© Peuples Noirs Peuples Africains no. 18 (1980) 6-29



LE DECRET IMBERT CONTRE LA JEUNESSE AFRICAINE

Entretien de Jean-Claude Shanda-Tomné avec Mongo Beti (fin)

Jean-Claude SHANDA-TOMNÉ et Mongo BETI

S.T. – Le camarade du Tchad donc, lui, entendait prendre le minimum de risques, voire renoncer plutôt que de tenter une aventure qui avait des risques d'échouer, à son avis, compte tenu du fait qu'on n'avait pas assez d'argent. Alors j'ai mesuré suffisamment le pour et le contre : retourner au Cameroun, vivre dans la misère, retrouver ma famille dans ces mêmes conditions, devenir rien, délinquant, et prisonnier permanent, maladif comme mes petits frères et totalement à la marge d'une vie; je me suis dit qu'il fallait quand même que je parte. Il me restait trente et un mille francs C.F.A. dans la poche, l'équivalent de six cents francs français. Alors, compte tenu de cette situation, du fait que j'étais maintenant seul, je ne pouvais plus opter pour la voie du désert, c'est-à-dire la voie du Tchad, du Tchad en Libye ou bien du Tchad au Niger. Il me fallait justement un itinéraire de forte concentration humaine. Or cet itinéraire, c'était justement l'itinéraire de la côte. Il fallait donc que je retourne au Cameroun. Je suis donc retourné au Cameroun à Kousseri et de Kousseri j'ai donc pris le car pour Fotokol qui était la ville frontière avant le Nigéria. Je suis arrivé à Fotokol à 15 heures. [PAGE 7]

M. B. – Mais, c'est clandestin... ?

S.T. – Non, non attention, j'étais devenu Centrafricain parce que je m'étais fait faire des papiers au consulat de la République Centrafricaine, à Yaoundé, un laissez-passer, et comme je parlais très bien le sango, la langue des Centrafricains, j'ai trouvé à Fotokol d'ailleurs, à la frontière où l'on visait les papiers, un policier du Nord Cameroun qui avait vécu à Bangui, compte tenu du fait que ces populations-là, les Peuhls, existent partout dans les régions désertiques, beaucoup avaient vécu à Bangui, ils sont tantôt au Nigéria, tantôt au Cameroun, tantôt à Bangui, alors il avait séjourné à Bangui et connaissait bien le sango. Il a semblé un moment soupçonner que je n'étais pas un Centrafricain. Il a voulu vérifier mais il a vérifié sur le mauvais terrain. Il a essayé de parler avec moi le sango. Alors je lui ai répondu très très clairement et comme j'écris même le sango jusqu'ici, il était donc convaincu que j'étais Centrafricain. Alors il s'est rabattu sur le fait de me dire : « Mais si tu parviens en France, il faut m'envoyer des lettres et tout... » Il m'a même donné son adresse. J'ai donc pris un car le soir pour la` frontière lu Nigéria, la première ville du Nigéria qui était Maiduguri. On était à quatre-vingts kilomètres, je crois. Et la route était mauvaise, en piteux état. On était assis sur des landrovers. On a donc roulé, roulé, roulé... Je suis donc arrivé à Maiduguri, très tôt, vers six heures du matin, et je suis tombé sur un taximan. Je lui ni dit : « Conduisez-moi là, au stationnement. » Le taximan en question, c'était un Camerounais, mais qui s'était fait naturaliser nigérian, compte tenu de l'extrême mobilité des Peuhls dans toute la région, on sait d'ailleurs ce qu'il en est advenu avec l'empire du Kanen Bornou. Et, au stationnement, J'ai dû m'enrichir un peu, d'un petit plat africain, la boule de manioc qui était par-dessus le marché. J'ai cherché une voiture qui allait sur la prochaine étape : Kano. Je n'ai pas trouvé. J'ai trouvé des touristes qui redescendaient sur Lagos. Ils m'ont emmené. On allait sur Lagos. A Lagos justement je me suis rendu compte qu'au port de Lagos, il n'y avait pas moyen de prendre le bateau. J'ai dû redébourser de l'argent pour revenir sur Maiduguri. De Maiduguri j'ai pris un car en bonne et due forme pour Kano, on devait se trouver le 7 septembre 1974. Je suis arrivé à Kano. Et de Kano j'ai pris une [PAGE 8] voiture pour Zinder. Alors Kano maintenant ça devait être vraiment la limite du Nigéria. De là, je sortais pour un autre pays : le Niger. J'ai mangé à Kano et tout, une ville très peuplée, extrêmement peuplée, ville également de trafic par définition qui traduit assez bien l'image du Nigéria aujourd'hui. Des personnes, dès qu'elles sentent que vous êtes étranger, vous proposent des passeports, des armes, des pistolets, des couteaux, des devises étrangères, des cartes d'invités, des actes de naissance, tout, tout, tout... ils vous proposent même jusqu'aux ossements humains ! Alors, ce n'est pas possible ! Alors moi, du coup, j'étais submergé. Bon, ce n'était pas mon objectif, il ne fallait pas dormir là. De toute façon je suis allé au marché m'étant tant bien que mal défait de ces trafiquants. J'ai donc payé, réservé ma place dans une voiture pour Zinder, au Niger, qui est la deuxième ville du pays. Or Zinder, comment est-ce qu'on était transporté ? Totalement par des camions de transports poids lourds, entièrement faits en bois d'ailleurs. Les gens étaient parqués derrière, comme de la marchandise. On est parti de Kano, il devait être 19 h 30, on est arrivé à Zinder, au Niger, tôt le matin, à 6 heures. Alors j'étais à Zinder. Là, il s'est posé un autre problème d'itinéraire. J'ai réfléchi suffisamment parce que j'avais la possibilité à Zinder d'emprunter une autre voie, la voie du désert également, mais une voie du désert moins risquée mais à très faible peuplement. Il s'agissait de partir de Zinder à Agadès, d'Agadès à Tamanrasset en Algérie. Et de Tamanrasset maintenant, puisqu'il y avait une route nationale entre Tamanrasset et Alger, de prendre Tamanrasset Alger.

M.B. – Et Agadès, c'est où ?

S.T. – Agadès, c'est encore au Niger. Alors sur la route Zinder-Agadès, il n'y avait pas de voiture. Je suis allé le matin, je suis resté au stationnement qui est à la sortie de la ville toute la soirée et toute la journée et ça me faisait épuiser le peu d'argent que j'avais : il me restait 24 000 francs C.F.A., je crois. Je suis resté, je suis resté, je suis resté, et, à 19 heures, il y a le commissaire de police, monsieur Djingarez, qui m'a laissé une très bonne impression, je me souviens, lui il était l'autorité forte de la ville : c'était le commissaire de police principal qui faisait tout. Alors il se baladait pour faire un contrôle de routine le [PAGE 9] soir dans sa landrover et il m'a trouvé là. Il m'a dit – « Mais tiens vous n'êtes pas parti ? Vous m'avez dit que vous partiez à Agadès. » J'ai dit : « Je n'ai pas trouvé de voiture. » Il dit : « J'allais vous le dire ce matin parce que avec la pluie ces derniers temps même les approvisionnements militaires n'ont plus lieu. Et où allez-vous dormir ? » J'ai dit : « Je ne sais pas. » Il voulait voir s'il y avait quelques missionnaires dans le coin. Il m'a dit : « Venez chez moi. » Il m'a emmené chez lui. Il m'a installé dans la chambre des étrangers, curieusement, compte tenu de la compartimentation du Cameroun, qui fait que le pays est gouverné totalement sur des bases tribales où le sud et le nord s'ignorent absolument.

M.B. – Au Niger ?

S.T. – Non, au Cameroun. Compte tenu de ces phénomènes, je n'avais jamais mangé de mil alors que le mil est cultivé au nord du Cameroun, il sert comme plat de base. Alors le soir on m'a servi du mil à table et je m'étonnais. Devant ma surprise, il m'a dit : « Mais c'est un plat aussi bien camerounais ça ! » Je lui ai dit : « Je n'en ai jamais mangé. »

M.B. – Moi non plus

S.T. – Il m'a dit : « Ah ! vous êtes du sud ! »

M.B. – Moi je suis resté longtemps dans le nord, longtemps c'est-à-dire plusieurs semaines, et je n'en ai jamais mangé!

S.T. – Il m'a dit : « Bon voilà ! » d'autant plus qu'il se rendait compte du décalage que ça faisait et j'ai dormi jusqu'au matin. Et le matin donc, il m'a emmené au stationnement. Il m'a dit : « Est-ce que vous ne pouvez pas faire autrement ? » Je lui ai dit : « Je vais voir. » J'étais donc obligé de rechanger d'itinéraire. Je ne pouvais pas prendre l'itinéraire à fort peuplement humain qui était celui de la côte, c'était le plus cher, le plus dispendieux, je n'avais pas assez d'argent. J'ai donc accepté. On est allé au stationnement, on est allé voir un car, il a dit au chauffeur : « Vous m'emmenez ce garçon à Maradi », qui était la troisième ville du Niger. Alors le chauffeur, tout content, a dit : « Oui, monsieur le Commissaire, on va l'asseoir devant la voiture ! » On m'a emmené à Maradi; dans la voiture, j'ai sympathisé, j'ai connu un jeune professeur d'éducation physique pendant les scènes de prières. Et on est arrivé à Maradi à 20 heures. J'ai parlé à ce [PAGE 10] Professeur d'éducation physique, je lui ai expliqué mes projets, ma destination. Il m'a hébergé là-bas, chez lui, j'ai donc passé la nuit chez lui, c'était un jeune homme très gentil. Le lendemain, j'ai donc pris le car pour Niamey, la capitale du Niger. Alors on a roulé, roulé toute la journée. J'arrive à Niamey tard la nuit. Je ne connaissais personne. Je suis arrivé à Niamey à 22 h 30. Au stationnement, je descends avec mes valises, je regarde partout... Il y avait un jeune homme qui passait par là, je dis : « Vous ne connaissez pas un Camerounais qui doit habiter par ici ? » Il m'a dit : « Vous êtes Camerounais ? » J'ai dit : « Oui. » Il m'a dit : « Ah ! j'en connaissais un, mais il est mort ! » Je suis resté stupéfait. Après il m'a dit « Vous le connaissiez ? Il s'appelle Michel. » J'ai dit « Michel comment ? » Il me donne tout son nom. Or ce garçon avait passé le bac à Bangui un an plus tôt que moi, le bac C, il était très brillant. Il était rentré au Cameroun s'inscrire à l'université en Lettres et en Sciences mais n'avait pu obtenir de bourse et comme il n'avait pas de moyens – il était orphelin – il a décidé de continuer son aventure. Il est sorti du Cameroun en utilisant exactement la même méthode que moi et il est arrivé à Niamey. Il a décidé, puisqu'il n'avait plus d'argent, de faire escale et de travailler momentanément. Il a pu trouver un poste de professeur de mathématiques dans un lycée. Comme il se trouvait qu'il était un excellent musicien aussi, il jouait de temps en temps dans une boîte de nuit pour avoir un peu plus d'argent, quitte à continuer son aventure plus tard. Un jour donc, juste à la fin de l'année, donc au mois de juin, il y a eu une petite fête du lycée et lui voulait faire une petite exhibition pour ses élèves. Il a pris la guitare et il s'apprêtait à chanter. Il a pris le micro qui était mal branché, il y avait une masse, il a été électrocuté, il en est mort. Figurez-vous, c'est 1a nouvelle qui m'accueille, moi qui fais l'aventure, qui suis pratiquement sa trace... on me dit qu'il est mort ! J'étais refroidi, je me disais : « Et moi, je meurs quand ? » J'ai dormi une nuit blanche chez ce garçon. Il m'a hébergé pour la nuit et le lendemain, avec tout ce que cela faisait comme émotion, j'ai décidé de passer deux jours à Niamey, juste pour essayer de faire tomber l'émotion. J'ai visité le centre culturel américain, toutes ces institutions-là, les bonnes œuvres, le pont Kennedy... une floraison [PAGE 11] de noms comme ça. Et le soir de ce jour-là, j'ai donc décidé de partir. Prochaine étape: Ouagadougou en Haute-Volta. J'ai payé mon billet de transport, c'était assez long, j'ai payé le car. On est parti à Ouagadougou et on a roulé toute la nuit, toute la nuit. Ce qui était curieux, c'est que la majorité de la population était musulmane. La voiture s'est arrêtée de temps en temps pour que les gens fassent la prière, Alors je me retrouvais errant dans mes idées... puisque cela ne me disait rien de tout ça. Alors on arrive à Ouagadougou également un matin très tôt. On me dépose au stationnement du car, je descends, je regarde partout, je regarde, je regarde : il y avait juste une pompe à essence à côté, station Mobil. Je ramasse mon sac. Comme je ne m'étais pas lavé depuis une semaine, je demande au garçon s'il pouvait me permettre de me laver la figure. Il me dit : « Vous venez de très loin, vous êtes d'où ? » Je lui dis : « Je suis du Cameroun. » « Où allez-vous ?... » Je lui ai expliqué brièvement tous mes problèmes. il a été très sensible, il a dit : « Oui, j'ai mon frère qui est étudiant à Dakar, j'en ai un autre qui est en France... » Et il m'a emmené dans une petite chambre qui servait de garage à la station. Alors je me suis lavé là-bas et tout... Il m'a dit que je pouvais me reposer là. Je me suis reposé là toute la journée et j'ai dormi, j'ai dormi totalement. Comme j'avais les cheveux très mal faits, je me suis levé... parce qu'à partir de là, l'étape devenait plus facile : entre Ouagadougou et Abidjan il y a un train. Je suis allé chez le coiffeur. Comme je ne tenais pas à dépenser, j'ai dit : « Pour combien vous taillez les cheveux ? » « 75 francs C.F.A. » J'ai dit : « Bon, moi je vous donne 25 francs juste pour les ciseaux. Je ne demande qu'une chaise et puis laissez-moi un miroir, je m'arrange moi-même ! » Alors les clients qui étaient là ont dit : « Mais ce n'est pas possible, d'où est-ce qu'il sort celui-là ? Cela ne se fait pas ici. » Alors il y a eu des avis partagés; il y a eu une majorité qui l'a emporté qui a dit : « Mais il te paye 25 francs et il ne te dérange même pas ! Lui, il va se coiffer lui-même, ce monsieur-là. Nous, on ne voit pas pourquoi tu t'y opposerais, on serait même très content. En tout cas, nous on ne demande qu'à voir l'expérience. » Alors, ça s'est fait comme ça, je me suis coiffé, taillé les cheveux, j'avais l'habitude... Je me suis arrangé un peu. Puis j'ai visité la ville, j'ai visité Ouagadougou, [PAGE 12] le quartier des ambassades, l'ambassade des Etats-Unis était juste devant la présidence, à se demander si ce n'était pas fait pour ! A l'époque, la remarque ne m'a pas échappé. Et il me restait 18 000 francs C.F.A. Je savais jouer aux cartes, je jouais un type de cartes qu'on appelle le huit américain. Et je me suis baladé... Le camarade-là en question qui m'avait hébergé m'a dit : « Je vais te montrer Ouagadougou. » Il m'a emmené à l'hôtel d'Indépendance. J'ai rencontré des fortunés Libanais, des commerçants, dans le plus grand hôtel de Ouagadougou, qui jouaient à ce jeu-là, le huit américain. Alors ils jouaient de l'argent. Je suis venu, j'ai regardé, (parce qu'à l'époque la communauté camerounaise à Bangui... Puisqu'on se retrouvait tous les soirs, on ne jouait qu'à ça), j'ai dit : « Et si je jouais avec vous ? » Ils ont dit : « Mais si tu as l'argent. » Ils m'ont dit : « Est-ce que vous avez 5 000 francs ? » J'ai dit : « Moi, j'ai 1000 francs. » J'ai mis 1000 francs. On a joué le premier tour, j'ai gagné. On était six, j'ai gagné 6 000 francs. Alors après j'ai misé tous les 6 000 francs, j'ai gagné 12 000 francs;et après, j'ai encore misé, j'ai gagné 30 000 francs. Alors je me suis dit : « Il faut partir » et je suis parti. J'avais gagné 30 000 francs comme ça en trente minutes. C'était comme ça. Je me trouvais du coup avec 55 000 francs à nouveau dans mes poches (C.F.A.) et j'ai mis une semaine à Ouagadougou puis j'ai pris le train qu'on appelle la R.A.N. – Réseau Abidjan-Niamey. Parce qu'en réalité cette voie-là était prévue pour arriver jusqu'à Niamey mais pour le moment ce n'était qu'Abidjan-Ouagadougou. J'ai donc pris le train de Ouagadougou à Abidjan. Et dans le train, j'ai été un peu surpris parce que, arrivé à la frontière entre la Haute-Volta et la Côte-d'Ivoire, les policiers ivoiriens montent en bloc et ils font des contrôles systématiques. Et cela traduit – aujourd'hui je fais assez bien j'analyse – cela traduit l'image qu'on s'est faite de la Côte-d'Ivoire en Afrique, c'est comme une espèce de France pour les pays de l'Afrique de l'ouest parce que tous les dockers du port d'Abidjan sont des Voltaïques. On l'a d'ailleurs vu lors du petit conflit qu'il y a eu entre le Mali et la Haute-Volta. La Côte-d'Ivoire ayant pris position pour le Mali, tous les dockers voltaïques avaient subitement refusé de travailler et le port d'Abidjan s'est trouvé paralysé. Alors l'anecdote en Côte-d'Ivoire veut [PAGE 13] que l'on dise que les Voltaïques viennent par tous les moyens : par air, par vélo, à pied... ! Dans le train aussi j'avais rencontré un jeune Ivoirien dont le fière était un grand commerçant de chaussures Bata en Côte-d'Ivoire et je suis arrivé en Côte-d'Ivoire. C'était ma première expérience de taximètre où l'on payait par la distance parcourue et non par une somme forfaitaire comme au Cameroun. J'ai donc dormi chez eux pendant trois jours et après ils m'ont dit qu'ils ne pouvaient plus me garder parce que c'était étroit chez eux. Je suis allé à la cité universitaire d'Abidjan : cité Mermoz. J'ai demandé s'il n'y avait pas des Camerounais ici. On m'en a montré un qui m'a hébergé un jour. Après je suis allé à la Cité rouge... parce que les bâtiments sont rouges ! Sinon, Cité rouge a une consonance qui ressemble davantage à la provocation pour un pays comme la Côte-d'Ivoire. Alors je suis allé à la Cité rouge, c'était dans le quartier chic de Cocody, et à l'époque j'étais très frappé parce que c'était brusquement la rupture avec tout ce que j'avais connu comme traditions africaines, comme traditions populaires et tout. J'arrivais dans une cité universitaire où les étudiants ne se parlaient pas, où le parc automobile était immense, très développé et où chaque étudiant était dans sa chambre. Dans le couloir on ne se parlait pas, alors j'avais l'impression de me trouver devant des Blancs, plus que des Blancs ! Et tous les étudiants étaient pratiquement véhiculés, ce qui correspondait à une politique du régime ivoirien jusqu'à ces derniers temps, avant que la crise économique ne les atteigne et empire du fait de la transposition de la situation en France, qui voulait que les étudiants soient bien entretenus et que la classe de moyenne bourgeoisie sociale soit constituée par les étudiants. Ils touchaient à l'époque 45 0000 francs de bourse. En 1974, c'était énorme parce qu'il faut rappeler que leurs collègues de Yaoundé n'avaient qu'une vingtaine de mille francs (18 000 francs, d'ailleurs). Et ils étaient bien, très confortables, ils ne discutaient sur rien, ils s'occupaient de leur voiture, ils allaient se balader, ils étaient abonnés aux plus grands cinémas de la ville et ainsi de suite. Ils étaient mieux que certains fonctionnaires. Alors j'ai été visiter le plateau à Abidjan et c'est là où c'était curieux : il n'y avait que des Blancs, dans ce centre d'affaires. Oui, [PAGE 14] rien que des Blancs et, à Abidjan, l'anecdote veut que quand un Blanc rencontre un Noir à partir de 17 heures, en dehors des heures d'affaires, dans ce coin-là, il se fâche, il dit : « Mais qu'est-ce qu'il fait ici ? » Le seul problème c'est qu'il y a un autre mythe qu'il faut dissiper, comme quoi Abidjan c'est juste cette concentration, ce coin-là, soit en tout un kilomètre carré de place d'affaires, de tours, de bâtiments. Il y a les grandes cités qui sont juste jumelées à côté, à un kilomètre de là, Adjamé, Markory, qui sont des bidonvilles énormes faits de prostitution, de maisons closes, de salles de cinéma et tout ce qu'on peut imaginer. Et, curieusement, on peut vivre à très peu de frais alors qu'en se référant au centre-ville d'affaires on pense que la vie est insoutenable.

Alors, il fallait partir au Mali maintenant. Je suis resté là. Comme je voulais économiser à tout prix, j'ai rencontré quatre jeunes touristes français, trois garçons et une fille qui disaient qu'ils voulaient d'abord faire Lomé, Cotonou et puis Accra avant de remonter sur Dakar. J'ai dit « On va ensemble. » J'accepte, étant entendu que nous partagions les frais. On est redescendu à partir d'Abidjan jusqu'à Lomé, Cotonou, Accra. Il y a quelque chose de très intéressant qu'il faut noter là c'est que, hors le Cameroun, aucun pays n'exige autant de pièces pour sortir ou pour entrer. Parce qu'après le Cameroun, je ne montrais pratiquement plus mes pièces, on ne demandait rien, on demandait la carte d'identité, on ne demandait rien du tout ! Alors, le Dahomey, le Ghana, la Côte-d'Ivoire, tout ça c'était sans papier. Arrivés à Accra, la voiture est tombée en panne : il y avait une pièce du moteur qui était entièrement cassée. Alors moi, j'étais pressé, je suis revenu donc sur Abidjan. J'ai payé le car, le même jour, pour le Mali, Bamako. Alors, c'est là dans le car que j'ai rencontré un jeune Français, Gérard, qui était de Marseille, il savait à peine écrire son nom. Lui était venu en Afrique parce qu'on lui avait dit que tout Blanc qui tombait en Afrique faisait fortune ! Mais vraiment un type moche et tout !

M.B. – Il avait fait fortune ?

S.T. – Mais aucune fortune ! Il venait d'arriver mais lui se disait que tout Blanc tombé en Afrique faisait fortune... Mais il va faire fortune, je vais te dire : on a donc roulé deux nuits et trois jours et je suis arrivé donc à [PAGE 15] Bamako. On est arrivé à Bamako à 21 h 30 avec lui. On ne connaissait personne. On est resté, il pleuvait abondamment et quand il pleut, Bamako est totalement inondé. On est allé dans un petit hôtel là-bas, c'était plein. On est resté sur le bord de la route et puis un monsieur s'est arrêté dans une grande voiture, une 404, et puis il est venu rentrer dans l'hôtel et pendant qu'il entrait, nous on a demandé au monsieur : « Vous ne savez pas où est-ce qu'on peut trouver des hôtels ici encore ? » Il a dit : « Mais qui êtes-vous ? » On lui a expliqué et tout et il a dit : « Bon, venez avec moi. » Alors, en chemin, il nous explique qu'il est président de la Cour suprême de Bamako, du Mali. Alors il nous emmène chez lui. Il avait une grande concession, un grand enclos et il y avait des maisons à louer là-dedans. Il nous a mis dans des chambres gratuitement et comme le train était hebdomadaire – le train Bamako-Dakar – on était obligé d'attendre une semaine, on se trouvait mardi et le train ne venait que l'autre mardi. On a vécu là, chez lui. On mangeait le riz le matin, le riz à midi, le riz le soir, dans un grand plat devant lequel tout le monde était assis. Au Mali, le riz est l'aliment de base. A la fin de chaque mois chaque famille achète un sac de riz et puis c'est tout. On n'a rien à faire. Il faut avouer que le fait que j'étais avec un Blanc a renforcé ma position, un Blanc qui était un feignant, qui ne savait pas écrire son nom. Mais comme j'étais avec un Blanc, on passait partout, on avait des tas d'attroupements de jeunes très ouverts qui causaient avec nous, qui discutaient sur la situation sociale et tout. On passait la journée à regarder des tisserands qui tissaient des tissus, des fibres bien africaines. Puis on a pris le train Bamako-Dakar, mais lui n'a pas pris le train, il n'a pas fait le voyage parce qu'entre-temps on a rencontré un jeune Malien de Côte-d'Ivoire qui lui a dit : « Mais non ! si tu vas en Côte-d'Ivoire, tu vas t'enrichir en deux jours; les Blancs, là-bas, c'est la foire ! » J'ai donc continué seul. J'ai pris le train Bamako-Dakar... qui est terrible ! C'est insupportable, cela fait plus de bruit que dix Concordes réunis ! Ça fait Wou Wou Wou... c'est impensable ! Pour 600 kilomètres il met deux jours. Alors je suis arrivé à Dakar, je ne connaissais personne. Je suis sorti sur la place de l'Indépendance, ce n'était pas loin de la gare, je suis remonté à pied. J'étais crevé et ce train vraiment, [PAGE 16] cela m'avait rendu fou. J'ai mis ma valise sur une banquette publique, genre de jardin, place de l'Indépendance, c'est très joli, cela reflète exactement les petits goûts de la colonisation. Je me suis couché sur la banquette, j'ai dormi. Il était 15 heures, j'ai dormi jusqu'au lendemain !

M.B. – Ce n'est pas vrai !

S.T. – Le lendemain, ma valise était là! Qu'est-ce qu'il y avait à voler dedans ? Rien. Il y avait juste mon baccalauréat, c'est tout. J'ai dormi continuellement de 15 heures à 7 heures du matin, malgré les bruits des voitures et tout. J'étais crevé! Je me suis levé le lendemain, j'avais la bouche pâteuse, je n'avais rien mangé, rien. J'étais sale. Je me suis levé, j'ai vu une dame qui vendait des bouts de pain avec des arachides grillées. J'ai acheté. Il me restait 13 500 francs C.F.A. Pendant deux jours j'ai mangé cela, du pain et des arachides, et puis j'ai dormi sur place. Le troisième jour en me réveillant, j'ai trouvé à côté de moi un monsieur qui lisait « Le Soleil de Dakar » Senghor avait fait une déclaration sur les arts au théâtre Sorano de Dakar et il critiquait ça. C'était un garçon qui avait des vertus d'opposition, une espèce de flou artistique fondé sur cette autre idée de la négritude que tout intellectuel africain à l'époque – on ne peut pas leur reprocher cela – prenait pour argent comptant et défendait à tous crins. Alors il critiquait Senghor sur des aspects de la négritude, à partir d'une déclaration qu'il avait faite la veille. Alors moi, à l'époque, j'avais fait la première au lycée Joss, on avait eu un jeune professeur de français, monsieur Atangana, qui parlait très bien, qui nous parlait de la littérature de combat, de littérature négro-africaine et curieusement on avait fait tous les auteurs sauf Mongo Beti bien sûr ! Pourtant, dans le livre qu'on avait, il y avait du Mongo Beti. Alors voilà, j'ai discuté avec lui très profondément, je l'ai combattu, je lui ai expliqué beaucoup de choses. Il m'a dit : « C'est très intéressant mais d'où viens-tu ? Qu'est-ce que tu fais ? » Alors je suis devenu froid, plus calme, je lui ai expliqué tous mes problèmes. Il avait l'impression de tomber du ciel; il m'a dit : « Tu as marché comme cela ? » Je lui ai dit : « Oui. » Il m'a emmené chez son père. Son père, c'était le fils du député Fall. Son père m'a gardé. Alors j'ai dormi deux jours et puis peu après, ils [PAGE 17] ont essayé de voir ce que je pouvais faire. Ils ont dit qu'ils allaient se débrouiller pour moi, pour me donner l'autorisation d'enseigner. Moi, dans mon idée, j'avais encore 13 000 francs, tout mon problème c'était de prendre le bateau pour rejoindre la France. Je suis allé au port, il y avait une grève maritime à Marseille. J'ai vu un jeune capitaine, le capitaine Pascal, qui s'est débrouillé pour moi, il a tout fait pour me trouver un bateau. Il m'a emmené vraiment de bateau en bateau voir les capitaines allemands, grecs, tout ça, pour leur dire : « Est-ce que vous ne pouvez pas l'emmener en Allemagne, en Grèce, partout où vous allez ? » Les types disaient « Non », « Non », « Non », et « Non ». Je suis donc retourné voir mes chers protecteurs et leur expliquer et ils ont engagé une procédure d'autorisation d'enseigner pour moi. Pendant ce temps son fils m'avait emmené à la cité universitaire et m'avait présenté à des Camerounais, un soir, qui avaient dit : « Ah ! non, non, non, non, non, nous, les aventuriers, nous, non, non, non, non ! »

Alors tout le monde me fuyait comme la peste. Je n'ai rien dit et j'ai trouvé un Voltaïque, le même soir, qui était très compréhensif. Il m'a dit : « Oui, ce problème, je connais... c'est sûr... » Il m'a donc donné asile chez lui momentanément. Je suis resté chez lui. J'ai couché, je faisais clando dans le plus grand pavillon de la cité universitaire. Et je suis resté là en attendant que j'aie l'autorisation d'enseigner. J'ai donc commencé mes cours d'abord en classe de Quatrième dans un collège, puis, peu après, je prenais mes cours à la fac. Curieusement, une des vertus de ces régimes néo-coloniaux : à Dakar, le restaurant universitaire était ouvert uniquement à ceux qui avaient une bourse ! Ceux qui n'étaient pas boursiers ne pouvaient pas manger au restaurant universitaire... totalement à l'envers du monde ! Alors le plat au restaurant coûtait 105 francs et quand on n'était pas boursier, 205 francs. Il y avait 53 étudiants camerounais à Dakar, 293 étudiants voltaïques, 160 étudiants nigériens, 90 étudiants togolais, autant de Dahoméens d'ailleurs, et beaucoup d'étudiants français, en médecine dentaire et médecine générale aussi.

M.B. – Parce qu'ils ne peuvent pas faire ici?

S.T. – Oui, Dakar comptait près de 7 000 étudiants à l'époque, et c'était une véritable tour de Babel : il y [PAGE 18] avait au moins vingt-quatre nationalités, allant des anglophones jusqu'aux francophones. Mon année a donc démarré comme ça. Peu après, la corruption aidant, j'ai corrompu un responsable des œuvres universitaires qui m'a octroyé une chambre en bonne et due forme à la cité universitaire. Par ce moyen qui n'est autre que la corruption, j'ai donc pu plus ou moins légaliser ma situation au regard de l'administration de la cité universitaire. J'ai donc pu être accepté puisqu'il fallait... équilibrer... pour que ma situation soit acceptée par la communauté camerounaise; j'ai été accepté, je suis devenu très entreprenant et les choses se déroulaient très normalement;on a essayé de créer des structures pour animer les Camerounais de Dakar. Compte tenu des événements de 1968, l'U.N.E.K. était implantée à Dakar, mais tout avait sauté, tout, tout, tout et peu de temps après, l'année s'est passée comme ça, elle s'est déroulée très normalement. Je touchais 28 500 francs par mois pour les cours que je donnais parce qu'entre autres, après, j'avais eu la classe de Première pour la littérature africaine alors que les boursiers camerounais n'avaient que 24 000 francs, les boursiers sénégalais 22 500 ! Pour bien refléter ce mirage économique que représentent des pays comme la Côte-d'Ivoire et le Gabon, les étudiants gabonais avaient 39 000 francs de bourse. Ce n'est pas tout, chaque Gabonais avait également à sa disposition une motocyclette gratuite. Les étudiants ivoiriens avaient 45 000 francs de bourse. Alors, c'était des gens intouchables là-bas, ils faisaient le gros dos ! Toutes les petites Sénégalaises couraient après ! Mais le problème, c'est qu'à la fin de l'année, c'étaient des étudiants qui ne passaient jamais les examens ! Beaucoup sont d'ailleurs actuellement à Paris parce que leur pays était disposé à leur donner une bourse pour le pays qu'ils voulaient.

Ah ! j'oubliais une partie importante ! Il faut noter quelque chose : quand je suis arrivé à Dakar, quand j'ai tenté par le port et que cela n'a pas marché, quand cet étudiant voltaïque m'avait hébergé, j'ai voulu appliquer immédiatement la solution de l'Algérie. J'ai repris ma valise un jour, j'ai fait Dakar-Saint-Louis, Saint-Louis-Rosso, au Sénégal, j'ai traversé le fleuve, je suis tombé de l'autre côté, Rosso-Mauritanie, je suis allé jusqu'à Nouakchott, [PAGE 19] capitale de la Mauritanie. J'ai réfléchi, je me suis dit « non ». Je prenais des risques parce que l'année scolaire commençait. Mieux valait retourner à Dakar, quitte à passer un an là, observer les choses bien sur place, me préparer avant de me relancer puisque je ne perdais rien à m'inscrire à la fac et j'avais un poste pour enseigner, avoir de l'argent. Je suis donc retourné. C'est dans la fin de l'année universitaire, après ma première année de droit donc que j'ai... naturellement à l'époque je ne pouvais pas obtenir de papiers. Et il y avait un problème très précis, c'est que l'ancien consulat de l'ambassade de Guinée au Sénégal, après que la Guinée se soit brouillée avec Senghor, l'ambassadeur était resté au Sénégal, il avait pris tous les documents qui étaient à l'ambassade, au moins quelque chose comme cinq mille passeports neufs qu'il avait gardés et il faisait du trafic avec, ce qui fait que le passeport guinéen à Dakar se vendait comme des bouts de pain il suffisait de connaître le réseau. Tous les Camerounais qui faisaient l'aventure, qui montaient, tombaient sur nous à la cité et on les orientait dans ces réseaux-là. Ils achetaient le passeport à 20 000 francs C.F.A, et ils continuaient leur trajet. Compte tenu du crédit militaire et révolutionnaire que la Guinée avait, les frontières de l'Algérie étaient toutes ouvertes. Voilà il ne suffisait plus qu'à traverser la Mauritanie, à affronter le désert.

Je me suis donc doté du même document ! J'ai donc fait Saint-Louis, puis Rosso, j'ai traversé le fleuve et je suis arrivé en Mauritanie. Il faut noter, c'est quand même curieux, c'est qu'à l'époque comme la Mauritanie n'avait toujours pas de cadres, compte tenu du phénomène islamique, de cadres... de cadres francophones, la majorité des cadres moyens en Mauritanie, c'étaient des étrangers. Alors il y avait plein de Camerounais aussi qui étaient des aventuriers et qui, arrivés là, avaient décidé de faire une pause pour gagner de l'argent. Alors les étrangers pouvaient expatrier 50 % de leurs salaires et, s'ils étaient mariés, ils pouvaient expatrier 70 % en ouguiyas qui était une monnaie inconvertible. J'ai pris quelques contacts avec des camarades et puis je suis sorti. J'ai donc pris la voiture deux jours après : de Nouakchott à Atjout en Mauritanie, d'Atjout à Atar qui est actuellement une importante base militaire où étaient [PAGE 20] d'ailleurs concentrées encore dernièrement des troupes françaises. D'Atar j'ai donc rejoint Tchoum qui est déjà vers le nord, et de Tchoum donc j'ai rejoint Zouérate qui est une importante base minière mauritanienne et que le Polisario a attaquée l'année dernière, ce qui a motivé l'intervention des troupes françaises. Là, je devais vivre ma première expérience d'une Afrique totalement... vraiment dominée, je ne sais pas, misérable, comme on dit, lyrique, romantique. A Zouérate, je n'avais pas besoin de réfléchir sur ce qui se passait en Afrique du Sud : c'était l'apartheid. Je sais qu'avant d'arriver à Zouérate pendant que je séjournais en Mauritanie, on m'avait expliqué que les Noirs étaient mal vus et que le racisme existait. Et, pour peu qu'il y ait une petite affaire entre un Maure blanc et un Maure noir, le Maure blanc appelait le Maure noir koré, ce qui voulait dire esclave. Mais quand je suis arrivé à Zouérate, c'était pathétique : il y avait un quartier pour les coopérants blancs et un quartier pour les travailleurs noirs, des bars pour les Blancs, des bars pour les Noirs.

M.B. – Et pour les Maures blancs ?

S.T. – Tous étaient assimilés aux Noirs.

M.B. – Ah ! bon ?

S.T. – Ah ! Rien à faire ! Là, maintenant, ils se trouvaient unis dans le sort. Ah ! Rien à faire ! Et là vraiment c'était douloureux parce qu'il n'y avait même pas besoin d'être politisé ou conscientisé pour comprendre cela. C'était choquant parce qu'on voyait les Blancs évoluer dans leurs cercles (on appelait cela leurs cercles);tout était très bien fait, des grands jardins et tout. La ville était divisée en deux.

M.B. – Il paraît que le barrage d'Edéa, Alucam, eh bien, il paraît qu'à Alucam, eh bien c'est comme cela.

S.T. – Cela ne m'étonne pas ! C'est vrai, cela ne m'étonne pas !

M.B. – Comme à Kolwézi, c'était comme ça à Kolwézi.

S.T. – Exactement. C'était comme ça à Kolwézi. Alors le problème était qu'il fallait trouver une voiture parce que, là, le parcours devenait dangereux. Parce qu'on allait bientôt affronter le désert. J'ai trouvé un Camerounais qui est actuellement ici, qui travaillait en Mauritanie, qui avait donc décidé de continuer son voyage. On a attendu [PAGE 21] jusqu'au soir, la nuit et on a trouvé une Landrover qui partait. La prochaine étape, c'était Bir Moghrein, c'était la dernière garnison militaire avant le désert. Et il faut justement signaler que cette traversée n'était possible que grâce au fait que les hostilités entre le Polisario et les autres pays belligérants n'étaient pas encore lancées sur le plan militaire, parce qu'actuellement c'est impossible de faire un tel itinéraire. On a mis une semaine à Bir-Moghrein. On achetait le litre d'eau 50 francs C.F.A. C'était impensable ! Il faisait une chaleur incroyable. C'était pratiquement déjà le désert. Et, de là, toujours avec mon passeport guinéen bien sûr - on était des Guinéens, rien à faire ! – on a donc attendu une semaine puis on a trouvé une voiture, une Landrover aussi, qui était disposée à traverser le désert parce que c'était un Maure qui faisait le commerce entre l'Algérie et la Mauritanie. Il nous a pris 5000 francs C.F.A. chacun. On a traversé le désert; on a roulé, on a roulé, on a roulé, on a roulé. Au quatrième jour donc dans le désert, mon camarade et moi on s'est couchés très fatigués, comme cela sur le sable. On avait creusé parce que le soir, le vent soufflait beaucoup. Alors il y avait un système : il suffisait de mettre un drap debout et de se mettre derrière. Alors quand le vent soufflait le sable s'accumulait, s'accumulait et après, nous, on se recourbait et on respirait en se mettant dans ce sens là. Et donc, ce quatrième jour-là, alors, j'avais aménagé une place comme cela pour y dormir mais j'étais sorti pour aller regarder quelque chose dans la voiture. En revenant, mon ami avait pris ma place parce qu'il était très fatigué. Mais là, où l'on avait creusé, c'était justement sur le trou d'un gros lézard du désert. Ils sont venimeux.

M.B. – Ah ! bon ?

S.T. – Oui. Le camarade était venu se coucher là, où je m'étais couché avant et j'étais sorti pour aller voir quelque chose dans la voiture. Lui était allé se coucher, il était trop fatigué. Il m'a dit : « Oh ! tu arrangeras une autre place ! » J'étais en colère et puis je me suis dit : « Non, ce n'est pas grave, de toute façon, je t'aurai la prochaine fois. » Comme le Maure ne comprenait pas le français – il comprenait à peine – ... Alors à un moment, on a entendu... Il a poussé un grand cri. On n'a rien compris. Et puis subitement le Maure, lui, savait ce que [PAGE 22] C'était. Il est venu avec sa torche, il l'a allumée, il a vu... il a vu le lézard partir, il a dit : « Ahhhhh... ! » Je me suis précipité sur mon camarde pour le toucher, le Maure a dit : « Non, non, non, ne le touche pas, viens, viens, viens, viens ! » Il le disait en maure, mais je ne comprenais rien. Alors je me suis retourné et je me suis lâché (je me suis balancé), j'ai retourné le camarade en question, j'ai vu, il était mordu là, il y avait une blessure, cela saignait. Il m'a dit : « Aïe ! j'ai été mordu, piqué par un serpent ! » Je ne comprenais rien, c'était la stupeur. Alors, du coup, je me suis mis à regarder autour de moi. Le Maure en question m'a tiré et la victime a mis moins de cinq minutes à balbutier comme cela.

M.B. – Et il est mort ?

S.T. – Il est mort, il n'a plus donné signe de vie. Le Maure en question m'a dit... il est monté dans la cabine de la voiture et puis il est revenu me chercher et il m'a dit : « Tu t'assois dans la cabine », je me suis assis, on est resté quelques instants après on l'a enterré. Il a fait un trou, on l'a enterré on a creusé le sable et puis on l'a mis là, c'est tout.

M.B. – Mais la famille ne saura jamais ce qui lui est arrivé ?

S.T. – Si, ils ont su parce que nous avons envoyé une carte postale d'Alger. Là, c'était impensable parce que le reste du voyage était d'ailleurs .... j'étais décontenancé. C'est alors que j'ai rencontré, non ... après, à Tindouf, deux jours après l'accident, on avait mis une semaine pour parvenir jusqu'à la frontière, j'ai rencontré un jeune Camerounais qui avait donc travaillé en Mauritanie et qui m'a dit que lui faisait également le voyage. A Tindouf donc, en Algérie, le plus dur était fait. On s'est lavé dans un petit truc là chez des gens d'une famille que ce Maure-là connaissait. Puis on est reparti. On a trouvé un camion, on est monté à Béchar, puis Béchar-Oran. Oran, c'est une ville comme Lyon; on sentait vraiment la colonisation française à Oran, plein de cafés, de quartiers avec des arbres et tout. Et Oran, de là on est monté à Alger par un car. C'est là où je dirais que l'Algérie a des éléments assez positifs parce que même déjà à Béchar, c'étaient des militaires qui faisaient tous les travaux sur la route, creusaient les routes, construisent les maisons et tout. Et à Oran, le car qu'on a pris pour aller à Alger, c'était [PAGE 23] un car comme les grands cars de touristes ici, très, très, très confortables. C'est l'Etat qui les gère et on paye des tickets à des stationnements précis, on monte à des heures précises et ça va dans toutes les directions. Alors on est arrivé à Alger. Il fallait maintenant que chacun mette sa stratégie en place parce que maintenant la prochaine étape c'était l'Italie, naturellement d'Algérie. Il fallait obtenir un visa de l'ambassade d'Italie pour entrer en Italie et, outre cela, il fallait vivre en Italie ! On n'avait plus assez d'argent. Le problème, contradiction du pays socialiste qu'est l'Algérie, il y a un marché noir très commerçant. Vous pouvez vendre un vieux slip que vous avez usé pendant dix ans;tout, tout se négocie.

M.B. – Ah ! Bon ?

S.T. – Oui. Alors moi, à l'époque, comme j'avais le discours assez vif, j'ai donc pris du champ sur mon camarade, j'ai rencontré des Algériens; les étudiants algériens sont très sympathiques, très curieux, il y a une coupure terrible entre l'Afrique du Nord et l'Afrique au sud du Sahara, on ne se connaît pas. Ils nous regardaient comme des êtres étranges. L'homme de la rue nous perçoit comme tels. Les étudiants un peu conscientisés ont autre chose quand même, ils ont une autre vision. Ils étaient contents d'apprendre que nous étions Guinéens et révolutionnaires, et comme ça on nous avait donné des tickets gratuits d'étudiants, nous mangions à la cité universitaire à 1 franc, 1,20 franc, et c'est là un autre aspect qu'on peut dire assez positif de l'Algérie. Quand je passais à Alger en 1974, le quotidien national El Moujahid coûtait 0,50 dinar, donc l'équivalent de soixante centimes, il coûte encore ça aujourd'hui et le ticket de restaurant universitaire coûte encore 1 dinar 20, comme je l'avais laissé.

M.B. – Oui, mais c'est quand même le petit peuple qui finance, qui finance une classe privilégiée, les étudiants, parce qu'il y a un déficit qui est payé par l'Etat.

S.T. – Oui, entendons-nous ! Le problème est très simple. Moi je range cela parmi les mesures que je qualifie de positives sur le plan social parce que cela permettait l'accès de larges couches de la population à l'instruction, à l'éducation et à un certain niveau de vie. Même par un certain niveau de vie, ils participaient... ils jouissaient du minimum que leur permet l'économie nationale, [PAGE 24] c'était ça. Mais il y a un problème très important, c'est que la majorité des étudiants à Alger, Africains au sud-Sahara, était concentrée dans une réserve universitaire à treize kilomètres sur la route de l'aéroport, à treize kilomètres d'Alger. Tous étaient mécontents;en effet ils se plaignaient de désirs qui étaient des désirs contractés dans une société profondément néo-coloniale. C'était : il n'y a pas de femmes libres, il n'y a pas de prostitution développée, on s'ennuie il n y a pas de boîtes de nuit pour danser... C'était ça, à l'époque je comprenais bien leurs raisons, aujourd'hui je m'interroge : j'ai des camarades qui sont étudiants en Roumanie et en Yougoslavie;chaque fois qu'ils viennent à Paris, c'est le même problème qu'ils vous posent. Demandez-lui s'il vit bien, s'il a un logement. Impec.! Tiens, les problèmes ne sont pas scolaires;non. Impec. ! Alors pourquoi il se plaint ? Il n'y a pas de boîtes de nuit... c'est tout ! Alors tous se plaignaient pratiquement de la même chose. Je ne doute pas qu'il y ait eu un aspect assez réel dans leurs plaintes, sur le plan de l'attitude de la population en tant que telle, parce que, là encore, l'effort constant fait par le gouvernement algérien pour canaliser le mot d'ordre de révolution d'une façon généralisée dans la population n'a pas encore atteint toutes les couches : il y a toujours un décalage entre les discours officiels et les masses – c'est très important – excepté les étudiants parce que eux, en tout cas, ils discutent très librement avec les Africains originaires du sud du Sahara. Donc il pouvait y avoir un problème réel.

M.B. – Non, mais de toute façon la civilisation arabe est une civilisation austère, une civilisation islamique.

S.T. – Exactement.

M.B. – En principe, ce sont des gens austères. Ils n'ont pas à satisfaire les petites impulsions du petit-bourgeois néo-colonial.

S.T. – Oui. Alors, à Alger, le problème était simple pour nous, on avait donc pu négocier nos vieux vêtements au marché noir pour obtenir 400 dinars qui étaient l'équivalent des frais de transport Alger-Rome. Je l'ai fait. Je suis allé au consulat d'Italie;le visa était très facile, je l'ai obtenu. Il fallait prendre l'avion. Je me trouvais dans un restaurant à 13 heures, en train de manger, je devais m'envoler à 14 h 30. Moi qui n'ai pas beaucoup l'habitude [PAGE 25] de l'avion... La radio annonce qu'un avion de la Royal Air Maroc en provenance de France avec 104 personnes à bord (il s'agissait de travailleurs qui venaient prendre des vacances) s'est écrasé! Moi qui allais prendre l'avion à 14 h 30 ! Enfin, je suis allé à l'aéroport, à Alger, c'étaient les gens qui étaient derrière moi qui me poussaient à avancer parce que moi je me disais : « Ce n'est pas possible, il va s'écraser ! » Bon, je suis monté dans l'avion, on a décollé pour Rome. A Rome on a pris la correspondance pour Milan. Je suis arrivé à Milan à 21 h 30. J'avais encore sur moi deux billets de 5 000 francs CFA.

M.B. – En quelle année

S.T. – En 1975.

M.B. – Ah ! bon, d'accord ! Et quel mois ?

S.T. – Fin septembre.

M.B. – Il fait déjà froid.

S.T. – Oui, mais j'étais en bras de chemise, tiens-toi bien ! Alors, j'aide un jeune Italien que j'avais rencontré dans l'avion, qui venait de travailler comme technicien du pétrole en Libye et qui rentrait en Italie. Alors on a fraternisé, on a discuté en anglais. Il m'a pris dans la voiture mais le problème était qu'il voulait m'aider à changer mon argent. Il m'a emmené dans au moins douze hôtels de rang international. Je présente le franc C.F.A., on me dit : « Connais pas ce truc-là ! » Là, je commençais à comprendre que nous-là-bas...

M.B. – Non mais même au Nigéria, on a du mal. Moi, j'ai eu du mal au Nigéria à changer le franc C.F.A. à l'aéroport, pourtant, attention !

S.T. – Alors il s'est débarrassé de moi, comme ça, à la gare, tard, à 23 h 30. Bon, en Italie, il y a beaucoup d'Ethiopiens et d'Erythréens; j'ai vu un jeune Ethiopien qui se baladait par-là, je lui ai posé la question : « Pardon, vous ne connaissez pas un endroit où je peux dormir ? » Je lui ai expliqué un peu mes problèmes. Il a été très sensible, il m'a emmené chez lui, j'ai dormi jusqu'au matin. Le matin, lui aussi, il a fait comme tout le monde, il m'a emmené à la place publique et puis il m'a largué! Je me suis débrouillé, j'ai marché, j'ai demandé partout si on pouvait me changer l'argent. Je suis tombé sur un Policier italien habillé comme un bon gangster de la ville, vraiment c'est effroyable ! et il m'a emmené donc chez un monsieur qui était un collectionneur de fausses [PAGE 26] monnaies. Le monsieur parlait un peu français et il m'a dit qu'il collectionnait des billets sans valeur. Il accepte de me donner 10 000 lires mais... ça n'est pas de l'argent. Et je suis allé directement à la gare, à Milan. L'Italie avec tous ses mystères m'en a réservé : il y avait une dame devant moi qui achetait un billet aussi. Je suis resté comme ça. J'attendais, moi, mais j'étais un peu en retrait parce que je ne savais pas encore que c'est à ce guichet-là qu'on achetait. Elle s'est retournée pour me demander un renseignement. J'ai vu deux garçons s'avancer tout normalement, prendre sa valise, la valise de la femme, et tourner le tournant et partir. Après la femme s'est mise à chercher sa valise ! Alors on la lui avait piquée ! Je ne pouvais rien dire moi. Je suis allé acheter mon billet pour Vingtimiglia parce qu'il faut dire que nous on avait tort, on avait la carte de l'Europe sur tous les trajets possibles et j'ai demandé un billet pour Vingtimiglia. On me l'a donné. On m'a dit que c'était quatre mille lires. J'ai mis ma main sur ma tête : « Moi, avoir 4 000 lires ? » Il m'a dit : « Oh ! vous les avez, vous les avez ! » Il a compté...

M.B. – Oui, tu avais changé dix mille francs C.F.A. contre dix mille lires.

S.T. – Voilà. J'ai pris le train pour Vintimiglia. Une fois arrivé, en route j'ai rencontré un jeune Ethiopien qui habitait Gênes. On est descendu;j'ai dormi deux jours chez lui. Le lendemain, il m'a redonné cinq mille lires. Je suis monté, j'ai repris le train pour Vingtimiglia. C'était la frontière. Arrivé à Vingtimiglia donc, le jeune Camerounais avec qui on était à Alger, qui m'avait faussé compagnie parce que lui avait de l'argent, moi je n'en avais pas, je n'avais pas encore dû vendre mes frusques, je l'ai retrouvé à Vingtimiglia, il cherchait aussi à passer en France, il n'avait pas encore réussi. Il était arrivé le matin;moi, j'étais arrivé à 15 heures. Je l'ai retrouvé. Il me restait sur moi 8 000 lires plus un billet d'avion retour Milan-Alger. Alors, on est resté là, on a acheté des sandwiches qu'on a mangés. On a vu deux italiens, ils nous ont accostés et ils nous ont demandé : « Vous voulez aller en France ? » On s'est regardé entre nous d'abord et puis on s'est dit : « Mais ça peut être des policiers », après on a dit : « De toute façon, on n'a rien à perdre, on s'en fout, an stade où on en est » et puis on leur a dit « Oui. » [PAGE 27] Ils ont dit : « Mais, vous avez de l'argent ? Pour passer en France, vous avez de l'argent ? » On a voulu dire qu'on n'avait pas assez d'argent, un tas de trucs, on voulait demander des faveurs. ils n'ont rien voulu comprendre. Ils ont dit : « Bon, venez, montez dans la voiture ! » On est monté. Ils nous ont emmenés dans une petite cabane et là, ils ont discuté les conditions avec nous. Ils ont dit : « Combien vous avez ? » Alors on a vidé toutes nos poches, on a sorti le billet d'avion et tout, tout, tout ! On a dit : « C'est tout ce qu'on a, si vous voulez notre chemise, on vous la donne ! On n'a rien d'autre. » Ils ont dit : « Bon, on vous fait passer. » Et ils nous ont pris dans la voiture, on a roulé dans la forêt jusqu'à un certain endroit. Ils nous ont déposés et l'un d'eux a continué avec nous;les deux autres sont allés traverser la frontière avec leur voiture. ils ont traversé le contrôle. Ils sont tombés de l'autre côté, sur un pont. Il y a un pont entre Menton, la ville française et puis Vingtimiglia. Et nous on a marché donc dans la forêt avec le troisième, on est tombé exactement devant le contrôle, de l'autre côté mais dans la zone françaises et la voiture était déjà là, ils nous ont pris... carrément. Vite, vite, vite, on est monté à quatre. Du coup, il faut imaginer tout ce qu'on avait au cœur. On a réalisé qu'on était en... France ! Voilà, on était en France... C'était ça, on était en France !

Ils nous ont donc laissés à quelques kilomètres de Menton, là-bas; ils nous ont dit : « Là, voilà, voilà Monaco que vous voyez là-bas. Nice, ce n'est pas loin de là; Nice, c'est devant. » On est resté là, et puis eux, ils ont continué dans Nice. Mon camarade en question m'a dit que lui préférait aller à Monaco. Il allait donc se mettre au carrefour, mais de l'autre côté. Moi, je me suis mis de ce côté-ci. J'ai dit : « Moi, mon objectif, c'est Paris, il n'y a rien à faire ! » Je suis resté là. il devait être 20 h 30. Je suis resté près de deux heures trente. J'ai essayé de faire du stop, n'importe comment.

M.B. – Tu étais en bras de chemise ?

S.T. – Oui.

M.B. – Il faisait froid ?

S.T. – A l'époque, je ne ressentais pas tout cela, moi. L'objectif était beaucoup plus grand que le froid ! Alors comme on connaissait quelques histoires, quelques quartiers, le quartier Latin, on avait tout dans la tête... tout ! [PAGE 28] C'était une aventure bien préparée. On avait le message qu'on devait sortir pour si quelqu'un nous prenait en auto-stop. On avait tout fait, même le quartier où l'on habitait à Paris, on avait tout pour lui dire. Alors je suis resté là, il devait être 23 h 30, or une voiture passait, j'ai fait le stop, elle s'est arrêtée prudemment... Il y a le mythe de l'auto-stop en France : les premiers collégiens arrivés ici, compte tenu du fait qu'à l'époque le Noir représentait encore quelque chose de curieux, il fallait bien savoir ce que c'était, c'était pratiquement une œuvre d'art, ce n'était même pas une personne;et la chaleur qu'on leur avait accordée leur avait laissé de très bons souvenirs et ils nous avaient raconté tellement d'histoires ! Ils nous disaient qu'en France, si tu vois une voiture passer, il suffit de faire comme ça, et la voiture s'arrête ! N'importe où, elle s'arrête et elle te prend ! Il t'emmène où tu veux, c'est cela le stop ! Alors moi, je m'étais mis sur la route et j'ai fait signe... Alors, une voiture s'est arrêtée, elle m'a donc pris et m'a emmené jusqu'à Nice. A Nice, je suis descendu, j'ai marché un peu et j'ai rencontré un Africain comme ça, qui était dans une voiture. J'ai dit : « Vous pouvez m'emmener jusqu'à la sortie de la ville ? » Il dit : « Mais pourquoi ? » Je dis : « Mais parce que je m'en vais à Paris. » Il dit : « Et vous faites du stop ? » J'ai dit « Oui ». Il me dit : « Vous êtes quoi, étudiant ? » Je lui ai dit : « Oui, oui. » « Vous êtes à Paris ? » J'ai dit : « Oui, oui. » Il me dit : « Moi aussi, j'étais étudiant à Paris et là, je suis à Nice. » Il m'a emmené à la sortie de Nice et il m'a dit : « Bon, il faut maintenant trouver une voiture pour Paris. » J'ai attendu et comme de rien j'ai attrapé une voiture pour Fréjus. Alors la voiture m'a déposé un peu avant Fréjus à un carrefour où il y avait Marseille, Montpellier et tout, et puis Fréjus, et puis c'était indiqué Lyon. Je suis resté là. Il faut deviner qui m'a pris après... un inspecteur de la police judiciaire ! Il était en bras de chemise et tout dans une voiture très banalisée, il se baladait comme ça, il montait, il allait aussi très loin. Alors, il m'a dit : « Alors, vous êtes étudiant ! » J'ai dit : « Oui, je suis étudiant. » Et il m'a dit : « Oui, voilà, j'aime les gens comme ça;ceux qui viennent faire leurs études en France, d'accord; ceux qui sont étudiants, d'accord;mais ceux qui viennent traîner à Marseille. là. cela ne m'arrange [PAGE 29] pas ! Je me suis dit : « Si ce con-là avait su qu'en réalité... » En réalité, je venais de violer tout ce qu'ils avaient comme lois ! Et voilà, je suis arrivé à Lyon; je me suis arrangé; le stop encore, le même jour à Lyon... Non, j'ai mis deux jours pour arriver à Lyon et, quand je suis arrivé à Lyon, je me suis baladé pendant toute la journée, pour voir Lyon. Le soir, il y avait plein de Camerounais mais tous étaient décourageants. Quand on leur parlait de stop, ils disaient : « Ah ! Non, non, non, non, ah ! ça, il peut arriver un tas de trucs. » J'ai compris qu'il n'y avait rien à gagner avec ces gens-là. Le même soir, j'ai donc négocié un programme de stop jusqu'à Paris. Et je suis arrivé à Paris dans un camion... avec une anecdote terrible. On tombe dans le treizième arrondissement, le type me demande : « Mais, le treizième arrondissement, c'est où ? » On était arrivé par la porte d'Italie, je crois, et on était en fait dans le treizième arrondissement. Il me dit : « Moi, je vais dans le treizième arrondissement pour déposer mon chargement. Où est-ce ? » Alors je dis : « Oui, c'est sûrement plus loin, là, devant. » Il ne savait rien. Là, je suis arrivé, il m'a déposé quelque part dans le treizième. Je suis descendu, j'ai marché à pied. J'ai demandé : « Le quartier Latin, c'est où ? » On m'avait dit que c'était le quartier des étudiants. Il suffisait de tomber là-bas, de trouver un Noir, il pouvait t'héberger. Je suis arrivé à la place Monge, j'étais épuisé, je me suis assis. J'ai dormi sur un banc près d'une bouche de métro, je ne me souviens plus; j'ai dormi là-bas un jour, deux jours, et puis après j'ai rencontré un jeune Guadeloupéen, Mathias, il m'a emmené dans un Foyer, au 76 rue Baudricourt, je me souviens bien. C'était un foyer de jeunes, d'animation. Et je me suis lavé, je me suis arrangé. Et alors, j'ai cherché des camarades dont on m'avait donné l'adresse à Dakar; au quatrième jour je suis allé les trouver à Antony. Et voilà, tout avait bien démarré, tout démarrait réellement. Le combat pour arriver en France était gagné mais le combat pour vivre en Fance venait de commencer.

Jean-Claude SHANDA-TOMNÉ et Mongo BETI