© Peuples Noirs Peuples Africains no. 16 (1980) 100-115



JE NE DONNERAI JAMAIS MA FILLE A... (suite et fin)

Laurent GOBLOT

SIXIEME MOUVEMENT

(Où l'on voit comment les gens reconduisent, à l'usage de la génération suivante, les clichés, stéréotypes et mythes, sur lesquels ils ont mal vécu)

La Blanche. – Aujourd'hui, les femmes se préoccupent, dans les livres et les manuels scolaires des enfants, de corriger l'image de chaque sexe : « Papa travaille, Maman coud », ce titre de livre n'est qu'un exemple parmi d'autres nombreuses œuvres de femmes, qui cherchent à modifier l'image, que nous léguons aux enfants, des deux sexes.

Le Noir. – Et c'est un domaine, où la Blanche est en avance sur le Noir : Léon Fanoudh-Siefer, dans « Le mythe du Nègre et de l'Afrique Noire dans la littérature française (1800-1945) », dit que, selon M. Delafosse, qui écrivait vers 1925, les mythes concernant les Noirs prennent aussi leur siège dans l'enfance.

La Blanche. – L'image du Noir, sauvage, anthropophage et nu, dans la littérature, est rééditée, sans modification, depuis un siècle et plus : « Les aventures de Babar », de Laurent de Brunhoff, contiennent une scène de cannibalisme, qui est impressionnante; celle du Noir nu, qui conduit l'enfant [PAGE 101] à l'imaginer comme un animal, est rééditée, dans « Pierre l'Ebouriffé », en Allemagne comme en France. Ajoutons à cela les innombrables robinsonnades qui, depuis De Foë, façonnent son esprit.

Le Noir. – Quand il aura grandi, ces mythes seront confirmés par Jules Verne, en livre de poche, avec les illustrations des éditions Hetzel. Dans « L'île mystérieuse », parmi les six naufragés, tous sont pourvus d'un prénom et d'un patronyme; seul, le Noir, Nab, n'a qu'un sobriquet. Passe encore : c'était du temps de la guerre de Sécession; il est plus grave que, lorsque le singe Jupiter est apprivoisé, Nab, à cause de sa négritude, est, selon Jules Verne, plus apte à le comprendre que les Blancs. Dans « Vingt mille lieues sous les mers », le « Nautilus » est attaqué par des Noirs, qui sont mis en fuite par des décharges électriques; cela confirme le mythe de la technique blanche et de la sauvagerie africaine. Certains auteurs ont, je ne sais dans quels desseins, accrédité la légende d'un Jules Verne anticolonialiste. A lire « Les enfants du capitaine Grant » ou « Un capitaine de quinze ans », on comprend que cette vue de Verne n'est motivée que par l'autosatisfaction.

La Blanche. – Dans « Deux ans de vacances » – une colonie de vacances naufragée – un Noir, Moko, tient le rôle du cuisinier (un rôle que le Noir et la femme ont en commun !), et il est tutoyé par tout le monde, alors que lui ne dit jamais que « vous ».

Le Noir. – Nous ne demandons pas qu'on réécrive Jules Verne, ni qu'on ne le réédite pas. Mais pourquoi, Messieurs les Editeurs, ne demandez-vous pas à un écrivain noir, d'écrire une préface à l'intention des jeunes garçons ? Vous n'y avez pas pensé, parce que vous n'êtes pas noirs, ni colonisés. Quand le ferez-vous ? Aspect éducatif : cela donnerait conscience au lecteur, qu'il faut restituer dans leur cadre historique ce qu'ils lisent. On me répondra que les gosses ne lisent pas les préfaces : ne méprise-t-on pas ainsi les enfants ?

La Blanche. – Dans son livre « Les couples dominos », Mme Kouoh-Moukouri parle, elle aussi, de l'importance de l'enfance, dans la formation des mythes et des clichés; elle pense que les Noirs en sont plus conscients que les Blancs : « Le Noir, écrit-elle, use beaucoup moins que le Blanc des insultes physiques à l'égard d'une autre race. Dans l'éducation traditionnelle, qui est donnée au petit Noir, un des principes fondamentaux le plus répandu est d'apprendre aux enfants [PAGE 102] qu'insulter une autre créature humaine, c'est insulter le ou les dieux créateurs. Il en est de même de se moquer d'une infirmité, et tôt ou tard, un tel acte est puni : le fauteur risque d'être frappé de la disgrâce ou de l'infirmité dont il s'est moqué. Bien souvent, le Noir se montre plus préoccupé, à la vue d'une personne d'une autre race, à chercher en quoi elle lui ressemble. » J'ai communiqué cette opinion de Mme Kouoh-Moukouri au père d'un enfant handicapé celui-ci m'a dit que c'est une lacune de l'éducation européenne : son enfant souffrait des regards et des moqueries que son infirmité lui valait. Voilà une preuve que le racisme peut atteindre, après les races, des catégories d'individus à l'intérieur de la race méprisante.

Le Noir. – On a réédité, à Folio Junior, le roman de Janusz Korczak, écrivain, qui a été déporté du ghetto de Varsovie, «Le Roi Mathias ler ». Il met en scène tous les clichés concernant les filles, les Noirs et les enfants; puis il leur règle leur compte, d'une manière très politique, dans un Parlement des enfants du royaume. En somme, il a cherché, dès 1928, pour les enfants, à écrire un texte pour détruire les stéréotypes, ce que nous cherchons à faire aujourd'hui, pour les grandes personnes.

La Noire. – Les clichés que les Blancs mettent en circulation, atteignent avec plus de force l'homme noir que la femme noire. Est-ce dans l'intention d'empêcher le couple Noir-Blanche ? Mme Kouoh-Moukouri, dans son livre, note que cette inégalité, dont bénéficie la femme, est peut-être très ancienne : « Le souci de vénérer la femme-mère, écrit-elle, fait disparaître les frontières de la peau... Malgré un climat d'hostilité, les Noirs font à la Blanche une place spéciale dans leurs légendes, et les Blancs réservent à la Noire une place dans leurs cultes. Comment s'empêcher de noter la présence de ces nombreuses Vierges noires (il y en a soixante hors de France, et plus d'une quarantaine en France même) dans les églises occidentales. Leurs légendes et leurs cultes sont liés à l'Orient, au retour des Croisades, aux voyages lointains, à l'exotisme. Elles sont des signes de reconnaissance d'un chevalier, d'un navigateur, heureux d'avoir bénéficié de la protection, de la bénédiction, de l'hospitalité d'une femme, dans un monde de « barbarie ». Du côté des Noirs, l'image de la femme blanche à la peau claire, féminine comme une sirène, revient souvent dans les légendes, la Blanche s'identifie un peu à cette déesse des eaux. [PAGE 103] On trouve ceci surtout dans les mythes des pays africains ouverts sur le littoral atlantique. »

Le Blanc. – A cause du développement du féminisme, les stéréotypes au sujet des femmes seront de plus en plus mal transmis à la génération suivante, et cela dans tous les pays. Les hommes, jusqu'alors, avaient réussi à obtenir des femmes qu'elles transmettent aux enfants les habitudes, qui conditionnent leur propre servitude. Ce changement aura des effets dans les questions qui nous occupent.

SEPTIEME MOUVEMENT

(De l'évolution du Blanc, amant d'une Noire, en littérature)

Le Noir. – En somme, on peut relever dès l'enfance, une asymétrie, entre les deux sexes, dans la diffusion des stéréotypes. Je crois qu'un examen de quelques couples mixtes, dans la littérature, nous apprendrait quelque chose sur notre sujet. Benedetto, directeur de la Compagnie des Carmes, au Festival d'Avignon, a désapprouvé que « Othello » soit joué dans un pays où on descend des Africains dans la rue. Je ne partage pas cette opinion. Shakespaere nous montre dans cette tragédie un Noir très amoureux de sa femme, Desdémone, rendu fou par la société masculine blanche. Mû par la jalousie de se voir préférer un Noir, que disent les Blancs autour de lui ? « De quoi est fait cet amour ? » s'interroge celui-ci. « De l'engouement pour les fanfaronnades de ce sauvage ! » Un autre parle « des grossières étreintes d'un Noir lascif ». Et comme l'esclavage existe déjà, un Vénitien exprime sa crainte : « Si cet acte avait libre cours, c'est que les esclaves et les païens seraient demain nos maîtres ! » Cette dernière réflexion est celle des classes pauvres. Le père de Desdémone la maudit : « J'aurais mieux fait d'adopter un enfant, plutôt que d'engendrer ! » Seule, Desdémone dit avec dignité, en face de ces pressions : « C'est dans son âme que j'ai vu son visage. » Il faut jouer cette pièce politique.

Le Blanc. – Entre 1772 et 1778, le capitaine Jean-Gabriel Stedman participe à la répression d'une révolte servile, en Guyane Hollandaise. Dans son « Voyage à Surinam », que le Premier Consul fit traduire de l'anglais, car il y voyait le reflet de ses idées, sur les colonies françaises, le capitaine Stedman épouse une esclave, Johanna, dont il a un fils. [PAGE 104] A la fin de son séjour, Johanna, à qui il propose de le suivre en Europe, refuse, car elle est persuadée « qu'elle lui sera un sujet de disgrâce et un fardeau ». Il quitte donc sa femme, qu'il ne reverra jamais, et son fils. Après la mort de sa femme, ce fils lui sera envoyé en Europe, parce qu'il a de la chance (il aurait très bien pu devenir esclave !), après le décès des tuteurs qui s'occupaient de lui.

La Blanche. – On peut se demander si le Blanc, parce qu'il a tout, se permet tout, s'approprie tout, est à cause de cela veule, lâche, égoïste. Dans la nouvelle de Mme de Duras, « Ourika », Charles de B... ne se doute pas un instant de l'amour qu'il inspire à l'héroïne noire, et la société est ainsi faite que celle-ci n'ose même pas s'avouer à elle-même cet amour.

Le Blanc. – Lorsque la colonisation a remplacé l'esclavage, Pierre Loti, dans le « Roman d'un spahi », décrit en 1875 un couple mixte, qui montre que le Blanc, toujours aussi puissant, est devenu, de plus, grossier, brutal, inconscient. Jean Peyral parle ainsi à Fatou-Gaye, en examinant ses mains : « Toi tout à fait même chose, comme singe ! », puis se moque de l'air digne qu'elle prend, pour démentir son amant. Il la bat, la répudie, bien qu'elle ait un enfant de lui, « pour retrouver sa dignité d'homme blanc, souillé par le contact de la chair noire ». Alors que le spahi Jean Peyral est oublié par sa fiancée européenne, Fatou-Gaye, pourtant répudiée, se tuera après sa mort. Cette fidélité est-elle celle d'un chien dans l'esprit de l'auteur ? Loti, qui écrit exactement un siècle après Jean-Gabriel Stedman, qui avait, lui, gardé une capacité d'observation et de sympathie, a fait des progrès dans le mépris des Noirs; il emploie le sobriquet Bamboula. Paradoxe : le couple qu'il décrit est beaucoup plus inégalitaire et basé sur l'injustice esclavagiste (alors que Stedman écrivait sous l'esclavage, pendant la répression d'une révolte d'esclaves). Le mythe simiesque du Noir est servi par Loti avec une insistance, à l'intention des adultes, que l'on ne retrouve dans aucun livre pour enfants.

Le Noir. – Ce progrès dans le mépris des Noirs, que vous notez entre Stedman et Pierre Loti, on peut le constater aussi en peinture, si l'on compare les Noirs dessinés par Boucher, Rubens ou Delacroix, avec ceux qu'ont peint Manet, Bazille, Degas, Puvis de Chavannes et surtout Toulouse-Lautrec. Mais il semble que, en peinture, plus tôt qu'en littérature, des Blancs ont représenté les Noirs avec plus de justice, [PAGE 105] dès le début du XXe siècle, avec Gauguin, le douanier Rousseau, Van Dongen.

Le Blanc. – Maupassant, dans une nouvelle, « Boitelle », parle d'un couple mixte entre un paysan normand et une Noire, qui ne peut pas se marier à cause de l'opposition des parents. Le jeune paysan, parce qu'il n'a pas voulu transgresser leur volonté, devient une sorte d'idiot de village, marginal.

La Blanche. – On peut citer encore Dupuche, dans un roman de Simenon, « Quartier nègre », comme Blanc d'un couple mixte, héros pitoyable, déchu socialement. Les héros blancs du roman de Georges Conchon, « L'état sauvage », dénoncent aussi cette inégalité dans les caractères : le couple Noir-Blanche doit affronter les Blancs dominants, qui manipulent tout le reste de la population, par une orgie de haine et de mépris, dans une sorte d'Empire Centrafricain et bokassesque imaginaire.

La Noire. – Je vais vous lire la poésie que Mechtilde Lichnovsky, amie de Karl Kraus, a publiée dans sa revue viennoise « Le Flambeau » (Die Fakel) en 1920, et qui montre aussi le Blanc volage, veule et égoïste :

LETTRE D'ADIEU
D'UNE JEUNE ASHENTI
A SON DEPART DE VIENNE

Cher Peter, je m'en vais, et tu restes ici,
Je ne peux rien te dire de plus, c'est tout.
Je m'en vais, et tu restes ici,
Je voudrais te le dire cent fois,
Et encore cent fois : Je m'en vais,
Et tu restes ici ! Ta Nôkô.

Elle annonce son prochain retour:

Cher Peter, chaque soir,
Je n'ai pu m'empêcher de sortir du village
Et d'aller au bord de la mer,
Et de chanter en direction de toi.
Bientôt, ce ne sera plus la peine. Nôkô.

Elle s'aperçoit qu'il ne l'aime plus et qu'il donne à une autre des
perles de verre taillé : [PAGE 106]

Cher Peter, ces grandes perles de jais
Si bien taillées,
Celles-là seulement, ne lui en donne pas.
Jadis, tu n'en as données qu'à moi
Dans tout le village, même pour de l'argent, celles-là,
Ne lui en donne pas ! Nôkô.

Dernière lettre : Cher Peter,
ta nouvelle amie vend à ses amies
Les perles que tu lui a données.
J'ai seulement donné en Afrique
Deux de mes chaînes, l'une à ma mère, l'autre à ma sœur.
Et une autre, je l'ai jetée un soir dans l'étang.
Pourquoi ? Cela ne regarde personne !
Mais je n'en ai vendue aucune. Nôkô.

Mechtilde Lichnovsky.
(Traduit par Germaine GOBLOT.)

Le Noir. – Je crois que l'apparition d'un Blanc, membre d'un couple mixte, courageux, antiraciste, altruiste et bon – Vivaldo, qui aime Ida, dans le roman de James Baldwin « An other country » (Un autre pays, 1960) – est signe d'un progrès qui se continuera non seulement dans la littérature, mais dans la vie. Le romancier britannique Graham Greene l'a-t-il lu ? Toujours est-il que, lui aussi, a créé un personnage, Maurice Castel, époux d'une Noire d'Afrique du Sud, Sarah, qui est de la même trempe que Vivaldo, dans son dernier roman « Le facteur humain ». Cette évolution montre bien comment les romanciers sont conditionnés par les mœurs de leur temps.

Le Blanc. – L'émigration européenne vers l'Amérique a été, pendant plusieurs générations presque uniquement masculine; c'était peut-être la première fois que cela se passait dans l'histoire. Cela a créé des traditions de violences contre le sexe et les races méprisés, que nous n'avons pas encore liquidées. [PAGE 107]

HUITIEME MOUVEMENT

(De la solidarité particulière qui lie le Noir et la Blanche)

La Blanche. – Une solidarité entre le Noir et la Blanche s'est nouée parce que nous avons été brimés, souvent par des procédés semblables. Le Blanc vous a fait porter son nom anglo-saxon, espagnol ou français par esclavage, et il me fait porter son nom par mariage; et lorsque vous vous révoltez, vous rejetez son nom, et fièrement, vous vous nommez Malcolm X..., ou Muhammed Ali; et lorsque nous nous révoltons, nous refusons de changer notre nom en nous mariant.

Le Noir. – Comme nous, on vous confine dans les métiers, dont l'homme blanc ne veut pas; et comme nous, vous avez réussi, après des années d'effort, à empêcher que, dans les petites annonces, on mentionne des discriminations en matière d'emploi.

La Blanche. – Comme vous, nous sommes les derniers embauchés...

Le Noir. – Et les premiers licenciés ! Et savez-vous ? Deux romanciers, qui ne se connaissaient pas l'un l'autre, ont créé deux nouvelles comparables, sur les conduites que les discriminations dans l'embauche engendrent : Simone Benmussa (d'après une nouvelle de Georges Moore, selon un fait dont il avait été témoin) a écrit et fait jouer une pièce sur une femme blanche qui se déguise en homme pour trouver plus facilement du travail; et le romancier noir Richard Wright, dans « Homme à tout faire », une nouvelle qui est un chef-d'œuvre, montre un chômeur noir qui se déguise en femme de ménage dans le même but...

La Blanche. – Les Blancs ont un vocabulaire du mépris, pour nous humilier, qui s'enrichit chaque année : gonzesse, greluche, grognasse...

Le Noir. – Bougnoule, négro, raton...

La Blanche. – Bonne femme, maritorne, dondon...

Le Noir. – Bicot, crouillat, niaoulet...

La Blanche. – Salope, souris, traînée, gisquette...

Le Noir. – Et cœtera... Et nous sentons la même chose quand nous entendons ces mots.

La Blanche. – Comme lorsqu'il s'agit des Noirs, la plupart des Blancs ont admis, jusqu'à une date récente, la théorie [PAGE 108] de l'infériorité des femmes, en tout ce qui concerne prestiges, avantages sociaux, pouvoirs. Les arguments employés étaient sensiblement les mêmes...

Le Noir. – Cerveaux plus petits, rareté des génies, et ainsi de suite. Et, comme nous, vous avez été amenées par l'homme blanc à croire à l'infériorité de vos dons. Ces dons, l'histoire n'en garde pas trace, pour les femmes comme pour les Noirs. Un exemple; j'ai entendu pour la première fois parler du grand sculpteur brésilien l'Aleijadino en 1965. Ce nom, c'était son sobriquet, mot portugais qui signifie l'Estropié; on l'appelait ainsi, car on lui avait coupé le tendon d'Achille, comme on le faisait aux esclaves échappés. Je n'ai appris son vrai nom que douze ans après, dans une publication de l'Unesco : Francisco Lisboa. Or, je crois cet anonymat aussi féminin : les premiers romans de Colette sont publiés sous le nom de Willy, son seigneur et maître. Nous avons entendu parler par plusieurs hommes de « l'avantage du rare », qui a été découvert en 1951 par Mme Claudine Petit, sans que son nom soit mentionné, deux ans durant, au cours de notre enquête. N'est-ce pas caractéristique ? Cet anonymat peut d'ailleurs être recherché, comme dans le cas des sœurs Brontë; mais il est toujours révélateur d'une condition sociale.

La Blanche. – De même qu'un Noir devait « rester à sa place », il y avait une place pour les femmes. Et le mythe de la femme satisfaite, qui ne désirait pas le droit de vote, ni tout autre droit civique, d'ailleurs, ou l'égalité des chances, jouait le même rôle social que le mythe du « Nègre content de son sort, de l'Oncle Tom ».

Le Noir. – Et pour résister à ce mépris de nous-mêmes que le maître, homme, blanc, avait réussi à nous inculquer, nous forgions l'arme sournoise de la dérision, pour, à la longue, scier son autorité.

La Blanche. – Comme le Nègre, qui rit sur les affiches : Y a bon Banania ! Il nous utilise, il utilise notre sourire, pour vendre ses produits et, comme vous, nous nous révoltons contre ce vol de notre corps.

Le Noir. – On nous a exclus de l'école, puis on a dit que nous étions de grands enfants...

La Blanche. – ... Et charmants, séduisants, à cause de notre puérilité!

Le Noir. – Le Blanc a écrit l'histoire en notre absence...

La Blanche. – Et le Noir et la femme sont en train de réexaminer [PAGE 109] cette histoire, écrite par l'homme blanc, d'un œil critique, et de rechercher ce qu'il a occulté.

Le Noir. – Nous avons une évaluation du temps, qui, à cause de l'histoire, est comparable : lorsque nous parlons à des Blancs de la traite des Noirs, c'est comme si nous leur parlions de la Guerre de Cent Ans ou des Croisades, alors que cette traversée de l'Atlantique est toute récente, à nos yeux...

La Blanche. – Récemment, Maurice Godelier disait que le Code Civil et le XIXe siècle, ça lui paraissait loin; alors que, pour une femme, c'est si proche, qu'on en supporte encore les effets. Comme on dit : les dents ne font pas mal, quand ça se passe dans la bouche du voisin !

Le Noir. – Les deux guerres mondiales organisées par le Blanc ont accéléré notre lutte pour reconquérir nos droits. Lorsque nous avons été mobilisés en Europe, nous avons pris conscience que nous pouvions changer notre sort.

La Blanche. – Clara Malraux, décrivant ses difficultés avec André, dit la même chose : « Je crois qu'il y a une pièce là-dessus : l'homme qui part à la guerre, la femme qui prend les responsabilités de l'homme; puis, quand celui-ci revient, il veut que ce soit comme avant : qu'il soit le maître. C'est ce qui est arrivé, entre André et moi; et deux fois : en 1918, en 1944, sur tout un continent ! »

Le Noir. – L'Américain Chester Himes écrit dans un roman : « Le poids des préjugés raciaux écrase également l'homme noir et la femme blanche. »

La Blanche. – Et l'écrivain féministe Charles Fourier disait, il y a plus d'un siècle et demi : « N'imitons pas les colons des Antilles, qui, après avoir abruti les Nègres de bastonnades, prétendent qu'ils ne sont pas au niveau de l'échelle humaine. L'opinion des philosophes sur les femmes est aussi juste que celle des colons sur les Nègres. »

Le Noir. – Le Blanc se moque de votre voix argentine, et il imite notre accent sans R, et, pour nous humilier, il nous parle petit nègre...

La Blanche. – Et, bien souvent, le viol collectif et le lynchage se ressemblent, autant par la brutalité lâche, que par la complaisance de la justice pour les violeurs et les lyncheurs.

Le Noir. – Je suis sûr que, dans le métro, c'est le même sentiment de peur, né des mêmes expériences, qui nous [PAGE 110] fait apprendre le judo, pour pouvoir nous défendre contre le Blanc.

La Blanche. – Objets des mêmes conduites, nous avons une intuition commune des moyens à mettre en œuvre pour les combattre.

Le Noir. – Pour organiser notre lutte, nous excluons de certaines réunions les Blancs, même libéraux, car nous avons besoin, pour définir nos buts, d'être entre nous.

La Blanche. – De la même manière que, pour prendre nos décisions, nous avons besoin de l'absence des hommes, même s'ils sympathisent à notre cause.

Le Noir. – Et cette décision, que nous prenons à notre corps défendant, nous fait taxer de « racisme à rebours »...

La Blanche. – ... Et de « sexisme à rebours ». Lorsque ces reproches sont formulés, nous mesurons la sincérité de nos « amis », qui se permettent de mettre sur un même plan les mouvements des opprimés et ceux des dominants.

Le Noir. – Et l'oppression qui vous frappe en tant que femme, j'en profite en tant qu'homme, à cause des structures masculines de la société, par exemple lorsque je donne à laver mes vêtements...

La Blanche. – ... De la même façon que mon bien-être de femme blanche dépend de l'exploitation du travailleur malien ou algérien, qui construit ma maison, mais n'y loge pas.

Le Noir. – Il y a peut-être aussi une complicité entre sexe et race méprisés, liant les Juifs et les femmes : Albert Cohen ne parle-t-il pas de « la grande République anti-antisémite des femmes » ?

La Blanche. – Et Jean Delumeau, dans son livre « La peur en Occident », montre comment l'inquisition catholique a persécuté, en tant qu'agents de Lucifer, Juifs et sorcières.

Le Noir. – Cependant, cette solidarité, même si elle se noue sur de nombreux plans, se mue souvent en rivalité, comme par exemple dans la recherche du travail, par la concurrence issue des discriminations raciales et sexuelles.

La Blanche. – Si tous les opprimés sentaient spontanément la solidarité qui les unit, et si aucun opprimé ne pouvait devenir oppresseur à son tour, l'oppression aurait disparu depuis longtemps. Mais le fait que, au début du XXe siècle, le couple Noir-Blanche soit devenu, malgré l'opposition séculaire du Blanc, la majorité des couples mixtes, manifeste un progrès dans le sens de cette solidarité. [PAGE 111]

Le Noir. – Plus largement, les femmes et les peuples du Tiers-Monde sont solidaires sur un autre plan : en Europe, les natalistes, les yeux fixés sur les courbes de natalité comparées des Etats industriels et de ceux du Tiers-Monde, décident que la population des seconds croît trop vite, et que « le quart le plus intelligent de la planète » (sic), selon l'expression de l'historien Pierre Chaunu, n'a, au contraire, pas assez d'enfants.

La Blanche. – Et les natalistes nous menacent aussi. Michel Debré ose dire : « Oui, le thème de la femme maîtresse de son corps peut aller trop loin. »

Le Noir. – Du côté américain, la mentalité de certains généticiens est aussi préoccupante; des savants font des recherches sur la prédétermination du sexe, moyen qu'ils pensent proposer au Tiers-Monde pour diminuer la natalité. John Postgate, l'un de ces savants, écrit qu'il espère que la population du Tiers-Monde diminuera, « parce que les nations sous-développées et ignares sauteront sur l'occasion de procréer des mâles » (sic), limitant ainsi le nombre des femmes susceptibles d'avoir des enfants...

La Blanche. – Et le même savant déclare qu'« une réduction du nombre des femmes serait une chose banale plutôt qu'un grave sujet d'inquiétude ». Le même nous conteste le droit de voyager librement, de travailler, et va jusqu'à prétendre nous enfermer dans des harems, et nous traiter comme des reines de fourmis. A l'évidence, ce savant vit dans un pays dont les femmes noires ont plus d'enfants que les femmes blanches, et l'inquiétude que cela crée en lui, le mène à une conception politique pré-hitlérienne. Ainsi, ce sont les peuples du Tiers-Monde et toutes les femmes que ce genre de savant menace.

Le Noir. – Et le couple Blanche-Noir est nécessairement plus égal, que l'autre couple mixte, N'est-ce pas ? La société a établi deux inégalités, sexuelle et raciale, aussi injustes l'une que l'autre; dans le premier couple, chaque inégalité est répartie sur chaque élément du couple, tandis que, dans le couple Noire-Blanc, les deux inégalités bénéficient au même élément, le Blanc, et briment la Noire. [PAGE 112]

NEUVIEME MOUVEMENT

(Du sort des Noires du fait de l'asymétrie des couples mixtes)

La Noire. – Oh ! Il ne faudrait tout de même pas systématiser à ce point, et le couple de Jo Bouillon et de Joséphine Baker ne ressemblait pas à ça, avec leurs enfants de tous les continents, qu'ils ont adoptés ! Comment auraient-ils pu le faire, dans l'inégalité ?

La Blanche. – Le sociologue noir américain, Calvin C. Hernton, dans « Sexe et racisme aux Etats-Unis » (Stock) a écrit que, à l'instar des Blancs, les Noirs américains ne peuvent supporter l'idée que leur fille épouse un Blanc. Il explique que l'opposition a son origine dans un désir incestueux à l'égard de la fille, ou de la sœur : « Nous voulons, écrit-il, que nos sœurs ou nos filles épousent un homme auquel nous puissions nous identifier dans l'acte du coït. »

La Noire. – Je ne crois pas que ces désirs incestueux expliquent tout; car dans les milieux noirs et blancs, les pères expriment ces interdictions envers leurs filles; mais, à cause de la position dominante de l'homme, les mères ne disent pas envers leurs fils des refus analogues. Les refus des pères du mariage de leur fille, en milieu noir et blanc, feraient d'ailleurs mieux de ne pas s'exprimer. Mme Kouoh Moukouri, écrit dans « Les couples dominos », que le sujet de ces interdictions « se comporte comme face au fruit défendu : l'idée de faute, de péché, ou de déchéance, intervient pour fortifier l'amour ». Ainsi, cette phrase : je ne donnerai jamais ma fille à un.... induit le phénomène qu'elle prétend combattre.

La Blanche. – Calvin C. Hernton reproche aussi au Blanc américain de considérer « la femme noire en tant que moricaude, et non en tant que femme ». Et, surtout, il refuse de voir que, du fait que les couples Noir-Blanche sont les plus nombreux, la Noire est la plus défavorisée, avec un égoïsme très masculin.

La Noire. – Or, depuis longtemps, les femmes noires américaines désapprouvent les mariages Noir-Blanche, car leur nombre les lèse. Dès 1920, Mme Amy-Jacques Garvey, veuve de Marcus Garvey, pense que « les Noirs ne font pas [PAGE 113] aussi grand cas de leurs femmes que les Blancs; les Noirs chantent plus volontiers les louanges des Blanches que celles, de leurs propres femmes ». Voici comment Mme Pauly Murray a commenté le recensement de 1960 : « Il y a un excédent de femmes noires par rapport aux hommes noirs : 648 000. Parmi celles-là, plus d'un demi-million avaient 14 ans ou davantage. La femme noire, en 1960, a donc plus de difficultés à trouver un compagnon, reste plus souvent seule, met au monde plus d'enfants, trouve plus difficilement du travail, a fait moins d'études, est moins payée, est veuve plus tôt, doit plus subvenir, seule, aux besoins de sa famille, que sa sœur blanche. Chez les Blancs, il n'y a un excédent de femmes qu'à partir de la maturité. Chez les Noires, on le trouve dans tous les groupes dès 14 ans; c'est entre 15 et 40 ans qu'il est le plus accentué. Une grande partie des 648 000 Noires en surnombre ne se mariera jamais, à moins qu'elle ne le fasse en dehors de la société noire. La Noire ne peut compter sur le mariage, ni pour assurer sa vie matérielle, ni pour satisfaire ses besoins affectifs, et doit se préparer à ne compter que sur elle-même et avoir les autres à sa charge pendant une grande partie de son existence, et peut-être toujours. » Et, en 1966, Mahalia Jackson, dans « Moving on up », écrit elle aussi : « On voit parfois des Noirs qui épousent des Blanches, mais je pense qu'ils vont chercher le bonheur bien loin. Je n'ai rien contre les mariages mixtes, sauf que ça veut dire qu'un Noir laisse derrière lui la femme noire qui a travaillé et souffert avec lui depuis l'époque de l'esclavage. Je lui dis : qu'adviendra-t-il de la femme noire, si ceux d'entre vous qui réussissent prennent des épouses de l'autre race ? Qui pourra alors lui faire sentir qu'elle est une dame, et qu'elle compte, elle aussi ? » Cette dernière déclaration présente, en plus des précédentes, l'intérêt d'examiner ensemble la mixité raciale et sociale. Comme la Noire américaine, la Noire brésilienne, selon Roger Bastide, est aussi défavorisée par l'asymétrie des mariages mixtes.

La Blanche. – On peut voir des effets comparables dans les unions entre Maghrébins et Français : selon une enquête d'« Hommes et Migrations », faite en 1968, alors que 14 992 Françaises se mariaient avec des Algériens, 4 504 Algériennes seulement se mariaient avec des Français. Au Maroc, M. Allal El Fassi s'est fait l'interprète des Marocaines, se plaignant de ce que trop de Marocains épousent des Françaises. [PAGE 114] Le journal tunisien « Afrique-Action » a publié une enquête exprimant des réactions analogues d'associations féminines tunisiennes.

La Noire. – Je crois que cette inégalité des couples mixtes prend sa source dans le regard que le Blanc pose sur nous. Le vendredi 2 décembre 1977, j'ai été indignée par l'émission que F.R. 3 a consacrée aux jeunes Mauriciennes qui sont amenées aux paysans du Tarn, qui ne trouvent pas de Françaises pour se marier. L'un d'eux, pour parler de sa compagne et de sa relation avec elle, a eu ces mots : « comme et mieux qu'une chienne ». Et voici comment un écrivain, Michel Leiris, en 1932, dans « L'Afrique fantôme », parle des femmes noires : « Autant faire l'amour avec une vache ! Certaines ont un si beau pelage ! », vulgarité qui atteint d'ailleurs aussi la Blanche, où l'on sent des relents de viol.

La Blanche. – Il faut ajouter que les événements, guerres coloniales, hitlérisme, qui ont eu lieu depuis, n'ont pas amélioré ce que pense le Blanc.

La Noire. – Mais il ne suffirait pas que les couples mixtes soient en nombre égal, pour que les choses changent : c'est dans tous les domaines de la vie, qu'il faut examiner notre sort, et sur tous les continents. Quand, dans les services d'embauche du rectorat de Paris, rue Curiel (19e arrondissement), donc dans un service d'éducation, on emploie des fiches avec les abréviations suivantes : FN (femme noire), HN (homme noir), FB (femme blanche), HB (homme blanc), c'est avec l'intention de maintenir cette hiérarchie, au dernier niveau de laquelle je suis. Le recteur Mallet convoque à son bureau l'homme honnête, qui a dévoilé ce système honteux, selon « Le Monde » du 25 septembre 1978, et met « ce fichier dans de nouvelles armoires métalliques, fermées à clé ». Est-ce pour conserver ce système, sans que l'opinion en soit informée ? Moi, la femme noire, du bas de l'échelle, je te le dis à toi, l'homme blanc, qui me domine : méfie-toi, si tu tolères ce genre de pratiques, le jour n'est pas loin, où, avant de t'embaucher, on inspectera ta bouche pour savoir si tu as encore toutes tes dents, comme on le faisait jadis, quand on vendait un Noir.

La Blanche. – Et le malheur de la Noire concerne tous les continents. Dans « Le Monde », j'ai lu cet article : « Phallocrates de tous les pays, réjouissez-vous : vous avez peut-être encore de beaux jours en perspective, si l'on en croit « Le Soleil », de Dakar : le dernier recensement effectué au Sénégal [PAGE 115] évalue la population de notre pays à 2 725 000 femmes pour 2 638 000 hommes. Observant les tranches d'âge des hommes en âge de se marier, on constate un grand écart entre les populations des deux sexes. La solution est simple que les monogames deviennent bigames, que les bigames deviennent trigames, que les trigames épousent une quatrième et dernière femme. Je lance un appel aux mariés de 20 à 45 ans, concrétisez dans les faits votre choix de polygames. Il n'y a en effet rien de plus réconfortant, pour un chef de famille, après un dur labeur, que d'être accueilli et salué sur le palier de la maison par des épouses à genoux, prêtes à vous servir et à vous suivre fidèlement et loyalement. Depuis que les femmes fréquentent l'enseignement secondaire et l'enseignement supérieur, elles entendent contester notre autorité. Je rappelle qu'au foyer, il n'y a qu'un chef, c'est celui qui porte le pantalon : l'homme. »

La Noire. – On aurait tort de tenir l'homme noir pour le seul responsable du sort de la femme africaine – qui s'est beaucoup dégradé pendant la période coloniale. La dissymétrie des mariages mixtes et l'attitude de l'homme blanc ont mis les Africaines au dernier échelon d'une échelle raciale, sexuelle et sociale. C'est pourquoi je reçois assez mal les trois lignes du journaliste blanc, qui introduisaient la citation du « Soleil » : « Phallocrates de tous les pays, réjouissez-vous... ». Cet article ne fait allusion qu'à la différence, minime, du nombre des naissances (qui ne peut justifier à lui seul quatre épouses), et se tait sur l'émigration masculine et l'asymétrie des couples mixtes, résultat des échanges inégaux. Or, le Blanc est bien le premier responsable du maintien de la polygamie, non seulement par son mépris pour la Noire, mais par son importation, par tous les moyens, d'une main d'œuvre masculine, dans des conditions qui s'apparente à la traite des Noirs : en cette matière, le malheur de la femme noire est inséparable de celui du travailleur immigré. L'écrémage de la population masculine par l'Europe est, à tous égards, appauvrissant pour l'Afrique.

Laurent GOBLOT

(Les lecteurs de « P.N.-PA. » qui souhaitent communiquer des informations sur ces thèmes à l'auteur peuvent le faim à l'adresse : L. Goblot, Les Bourdons, 58640 Varennes-Vauzelles.)