© Peuples Noirs Peuples Africains no. 18 (1980) 1-5



MAMADOU MAHTAR M'BOW

l'Oncle Tom francophile de l'U.N.E.S.C.O. ?

Mongo BETI

Qu'est-ce qu'un directeur général de l'U.N.E.S.C.O. ?

Un simple haut fonctionnaire international, sans aucun charisme, obligé de naviguer à vue au milieu des exigences et des pressions conflictuelles des diverses puissances membres, limité dans les bornes peu exaltantes d'un modeste arbitre ?

Ou une autorité morale, comme le Pape, capable de prendre courageusement position, si les circonstances l'exigent, d'imposer le respect des valeurs fondamentales lorsqu'elles sont l'objet d'une menace particulièrement révoltante ?

Ces deux conceptions paraissent également dignes d'être saluées, à condition que le Directeur Général s'en tienne à celle qu'il s'est choisie comme règle. Là est la seule source de sa crédibilité, surtout lorsque le hasard du suffrage ou, mieux encore, un calcul particulièrement machiavélique a voulu qu'il soit le symbole bon gré mal gré des peuples quotidiennement soumis à la loi d'airain des nations arrogantes qui détiennent l'hégémonie de la planète. En voyant l'un des leurs s'asseoir dans ce fauteuil, les peuples noirs pouvaient en tout cas espérer qu'il [PAGE 2] y témoignerait une dignité qui viendrait compenser, au moins partiellement, les préjugés humiliants dont ils sont toujours victimes.

Certes, nul observateur indépendant n'avait oublié la mouvance politique de Mahtar M'Bow; cette allégeance suscitait des réserves, qui, sans doute, n'osaient pas s'exprimer publiquement. On observait non sans surprise certaines inquiétantes figures composant son entourage[1]. Servitudes diplomatiques ! soupiraient les plus indulgents.

On eût pu du moins s'attendre que, dans la mesure de ses faibles moyens, l'actuel Directeur Général de L'U.N.E.S.C.O., Africain noir lié à la francophonie, s'employât sans relâche à démentir les sarcasmes discrets des sceptiques. On dirait au contraire que Mahtar M'Bow s'acharne à leur donner raison. Tout ne se passe-t-il comme si, à l'instar de son maître Senghor, Mahtar M'Bow avait choisi de se mettre résolument au service des intérêts de la France ? N'est-ce pas ce que démontre son attitude dans l'affaire Cros, ce journaliste français arrêté en Zambie où il était soupçonné de complicité avec des putschistes ?

Qu'on nous comprenne bien. Nous ne reprochons pas à Mahtar M'Bow d'avoir mis son autorité en balance pour faire libérer Cros, bien que nos sympathies, en cette circonstance, n'aillent pas à un personnage que nous considérons comme extrêmement douteux, ainsi que nous l'exposons plus loin. Ce qui nous étonne, c'est que Mahtar M'Bow ne se soit engagé que pour la défense de ce journaliste de l'Agence France Press.

Ainsi, comment ne pas songer à Simon Malley, fondateur et directeur du magazine de réputation internationale Afrique-Asie, dont l'expulsion hors du territoire français est encore dans toutes les mémoires ? Sur l'arbitraire et le cynisme de cette mesure, tout a été dit, la longueur de la procédure ayant donné lieu à un large débat au cours duquel les représentants les plus qualifiés de l'opinion [PAGE 2] française et internationale ont pu dire leur indignation. Une seule autorité a brillé pendant ce temps par son mutisme, le Directeur Général de l'U.N.E.S.C.O., le nègre francophone Mahtar M'Bow, disciple de Senghor, comme par hasard.

Ne parlons pas des journalistes et intellectuels persécutés, emprisonnées, torturés en Asie, en Europe de l'Est, en Amérique latine, en Afrique du Sud, en Afrique francophone, au Kenya. Ne parlons pas des ouvrages saisis et interdits en France même, pour ainsi dire sous les yeux du Directeur Général de l'U.N.E.S.C.O., ni de leurs auteurs, exilés politiques parfois menacés d'expulsion, comme votre serviteur qui ne dut d'échapper à cette indignité qu'à l'action résolue d'un syndicat d'enseignants.

Mahtar M'Bow a, certes, adressé à Simon Malley une lettre de « sympathie », résumée ainsi dans un encadré du numéro du 1er-14 septembre 1980 du magazine Afrique-Asie : « Le directeur général de l'organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture a fait savoir a Simon Malley qu'il était très sensible à la mesure qui le menace et qu'il l'assurait de son soutien et de sa fraternité. Se trouvant en déplacement à l'extérieur, il regrette de n'avoir pas été mis au courant du détail de l'affaire et de n'avoir ainsi pu manifester plus tôt sa solidarité. » Peut-on être plus hypocrite ? N'eût-il pas été plus conforme à la mission du Directeur Général de l'U.N.E.S.C.O., et plus digne du nègre Mahtar M'Bow, qu'il adresse une lettre à Giscard d'Estaing pour lui faire comprendre, serait-ce en termes diplomatiques, que l'expulsion projetée de Simon Malley était une honte pour la démocratie, pour la France et pour la francophonie » ?

Rencontrant à Francfort, à l'occasion de la Foire du livre, un autre fonctionnaire nègre de l'U.N.E.S.C.O., Tchicaya u Tam'Si, grand écrivain africain francophone de surcroît, dont la classe internationale est reconnue par tous les critiques, je lui fis part sans mâcher mes mots, du mépris que m'inspirait la réserve pusillanime de son Directeur Général. A quoi bon un nègre à la Direction Générale de l'U.N.E.S.C.O. lui dis-je, s'il n'est même pas capable de défendre les principes les plus élémentaires, surtout lorsque l'un de nos frères du tiers-monde est victime d'une persécution digne du Moyen Age ? [PAGE 4]

Le bon Tchicaya u Tam'Si, dont chacun connaît l'éloquence chaleureuse, me démontra longuement que, du point de vue du droit international, le Directeur Général de l'U.N.E.S.C.O. était parfaitement impuissant, chaque Etat jouissant d'un pouvoir discrétionnaire dans ses propres affaires. C'était, en somme, prêcher pour la conception minimaliste (= prêcher pour la conception minimale), la plus répandue il est vrai, du rôle du Directeur Général de l'U.N.E.S.C.O. J'avoue que j'ai un faible pour u Tam'Si et qu'en le quittant j'étais à peu près convaincu, et même résolu à rétorquer à quiconque accablerait ce pauvre Mahtar M'Bow qu'il était ligoté par des statuts dont il n'était nullement responsable.

Quelle n'a donc pas été ma consternation en lisant dans Le Monde du 24 octobre 1980 que « M. M'Bow, directeur général de l'U.N.E.S.C.O., est intervenu mercredi 22 octobre auprès du président Kaunda pour obtenir la libération du journaliste » François Cros.

Consternation qui n'a rien d'hyperbolique pour peu qu'on veuille bien se pencher un instant sur le cas de François Cros, directeur du bureau zambien de la trop fameuse Agence France Presse. Trop fameuse parce que tout Africain un peu averti connaît le rôle d'officine d'intoxication dans les affaires africaines que joue une agence étroitement contrôlée par le gouvernement français, qui l'utilise comme un instrument privilégié de sa politique interventionniste. Je l'ai suffisamment démontré dans « Main basse sur le Cameroun » pour ne pas avoir à m'y appesantir ici de nouveau. Le lecteur sceptique n'a qu'à se reporter à la dernière dépêche de François Cros avant son arrestation reproduite dans Le Monde du 24 octobre, qui l'a donc publiée avec une diligence à laquelle le quotidien de la rue des Italiens ne nous a pas accoutumés s'agissant de l'Afrique. Cette dépêche est dramatiquement intitulée : « Une situation explosive ».

Toutefois, dans le corps de la dépêche, on s'aperçoit que la Zambie n'est pas le théâtre d'événements plus dramatiques que ceux qui se sont déroutés en Côte-d'Ivoire récemment, lorsqu'un lieutenant de police tenta d'assassiner le président Houphouet-Boigny, ou au Cameroun lorsque la révolte d'un village du nord, lassé par la corruption des représentants du pouvoir, se révolta, provoquant des [PAGE 5] représailles qui firent au bas mot quatre cents morts, ou au Sénégal lorsque les enseignants et les scolaires en grève affrontent la police du président-poète Senghor, etc. – toutes affaires à propos desquelles l'Agence France Presse n'envoie jamais de dépêche annonçant une explosion imminente.

De quel droit une agence de presse, dressée à observer le silence dans les Républiques africaines francophones, se permet-elle de dramatiser les difficultés traversées par un Etat anglophone ?

Que le président Kaunda ait considéré une telle dépêche, venant de l'A.F.P., comme une véritable provocation, qu'il ait voulu à tort ou à raison y voir la preuve d'une complicité avec un groupe « subversif », il n'y a rien là que de très naturel, sinon d'excusable. Nous ne défendons pas le gouvernement zambien, pour lequel nous avons peu de sympathie – comme à l'égard des autres gouvernements africains d'ailleurs, car ce n'est pas un hasard si nous n'entretenons aucune relation privilégiée avec aucun pouvoir, blanc ou noir. Nous nous élevons simplement contre la loi de deux poids deux mesures en vigueur dans les bureaux africains de l'A.F.P.

Ainsi donc Mahtar M'Bow, qui s'était bien gardé de se compromettre pour Simon Malley, l'intellectuel et, dans une certaine mesure, l'interprète des colères du tiers-monde, a cru devoir prendre fait et cause pour François Cros, l'homme de l'A.F.P., c'est-à-dire l'agent du gouvernement français en Zambie.

Selon que vous serez puissant (c'est-à-dire journaliste français) ou misérable (c'est-à-dire journaliste du tiers-monde comme Malley), les jugements de cour et de l'U.N.E.S.C.O. vous rendront blanc ou noir. Particulièrement sous le règne de Mahtar M'Bow, l'Oncle Tom francophile de l'U.N.E.S.C.O.

Mongo BETI


[1] Les journaux annonçaient récemment que le Directeur Général vient d'engager comme porte-parole un assistant-technique français (comme si à ce niveau-là on avait besoin d'assistants techniques) le nommé Hervé Bourges, un homme très passionnant dans son genre, dont il est longuement question dans le no 17 de Peuples noirs-Peuples africains.