© Peuples Noirs Peuples Africains no. 18 (1980) 60-74



L'AFRICANITE COMME IMAGE DE LA FOLIE

Odile TOBNER

II – LES FOUS AU POUVOIR

L'extraordinaire popularité dont jouirent, dans l'opinion occidentale, les Bokassa et Amin Dada, comme images d'un pouvoir noir est indéniable. Par un de ces phénomènes infiniment révélateurs, à peine l'information naquit-elle à leur sujet, elle rencontra l'adhésion massive du public, qui ne cessa d'en redemander. Ils fournissaient en effet une remarquable vérification expérimentale de la justesse du proverbe grec bien connu : « La raison est hellène, l'émotion est nègre. » A laisser ces grands émotifs parvenir au pouvoir voilà ce qu'on voyait, le déchaînement de la folie, les infantiles extravagances dont le caractère sanglant était évoqué à l'occasion pour ajouter la répulsion à la dérision, sans provoquer toutefois d'horreur excessive, ces fous en liberté exerçant leur malfaisance dans un autre monde, le leur. Le spectacle qu'ils donnaient était d'un exotisme assez rassurant, ce qui explique le caractère badin des œuvres d'art qu'ils suscitèrent, films, romans, et qui connurent elles aussi, tout naturellement, le succès de leur modèle [PAGE 61] vedette[1]. Dans cette vague de création artistique une œuvre mérite de retenir l'attention, moins pour ses qualités esthétiques que pour son sujet : le pouvoir, la folie, l'Afrique. Il s'agit des Flamboyants[2] de Patrick Grainville, roman qui obtint le prix Goncourt[3]. Il est à noter que cette distinction avait déjà récompensé quelques années auparavant un sujet analogue présenté par Georges Conchon[4]. Sur la multitude des sujets possibles, le hasard de cette répétition marque l'importance de ce thème de prédilection dans la conscience collective, et qui semble essentiel comme critère de choix.

On comprendra mieux l'engouement pour la folie africaine dans les créations culturelles destinées aux diverses classes du public occidental quand on aura exposé à quel point le thème de la folie, qui semble naître en même temps que le discours, est constitué au cœur de l'art comme une puissance menaçante, capable de détruire ou l'artiste, ou la société qui est son publie, si elle ne trouve un troisième terme où elle puisse se jouer impunément. En littérature on ne peut, avec la folie, comme avec tout autre qualité, produire que trois énoncés : « Tu es fou, lecteur. », « Je suis fou » (ou « Je ne suis pas fou », c'est la même chose), « Il est fou. » On peut remarquer que la littérature ne dit jamais : « Tu n'es pas fou, lecteur. » ni « Il n'est pas fou. » La première affirmation va de soi, la seconde est inutile.

Il y a, depuis que la parole existe, toute une littérature qui pratique l'art subtil et subversif de faire douter le lecteur de sa raison, au moment même où il en est le plus assuré puisqu'il l'exerce en lisant. C'est, de toutes les [PAGE 62] entreprises littéraires la plus fascinante, la plus périlleuse, la plus détestée ou la plus incomprise. De deux choses l'une, en effet, ou le public la vomit, ou il affecte de ne pas la comprendre. Citons le « Je mens » du Mégarique[5]. « Est-ce que c'est vrai ou est-ce que c'est faux ? se dit, avec inquiétude, le lecteur sérieux. Citons encore une phrase de saint Augustin : « Les académiciens me disent, quand j'affirme mon être, vous vous trompez. Mais, si je me trompe, je suis. Puis donc que je suis moi qui me trompe, comment puis-je me tromper à croire que je suis, vu qu'il est certain que je suis si je me trompe ? Ainsi puisque je serai toujours moi qui serais trompé, quand il serait vrai que je me tromperais, il est indubitable que je ne me puis tromper lorsque je crois que je suis. [6] » C'est-à-dire en bref : Si je me trompe, je ne me trompe pas. La folie est au cœur du langage. On a plus tôt fait de classer saint Augustin comme « mystique » plutôt que d'affronter sa redoutable dialectique. Citons enfin Erasme et son « Eloge de la Folie[7] », couramment présenté comme un « amusement du grand humaniste. Ne décrit-il pas, exemples à l'appui la plus indéniable folie dans les comportements sociaux les plus courants et les plus normaux. Littérature décapante qui fait paraître risibles bien des contorsions qui prétendent traiter de la folie. A quoi bon, en effet, forger de clinquantes fantasmagories de la folie quand on trouve la marque de l'étrange au fond du trait le plus familier. Mais il faut pour cela avoir le regard de l'esprit le plus acéré, qui subvertit ironiquement l'ordre dogmatique, si naïvement assuré d'être installé dans une forteresse de rationalité. Il est heureux que ce genre d'esprit qui se mêle de badiner avec la logique, ne soit pas celui de chefs d'école. Il suffit donc de le sacraliser comme grand original pour sauver l'essentiel de ce sérieux indispensable aux folles organisées que sont les sociétés.

Poser le délire universel est une première forme d'inconvenance, [PAGE 63] celle du mauvais esprit. Il y a une seconde forme d'inconvenance, celle de l'écrivain maudit obsédé par l'image de sa propre folie, qu'elle lui soit imposée par sa propre conviction ou par le jugement que les autres portent sur lui et qu'il nie vainement. De toute façon, il ressent fortement son exclusion. Il semble avoir été élu pour porter une écrasante culpabilité qu'il essaie obscurément et mystérieusement d'exprimer. Ses démêlés avec la parole sont pleins d'éclairs et de confusion et il les paie de sa propre destruction. Suicide, autodestruction par l'alcool ou la drogue, silence, enfermement marquent les destins de ces poètes, Nerval, Baudelaire, Poe, Rimbaud, Artaud, qui, singulièrement, se multiplient aux alentours du XIXe siècle. Tout se passe comme si, ayant réussi à étouffer la parole des plus subtils des Grecs et de leur postérité qui mettaient en évidence la folie au cœur de la raison et formant avec elle le plus indiscernable mélange, l'explosion impérialiste de la raison pure, la grande paranoïa agressive qui lance l'Europe contre l'univers à partir du XVIe siècle, obligeait chacun à choisir son camp. C'est un peu ce que raconte Michel Foucault dans son Histoire de la folie à l'âge classique[8]. On n'échappe à la tyrannie de la normalité qu'en se laissant enfermer à l'asile. On n'a plus le choix qu'entre l'inexistence de la fourmi décérébrée, programmée pour son rôle social et l'existence niée de la marge solitaire. La littérature se trouve écartelée entre la fabrication de produits bien usinés, tirés à des centaines de milliers d'exemplaires et la vocifération démente du génie révolté où, pourtant, perce la seule parole qui vaille : « Vous qui aimez dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets d e mon [PAGE 64] carnet de damné », dit Rimbaud en tête d'Une Saison en Enfer et il ajoute « ... J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. – Quel siècle à mains ! – Je n'aurai jamais ma main. Après la domesticité mène trop loin. » On ne peut être plus lucide, et toucher de plus près le réel, que tous les réalistes de son époque.

Voir la folie à l'intérieur du langage, c'est-à-dire à l'intérieur du corps social, à l'intérieur de tout ordre qui se prend au sérieux est une démarche subversive qui fait des grands penseurs paradoxaux les libérateurs par excellence. Armés d'ironie, d'humour, de sourire, ils sapent les pouvoirs usurpés et offrent une extrême résistance à la violence. Assumant une folie qui leur a été imposée, les grands poètes révoltés retournent violemment cette folie contre l'inhumaine froideur des pouvoirs anonymes sur lesquels ils viennent se briser tragiquement, non sans avoir eu le temps de jeter quelque lumière sur les forces qui nous oppriment. La littérature qui puise à l'une ou l'autre de ces deux sources vivifie et relève l'esprit par l'exemple du risque et de l'incertitude qu'est toute entreprise de vivre. S'il est au contraire une littérature mortifère, une littérature d'histrions, c'est celle qui s'alimente de la folie d'autrui. A cette catégorie appartiennent des écrivains qui ne sont pas fous et qui ne pensent pas que la folie soit le lot commun. Mais comme la raison est une terre bien maigre et bien ingrate à exploiter dans le domaine du savoir et de l'art et qu'ils envient les sulfureux prestiges des grands rebelles, ils se font les parasites de la folie. Ils sont les connaisseurs et les mimes de la folie, fascinés qu'ils sont par tout ce qu'il y a de savoir et de beauté dans l'étrangeté, mais gardant les pieds sur terre dans la science qui sait et dans l'art dont on jouit.

La psychanalyse et le surréalisme vont demander à la folie le secret du savoir et de la poésie. Leurs pionniers, comme Freud et Lautréamont, y ont génialement pressenti la matière d'un nouveau savoir, d'un nouvel art. Leurs épigones y fonderont, hélas, un discours magistral avec toute son engeance de chapelles et d'églises, de fidèles et de papes. Les destinées papales de Lacan et de Breton sont exemplaires. Passant par leur bouche le discours de la folie devient enfin quelque chose d'exploitable. [PAGE 65] Géniale récupération, nul ne saurait le nier, mais extorsion quand même. Aimée, Nadja apportent la matière première, il ne reste aux maîtres qu'à fournir l'éblouissante et irremplaçable dextérité de la mise en scène. Lacan, tirant l'enseignement du cas Aimée, qu'il vient de décrire, dit : « On peut concevoir l'expérience vécue du paranoïaque et la conception du monde qu'elle engendre, comme une syntaxe originale, qui contribue à affirmer, par les liens de compréhension qui lui sont propres, la communauté humaine. La connaissance de cette syntaxe nous semble une introduction indispensable à la compréhension des valeurs symboliques de l'art et tout spécialement aux problèmes du style – à savoir des vertus de conviction et de communion humaines qui lui sont propres, non moins qu'aux paradoxes de sa genèse -, problèmes toujours insolubles à toute anthropologie qui ne sera pas libérée du réalisme naïf de l'objet[9] ». Il y a donc chez le paranoïaque des tas de choses qui peuvent servir à l'instruction. Mais ces choses-là les trouve-t-on seulement chez le paranoïaque ? Est-ce que Lacan n'aurait pas fait les mêmes fondamentales découvertes sur la structure du psychisme en décortiquant les discours de de Gaulle ? (Je dis de Gaulle parce qu'il y a sûrement dans son expression autre chose que du sens, je ne dis pas Giscard d'Estaing parce que là, vraiment, même Lacan ne pourrait rien trouver dedans.) Quant à Breton, il affirme dans Nadja : « L'absence bien connue de frontière entre la non-folie et la folie ne me dispose pas à accorder une valeur différente aux perceptions et aux idées qui sont le fait de l'une et de l'autre. [10] » Absence de frontière vraiment ? Alors comment se fait-il que de ces états d'âme indiscernables sortent l'asile pour Nadja et un chef-d'œuvre de la littérature pour Breton ? Pour Lacan et Breton la folie est un terrain à annexer pour en exploiter les gisements, mais ils se gardent bien d'y installer leur siège social et magistral. Artaud, exclu du surréalisme par une fulmination pontificale de Breton, analyse parfaitement, dans A la grande nuit ou le bluff surréaliste[11], [PAGE 66] la coupure entre le discours et le comportement qui réduit le surréalisme à la stérilité. On sait, par ailleurs, dans quel verbalisme formel se sont engluées les recherches de Lacan.

Il leur restait la consécration de la mode. De simulacre en simulacre, de facilité en facilité, le goût de la folie s'est abâtardi en des productions de plus en plus médiocres, de plus en plus complaisantes. C'est devenu une bonne recette, avec la garantie d'un grand effet pour les ingrédients les plus communs. Encore faut-il que le plumitif déniche son fou. Quand on n'est pas psychiatre de son état, qu'on n'est pas favorisé par un destin qui offre sur le pas de la porte les rencontres les plus extraordinaires, il faut se travailler pour trouver un sujet. Heureusement il y a les héros de l'actualité, et parmi eux ces inénarrables potentats africains, quelle trouvaille ! Tous les effets possibles, avec la distance la plus confortable, celle qui permet les grosses évacuations dans les plus gigantesques bouffonneries en grandeur réelle, sans un pouce d'ironie, sans un atome d'humour. C'est tout cela Les Flamboyants de Patrick Grainville. Tout ce que l'idée de la folie et l'idée de l'Afrique réunies, débridées par le pouvoir, peuvent mettre au jour dans l'esprit d'un Blanc est curieux. Cela mérite vraiment d'être examiné.

Que l'incitation au délire lyrique, chez un bon élève agrégé de Lettres, vienne de Breton, on n'en veut pour preuve que le titre. Ces « flamboyants », qui désignent une légumineuse exotique à grandes fleurs rouges, apparaissent en effet dans l'Amour fou, poussant aux Canaries, sur les pentes du pic du Teide, près de Ténérife. « On a dépassé la cime des flamboyants à travers lesquels transparaît son aile pourpre et dont les mille rosaces enchevêtrées interdisent de percevoir plus longtemps la différence qui existe entre une feuille, une fleur et une flamme. » ... « On a dépassé la cime des flamboyants et déjà il faut tourner la tête pour voir vaciller leur rampe rose sur ce coin de fable éternelle.[12] » La splendide densité de la prose de Breton – car, pour le style, quel [PAGE 67] style chez Breton ! On croit toujours lire des « morceaux choisis » – se change, chez Grainville, en un art de la surcharge qui en représente exactement l'inverse. C'est l'accumulation d'un vocabulaire de pacotille pour « faire riche », mais cela fait seulement clinquant. Que ce soit le bain des splendides guerriers nus, comme de juste, au début du livre, ou l'incendie du bidonville à la fin, les flamboiements sont ceux de la super-production hollywoodienne avec son Afrique de carton-pâte pour le décor et de clichés racistes pour les personnages. Le livre a enchanté les Goncourt, c'est dire s'il véhicule des valeurs culturelles type, habillées façon artistique. S'il faut absolument, et sans craindre de se répéter, élucider le fonctionnement de cette production, c'est qu'elle n'est absolument pas anodine, mais insidieusement d'une extrême malfaisance. Il ne faut vraiment par se torturer beaucoup l'esprit pour faire de l'étranger le support de l'étrange, c'est l'illusion puérile par excellence. Mais on sait que les peuples infantilisés finissent pas se jeter, quasi spontanément, sur ce qui représente pour eux les terreurs les plus élémentaires, d'autant plus puissantes qu'elles sont de nature fantasmatique. Il y a là de quoi expliquer toutes les agressions, toutes les exterminations. Il ne faut pas se contenter de les déplorer, il faut aussi essayer de montrer les mécanismes qui y conduisent.

Il y a, au centre de ce livre, un souverain dément, le roi Tokor. Désigné comme roi-fou on ne voit pas très bien en quoi il est fou, au sens médical du terme. C'est plutôt un tyran sanguinaire. Ce n'est pas pour autant un personnage antipathique, loin de là. La question morale, avec lui, ne se pose même pas, c'est une force de la nature, tout simplement. C'est un fauve. Va-t-on se scandaliser des activités d'un fauve. Il est, bien sûr, métaphoriquement coiffé d'un bonnet de léopard et l'auteur, qui en remet, vous en conviendrez, comme si on n'avait pas très vite compris, le décrit éventrant un Impala et plongeant sa tète dans les viscères palpitants. Je vous épargne la description, haute en couleur, elle ne ressortit pas au grand art baroque mais à la diffamation de l'espèce humaine. Ce tyran sanguinaire n'a rien à voir avec Caligula, Hitler ou Staline, il n'a rien de pervers ou de montstrueux, son cerveau n'est pas dérangé par le Pouvoir. Il ne tue pas par haine, mais par étourderie. Si ses griffes [PAGE 68] sont des missiles et des tanks, qu'il exhibe avec orgueil, il n'y est pour rien. En tant qu'être humain il a quand même une obsession, c'est... le retour à un état mystérieux, antérieur, représenté par une tribu énigmatique. L'auteur dans son langage bien particulier appelle cela le « retour à la nature mastoc, à la magie », son héros est le « super-dingue tellurique ». Cette expression, qui lui est chère, condense bien un style à gros effets de vocabulaire par union des extrêmes de l'argot de « dingue » au mot rare et prétentieux « tellurique ». Tokor, c'est `la nature, dans ce qu'elle a de plus terrien, puissant, instinctif, devenue folle pour avoir rompu avec ses origines.

Tokor représente la nature, l'animalité, mais dans ce qu'elles ont de grossier, de sale, de répugnant. Dans ce registre l'auteur se livre à un extraordinaire défoulement. Mais il faut toujours garder à l'esprit que c'est un défoulement en Afrique, et que, par conséquent, il choquera, sans choquer, tout en choquant le lecteur. Ce qui explique le caractère très gai, très léger, de ce livre qui accumule le plus lourdement possible les descriptions de toutes les bassesses. La scatologie n'y a pas le relent affreux de l'asile, mais l'odeur naturelle du zoo. L'appartement du roi est appelé « la grande bauge souveraine ». Sur le bureau du roi, « Louis XV d'époque », on trouve entre autres objets « des limes à ongles, des photos pornographiques, une petite fronde utilisée du fauteuil royal pour zigouiller des piafs par la fenêtre ouverte ou estourbir quelque ministre disgracié... un semis de crottes de nez flétries. » L'auteur peut certes nous informer incidemment qu'il considère le bon goût comme « une vertu contestable et souvent policière », il n'empêche qu'il règle avec le bon goût ses comptes de façon peu élégante et peu risquée par Africain interposé. En fait son personnage n'est pas une provocation contre le bon goût, c'est une incitation au mépris. Bien pauvre audace que celle qui consiste à caresser son public dans le sens du poil. Pauvre extravagance que l'épisode scatologique des colibris gobés par le roi tout vifs et chiés par lui le lendemain. A ce niveau d'invention artistique le fantasme parle librement et nous ne reculerons pas devant sa peu délicate interprétation. Quand on connaît l'équivalence symbolique entre la merde et l'argent-monnaie, l'image de cette merde qui s'envole est exactement la réalisation du désir dont l'auteur [PAGE 69] est le porte-parole. Mais un tel miracle exige préalablement la folie du roi. On comprend mieux la gaieté du récit des ébats de ce sympathique bouffon.

La plume débridée de Grainville lâche bien d'autres traits dont l'épaisse fantaisie cache mal l'origine puisée à l'arsenal des clichés traditionnels de dévalorisation et de mépris de toute une culture et de tout un groupe humain. L'épisode des colibris se termine, puisque nous sommes en Afrique, par la création de toutes sortes de proverbes tels que « Quand les colibris sont tirés il faut les boire » ou « Tous les colibris sont dans la nature. » Si c'est de l'esprit c'est éléphantesque, si c'est de la dérision elle montre efficacement l'africanité en situation de singerie démente du bon sens. En l'occurrence c'est Grainville qui singe et défigure ici une invention de ce merveilleux fou de langage qu'était Alexandre Vialatte, qui appartient à la catégorie des humoristes subtils du langage fou, auteur, entre autres inventions funambulesques, de « Proverbes bantous » pleins de poésie acide. Jugez-en :

    « Un proverbe bantou conseille : « N'écoute jamais l'oiseau bakbak quand le beau-frère de la veuve traverse la clairière » (Qui ne se féliciterait, à moins d'être bien fol, de suivre un avis si judicieux ?) Une autre proverbe bantou, recueilli par Pierre Darrigrand, assure : « Bien mal acquis vaut mieux que deux tu l'auras. » Il est à l'origine de très nombreuses fortunes. Et la fortune, disait Alphonse Allais, aide beaucoup l'homme à supporter la pauvreté. « Les accidents du travail, nul ne me contredira, sont bien plus beaux que les mariages de raison. » (Proverbe bantou d'André Breton) « Soyez heureux, c'est le vrai bonheur. » (Proverbe bantou de Commerson) »[13]
Ce qui est mis à mal par l'humour de Vialatte c'est le proverbe, le langage, André Breton, Alphonse Allais et ce Pierre Darrigrand (êtes-vous sûr qu'il n'a jamais existé ?) grand recueilleur de proverbes. Ce qui est mis à mal par l'« esprit » de Grainville c'est l'Africanité derrière la totale insignifiance du procédé, vidé de son contenu, qu'il utilise. [PAGE 70] On touche du doigt ici l'abîme qui existe entre un art qui subvertit l'arrogante prétention rationnelle et un art de l'avilissement de l'irrationnel à des fins inavouables.

Veut-on continuer l'inventaire des clichés meurtriers qui courent au long des Flamboyants ? Un état-major africain c'est une « somptueuse brochette de colonels et de brutes », certes, certes, mais sont-ce des brutes parce qu'ils sont colonels ou parce qu'ils sont africains ? ou bien l'Africain habillé en colonel fait-il plus brute que nature ? Cela ressemble à de l'antimilitarisme de défoulement chez quelqu'un qui a toutes les audaces quand elles sont sans conséquences fâcheuses, au contraire, pour l'ordre vrai puisqu'elles n'atteignent que ces singeries d'ordre vrai en quoi tente de se déguiser le chaos originel. Si un Noir n'a pas l'air d'une brute, il n'échappe pas pour autant à l'animalité. Le portrait de Moanda, « Ses traits finement ciselés révélateurs d'un composé subtil de cruauté souple et de passion », rappelle le type, classique dans la littérature occidentale, de l'Oriental avec cette cruauté et cette passion qu'on « lit » – quel poncif éculé du roman-feuilleton – sur son visage. Grainville, dans le feu de l'écriture se laisser aller à proférer : « C'est le début de la saison des guerres, les paysannes de la brousse craignent la venue des grands babouins déflorateurs des filles pubères. » Si c'est métaphorique les hommes de ce pays ressemblent aux singes, si c'est au sens propre ils sont fils de singes. Bien sûr tout ça c'est pour faire de belles phrases de roman, mais quand même. La dernière et féconde inspiration pour les morceaux de bravoure est le thème de la laideur. Il habite les manifestations artistiques. On décrit, en effet, dans un champ « quelques fétiches bedonnants hideux », mais ce thême anime toute la description du bidonville, montré comme une cour des miracles de toutes les infirmités, de toutes les difformités physiques qui s'exhibent contre rémunération, ainsi « le numéro des grands épileptiques sous un soleil farouchement africain. » : « L'épileptique en crise sortait carrément des limites de son espèce, transgressait même les larges périphéries de la notion d'humain. Puis les Parkinsons « des fous à l'état pur » dans leur « frénésie ». Là aussi l'auteur en remet un peu trop. Par ailleurs l'idée se dessine implicitement qu'un bindonville c'est un refuge de « tarés », un dépotoir naturel en quelque sorte [PAGE71] ou pour rester dans le style de l'effet-type un « chancre ignoble et sublime », un « chef-d'œuvre de l'abjection ».

Cette vision, d'un pessimisme apocalyptique, n'est pas, chez Grainville, une vision globale d'un monde dément, c'est bien une vision d'un monde spécifique de la folie, qui est le monde noir, et cela change évidemment tout. Le personnage-clef qui vient attester qu'il y a une répartition des genres, que le monde qui est décrit est l'envers d'un autre monde non décrit, est le très bizarre personnage de William. C'est un personnage muet et inutile. On le présente comme un personnage très fort, on ne voit pas très bien en quoi et pourquoi, étant donné qu'il est inexistant. Il n'a qu'une existence d'antithèse en face de Tokor. Il est en effet mince, froid, blond, blanc, pur, correct, propre, maître de lui... « comme de l'univers », pourrait-on ajouter. Il traverse (et c'est, semble-t-il, la dernière étape d'une éducation parfaite) sans se souiller le monde fou de Tokor. Quand il est invité à tuer il s'évanouit. Il finira par s'échapper et découvrira tout seul, par hasard, les êtres mythiques perdus dans la nature. On ne saurait rêver d'une parabole plus rédemptrice pour la conscience blanche. Le fait que Grainville a semé çà et là dans son roman d'autres Blancs, vagues silhouettes ridicules et falotes d'ambassadeurs, de banquiers, de professeurs, ahuris par la démesure du roi ou victimes innocentes de ses caprices, peints sans tendresse particulière mais avec une hargne plutôt elliptique ne fait que confirmer cette impression d'escamotage. Par leur seul présence ils maintiennent un peu d'humanité au sein du chaos. « S'il n'y avait tous ces étrangers dans la ville, les ambassades, les protecteurs et grands mécènes de l'Université, les représentants de la ligue de la défense des droits humains, la Croix-Rouge, toutes les associations philanthropiques, il y a belle lurette que j'aurais fait donner ma garde contre ce ramassis de trublions », dit Tokor. Nous voilà rassurés, il y a quelques infirmiers et surveillants dans l'asile, pour y empêcher les trop grands désordres. L'inconvénient est que cette idée est totalement fausse. Aucun Blanc présent sur le terrain ne fait jamais un travail d'information.

Derrière cette œuvre à prétentions purement esthétiques se discerne tout un discours politique de déculpabilisation de la puissance qui exerce en fait le pouvoir. On trouve de temps en temps des remarques désabusées sur [PAGE72] les conséquences néfastes pour le pays des excentricités de Tokor. « Pendant cette guerre l'économie va sombrer tout à fait. » Mais comment reprocher à un romancier de contribuer à la mystification du public quand il est impossible à un spécialiste, dans les publications spécialisées, d'obtenir le moindre renseignement précis sur des points délicats du budget de ces pays en détresse financière, comme le volume des capitaux qui entrent et qui sortent du pays, les scandaleuses exonérations fiscales des bénéfices réalisés et autres abus. Mais, à supposer qu'on puisse s'informer de façon complète et exacte, ces matières ne sont pas propices au lyrisme, mieux vaut s'en tenir aux mythes. La folie du roi est donc l'unique responsable du marasme économique et on se gardera bien de dire comment il se fait qu'un roi fou a pu s'installer au pouvoir. C'est comme ça, c'est typiquement africain. Il n'y a qu'à regarder la fréquence du phénomène dans cette aire géographique. L'origine de la puissance du roi est soigneusement éludée. On chercherait en vain dans ce livre le moindre conseiller militaire. Ils ont bien dû pourtant être instruits par des spécialistes ces guerriers qu'on voit en pleine action : « Leur coup de génie consistait à pousser par petits groupes les vieux dans la forêt, on n'allait pas bien loin et la mitraille : toute claire s'entendait des bivouacs. » L'allusion à la fameuses « corvée de bois » est assez claire, mais on n'en saura pas plus sur l'origine de cet usage. Peut-être, là aussi, faut-il voir un transfert de culpabilité. L'unité artistique de l'ensemble dans la peinture de la barbarie ne permettait pas d'introduire des nuances byzantines. Il n'empêche que le résultat est assez redoutable.

Ces tableaux outrés dans les gros effets, qui se veulent une sorte de défi au bon goût et au bon sens et qui sont attribués à un héros africain à la fois répugnant et sympathique, d'un part, ces pudeurs soudaines, ces réticences dans la description d'une catégorie, posée comme peu sympathique mais sauvegardée de tout regard un peu insistant, d'autre part, l'ensemble montre assez clairement la mise en œuvre d'une idéologie très officielle de « désinformation », comme on dit maintenant, sur un sujet brûlant. En 1976, date de parution du livre, c'est la belle époque des grandes figures africaines du pouvoir, offertes à l'ébahissement des foules. Les impayables Amin [PAGE73] Dada et Bokassa se posent comme de véritables « phénomènes ». Ils tentent le cinéaste en mal de documentaire, le romancier à la recherche du bon sujet, bien saisissant. La folie est un sujet bien tentant pour un artiste. Frappant l'attention par son caractère extraordinaire, elle apporte un espoir que l'œuvre qui la décrit sera, elle aussi, extraordinaire. Depuis que Baudelaire a dit que le beau est toujours bizarre, la foule des créateurs en puissance en a conclu que le bizarre est toujours beau, ce qui a eu pour résultat d'exténuer rapidement la notion de bizarrerie du fait de la prolifération des contorsions qui ont vu le jour dans une culture saturée de verbe et menacée par la stérilité. Mais il y a une vérité de la parole. La parole la plus étrange, si elle a quelque chose à dire, imposera son contenu. La parole la plus artificielle trahira bien vite son maigre secret. La grandiloquence de la présentation du phénomène Tokor, l'admirable Tokor, le prodigieux Tokor, le bien grotesque, bien africain Tokor révèle un sentiment fondamental de mépris, qui n'empêche d'ailleurs pas un certain amour. Mais il serait facile de montrer qu'il y a des déclarations d'amour et des compliments qui sont des injures. Aussi ne sommes-nous pas excessivement étonnés lorsque nous lisons en exergue aux Flamboyants : « Je dédie cette quête du roi fou à mes amis africains dont les témoignages, les révoltes, les rêves, les désirs, les récits magnifiques ont nourri mes songes. » Merci quand même pour eux.

Quoi qu'il en soit il y a dans le thème du pouvoir fou un beau sujet qui reste à traiter. Pour cela point n'est besoin de se fatiguer à inventer des extravagances « car la réalité est terriblement supérieure à toute histoire, à toute fable, à toute divinité, à toute surréalité. Il suffit d'avoir le génie de savoir l'interpréter », dit Artaud qui s'y connaissait en folie. Il faut savoir, dit-il « déduire le mythe des choses les plus terre à terre de la vie » et non « agrandir les choses de la vie jusqu'au mythe » [14]. Quelle naïveté de croire qu'il est du moindre intérêt d'inventer un Tokor, quand il suffit d'observer un Bokassa. L'effet-Bokassa n'a pas fini en effet de se faire sentir. Fou Bokassa ? Pendant un certain temps il a paru l'être, à [PAGE74] la réflexion et avec le temps et les événements, plus fous encore paraissent avoir été ceux qui l'ont fabriqué. Il faut être fou pour accepter des diamants d'un fou qui a assez la tête sur les épaules pour garder un catalogue de ses cadeaux. Pourquoi Giscard croyait-il qu'on lui offrait des diamants ? pour ses beaux yeux ? L'extraordinaire logique de la folie se joue là sous nos yeux, avec ses enjeux symboliques en plein délire. Comme la métaphore du colibri paraît mince auprès de la métaphore des diamants, ou du retour à l'origine. Si la psychanalyse a vu juste dans l'interprétation des signifiants, Giscard d'Estaing, président de la République française et fou de pouvoir doit se retrouver aujourd'hui avec, dans ses coffres, un beau paquet de merde, comme le premier venu des coprophages qu'on enferme dans les asiles.

Odile TOBNER


[1] Le documentaire de Barbet Schroeder sur Idi Amin Dada montre l'excessive curiosité européenne pour ce genre de phénomène, alors qu'on est scandaleusement sous-informé sur tout ce qui se passe en Afrique dans des régimes dits « normaux ».

[2] P. Grainville, Les Flamboyants, Paris, Seuil, 1976.

[3] Fameuse récompense annuelle qui assure au livre choisi une diffusion de quelques centaines de milliers d'exemplaires et qui est, de ce fait, on s'en doute, l'enjeu d'intrigues de toutes sortes. Son choix est très significatif pour qui veut étudier les stratégies dont la littérature est l'objet, fort peu significatif pour ce qui est de la destinée de la littérature en elle-même.

[4] G. Conchon, L'Etat sauvage. (Tout un programme.) Le film tiré de cette œuvre a été critiqué dans P.N.-P.A. no 5 sept-oct. 78.

[5] L'école philosophique de Mégare, spécialisée dans une dialectique de l'absurde, est bien oubliée dans l'histoire de la philosophie, qui ne prête attention qu'aux dogmatismes massifs.

[6] Saint Augustin, Cité de Dieu, ch. XI.

[7] Erasme, Eloge de la Folie. Trad. P. de Nolhac, Paris, Garnier, 1953.

[8] Dans son Histoire de la folie à l'âge classique, Foucault montre comment la séparation du fou du reste de la société date de l'âge de la raison. L'ordre exerce, dès lors, le triage terroriste du fou et du non-fou. Une fameuse loi, qui sert de temps en temps, permet à tout un chacun de faire enfermer son voisin, sa femme, son fils, en-dehors de tout acte délicieux de droit commun, dès lors que son comportement est « anormal ». Notons, pour l'hygiène sociale, que si on devait enfermer tous les gens qui représentent, par leur comportement, un danger potentiel pour autrui, on commencerait par enfermer 75% des automobilistes.

[9] J. Lacan, De la psychose paranoïaque, Thèse, (1932), éd. Seuil, 1975.

[10] A. Breton, Nadja, Paris, N.R.F., 1928.

[11] Artaud, « A la grande nuit ou le bluff surréaliste », dans L'Ombilic des Limbes, suivi de Le Pèse-nerfs et autres textes. Paris, Gallimard, 1977.

[12] A. Breton, L'Amour Fou, Paris, Gallimard, 1966.

[13] Alexandre Vialatte, extraits de son Almanach mensuel, paru dans la revue « Arts Ménagers » de 1967 à 1969. Traducteur de Kafka, auteur des Fruits du Congo. Signe particulier, il n'a pas obtenu le Prix Goncourt.

[14] A. Artaud, Œuvres complètes, T. XIII, dans « Van Gogh, Le Suicidé de la société ».