiture le renversa et disparut dans la nuit opaque d'une ruelle. Il lui semblait que des voix connues et lointaines lui parlaient, l'invitant de nouveau au combat, à la protestation. Quelque part des jeunes étaient descendus dans la rue pour protester contre de nouvelles vagues d'arrestations. On le cherchait, on l'appelait, on criait son nom. Il tenta de se relever mais son corps le maintenait au sol. Spontanément les images de la « huelga » défilèrent dans sa tête en feu. La huelga ! [PAGE 95] ce mot était devenu un leitmotiv. Il était sur toutes les lèvres comme un chant populaire.

Des milliers de jeunes chargés de colère, des fusils, des crosses, des matraques, des grenades, les mots d'ordre, les cris, la débandade, la résistance, le cachot, les injures, le sang... il avait toujours pensé écrire un livre sous le titre révélateur de : « Les masques de sang ». Il écrirait sur la bêtise humaine, la folie des grandeurs, la lâcheté, le jeu du mensonge, le rude combat des miséreux contre la vie. Il voulait se faire le porte-parole de son peuple, le genre d'homme qu'on assassine sans assassiner les mots et la pensée. Il voulait être le poète qui fait face à la mort. Ce livre il l'avait déjà ébauché. Une citation de l'écrivain russe Koupala y tenait lieu de préambule : « Que réclament-ils donc, aveugles, sourds, asservis, esclaves depuis toujours ? LE NOM D'HOMME. »

De nouveau, il tenta de se relever, mais son corps devenait une épave de navire échoué sur le sable. Il mesura alors toutes les dimensions de son être. Avec regret, il comprit que c'en était fini de lui, qu'il terminait sa vie sans avoir encore rien accompli.

La grève avait pris fin depuis deux mois. Tous les membres du bureau directeur du mouvement de la jeunesse estudiantine du lycée avaient été renvoyés de l'internat sur ordre du Préfet. Cet ordre était venu bien après la fin de la grève. Dubon, quant à lui, n'avait pas quitté le pays. Seules les portes du lycée lui étaient désormais fermées. On lui avait grandement ouvert les portes du ministère de l'enseignement comme pour le rendre plus important, plus utile. On disait même qu'il était l'homme de confiance de Monsieur le Ministre de l'Enseignement. Ainsi, la grève n'avait pas atteint son objectif, à savoir le départ de Dubon. Pour les élèves, l'Afrique n'avait que faire des brebis galeuses de son acabit. Mais voilà que les plus hautes autorités nationales l'acceptaient, le hissaient au point d'en faire un homme indispensable. Quelle injure à la jeunesse ! Quelle honte pour l'Afrique ! N'était-ce pas la plus haute des trahisons ? N'eût été le mot indépendance qui dicte un semblant de conduite et emprisonne parfois les mains, il serait même nommé Ministre ou Ambassadeur. Ministre, il l'était sans l'être. N'était-il pas toujours associé aux diverses décisions sur l'enseignement ! [PAGE 96] Son point de vue technique était toujours attendu.

Et pourtant, pourtant, le cri de douleur qu'il avait lancé avait alerté tous les environs. Des gens accoururent de toutes les directions. Fendant la foule, un jeune homme d'une vingtaine d'années vint interrompre l'inaction.

Que faites-vous là à pleurer ? Ne voyez-vous pas qu'il est très souffrant et qu'il faut le transporter à l'hôpital ? Il arrêta une voiture. Le chauffeur roula à tombeau ouvert. Au seuil du portail de l'hôpital, le blessé exprima ses projets inachevés. Une carte était tombée de sa poche sur la banquette arrière de la voiture. Elle était tachée de sang. Le mort s'appelait ANNAZORA-BRAIMA. Ces noms laissaient penser qu'il était musulman. Il était né le 1er avril. Le dernier chiffre de l'année de naissance était illisible. On pouvait y lire 194... néanmoins, on supposait qu'il était né entre 1940 et 1949. Par ailleurs, la carte indiquait que le mort était le Premier Secrétaire du Mouvement de la Jeunesse Estudiantine de la section du lycée Jules-Ferry. Le jeune homme de vingt ans qui n'était autre que cet ami que ANNAZORA-BRAIMA avait raccompagné avant l'accident, demanda au chauffeur de s'arrêter un instant. « Adieu, vieux frère », articula-t-il dans un langage entrecoupé par l'émotion et la force des larmes. Puis il lui ferma les yeux.

« Quoi ! Il est mort » fit le chauffeur ahuri. Il était d'un certain âge et inspirait le respect. Sans doute un de ces gros bonnets dont la fortune n'avait pas séché le cœur. « Pauvre enfants ! c'était trop tôt », ajouta-t-il entre deux filets de larmes sincères.

ANNAZORA-BRAIMA était mort, le corps tout ensanglanté, la tête entre les mains de son vieux frère BATALA, loin du bruit des dancings et des rires endiablés, victime solitaire d'une cause commune, juste et sacrée.

Dakar, le 25-4-1975.
Albert KAMBI-BITCHENE