© Peuples Noirs Peuples Africains no. 18 (1980) 30-42



Nous devons la passionnante étude qu'on va lire au Groupe d'Etude des Réalités Congolaises (G.E.R.C.), qui inaugure ainsi avec nous, de quelle brillante façon, une collaboration que nous espérons infiniment durable et toujours plus fructueuse.

SUR LE TRIBALISME

G.E.R.C.

Les événements politiques de l'Afrique au sud du Sahara s'expliqueraient soit par des antagonismes tribaux, soit par la loyauté des citoyens vis-à-vis, non pas de la nation (qui n'y existerait nulle part), mais des membres de leurs tribus respectives : telle est la thèse soutenue depuis la Deuxième Guerre mondiale par la presse occidentale notamment.

De là à conclure qu'en Afrique au sud du Sahara, il n'y a pas des luttes de classes mais, plutôt, des luttes de tribus, il n'y a qu'un pas que beaucoup de leaders africains, de Nkrumah à P. Lissouba (Premier ministre du Congo 1963-1965) en passant par Senghor, n'ont pas hésité à franchir avant de faire leur autocritique. [PAGE 31]

Le courant opposé, loin d'observer une attitude de scientifique (laquelle, ici, implique une analyse des causes et des manifestations du phénomène) a opté pour la solution de facilité : la sous-estimation du phénomène. Dans les deux cas, surestimation ou sous-estimation du phénomène, il y a un problème dont l'importance ne peut être niée.

L'objet du présent travail est d'aider à la compréhension du TRIBALISME en vue de sa maîtrise théorique et pratique;dans cette optique :

– d'une part, nous essaierons de cerner la notion de TRIBALISME en en proposant une définition qui servira de support à nos développements ultérieurs;

– d'autre part, en partant de la notion de RETRIBALISATION comme support matériel du tribalisme, il sera formulé un certain nombre de propositions tendant à présenter le tribalisme comme non seulement le produit des modalités de contact entre l'Afrique et l'extérieur, mais aussi, comme facteur de reproduction du M.P.C. (Mode de production capitaliste) avant de déboucher sur la problématique de la disparition de ce phénomène.

De ce plan, transparaît au niveau de la méthode du matérialisme historique que nous avons adoptée, le recours à « l'analyse ternaire » (apparition – développement – disparition/maintien) dans l'étude des phénomènes économiques et sociaux, seule capable de saisir ces derniers dans leur essence et, partant, d'en dégager les lois fondamentales d'évolution.

I. DEFINITION DU TRIBALISME

A l'origine du tribalisme, lorsque l'on se situe au niveau des apparences immédiates, il y a essentiellement

– les solidarités tribales;

– et les survivances au niveau du psychisme à l'ère du, M.P.C. au stade impérialiste notamment : des antagonismes et des préjugés tribaux, de même que la conscience d'appartenir à une tribu déterminée.

Par solidarités tribales, il y a lieu d'entendre tous les liens du sang qui, du fait du faible degré de développement des forces productives, caractéristiques du régime [PAGE 32] communautaire, s'avèrent nécessaires pour assurer la survie physique du groupe, ici, la tribu. Les liens du sang fondés sur la même appartenance tribale ne constituent que la forme évoluée, voire la forme suprême, de ceux fondés sur la même appartenance familiale, lignagère ou clanique. En effet, l'organisation des tribus au sein de l'Etat (royaume ou empire) va substituer à l'idéologie de l'appartenance à la tribu (droits et devoirs envers la tribu), forme de l'idéologie de la parenté, propre au régime prétributaire de type communautaire, celle de l'appartenance à l'Etat, propre au régime tributaire, grâce à la relative unité que permet la religion; d'autre part, à l'ère du M.P.C. au stade impérialiste notamment, les formes nouvelles des solidarités tribales traduisent la coexistence des modes de production précapitalistes avec le M.P.C. dominant au sein des F.E.S. (Formations Economiques et Sociales) africaines.

Les solidarités tribales en elles-mêmes ne constituent pas des manifestations de tribalisme;elles renvoient plutôt à une étape nécessaire de l'évolution de l'humanité en rapport avec le degré de développement des forces productives. Ce n'est que dans des conditions déterminées, notamment la manière dont elles sont utilisées, exploitées consciemment par des individus ou groupes d'individus organisés que les solidarités tribales deviennent l'un des aspects multiformes du tribalisme.

Par survivance des antagonismes et des préjugés tribaux, il y a lieu d'entendre les conflits nés des divisions territoriales, des victoires militaires de certaines tribus sur d'autres, etc.;ces souvenirs s'étant transmis d'une génération à l'autre font que le fait d'appartenir à une tribu déterminée aboutit à en reproduire automatiquement les croyances, les superstitions, etc. Ainsi, l'homme du sud du Congo (qu'il appartienne à la tribu Bembé, Vili, Lari ... ) s'estime supérieur à celui du nord (qu'il appartienne à la tribu Likouba, Mbochi, Kouyou ... ) qu'il n'hésite pas à traiter de sauvage.

Dans le sud du Congo, nombreux sont encore ceux qui pensent (donc sans que cela soit étayé par des faits matériels) que les gens du Nord sont irresponsables et moins intelligents par rapport à ceux du Sud; ce qui expliquerait nombre de difficultés économiques, politiques et sociales que connaît le Congo depuis qu'« ils » [PAGE 33] sont au pouvoir (1968). Ici, également, les antagonismes et préjugés tribaux peuvent être réduits à l'état de faits historiques de l'histoire plus globale de l'unification du pays;en conséquence, ce n'est que dans des conditions précises, en l'occurrence, leur utilisation par des politiciens véreux soucieux de se remplir les poches et de servir les intérêts de la B.F.I. (Bourgeoisie Financière Internationale), que les antagonismes et préjugés tribaux, survivances des efforts visant à créer l'état, la nation, apparaissent comme des manifestations concrètes du tribalisme. Quant à la conscience d'appartenance à une tribu déterminée, elle a pour fondements matériels un ensemble de fais tels que la communauté de langue, d'histoire, de territoire, de pratiques religieuses, de coutumes,... qui font des individus qui les partagent, une entité culturelle distincte des autres. Dans la pratique, cette conscience peut se manifester sous forme de fierté tribale;le sentiment de fierté tribale fait considérer au niveau individuel toute réussite d'un membre de la tribu comme la sienne propre. Ainsi, sous F. Youlou, de tribu Lari, il n'était pas rare d'entendre certains Laris, quelle que soit leur catégorie sociale (ouvriers, paysans, élèves, étudiants, lumpen-bourgeoisie, ... ) clamer : « Nous sommes au pouvoir. » Ce sentiment de fierté tribale peut également devenir une manifestation du tribalisme; sous Ngouabi (homme du Nord), beaucoup de coups d'Etat avortés ou des mouvements sporadiques de désobéissance civile avaient pour origine au niveau de la propagande l'inacceptation par leurs instigateurs, originaires du sud, d'un pouvoir du Nord. Les supporters (paysans, ouvriers, soldats, intellectuels, ... ) furent recrutés sur la base suivante : « Il est inadmissible, voire humiliant pour nous, d'être gouvernés par les sauvages du Nord. »

Dans ces conditions, le tribalisme se présente comme un ensemble de pratiques érigées généralement en méthode de gouvernement, consistant à utiliser de manière systématique les solidarités tribales, les antagonismes et préjugés tribaux, la conscience d'appartenance à une tribu déterminée, etc., survivances des superstructures des régimes économiques et sociaux précapitalistes (communautaire et tributaire) à des fins politiques. Il est à noter que la conséquence essentielle de cet ensemble de pratiques est le blocage de l'avènement de la conscience [PAGE 34] nationale et de la conscience de classe. Une telle définition, parce qu'elle permet la maîtrise théorique du TRIBALISME, base fondamentale de sa maîtrise pratique est diamétralement opposée à celle antiscientifique du Pr T. Obenga (historien, ancien ministre des Affaires Etrangères du Gouvernement Yombi) d'après laquelle, toute attitude consistant à mettre la conscience tribale à la place de la conscience nationale relèverait du tribalisme (cf. T. Obenga : « Introduction à la connaissance des peuples du Congo », Editions du Progrès, Moscou, 1973).

II. LE TRIBALISME, PRODUIT DES CONTACTS AFRIQUE-EXTERIEUR ET FACTEUR DE REPRODUCTION DU M.P.C.

Le tribalisme, pour exister, nécessite, outre des conditions matérielles (l'existence de la tribu), des conditions immatérielles (la conscience d'appartenir à une tribu déterminée, les solidarités tribales, les antagonismes et préjugés tribaux).

Au sein des royaumes et empires, les solidarités tribales, par exemple, tendent à disparaître, à devenir marginales, car, dans ces entités, la religion se substitue aux liens du sang, à la parenté, en tant qu'idéologie dominante du fait du degré de développement des forces productives.

Dès lors, le tribalisme ne pouvait naître en Afrique que dans des F.E.S. où la tribu, dépassée historiquement par rapport à l'évolution générale des sociétés humaines, refait surface.

Quels sont les facteurs qui ont permis en Afrique la réapparition de la tribu et de l'idéologie y afférente ?

Répondre à cette question, c'est étudier en dernière analyse les modalités de RETRIBALISATION de l'Afrique.

A) LE TRIBALISME, PRODUIT DE LA RETRIBALISATION DE L'AFRIQUE :

Jusqu'au VIIe siècle, date de l'invasion arabe, les contacts entre l'Afrique et le reste du monde se font entre F.E.S. autonomes, pratiquement au même niveau de [PAGE 35] développement social, économique, technique et scientifique (cf. Firmin C. Kinzounza : « Développement inégal et combiné et industrialisation des pays lumpencapitalistes » Thèse d'Etat ès Sciences Economiques, Nice, 1980;Chapitre III, Section 1);de ce fait, les guerres ne se soldent jamais par l'asservissement définitif d'un peuple par un autre : c'est ce qu'illustrent: non seulement les guerres puniques (264-146 av. J.C.), mais aussi, l'existence d'un Empereur NOIR à Rome, SEPTIMUS SEVERUS en l'an 193 ap. J.C. (cf. E. Sweeting and L. Edmond (eds) : (« African History – African American international Press, New York, 1973, p. 23) et celle d'un gouvernant BLANC Alexandre le Grand, en Egypte en 332 av. J.C.

Du Vlle aux XVe-XVIe siècles, les Arabes Musulmans occupent certaines parties de l'Afrique avant d'être relayés par les Européens chrétiens-capitalistes des XVe-XVIe siècles à nos jours. Pendant toute cette période, l'Afrique sera soumise à un processus de perte de son indépendance politique et économique.

1) La retribalisation, produit de l'expansion de l'Islam :

L'expansion de l'Islam se traduit notamment par la destruction des grands empires que furent l'Empire Soninke du Ghana, l'Empire Mandingue du Mali et l'Empire Songhai de Kawkaw dans le cas du Soudan Occidental. Dans certains cas, ce fut l'œuvre de musulmans Africains Noirs : ce fut le cas des Berbères vis-à-vis du Ghana, des Couchites (originaires de Couch) vis-à-vis du Kanem (zone de l'actuel Tchad) et des rois du Soudan Occidental vis-à-vis des états Haoussa; dans d'autres, celle des Musulmans Arabes (pour les deux cas, cf. J. Spencer Trimingham : « A History of Islam in West Africa » Oxford University Press, London, Oxford, New York, 1970); toutefois, dans les deux cas, l'histoire des états du Soudan Occidental (états du Sénégal, Empires du Ghana, du Mali, du Kawkaw, ... ) et du Soudan Central (état du Kanem-Bornou, états Haoussa, états du Baguirmi et du Ouaddaï) va être étroitement tributaire du flux et du reflux de l'Islam. Ainsi, le grand Empire Soninke du Ghana, créé bien avant le IVe siècle ap. J.C., fut pillé, détruit par le mouvement islamique des Almoravides en 1076-1077. Les conséquences en furent, entre autres, d'une part, le [PAGE 36] massacre des sujets du Ghana et la conversion obligatoire à l'Islam des survivants;d'autre part, la chute de l'Empire et l'indépendance des chefferies (J. Spencer Trimigham : « A History... » op. cit. p. 55). Après le recouvrement de son indépendance, suite à la mort en 1087 d'Abou Bakr, leader du mouvement Almoravide, le Ghana fut non seulement réduit au niveau territorial, mais aussi pillé par les Berbères avant d'être annexé par ses voisins, les Soussous, dont le territoire ainsi agrandi devait être à son tour conquis par le Mali (la moitié du XIIIe siècle).

A chaque moment de ce processus, du fait de la dispersion, ou encore, des pillages et de la domination, les facteurs de cohésion, d'unité et d'homogénéité, préalables à la genèse de la nation, tendent à disparaître au profit des facteurs de division.

Même l'Islam qui aurait dû contribuer à l'unité nationale en tant que ciment idéologique à l'étape du M.P.T. (Mode de production tributaire), du fait qu'il n'est pas né d'une évolution interne, se trouve confiné à la classe dirigeante ainsi, dans le cas du MaIi : « Islam occupied a minor place in the organisation of the state. It had been accepted as the imperial cult and in consequence was regarded as an Islamic state by the Maghribis, but it was little practiced outside the immediate entourage of the mansa and the white trading community » (J. Spencer Trimingham : « A History of Islam in West Africa » op. cit. pp. 80-81).

Les données récentes de l'anthropologie, de l'histoire... attestent qu'à cette époque la majorité des sociétés humaines avaient connu dans leur évolution les stades suivants : familles, lignages, clans, tribus, royaumes et empires; dès lors, le pillage, voire la destruction des royaumes et empires africains, devait conduire nécessairement à la RETRIBALISATION, au blocage du processus normal d'évolution vers la nation où les solidarités familiales, lignagères, claniques et tribales deviennent secondaires, de même que les préjugés et antagonismes tribaux et la conscience d'appartenance à une tribu déterminée.

Les survivants des peuples africains Noirs pourchassés et massacrés au nom de l'Islam durent s'éparpiller et essayer de reconstituer sur d'autres aires, plus au sud, les formes de civilisations antérieures à l'expansion de [PAGE 37] l'islam (C. Williams, « The Destruction of Black Civilization Great Issues of a Race from 45000 to 2000 A.D. » Kendal/Hunt, Dubuque Iowa, 1971).

A la fin de cette période de suprématie – domination Arabe-Musulmane – l'on peut avancer que les effets des contacts Afrique-Extérieur revêtirent les formes suivantes : retribalisation, retour aux superstructures du terroir, parallèlement à la religion d'état adoptée par les classes et forces sociales dirigeantes; résurgences sous d'autres formes des particularismes locaux : dialectes, patois, coutumes...;renforcement de l'idéologie de la parenté... Cette situation constitue une régression certaine par rapport à la phase du royaume (ou d'empire) caractéristique du M.P.T., dans le processus d'avènement de la conscience nationale et de classe.

2) Le Tribalisme, produit de l'expansion du M.P.C. :

Lorsque l'Europe renoue avec l'Afrique aux XVe-XVIe siècles, sa supériorité réside dans son organisation sociale où le féodalisme, variante inachevée du M.P.T. (cf. sur ce point : S. Amin : « Classe et nation dans l'histoire et la crise contemporaine » Minuit, Paris, 1979), a fait place au M.P.C. et non, dans une quelconque suprématie dans les domaines des armes et de la marine (cf. Firmin C. Kinzounza : « Développement inégal et combiné et industrialisation des pays lumpencapitalistes » Thèse citée, Chapitre III, section 2).

Ces contacts portent d'abord sur l'introduction du Christianisme et l'échange des produits; de même que l'Islam, le Christianisme va constituer, non pas un facteur d'unité nationale mais un facteur de plus parmi les éléments de division. Il en sera ainsi dans les royaumes noirs du XVIIe siècle dits chrétiens, du Matamba (sous la reine Nzinga notamment) et du Kongo.

Par la suite, ces contacts vont prendre rapidement la forme d'échanges de produits (en provenance de l'Europe et de l'Afrique) et des hommes (esclaves en provenance de l'Afrique); pour faire face à la demande croissante en esclaves de l'Europe chrétienne et capitaliste et à leur propre demande de produits européens, les alliances des classes au pouvoir en Afrique vont exploiter à leur profit tous les facteurs de division tant à l'intérieur que vis-à-vis des Etats voisins : conscience d'appartenance à une tribu [PAGE 38] déterminée, préjugés et antagonismes tribaux, conflits entre chrétiens et non-chrétiens... Les besoins des Blancs chrétiens-capitalistes en Nègres et ceux des classes dirigeantes africaines en produits d'importation vont aboutir à l'affaiblissement, voire à la destruction-restructuration des grands empires, royaumes et chefferies et, partant, à la retribalisation des différentes populations. Enfin, les mêmes contacts vont atteindre leurs points culminants avec le colonialisme (Conférence de Berlin, 1884-1885) et le néo-colonialisme (de 1956-1960 à nos jours). La traite négrière (fin XVe siècle – fin XIXe siècle), le travail forcé (début XXe siècle-1946), le contrôle du marché du travail et des principaux leviers de l'économie par l'alliance de classes Lumpenbourgeoisie – Forces Sociales Dominantes des régimes précapitalistes – Bourgeoisie Financière Internationale (sous la direction de cette dernière) vont créer une situation de rareté artificielle, de pénurie, à l'origine de la généralisation et de l'accélération du processus de retribalisation largement entamé par les guerres entre Etats, les divisions religieuses, les préjugés et antagonismes tribaux, etc. En effet, face à cette situation, les solidarités familiales, lignagères, claniques et tribales vont se renforcer et constituer le moyen privilégié d'éviter la disparition physique des membres de la famille, du lignage, du clan ou de la tribu. D'autre part, la politique des négriers, puis des colonialistes visant à monter certaines tribus ou certains Etats contre d'autres, bloque définitivement l'avènement de la conscience nationale, voire même de la classe, au niveau des classes et forces sociales dominées, au profit des consciences familiales, lignagères, claniques et tribales.

B) LE TRIBALISME, FACTEUR DE REPRODUCTION DU M.P.C. :

Jusqu'aux premières « révolutions industrielles » (deuxième moitié du XVIIIe siècle – XIXe siècle) à l'époque où les empires, royaumes et chefferies d'Afrique se constituaient et se reconstituaient selon les flux et les reflux de l'Islam et du Christianisme, les alliances de classes au pouvoir en Afrique, encore relativement autonomes, ont utilisé la conscience d'appartenir à une tribu déterminée. Les solidarités et fiertés tribales de même que [PAGE 39] les préjugés et antagonismes tribaux à l'intérieur comme vis-à-vis de l'extérieur, dans le sens de l'unité territoriale, voire nationale.

A partir des premières « révolutions industrielles » et surtout après la sanction juridique de leur statut de subordonnées au sein même de la division internationale du travail de type capitaliste à la Conférence de Berlin (1884-1885), les alliances de classes au pouvoir en Afrique vont utiliser la conscience d'appartenir à une tribu déterminée, les solidarités et fiertés tribales, de même que les antagonismes et préjugés tribaux dans leur lutte pour la conquête du pouvoir local sous le contrôle de la B.F.I.

Après la Deuxième Guerre mondiale, lors du vaste mouvement de décolonisation qui devait aboutir aux indépendances juridiques des années 1956-1960, les anciennes puissances colonisatrices (France, Grande-Bretagne et Belgique notamment) utiliseront la conscience d'appartenir à une tribu déterminée, les solidarités et fiertés tribales, de même que les préjugés et antagonismes tribaux pour imposer aux peuples africains ainsi divisés, leurs hommes de paille; ce sera la première application systématique du tribalisme.

Après les indépendances juridiques de 1956-1960, les alliances de classes au pouvoir en Afrique au sud du Sahara (lumpenbourgeoisie avec ses composantes bureaucratique, politique, militaire, compradore, voire industrielle et bancaire comme au Nigéria et au Kenya; F.S.D. des régimes précapitalistes : chefs de familles, de lignages, de clans, de tribus, de même que les griots, les sorciers, les féticheurs, l'aristocratie religieuse...;B.F.I..) dirigées par la B.F.I., ont utilisé et utilise systématiquement cette méthode. C'est pourquoi, si la notion n'est apparue dans les milieux politique, journalistique et universitaire qu'à l'époque du néo-colonialisme, la réalité, elle, existait bien avant ainsi que nous l'avons montré. Dans ces conditions, à l'époque contemporaine, les classes dirigeantes africaines alliées à la B.F.I. pour la défense des intérêts impérialistes n'ont aucun intérêt à combattre le tribalisme, bien au contraire. L'« idéologie tribaliste » (cf. Guy Landry Hazoume : « Idéologies tribalistes et nation : le cas dahoméen » Présence Africaine, 1973) tend à présenter le tribalisme comme la contradiction principale et [PAGE 40] relègue donc au second plan la lutte contre l'impérialisme qui passe par la lutte contre ses éléments locaux (Lumpen bourgeoisie et F.S.D. des régimes précapitalistes) au pouvoir et non au pouvoir; d'autre part, les solidarités tribales et les antagonismes tribaux de l'époque précapitaliste et coloniale (à distinguer du tribalisme) permettent aux pouvoirs en place d'exercer de fortes ponctions sur les revenus des citoyens sans crainte d'un mouvement populaire du type août 1963 au Congo; ainsi, au Congo, sous le régime de Yombi (1977-1979), à partir d'octobre 1978, en plus de l'impôt normal sur les revenus, les citoyens Congolais furent soumis au régime d'un mois de retard dans la perception des rémunérations de leur travail (ce qui correspondait à un prêt sans intérêts à l'Etat) mais aussi au paiement tous les trois mois de 20 % de leur salaire (pour les salaires supérieurs à 600 francs ou 30 000 francs C.FA.), et 10 % (pour les salaires inférieurs à 30 000 francs C.F.A.).

Dans le cadre ainsi défini, le tribalisme est nié et combattu dans le discours officiel, mais pratiqué, parfois ouvertement, parfois de manière voilée selon le flux et le reflux des forces réactionnaires. Ainsi, au Congo, la phase 1963-1965 est celle du reflux des pratiques tribalistes : par un mouvement populaire le peuple congolais réussit à chasser le pouvoir pro-impérialiste de Fulbert Youlou, surmontant ses divisions tribales, religieuses, etc. Sans direction autonome, ce vaste mouvement populaire sera vite récupéré par la réaction à partir de 1965; 1966-1968 et 1977-1979 sont des phases du flux du tribalisme : les forces réactionnaires érigent ouvertement le tribalisme en méthode de gouvernement, même si, dans les discours officiels, des appels à l'unité nationale, à la lutte contre le tribalisme, etc., sont régulièrement lancés.

En conséquence, le tribalisme, en tant que méthode de gouvernement, dans les pays lumpencapitalistes d'Afrique, revêt au stade impérialiste du M.P.C. un caractère structurel : il est lié au système même qui signifie pénurie, misère pour la grande majorité et bombance, gaspillage pour la minorité. [PAGE 41]

III. PERSPECTIVES

Les germes du tribalisme apparaissent en Afrique avec le vaste mouvement de retribalisation qui y a lieu du VIIe siècle à la Conférence de Berlin (1884-1885) à l'époque où, dans la marche irréversible de l'humanité des clans vers la nation, certains peuples ont déjà réuni les conditions nécessaires à l'accession au dernier stade.

En effet, la retribalisation de l'Afrique renforce la conscience d'appartenance à une tribu déterminée, les solidarités tribales, de même que les antagonismes et préjugés tribaux, à un moment où ceux-ci ne se justifient plus, eu égard au niveau de développement de forces productives au niveau mondial, et apparaissent donc, dans le cadre du développement inégal et combiné de type capitaliste à l'échelle internationale, comme des survivances des superstructures des régimes précapitalistes;en d'autres termes, l'Humanité possède les moyens scientifiques et technologiques de combattre les liens du sang par le développement des forces productives à un niveau tel que les solidarités familales, lignagères, claniques, tribales et nationales peuvent faire place aux seules solidarités de classe (défense des intérêts de classe).

L'érection du tribalisme en méthode de gouvernement remonte aux années de la pénétration coloniale;cette étape ayant été préparée par la retribalisation et la réapparition des liens du sang comme idéologie dominante. En conséquence fondé matériellement sur la retribalisation, le tribalisme apparaît également comme produit et facteur de reproduction du M.P.C. à l'échelle mondiale, dans la phase actuelle du M.P.C., celle de l'impérialisme; dès lors, le tribalisme ne peut disparaître qu'avec la disparition de la domination impérialiste de l'Afrique. La lutte politico-militaire contre l'impérialisme nécessitera l'unité de classes et forces sociales de toutes les tribus ayant les mêmes intérêts minimum et permettra, de ce fait, de transcender la conscience tribale au profit de la conscience nationale et de la conscience de classe;cette unité se renforcera au cours de la lutte pour l'indépendance économique, préalable à la disparition de la pénurie à l'origine du maintien et du renforcement des liens familiaux, claniques et tribaux dans le cadre du D.I.C. du type capitaliste dans les pays lumpencapitalistes. L'avènement [PAGE 42] d'une nouvelle alliance de classes anti-impérialistes et la satisfaction des besoins fondamentaux des citoyens (emploi, logement, santé, éducation, loisirs ... ) vont constituer les bases politiques et économiques de destruction du tribalisme. La conscience d'appartenance à une tribu déterminée, les solidarités tribales de même que les préjugés et antagonismes tribaux subsisteront comme survivances, dans le psychisme des individus pendant encore quelque temps; néanmoins, ces superstructures n'auront aucune incidence sur les conditions matérielles de vie des citoyens, de la même manière que longtemps après avoir créé les conditions matérielles d'égalité entre l'homme et la femme sous le socialisme, il se trouvera encore quelques attardés aux attitudes sexistes.

G.E.R.C.

SOURCES BIBLIOGRAPHIQUES
(ouvrages cités et non cités)

S. AMIN : « Classe et nation dans l'histoire et la crise contemporaine », Minuit, Paris, 1979.

Cheikh ANTA DIOP : « L'Afrique noire précoloniale », Présence Africaine, Paris, 1960.

G.L. HAZOUME : « Idéologies tribalistes et nation en Afrique - Le cas dahoméen », Présence Africaine, Paris, 1972.

Ben Yosef JOCHANNAN : « Black man of the Nile and his family - African foundations of European civilization and Thought », Alkebul Lan Books Associates, New York, 1972.

Firmin C. KINZOUNZA : « Développement inégal et combiné et industrialisation des pays lumpencapitalistes », Thèse d'Etat ès Sciences Eco., Nice, 1980.

J. SPENCER TRIMINGHAM : « A History of Islam in West Africa », Oxford University Press, New York, 1973.

T. OBENGA: « Introduction à la connaissance des peuples du Congo », Editions du Progrès, Moscou, 1973.

Chancellor WILLIAMS : « The destruction of black civilization – Great issues of a race from 4500 B.C. to 2000 A.D. » Kendal/Hunt, Dubuque (Iowa), 1971.